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Comment réfléchir à la formation des usages liés aux technologies de l’information et de la communication numériques ?

18/09/2007

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Paquienséguy Françoise, «Comment réfléchir à la formation des usages liés aux technologies de l’information et de la communication numériques ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/varia/06-reflechir-a-formation-usages-lies-aux-technologies-de-linformation-de-communication-numeriques

Introduction

Les usages des technologies de l’information et de la communication numériques -TICN- ne semblent pas se construire totalement dans la continuité de ceux des Tic analogiques, ni de ceux des médias d’ailleurs, comme se le demandait déjà Serge Proulx en 2005 : « L’arrivée d’Internet marque-t-elle une rupture significative dans l’informatisation et dans nos manières de faire usage(s) des TIC ? » (Proulx, 2005, p.11). Pour travailler cette hypothèse, plusieurs précautions s’imposent et plusieurs facteurs sont à prendre en compte afin d’intégrer ces changements dans l’analyse des usages. Nous traiterons premièrement ici ceux issus des acteurs économiques et industriels dominants qui pèsent sur la constitution et du positionnement de l’offre ; sans aborder ici ceux émanant des mutations plus profondes de la société, et que l’on peut évoquer en parlant de mobilité (Urry, 2005 ; Marzloff, 2004 ; Kaplan, 2004), d’ informationalisation  (Miège, 2004), ou encore d’individualisme (De Singly, 2000 ; Flichy,  2004). D’ailleurs, cet article n’a pas la prétention d’analyser de manière spécifique ces processus à l’œuvre, ni d’en avoir une approche sociologique, il cherche par contre à mettre l’accent sur les éléments de changement qui paraissent pertinents dans la formation des usages des Tic numériques, qu’ils soient nouveaux ou simplement plus prégnants, afin de penser l’analyse des usages sous l’éclairage des mutations à l’œuvre dans les industries de la culture, de l’information et de la communication (Icic) car « les transformations fondamentales des modes de vie et des pratiques communicationnelles des usagers doivent s’analyser à l’échelle de la société, lesquels changements s’appuient sur les objets techniques qui s’y insèrent et en même temps en favorisent la progression. » (Boullier, 2001, p.4). Deux travaux de terrain sur la téléphonie mobile nous y aiderons.

Deuxièmement, nous travaillerons le concept de dispositif qui nous servira donc ensuite à étudier ces usages communicationnels qui évoluent et se transforment avec les TIC numériques sans être pour autant liés à une Tic ou à une autre car elles sont avant tout des objets techniques communicants, des « connected devices » (Privat, 2002, p.25) qui sont conçus justement pour fonctionner ensemble, pour faire dispositif ; et plusieurs travaux actuels élargissent désormais la question des usages des TIC à la question des pratiques communicationnelles (Von Pape, 2006), ou encore de la sociabilité (Bergé, 2006), afin de donner une autre place à la technique, (Cuchet, 2005, p.227-229) l’incluant comme un des supports de la médiation et de la communication interpersonnelle. La formation des usages des Tic numériques contemporaines : le téléphone mobile 3G, Internet et autres « connected devices », tirent le champ d’analyse vers les pratiques communicationnelles et ne le limitent plus à un objet technique en particulier ; évolution qui peut s’étudier en prenant en compte la transformation de l’offre. En effet,  le glissement des nouvelles technologies de l’information et de la communication -NTIC- vers les TICN sous le poids de la numérisation des machines, des contenus et des réseaux  (Paquienséguy, 2004a, p.3)  n’a pas conduit à un terminal unique alors « qu’aujourd’hui, en principe, le PC multimédia domestique peut subsumer le téléphone, le visiophone, la chaîne haute-fidélité, la télévision et le magnétoscope, avec, en principe également, une puissance et une flexibilité d’utilisation bien supérieure à chacune de ces antiquités analogiques. » (Privat, 2002, p.24). C’est au contraire une logique de multi-équipement qui s’est développée sur le double principe de l’interconnexion des TICN et d’une configuration souple et temporaire de ces derniers au gré des pratiques communicationnelles. Voilà pourquoi nous interrogerons dans la deuxième partie, à la suite du remarquable numéro 25 de la Revue Hermès consacré le concept de « dispositif » ; concept qui permet justement de restituer toute l’épaisseur des usages grâce à une double entrée alliant un dispositif social, lieu d’échange, et un dispositif technique le permettant ; ainsi donc, le dispositif technique, toujours plus facile à lire, formalise, cristallise le dispositif social et le dispositif social a intégré dans ses pratiques de fonctionnement la souplesse et l’interconnexion de la technique.

Les facteurs exogènes, dont ceux issus de l’offre, façonnent les pratiques communicationnelles et sont nombreux, d’origines différentes et influent, de façon variable, sur la formation des usages des Tic numériques. Il faut donc commencer par lire les caractéristiques de l’offre avant de porter le regard sur les usages des Tic numériques, mais sans jamais perdre de vue le niveau des pratiques communicationnelles, soumises au poids du social ; manière de procéder qui relève d’une approche communicationnelle (Miège, 2004b).

Lire les facteurs liés à la constitution de l’offre

Avant tout, il reste central pour l’analyse des usages de ne pas se focaliser sur les caractéristiques techniques de l’offre, sur les fonctions potentielles assumées par les objets techniques, atouts pourtant très largement mis en avant par les discours commerciaux et institutionnels (1), ce afin de toujours considérer que « l’insertion sociale d’une nouvelle technologie de communication dépend moins de ses performances techniques et fonctionnelles que des possibilités qu’elle offre à une nouvelle intégration dans l’ensemble des significations sociales, culturelles, symboliques et imaginaires des modes de vie des usagers ». (Laulan, 1995, p.1) En effet, l’usage en reste majoritairement personnel, il concrétise des formes différentes de rapports sociaux et les hiérarchise, il vérifie une gestion et une programmation des actes de communication et comme le disait Josiane Jouët dès les premiers équipements électroniques, il est un vecteur fort d’autonomie sociale.

Cependant la donne technique et le cadre économique ayant changé, ils ne peuvent être évincés, il faut analyser les transformations structurelles de l’offre qui pèsent lourd dans les contextes d’usages aujourd’hui. Prenons donc ici comme acquis ce que d’autres ont montré, à savoir « l’articulation renforcée entre industries des réseaux, industries des programmes et industries des matériels, » (Miège, 2004, p.127) qui marque une mutation économique à partir d’une nouvelle lignée technique, celle du numérique, (Paquienséguy, 2004a) ; lignée issue de « la convergence numérique des technologies de l’information, convergence pour laquelle la numérisation est une condition nécessaire et non, suffisante. (… qui) a fait sauter les barrières génétiques entre les trois domaines et (qui) a rendu possible l’hybridation des objets qui en sont les représentants matériels. » (Privat, 2002, p.24) Cette évolution est articulée à la fois sur le développement et la mise en marché de ces nouveaux objets hybrides (Cuchet, 2005, p.214-216) et sur la constitution d’un oligopole du côté de l’offre (particulièrement visible chez les opérateurs de téléphonie et des câblo-opérateurs). Elle  a  « conduit à l’émergence de nouveaux services » (Bouquillion, 2004, p.14) qu’il faut prendre en compte car les opérateurs considèrent aujourd’hui qu’une des clefs de la rentabilité réside dans les deux facettes de leur offre : offre de contenus (offre traditionnelle pour les câblo-opérateurs), et offre de services (offre traditionnelle pour les opérateurs de téléphonie).

Il s’agit là de phénomènes socio-économiques qui s’enracinent à partir d’objets techniques les permettant ou même les favorisant, ce qui réclame d’abord que ces objets soient définis de façon à intégrer toutes ces dimensions. C’est ce que nous avons entrepris antérieurement (Paquienséguy, 2004b) pour faire des technologies de l’information et de la communication numériques des objets socio-techniques à trois faces qui 1/ font référence à une ou plusieurs « lignées techniques » antérieures (Simondon, 1958) (numérisation, opto-électronique, miniaturisation…) 2/sont commercialisés avec une offre de services qui formate partiellement leurs potentialités (comme celles des fournisseurs d’accès à Internet ou des opérateurs de téléphonie mobile), et 3/s’avèrent aptes à lire et traiter des contenus multi-formats issus des industries culturelles et informationnelles. Nous voyons là la marque d’une partie des stratégies industrielles des grands acteurs du marché de la communication qui « déploient leurs efforts pour susciter un grand volume de création de services et contenus, et conquérir une position susceptible « d’aimanter » des flux économiques espérés multiples, car limités par le caractère fragmentés des marchés. » (Vénica, 2004, p.1) Autrement dit, dans toute son épaisseur, du réseau à l’information profilée, l’offre se constitue sur un principe de réagencement des modes de valorisation qui fonctionneront, ou pas, en relation étroite avec la formation des usages, bien au-delà de la simple consommation.

Ainsi retiendrons-nous la souplesse de l’offre comme un processus déterminant pour l’analyse des usages, comme nous le ferons avec la formation de dispositifs dans la deuxième partie. La souplesse, la finesse de l’offre permet à la fois le réagencement des TIC numériques selon les pratiques communicationnelles à l’œuvre et l’évolution des usages au gré des services et contenus disponibles et accessibles.

La souplesse

Du point de vue des acteurs de l’offre, la gamme d’usages des Tic numériques paraît moins sous-tendue par les nombreuses et variables fonctionnalités techniques que par l’offre de services adjointe. Cette offre de services s’articule principalement autour des contenus médiatiques mis en marché par le biais de ces services, comme nous venons de le voir.  Ainsi, la variété de ces contenus, comme leur déclinaison sur  tous les supports disponibles, constitue-t-elle autant de chances pour le fournisseur de rencontrer un profil d’utilisateur, ou dans un premier temps de consommateur, c’est une logique économique puissante : « … nous sommes pragmatiques : Atawad (anytime, anywhere, any device) est notre credo ! Nous disposons de contenus de qualité qui ont vocation à se trouver sur tout type de support. (…) nous voulons être sur tous les supports et sous tous les formats car ainsi, nous serons là où le marché se développera le mieux. » (Jean-Claude Dassier, Directeur Général de LCI (2)). Cette « souplesse » de l’offre peut s’analyser comme une tactique de mise en marché quand les scénarios de prospective échouent. En effet, les stratégies des opérateurs ou des câblo-opérateurs se construisent aujourd’hui de façon cyclique, intégrant dans les nouveaux produits les usages émergent, décelés via des focus groupes d’utilisateurs (Defuans, 2006, p.320-396). En effet, à partir des apports antérieurs de la sociologie des usages et de l’agir communicationnel que Christine Defuans tisse avec les pratiques professionnelles, elle démontre la place du client, dans sa figure d’utilisateur, comme individu porteur de social autour du thème des représentations à l’œuvre dans la conception de services : ce qui marque un certain retour du social dans la technique au travers des stratégies industrielles de ces entreprises.

Cette tactique opère donc doublement. D’abord, elle permet à l’offre de suivre la consommation là où elle se fait à partir d’une offre technologique extrêmement conséquente et accrue par l’offre de services et de contenus – l’offre triple play ou les portails des opérateurs par exemple – qui laisse une grande amplitude d’action au consommateur. Ensuite, elle permet aux stratégies de commercialisation de se développer de façon plus commune à partir de l’identification du marché, ou d’une de ses niches – les SMS par exemple – car il s’agit alors surtout d’exploiter le « filon ». Bien entendu les deux aspects sont menés de façon conjointe, ce qui oblige les industriels à travailler principalement à partir des usages émergents, avec tous les risques que cela comporte.

L’instabilité

Un des principes d’exploitation du marché par l’offre serait donc de faire une proposition matérielle et commerciale à géométrie variable afin que chaque client puisse justement composer sa propre configuration d’usage, pas forcément stable ni pérenne d’ailleurs. L’idée « d’objets frontières » reprise par Dominique Boullier (Boullier, 2002, p.48) fait des objets techniques des communicants, des passeurs, des relais entre les différents mondes dont ils sont membres, caractéristique accrue dans le cas d’objets techniques supportant la communication. Cette mise en relation, que la technique maîtrise, repose en fait principalement « sur de longues histoires d’échanges successifs » et sur des pratiques culturelles que les industriels ne maîtrisent pas, loin s’en faut ;  ce qui les conduit à exploiter toutes les voies de l’hybridation (Privat, 2002) ou celles des synergies fonctionnelles, dans le vocabulaire de Gilbert Simondon. L’instabilité de l’offre de Tic numériques (telles que définies plus haut), marquée par leur  foisonnement et leur renouvellement incessant  ferait donc véritablement partie du processus de construction des usages, elle en serait un des constituants durables et serait en cela comparable, par exemple,  à la démultiplication des chaînes de télévision comme des modalités plus nombreuses de réception du signal…et ce jusqu’à la « télévision sur mobile ? ce sont probablement les mêmes téléspectateurs…ce qui est certain en revanche, c’est que les usages diffèrent : c’est la raison pour laquelle LCI propose à ses téléspectateurs « mobiles » des contenus adaptés… des reportages vidéos de 30s à 1 mn. Ces formats courts sont en général téléchargeables sous forme de VOD (Video on demand) » (3).

Sans tentation aucune de généraliser cette hypothèse, selon laquelle la commercialisation incessante de terminaux dont les capacités et performances évoluent rapidement pèse sur les usages, non pas au titre d’une suprématie de la technique mais en lien étroit avec  les transformations du contexte socio-économiques des pratiques communicationnelles, nous avons eu la possibilité de l’éprouver en étudiant les pratiques communicationnelles d’utilisateurs de la téléphonie mobile (Miège, Bouquillion, Séguy, 2003, p.22-36) sur plusieurs populations différentes et dans la durée. Les deux études, sur ce point, concluent que les pratiques communicationnelles des individus interrogés « sont basées sur l’optimisation des éléments constituant le dispositif technique de communication, en fonction de quatre critères principaux, d’importance fluctuante : le confort, le coût, l’équipement de leur correspondant, la durée de l’échange. »  (Paquienséguy, 2006, p.4-8)  Leurs réponses montrent qu’ils choississent (délibérément et en permanence) l’équipement, l’appareil le plus adapté à l’échange qu’ils vont avoir  à partir d’un équipement initial polymorphe comme par exemple le téléphone mobile, fixe, MSN, Skype…: c’est-à-dire qu’ils font le choix de la médiation technique à chaque acte connexionnel, ce qui leur permet de communiquer via une connexion à un réseau à chaque fois redéfini » (Paquienséguy, 2006, p.4-8). Autrement dit, les usages des Tic numériques ne paraissent pas figés, mais au contraire, sans cesse revisités sur la base de pratiques communicationnelles médiatisées, qui, elles, représentent l’élément de stabilité. Les Tic numériques, sans cesse renouvelées, seront donc d’abord des objets communicants totalement instables et en concurrence (économique) ; ces objets ont été « communicants par leur existence même de marqueurs d’un réseau qui s’est cristallisé » (Boullier, 2002, p.45). Utilisés et configurés selon des pratiques communicationnelles, certes évolutives mais beaucoup plus pérennes selon l’idée que « nos dispositifs de communication ne s’inscrivent pas simplement dans un rapport au réel préexistant mais ce dernier, au contraire, dépend largement de ceux-là. » (Meunier, 1999, p. 86)

A partir de là, nous serions donc amenée, pour synthétiser, à tracer une relation réflexive :

  1. l’offre fonctionne sur une logique volontariste en ce qui concerne l’équipement, ses fonctionnalités et ses capacités d’interconnexion, accompagnant sa commercialisation de nombreux discours prescripteurs d’usages et d’usages sociaux ;  mais l’offre reste extrêmement réactive en ce qui concerne les contenus et les services qui ne seront révélés porteurs que par l’usage qui en sera fait. (antériorité de l’offre industrielle/adaptation),
  2. les utilisateurs ont des pratiques communicationnelles organisées et profondément structurées par leurs réseaux relationnels de référence et exploitent l’équipement technique d’échange dont ils disposent pour les satisfaire au mieux. (stabilité/adaptation).  Les deux mouvements s’opèrent avec des temps de réaction, ou d’adaptation variables, ici matérialisés en turquoise, interstice dans lequel se développent des usages sans cesse revisités pour trouver le bon équilibre  -pour l’usager et ses interlocuteurs- entre l’offre et le déploiement des pratiques communicationnelles dans la vie quotidienne.

Les huit termes seraient donc à poser ainsi :

Questionner la formation des dispositifs

L’important est donc maintenant de voir comment se forme et se forge le dispositif qui sous-tend les usages afin de prendre la mesure du niveau technique qui pourrait paraître, de loin, le seul déterminant. Bien sûr, le concept de dispositif a déjà très questionné, entre autre lors du colloque de 1998 sur « Dispositifs et médiation des savoirs » et nous commencerons d’ailleurs par  reprendre la définition de Jean-Pierre Meunier : « au centre du réseau correspondant au concept de dispositif se trouvent sans doute des acceptations impliquant fortement la technique (…). A un niveau supérieur d’abstraction, cette forte implication de la technique s’estompe et « dispositif » devient presque synonyme d’agencement d’éléments quelconques. » (Meunier, 1999, p.83-84). Son opérationnalité ne fait alors plus aucun doute pour analyser les usages des Tic numériques et surtout les pratiques communicationnelles qui les accouchent ; il fournit ici le moyen de faire une synthèse des éléments de changements issus de l’offre et déterminants dans la formation des usages. Car « le concept de communication est lui-même un réseau de sens interreliés et ce qu’il faut maintenant comprendre, c’est l’intelligibilité que lui apporte le concept de dispositif, les dimensions de la communication que ce dernier met en profil et permet de prendre en considération d’un point théorique comme d’un point de vue pratique.» (Meunier, 1999, p.84).

Plusieurs facteurs déterminants dans les pratiques communicationnelles valident différentes facettes du concept de dispositif. Certes, le dispositif le plus visible, et le plus instable aussi,  est celui qui relève de la technique. Car c’est bien là une caractéristique des Tic : fonctionner sur une logique de libre assemblage grâce à leurs aptitudes à s’interconnecter, ou à se concaténer les unes aux autres, de façon durable (ordinateur – webcam) ou pas (téléphone – ordinateur).  Les Tics s’identifient donc  à  « leur capacité  à fonctionner en dispositif en s’agrégeant les unes aux autres ». (Paquienséguy, 2006b, p.2). Mais le concept de dispositif est plus complexe que le meccano technique dans lequel l’utilisateur intervient, car « selon les usages, ces dispositifs matériels cristallisent et objectivent certaines déterminations techniques et des dimensions symboliques. » (Moeglin, 2005, p.24)

Un dispositif d’usage à construire

En effet, il s’agit pour faire usage de constituer, de forger, pas forcément de façon pérenne, nous l’avons vu, son dispositif d’usages, qui transcende les composants techniques. Suivant Daniel Peraya, nous pensons, que « l’économie d’un dispositif – son fonctionnement- déterminée par les intentions, s’appuie sur l’organisation structurée de moyens matériels, technologiques, symboliques et relationnels qui modélisent, à partir de leurs caractéristiques propres, les comportements et les conduites sociales (affectives et relationnelles), cognitives, communicatives des sujets. » (Peraya, 1999, p.153).  C’est pourquoi nous insistons sur la co-présence ici de plusieurs dispositifs pertinents pour l’analyse des usages dont l’expression « acte connexionnel » cherche à rendre compte, dans le prolongement de « l’individualisme connecté » de Patrice Flichy (Flichy, 2004).  En effet, l’action menée est supportée par un dispositif technique, matérialisé par un réseau mais aussi ses outils et ses modalités d’entrée. Ce dispositif technico-économique est mis au service d’une stratégie, d’une action communicationnelle finalisée  (Peraya, 1998, p. 153) prise dans une dimension symbolique plus large. Autrement dit, -hypothèse-, l’acte connexionnel serait porteur des trois dimensions technique, communicationnelle, et symbolique des dispositifs construits par les usagers en fonction de leurs conditions d’usages. Ce que Monique Linard synthétise, pour sa thématique liée à l’éducation, lorsqu’elle écrit qu' »un dispositif implique donc une mise en système délibérée des éléments et des conditions d’une action, une construction cognitive fonctionnelle, pratique et incarnée. Cette construction présuppose quelqu’un derrière la représentation de l’effet visé et une logique de type dramatique qui combine la mise en scène des protagonistes, des rôles et des circonstances avec les règles empiriques du déroulement de l’action. » (Linard, 1999, p. 76). Dans son sillage, cette mise en système se retrouve dans l’essence même de la communication interpersonnelle et, aujourd’hui de façon très visible, dans les outils qui la « magnifient » ; la communication interpersonnelle est médiatée, supportée par des dispositifs tout en formant dispositif elle-même ; ces « dispositifs relationnels sont des agencements spéciaux dans lesquels on n’entre que si on le veut bien (…). On chercherait en vain un rapport interpersonnel qui ne soit pas dépendant d’un dispositif. » (Meunier, 1999, p.88)

Les différents niveaux de dispositif

L’observation des pratiques communicationnelles révèle les différents niveaux de dispositif à l’oeuvre, car en fait « ils ne sont pas isolables, ils s’enchâssent toujours les uns dans les autres, constituant un vaste réseau à l’intérieur duquel on est toujours situé » (Meunier, 1999, p.88) ; observation que nous avons conduite lors d’un travail de terrain sur la téléphonie mobile, mené en 2006 auprès de jeunes adultes (18-25 ans). En effet, la configuration du dispositif de communication constitue un niveau d’usages pertinent et semble aller aujourd’hui à la fois dans le sens de la pérennité du dispositif, sous une forme qui reste malléable, et dans celui d’une configuration favorisant la souplesse d’usages. Nous avons donc cherché à savoir si la population étudiée formait, dans ses pratiques communicationnelles, des dispositifs ancrés sur les usages des TICN, et si oui de quels dispositifs il s’agissait, pour ensuite en dégager leurs règles de fonctionnement. Sans reprendre ici toutes les conclusions de ce travail (Paquienséguy, 2006a) nous pouvons dire, de façon très nette,  que les réponses des membres de l’échantillon montrent qu’ils sont bien informés sur les richesses de connectivité et de compatibilité  (formation d’un premier niveau technique de dispositif) par les discours de l’offre et de leurs opérateurs. Ainsi témoignent-ils à la fois d’une bonne connaissance des discours promotionnels en faveur de la constitution de certains agencements prônés par les opérateurs, et de leur désintérêt flagrant à leur sujet au profit de la composition de leur propre usage matérialisé par un « certain » agencement des outils, en fonction des conditions économiques d’exploitation des outils et des modalités de fonctionnement qui leur sont propres, dans une perspective à la fois individuelle (c’est le leur) et collective (pour communiquer avec les autres).  Ainsi, même s’ils ont la possibilité technique de le faire, les individus interrogés ne substituent pas d’emblée, ni même dans le temps, leur téléphone mobile aux autres appareils numériques qu’ils possèdent, sous la pression des discours marketing. En fait, ils connectent peu le téléphone à l’ordinateur pour exploiter ses capacités, et pas seulement à cause du prix du câble de liaison ou de l’équipement infra-rouge nécessaire à la connexion. Le dispositif technique ne prime pas : « Pour moi,  le téléphone ne remplace en aucun cas un autre appareil multimédia par exemple il fait MP3, mais j’utilise mon lecteur MP3 ; par contre il remplace facilement le réveil, montre, j’en ai plus d’ailleurs maintenant, et aussi la calculatrice, ou mon carnet d’adresse. » (Alexander, 24 ans, technicien radio). La constitution de dispositif technique conforme à l’offre commerciale reste marginale alors que la constitution du dispositif communicationnel (rester connecté) et l’activation du dispositif relationnel (appeler, se manifester, rester en contact)  sont des préoccupations de chaque instant pour les jeunes gens interrogés. La fonction communicationnelle prime sur les autres fonctions disponibles (musique, jeu, image).

Ainsi,  trois dispositifs différents au moins s’imbriquent les uns aux autres pour former le niveau d’usage à étudier. Niveau pertinent car il ne s’agit pas ici de la consommation, ni de l’utilisation des terminaux, ni de leurs fonctionnalités ou de leurs forfaits mais de l’exploitation, souvent flexible, des possibilités des terminaux, de leurs fonctionnalités et de leurs forfaits par leurs utilisateurs à des fins de relations sociales. Les principaux dispositifs enchevêtrés que nous avons rencontrés (Paquienséguy, 2006a, pp7-8) sont donc le dispositif relationnel, qui reste finalement le plus visible car il porte le substrat social des échanges interpersonnels,  et le dispositif technique, celui qui fait le plus l’objet de discours institutionnels, qui sera activé en tenant compte des possibilités de son exploitation par les acteurs sociaux, ce qui conduit à faire fonctionner un dispositif d’usage dont la finalité est l’acte connexionnel. En effet, ces dispositifs sont activés et interreliés selon les caractéristiques des actes connexionnels opérés dans le cadre des pratiques communicationnelles qui ne peuvent pas être exclusivement individuelles, ce qui explique leur variété et leur hétérogénéité comme en témoigne ces quelques réponses données à titre d’exemples : « pour mes copains, c’est plus simple, ils ont tous des portables » (Aurélie, 25 ans, étudiante en master pro) ;  « Moi j’utilise le fixe, si j appelle sur un fixe. Le portable, si j’appelle sur un portable ou si j ai des réductions pour appeler sur un fixe. » (Florence, 23 ans, étudiante) ; « Mon copain est sur Orange, c’est un peu embêtant mais il va bientôt passer sur SFR, il a plein d’amis sur SFR mais comme il a un illimité soir et week-end Orange…mais je suis aussi sur SFR, peut-être il va prendre un forfait SFR. » (Caroline, 22 ans, étudiante stagiaire) ; « c’est clair je prends le fixe quand le forfait portable est dépassé, ou pour les conversations familiales, et puis aussi Skype pour contacter ceux qui sont loin, sinon ça coûte trop cher. » (Florent, 25 ans, en formation au Cned)

Les extraits des verbatims auraient tendance à montrer que chacun construit son dispositif d’usages en fonction de ses pratiques communicationnelles, en tenant compte de sa marge de manœuvre technico-économique, les aptitudes du dispositif technique n’intervenant que peu dans le dispositif d’usages. « L’appareil photo, oui j’ai essayé mais c’était juste pour tester mais la qualité est vraiment trop mauvaise pour en faire quoi que ce soit et pour le MP3, je m’en sers pas j’ai mon I-Pod, je préfère » (Richard, 25 ans, designer 3D) « Je me sers pas de toutes les fonctionnalités de mon téléphone. Par exemple, j’ai la fonction MMS, mais je ne sais pas m’en servir, j’en ai reçu deux, mais là je ne peux plus en recevoir, je crois qu’il faut activer une fonction, mais je ne sais pas laquelle.  J’utilise pas toutes les fonctions de mon portable,  je n’y pense pas ». « Avec mon nouveau téléphone j’ai la visiophonie mais je m’en sers pas, je connais personne qui l’a.» (Laurence – 23 ans – étudiante en master de philosophie).

Autrement dit les usages des TICN, ici de la téléphonie mobile, seraient principalement « la manifestation des modalités de maintien des liens interpersonnels » (Licoppe, 2002) à l’intérieur d’un dispositif relationnel, activé au travers d’actes connexionnels.

Finalement : comment réfléchir à la formation des usages liés aux
technologies de l’information et de la communication numériques ?

Une vision panoramique de la question des usages traitée par les sciences de la communication révèle « que l’émergence des techniques de l’information et de la communication et leur diffusion progressive et encore sélective à l’ensemble des champs sociaux, a entraîné des intérêts de plus en plus marqués des chercheurs pour la communication médiatisée hors médias de masse ; on s’intéresse tout particulièrement aux modalités de l’insertion des techniques nouvelles dans la société pour expliquer leur procès de développement dont on constate qu’il n’est pas linéaire et plus lent que cela n’était prévu ; et on suit de près la formation des usages de ces nouveaux moyens de communication ou de transmission d’informations. Ce faisant, les chercheurs en sciences de la communication se contentent d’appliquer un schéma d’analyse qui provient de l’étude des médias de masse en centrant leurs travaux sur la relation avec des moyens de communication (…). » (Miège, 2004b, p. 9)

Il nous semblerait donc plus fécond d’étudier dans sa transversalité le « rapport usuel aux objets techniques » (Proulx, 2000) en partant des pratiques communicationnelles des individus, en analysant  à la fois les actes connexionnels et les dispositifs  relationnels qu’ils activent, sans pour autant nécessairement entreprendre une analyse fouillée de leur sociabilité et des réseaux de sociabilité qu’ils forment ou activent. Ce faisant il devient vain de chercher à canaliser les actions communicationnelles des uns et des autres dans un champ ou une sphère particulière comme de les limiter à une technologie, car la communication médiatisée est omniprésente ; « les machines changent, les médiations restent » (Boullier, 2001).

Autrement dit, au-delà de la démonstration que nous venons de faire que la constante dans les usages des Tic vient de la communication, et de sa médiation et non de la technique, instable, il faudrait porter l’effort sur l’analyse des pratiques communicationnelles médiatisées, en étudiant les actes connexionnels des utilisateurs et ne s’intéresser, qu’ensuite, par voie de conséquence, aux objets techniques qui les supportent. Ce qui permet de saisir la place, et la fonction de chaque TICN et de chaque type de dispositif dans ces actions de communication. Cependant, il ne faut pas oublier que les différents niveaux de prescriptions d’usages (Paquienséguy, 2006) liés par exemple à la maîtrise technique, à l’équipement, au budget, etc., imposent que les aspects technico-économiques issus de l’offre soient pris en compte, une fois les pratiques connexionnelles dégagées.

Les perspectives de recherche que nous travaillons actuellement, toujours à partir d’une problématique orientée vers les pratiques connexionnelles, sont donc de considérer que la communication interpersonnelle, dès lors qu’elle se veut asynchrone ou distante, nécessite une médiation technique via des objets techniques communicants. La conséquence en est que ces objets techniques communicants supportant la communication interpersonnelle sont dotés de capacités, de fonctionnalités techniques supérieures au simple établissement de la liaison asynchrone ou distante,  et permettent donc l’introduction, dans ces échanges privés, de contenus multimédias construits sur mesure (MMS, photos, SMS, mail, principalement et à ce jour), ce qui renforce l’aspect interpersonnel ; mais aussi et surtout l’introduction de contenus, qui peuvent également être des contenus médiatiques déjà construits et préformatés par les industries de la culture, de l’information et de la communication (les opérateurs, les majors et les médias pour ne pas les citer). Les transferts et échanges, dans le cadre de la communication interpersonnelle, sont de véritables contenus médiatiques (Proulx, 2001 ; Moeglin, 2005), au sens où ils sont produits par les Industries de la culture, de l’information, et de la communication -Icic- et sont porteurs de connaissance et d’informations et de représentations. Encore au-delà, il faut envisager que « la communication médiatisée est en même temps la voie par laquelle s’acquièrent des connaissances et des compétences nouvelles et s’expriment des pratiques sociales plus individualisées : le communicationnel est l’un des vecteurs de l’individualisation du social. » (Miège, 2004b, p. 9), – ce qui laisserait supposer que la communication médiatisée, même lorsqu’elle est interpersonnelle pourrait être un nouveau champ d’action (et de rentabilité ?) des Icic.

Notes

(1) Deux exemples de discours commercial et institutionnel :

  1. « Un concentré de technologie, mobile I-mode haut débit, le Dreamphone G500i intègre les dernières innovations. Télévision, video on demand, mails, surf en Java sur les services, communication Bluetooth, appareil photo, clef USB, lampe torche…Suivez le guide. Rêvez… » Portail I-mode Bouygues Télécom consulté en septembre 2006
  2. « L’enjeu de la généralisation des TIC est l’évolution de nos valeurs dans un monde nouveau. Il s’agit de donner aux Français des clés pour la compréhension critique d’une nouvelle culture. Il faut ainsi leur permettre de maîtriser des outils, déjà à la base de notre économie et, qui, par le fonctionnement en réseaux en particulier, modifient le lien social en introduisant la notion de maillage. » in « L’entrée dans la société de l’information » Rapport d’information 436 – Mission commune d’information sur l’entrée dans la société de l’information – 1996 /1997 – MM. Alain JOYANDET, Pierre HÉRISSON et Alex TÜRK

(2) in ImodeMag, mai 2006, p.10

(3) in ImodeMag mai 2006, p.11

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Auteur

Françoise Paquienséguy

Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris8 – Vincennes à Saint-Denis. Membre du Cemti (EA-3388), rattachée à la MSHPN, membre associée du Gresec.

Thématique de recherche

Pratiques communicationnelles – Tic numériques – Éducation à distance

Mots clés

Usages – Tic numériques – mutations socio-techniques- pratiques communicationnelles