La place du corps dans les sciences de l’information et de la communication
Publié comme celui de Jean Caune en introduction des Actes du colloque « Médiations du corps » (université Stendhal, 24 et 25 novembre 2000), cet article en présente et analyse certaines communications. Les Actes complets ont été édités par les universités Stendhal et Pierre Mendès France (Grenoble 2) en octobre 2002.
Article mis en ligne le 23 Janv, 2003.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Dufrêne Bernadette, « La place du corps dans les sciences de l’information et de la communication« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°03/1, 2002, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2002/varia/05-la-place-du-corps-dans-les-sciences-de-linformation-et-de-la-communication
Introduction
Le titre du colloque « Médiations du corps. Corps médiant, corps médié » a suscité des réactions contrastées : en 2000, à l’heure de la « société de l’information » conçue essentiellement comme celle des technologies d’information et de communication, – et quelle que soit la fortune du thème du corps dans d’autres disciplines, cf. notamment les travaux de Jean-Marie Brohm dans le domaine de la sociologie et ceux de Michel Bernard dans celui de la philosophie dans le domaine des sciences humaines et sociales -, prendre le corps comme objet d’un colloque dans le cadre des sciences de l’information et de la communication (SIC), et plus particulièrement dans celui de l’exploration des problématiques « culture et médiations », pouvait paraître non seulement à contre-courant de la plupart des recherches mais aussi, dans une certaine mesure, opaque. C’est cette relative obscurité que nous voudrions tout d’abord dissiper en répondant à la question : les SIC peuvent-elles avoir une approche spécifique du corps, fût-ce en opérant une synthèse interdisciplinaire ? Du colloque qui a eu lieu à Grenoble en novembre 2000, il se dégage à la fois une démarche propre aux SIC et deux grandes orientations : la première, focalisée sur les médias ou les dispositifs scénique ou institutionnel, envisage les stratégies des acteurs mais aussi les conventions dans l’utilisation qui en est faite ; la seconde, orientée par une sensibilité cognitiviste, s’interroge sur ce que les techniques de communication et notamment l’utilisation du numérique modifient de la perception, et cherche en quoi elles augmentent les possibilités du corps.
Le corps questionné du point de vue des SIC
Le colloque de Grenoble a permis d’ouvrir un champ d’investigation jusque là peu exploré. Aborder la question du corps du point de vue de la communication supposait d’abord non seulement une introduction historique mais aussi un cadrage disciplinaire. Quels découpages peuvent opérer les SIC, en tant que sciences d’objets ? Qu’entendre par médiations du corps ?
Le cadrage disciplinaire d’un objet interdisciplinaire
Comme sciences d’objets, les SIC ont privilégié l’étude de terrains particuliers. Dans son introduction au présent colloque, Jean-François Tétu définit les grands axes d’un questionnement sur le corps dans le champ des SIC, en rappelant ce que les médiations du corps doivent à notre héritage culturel : la philosophie grecque qui prône une ascèse visant à permettre à l’homme de se détacher de son corps, lieu de passions et d’illusions afin d’accéder à l’Idée ou à tout le moins à une maîtrise de sa vie et la pensée chrétienne qui oscille entre la « révolution » que constitue l’Incarnation symbolisée par le « Ceci est mon corps » de l’Eucharistie et la conception du corps « comme lieu et occasion du péché ». Il distingue en effet trois manières d’appréhender le corps dans les SIC :
– « la présence du corps ou son immédiateté », « immédiateté » à interroger notamment lorsqu’on songe au passage du spectacle vivant à son événementialisation et à sa spectacularisation ;
– la dénégation du corps, dans les télécommunications, que (dans les phénomènes de transmission) la parole vive soit re-produite par la technique lorsqu’elle est transportée à distance ou que (dans les phénomènes de commutation : aiguillage et connexion), « la complexité abstraite du cerveau et du système nerveux fournisse la métaphore de nos réseaux » ;
– la représentation du corps, dans les médias dont l’étude pourrait, par exemple, permettre de repérer « un modèle général de gestes et de postures virtuelles dont la presse ne ferait que manifester un code particulier » et, d’une manière générale, d’analyser, à travers les implicites du cadrage, les mécanismes de production d’une fiction.
Préalablement l’auteur souligne l’importance qu’a la métaphore du corps dans l’élaboration du concept de communication. Si ces grandes orientations permettent de voir comment les SIC peuvent aborder la question du corps, encore faut-il éclaircir la notion de médiations du corps.
Corps médiateur/médiations du corps
La question du corps médiateur relève de la réflexion philosophique sur la corporéité ; celle-ci s’attache aux questions fondamentales de la sensation et de la perception (notamment du problème visible/lisible), de la dualité corps/esprit, etc. Dans un article intitulé « Le corps, un référent philosophique introuvable ? », Jean-Marie Brohm dressant un panorama des théories du corps rappelle deux philosophies qui ont envisagé le corps comme médiateur de notre relation au monde : celle d’Henri Bergson qui définit le corps comme un « centre d’action », et naturellement la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty pour qui « le corps est un chiasme entre l’univers sensible et l’univers socioculturel : chiasme entre le dedans et le dehors, entre la chair et le monde (la chair dans le monde, le monde fait chair), entre la subjectivité et l’objectivité, entre le signifié et le signifiant, le conscient et l’inconscient » (Brohm, 2000).
Plus près de nous, des philosophes comme Michel Serres déplorent la perte des cinq sens dans une société où l’accès au savoir ne rencontrant aucun obstacle permet de penser hors du corps : dans sa conclusion, on peut lire : « La mémoire et le langage se libèrent. La première par machine et réseaux, nous n’écrirons plus de thèses. Nous allons penser, directement, allègres, allégés des références déposés à la banque, hors du texte, hors du corps, exactement hors sujet… » (Serres, 1990) ; François Dagognet met l’accent à la fois sur notre incarnation dans le monde et l’incorporation du monde en nous (Dagognet, 1998). A propos de l’approche médiologique, il note qu’elle se fonde sur l’idée d’un « passage obligé par la corporéité » et il prône lui-même la reconnaissance de ce qu’il nomme un « opérateur paradoxal » dans la mesure où « il semble entraver l’irradiation du message alors qu’il favorise sa propagation et assure sa complétude ». Comme le souligne Jean-Marie Brohm, pour les philosophes, « le corps est toujours un point de vue, une fiction théorique, un modèle d’intelligibilité, une élaboration conceptuelle, une pratique possible ».
Existe-t-il alors des points de connexion entre l’approche philosophique et celle des SIC ? Certes les SIC se séparent de la philosophie quand celle-ci poursuit une interrogation sur l’ontologie du corps mais elles partagent le projet épistémologique qui vise à rendre compte des modèles du corps tant sur un plan synchronique que diachronique. Cependant, quand les SIC utilisent le terme de « médiations », c’est dans une toute autre acception ; envisager les médiations, c’est – pour reprendre les termes d’Yves Jeanneret – considérer la « mécanique des dispositifs et des chaînes de traduction », et surtout s’intéresser à la trivialité des productions « placées au carrefour des enjeux et des investissements » : c’est, dans une perspective constructiviste, voir comment des dispositifs de communication produisent le corps, comment, par exemple le corps des danseurs lors de la Biennale de Lyon produit le corps civique, selon l’hypothèse développée par Philippe Dujardin dans sa conférence intitulée « Corps visibles, corps invisible », lors du colloque Médiations du corps.
Ce n’est pas un hasard si la notion de médiations en SIC implique ce type d’approche : elle a en effet d’abord trait à une théorie de l’action. En témoigne la double fonction que Jean Caune lui attribue : « d’une part, établir des liens entre les hommes, dans le temps présent et à travers les générations ; d’autre part, introduire la visée d’un sens qui dépasse la relation immédiate pour se projeter vers l’avenir » (Caune, 1999 ; Gellereau, Dufrêne, 2000). Construire une théorie des médiations qui soit également une théorie de l’action est aussi la position d’Antoine Hennion : dans son optique, c’est la restitution de toutes les médiations qui permet de répondre à la question « Comment faisons-nous le monde qui nous fait ? ». Cette pensée de la médiation s’inscrit donc dans le mouvement d’humanisation des sciences sociales qui, sans évacuer le poids des déterminismes, prend aussi en compte l’action des sujets. En effet, si l’on se réfère aux définitions de la médiation proposées par Jean Caune et Antoine Hennion, le premier la définit comme « un processus ternaire mettant en rapport un sujet, un support d’énonciation et un espace de références » (ibid), le second comme « la construction croisée des choses par les hommes et des hommes par les choses » (Hennion, 1990).
Si une théorie de la médiation passe par la prise en compte du sujet, elle passe aussi par celle de l’effet-retour. Les médiologues et en particulier Régis Debray ont davantage insisté sur le deuxième aspect de la proposition d’Antoine Hennion : ils voient dans celle-ci – dans le fait d’observer « ce que ses outils font à l’homme » – la possibilité d’inaugurer de nouveaux questionnements à partir de la description des conditions de production matérielles, institutionnelles des idées. Concernant la question du corps, cette approche peut être féconde en ce qu’elle permet de ne pas réduire une approche communicationnelle à la question de la mise en scène : si le recours à cet instrument d’analyse est fréquent et permet de comprendre l’écriture dramaturgique, en revanche, il a l’inconvénient de ne voir le phénomène de communication que du côté de l’émetteur, de l’offre, de retenir de façon privilégiée la fonction auctoriale sans considérer les différents processus, ce qu’Antoine Hennion désigne comme l’empilement des médiations. Jean Caune, de son côté, met en garde contre les risques d’une réduction qui peut se situer à trois niveaux différents : réduction expressionniste qui gomme le poids du contexte historique, réduction institutionnelle qui ne considérerait le sujet que comme produit d’une culture, réduction réifiante qui envisagerait la culture comme un système organisé indépendamment de ceux qui la vivent (Caune, 1999). Aborder la question des médiations du corps suppose d’éviter ces écueils, en adoptant une méthode pragmatique : décrire une situation de communication et la contextualiser, ce qui suppose la prise en compte des conditions d’énonciation spatio-temporelles, et, en particulier, historiques.
Corps médiant/corps médié
La perspective générale est alors tracée : il s’agit à la fois d’envisager le corps médié, inscrit dans un contexte culturel, social et politique mais aussi le corps « médiant » parce qu’engagé dans des processus de communication.
Sur quoi l’idée du corps « médiant » repose-t-elle ? Si l’on risque ce néologisme, c’est que l’adoption d’une perspective pragmatique permet de dépasser la conception instrumentale du langage – en l’occurrence ici du langage du corps, livrant une information codée et donc entièrement décodable) – au profit de la notion introduite par Wittgenstein de « jeu de langage » (Sprachspiel), qui désigne l’ensemble composé par le mot et le contexte de l’activité collective dans laquelle il prend son sens : la médiation du corps en ce sens est une forme d’énonciation particulière dans un contexte d’action nécessairement historique. Et c’est sans doute là un des principaux défis pour les SIC que de décrire l’acte de communication non de manière abstraite mais en considérant une situation dans sa spécificité ; cependant l’enquête de terrain qui ne serait pas orientée par une interrogation critique visant à mettre en évidence des logiques sociales présenterait le risque de n’être qu’un inventaire. De la volonté de prévenir cette éventualité procède le choix du terme « dispositif » qui permet d’inclure les événements de communication dans des ensembles « structurés-structurants » pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu.
Le second aspect que revêt la notion de médiations du corps, c’est celui du corps médié : il s’inscrit dans la pensée du corps qui prévaut aujourd’hui, comme Michel de Certeau (cité par Jean-Marie Brohm, o. c.) l’a bien montré : « Chaque société a son corps, tout comme elle a sa langue. Tel une langue, ce corps est soumis à une gestion sociale. Il obéit à des règles, à des rituels d’interaction, à des mises en scène quotidiennes. Il a également ses débordements relatifs à ces règles. Comme la langue, il est joué tantôt par des conformistes, tantôt par des poètes. Il comporte donc mille variations et improvisations (…) L’ensemble à la fois codifié et mobile que forme ce corps échappe à l’appréhension (…) On en saisit des performances particulières, qui seraient les équivalents de phrases ou de stéréotypes : des comportements, des gestes, des rites. Mais le champ de possibilités et d’interdits qu’il constitue en chaque société n’est pas représentable. La multiplicité même de ces déterminations socio-historiques le mue en un objet évanouissant » (de Certeau, 1982).
Ce sont néanmoins quelques unes de ces médiations qui modèlent, mettent en scène le corps que les contributions analysent. Loin de s’exclure, ces deux perspectives soulignent l’importance d’une approche pragmatique qui à la fois contextualise une situation et rend compte des intentionnalités et des intérêts engagés.
Même si quatre axes avaient été dégagés des contributions proposées (corps et dispositifs médiatés ; corps et dispositifs scéniques ; corps et dispositifs techniques ; corps et dispositifs institutionnels), deux grandes approches peuvent les subsumer : d’une part les problématiques du corps dans l’espace social ou microsocial, d’autre part, celles qui relèvent des questions de perception et de cognition.
Médiations sociales et institutionnelles
Le premier problème que pose l’étude des médiations pour les sciences sociales, c’est d’abord le choix d’une interprétation du social : se donner comme but la reconnaissance de modèles symboliques du corps, leur diffusion, leur circulation, quelle que soit la situation de communication envisagée (corps dans les médias, dans le spectacle vivant, dans des cours de formation à la communication interpersonnelle, dans les visites guidées) suppose un cadre plus vaste d’analyse. L’approche bourdieusienne qui met l’accent sur les stratégies de domination et de distinction peut-elle se combiner avec la théorie des conventions d’Howard Becker ? C’est ce que suggère Jean-Pierre Esquenazi dans une approche qui pourrait être parfaitement emblématique d’une nouvelle voie combinant deux échelles, micro et macro sociales.
Stratégies de domination et de distinction et modèle des conventions
Une problématique qui reposerait sur la question de la construction du corps par les médias pourrait comporter le risque de tomber dans un pur déterminisme technique ou historique ; c’est ce risque que préviennent fort bien – à propos de la construction du corps par la photographie à la fin du XIXème siècle ou les exigences du cinéma hollywoodien – Monique Sicard et Jean-Pierre Esquenazi. Si celui-ci offre une voie heuristique prometteuse pour des études du point de vue de la médiation, c’est que la conciliation des approches de Pierre Bourdieu et d’Howard Becker permet de comprendre, à travers l’image de son corps, à la fois Hitchcock cinéaste, se confrontant à l’économie hollywoodienne et en tirant parti, et Hitchcock auteur soucieux d’assurer par la qualité artistique de ses films son originalité. La perspective de Bourdieu – comment réaliser un « coup » pour se placer dans le champ – s’applique pleinement à la gestion qu’Hitchcock fait de ses films tandis que la théorie de la convention de Becker permet de le situer comme artiste soucieux de contrôler les procédures de coopération qui aboutissent à la réalisation du film.
Monique Sicard, à partir de l’analyse de deux recueils photographiques, L’Iconographie photographique de la Salpêtrière (1879) et La Nouvelle Iconographie photographique de la Salpêtrière (1888) partage ce double niveau d’analyse sans toutefois faire référence aux sociologues : néanmoins, elle s’appuie à la fois sur l’évolution de la technique photographique et sur son institutionnalisation en fonction des intérêts des médecins, ce qui lui permet de montrer non seulement les stratégies des acteurs mais aussi l’effet-retour des possibilités techniques qu’ils utilisent : « le milieu culturel défini comme l’ensemble des interactions entre l’espace technique et les phénomènes qui s’y déroulent, traversé par les flux des idées et des regards, générant de nouveaux récits et de nouveaux gestes, bouleverse les relations établies entre le visible et l’invisible, déplace les positions et les jugements ». L’étude précise du contexte, celui des techniques, de l’hôpital, de la société, permet à l’auteur de montrer ce qu’elle nomme « des régimes de visibilité » et de conclure sur l’idée que l’hystérie est « le résultat de la production technique et culturelle de leur propre objet par des observateurs investis d’une autorité sociale ».
Ce sont d’autres modèles de construction du corps que mettent en évidence deux autres interventions. A propos de la presse féminine Sylvie Giet défend l’hypothèse que la mise en scène du corps préfabrique sa réception ; elle s’intéresse non seulement à ses rôles sociaux, rôle prescripteur mais aussi régulateur ; Yolande Cadet, de son côté, s’intéresse à la mise en scène du corps par le vêtement, vêtement lié aux conventions et aux intérêts sociaux : l’approche diachronique permet de suivre leur évolution, le passage du « corps asservi » de la deuxième moitié du XIXème siècle au corps glorifié de la deuxième moitié du XXème siècle.
Corps et dispositifs scéniques
L’espace de la scène dans le spectacle vivant est naturellement un objet privilégié du point de vue d’une étude des médiations du corps ; celle-ci comporte différents niveaux : d’abord la médiation du corps de l’acteur dont Jean Caune souligne l’importance au point de proposer de faire une analyse dramaturgique de la vie quotidienne à condition de ne pas séparer les « deux ordres substantiels de l’expression : les mots et les gestes » (Caune, 1997, 1999). Le deuxième niveau est celui de la mise en scène des corps dans le spectacle vivant : Muriel Guigou montre à travers deux exemples – l’un emprunté au XVIIème siècle, l’autre à la danse contemporaine – comment les chorégraphes organisent l’espace en fonction d’intérêts politiques et sociaux. La proposition de Serge Chaumier qui s’appuie sur des exemples pris aux arts de la performance propose une interprétation de la place du corps dans la société actuelle ; il établit une distinction entre « des productions qui dénoncent le traitement du corps dans notre culture, avec les excès de négation de celui-ci et, au contraire, ceux qui invitent à aller plus loin dans le cheminement et le reniement » ; Fabienne Martin s’intéresse au cas des arts martiaux orientaux pour établir un parallèle entre la notion d’intercorporéité qui leur est propre, « système signifiant et communicant » et celle de relation telle qu’elle est développée notamment par l’Ecole de Palo Alto : elle s’en sert pour récuser, en dehors du cadre linguistique, le bien-fondé d’une approche interactionnelle de la communication issue des modèles positivistes de la cybernétique.
Corps et dispositifs institutionnels
Nombreuses sont aussi les situations, notamment dans le cadre de la communication interpersonnelle, où le contexte institutionnel induit des postures, des gestes ; c’est donc à la situation d’énonciation que s’intéressent différents contributeurs.
Les espaces institutionnels des médiations du corps sont par ailleurs variés : les formations à la communication interactive interpersonnelle fournissent la matière à deux réflexions qui sont orientées de manière identique. Les deux auteurs, Michèle Gabay et Philippe Mustière, tirent de leur pratique une position éthique forte : les deux interventions soulignent la nécessité – notamment pour le formateur – de s’interroger sur les règles de cette forme de communication afin d’éviter les abus de pouvoir. C’est pourquoi Michèle Gabay fait porter sa réflexion sur « la règle et la loi dans les jeux d’improvisation théâtraux » et sur le rôle que joue le formateur dans cette situation : est-ce d’aider le formé à se placer dans un espace « objectivant », selon la formule de Zazzo, pour mieux se connaître grâce à cette distanciation, ou incite-t-il « par des simulacres les participants à intégrer des lois sociales en utilisant des règles » ? Philippe Mustière décrit le fonctionnement du cours de communication comme un jeu théâtral où s’exposent à la fois l’étudiant et l’enseignant dans une pratique nécessairement interactive et qui doit être soumise à des règles éthiques.
La réflexion de Michelle Gellereau porte aussi, dans une optique sémiopragmatique précise-t-elle, sur les conditions d’énonciation dans une situation de communication précise : la visite guidée. Sa visée est de reconnaître « dans cette rencontre d’un lieu et d’un public par la médiation du guide ce que Paul Ricoeur appelle l’identité narrative d’une communauté ». La référence théâtrale n’est pas absente notamment lorsque l’auteur montre concrètement comment « les modalités de construction du récit collectif sont autant visuelles, sensorielles et olfactives que discursives ». Par ailleurs elle souligne l’importance de cette dramatisation en faisant observer que « si la conservation fige l’objet dans l’achevé, sa manipulation, sa mise en action, le toucher ou tout simplement le regard porté sur lui en font l’objet d’une expérience intégrée à la vie du sujet, commune et partageable aujourd’hui, d’autant que ces gestes sont liés à un récit actualisant ».
La sensibilité cognitiviste
Qu’est-ce que les technologies numériques conservent, modifient dans notre relation aux outils et dans la représentation du corps que ces outils permettent ? L’idée d’un corps médiateur de notre relation au monde, tels que différents philosophes l’ont défini, le rôle de la perception non seulement dans l’action de communiquer (concevoir, activer des outils de communication) mais aussi dans la réception que l’on peut avoir des productions et notamment des productions numériques, telle sont les orientations d’une réflexion pour une part cognitiviste, par d’autres aspects orientée par la question classique des usages.
Dans une étude minutieuse, Philippe Quinton s’intéresse aux mutations dans les processus d’inscription du corps qui vont de « l’inscription matricielle, léguée par la tradition du dessin » à « l’inscription symbolique issue des technologies numériques » : alors que la première repose sur un « lien de contiguïté (entre les traces graphiques) avec la main ou l’outil qui les a conduites », la seconde suppose un corps médiant « qui ne serait plus réel mais reconstruit, modélisé à l’intérieur même du dispositif d’inscription ». Philippe Quinton, qui a une formation dans le domaine des arts plastiques, souligne néanmoins le fait que non seulement le corps est toujours acteur dans les processus d’inscription mais que de plus, même dans l’inscription numérique, le corps demeure l’ancrage dans le réel : ce qu’il nomme la « médiation augmentée », c’est la nouvelle négociation « entre données physiologiques et numériques », qu’à la suite d’Edmond Couchot, il situe au moment de l’élaboration de « l’interface qui assure le couplage homme-machine ». Ce ne serait donc pas vers moins de corps, moins de données sensibles mais bien au contraire vers une augmentation de l’inscription des perceptions sensorielles que nous entraîne le numérique.
Emmanuele Quinz va dans le même sens en analysant l’apport du numérique dans le domaine du spectacle vivant et, en particulier, dans celui de la danse contemporaine. S’appuyant sur Walter Benjamin qui distingue l’immédiat de la représentation théâtrale dans laquelle les corps du spectateur et de l’acteur sont présents dans un même lieu et au même moment, et le corps mis en scène par le cinéma, la photographie dont les limites spatio-temporelles sont données par le montage, Emmanuele Quinz propose le concept de « scène numérique », qui désigne « un système d’interfaces ». Au centre des investigations, deux questions : la première, celle de l' »augmentation », la multiplicité de possibilités offertes par les interfaces qui vont jusqu’à permettre de faire du corps un « hyperinstrument », de réaliser des « performances augmentées », voire de le dissoudre dans les technologies qui deviendraient, selon l’artiste Stelarc, non des extensions du corps mais des « composantes du corps ». La deuxième question – plus classique – est celle de l’interactivité : qui interagit avec qui ou avec quoi ? Un autre mérite d’Emmanuele Quinz, dans ce domaine foisonnant de la création, est de proposer une typologie des scènes numériques en fonction des niveaux de présence et des relations que le corps entretient avec l’environnement : le premier modèle se réfère à l’espace réel (« la scène devient intelligente grâce aux interfaces »), le deuxième aux œuvres interactives sur support numérique, le troisième aux environnements totalement virtuels, « créés par l’interaction d’un participant humain avec un modèle de communication tridimensionnel généré par ordinateur et constitué d’informations d’ordre visuel, sonore, kinesthésique ».
La réflexion de Geneviève Vidal sur le « corps récepteur et producteur dans les dispositifs multimédia » se situe dans le cadre plus général de l’analyse des filières d’usage ; faisant porter de manière privilégiée son analyse sur le cas des usagers de multimédia de musée (leurs actions « microscopiques », dit-elle en référence à Michel de Certeau), elle s’interroge sur le paradigme de l’usager libre et dégage de l’enquête qu’elle a menée « le processus lent de transformations d’accès à la culture », l’hybridation qui s’opère entre la visite muséale et la navigation Internet alors que, pour les usagers de multimédia de musée, « il est plutôt question d’efficacité et de satisfaction, de rapport qualité des contenus/temps accordé/prix des télécommunications », ce qui amène à croiser logique d’usage, logique technologique, logique économique et sociale selon l’approche prônée par André Vitalis.
Si l’on doit donc résumer brièvement les apports de ce colloque, ils se situent, me semble-t-il, sur deux plans : le plan de la méthode (comment conduire une réflexion sur la notion de médiation avec toute l’épaisseur et le flou du terme ?) et celui de l’objet lui-même (comment penser la corporéité dans les SIC ?). Si les réponses données sont variées, on peut néanmoins tenir d’abord pour acquis qu’une étude des médiations doit se situer dans un modèle de la complexité pour articuler les dimensions esthétique, technique, sociale et politique de façon à éviter les trois réductions contre lesquelles Jean Caune met en garde. Par ailleurs le colloque aura montré que, dans une société prétendument dominée par les techniques de l’information et de la communication, les questions de l’incarnation et de l’incorporation, loin d’être obsolètes, doivent être pensées dans des configurations en partie nouvelles.
Il n’est pas indifférent que les réflexions sur les possibilités offertes par le numérique s’appuient sur la référence à Leroi-Gourhan à qui elles empruntent l’idée d’une technique qui, à l’instar de la parole, échappe à l’im-médiateté et témoigne, au contraire, d’une intentionnalité (d’une délégation d’intentionnalité selon Pierre Barboza) qu’il convient d’interroger dans ses manifestations les plus récentes ; les configurations créées par le numérique sont alors moins à envisager sous l’angle de la dénégation du corps que selon le paradigme de la « réalité augmentée ». Le concept de Pierre Bourdieu, l’habitus, pourrait alors occuper une place centrale non seulement au sens où il pose le problème de l’incorporation (« le corps est dans le monde social mais le monde social est dans le corps »), mais aussi dans la mesure où il attire l’attention sur le fait que « la sociologie ne peut comprendre le jeu social dans ce qu’il a de plus essentiel qu’à condition de prendre en compte certaines des caractéristiques universelles de l’existence corporelle comme le fait d’exister à l’état d’individu biologique séparé, ou d’être cantonné dans un lieu et un moment… » : corps médié/corps médiant.
Parallèlement il n’est pas indifférent non plus que la notion de relation soit préférée à celle d’interaction telle qu’elle est utilisée – selon Fabienne Martin – dans « des modèles positivistes issus de la cybernétique » : l’idée de médiation du corps trouverait sa pleine justification dans la mesure où la notion de relation permet d’envisager des situations ouvertes (la relation est l’essence même de l’expérience selon l’école de Palo Alto), et lie non pas deux mais trois termes ; elle induirait nécessairement un tiers, que l’on a rapproché de l’interprétant de Peirce : en ce sens on pourrait importer des arts martiaux la notion d’intercorporéité.
Références bibliographiques
Brohm Jean-Marie, « Le corps, un référent philosophique introuvable ? », Prétentaine, n° 12-13, mars 2000
Caune Jean, Esthétique de la communication, PUF, Paris 1997
Caune Jean, Pour une éthique de la médiation, PUG, Grenoble, 1999
Dagognet François, « Incorporer », in « Pourquoi des médiologues ? », Cahiers de médiologie, n° 6, 1998
De Certeau Michel, « Histoires de corps », in Esprit , n° 62, février 1982
Gellereau Michelle et Dufrêne Bernadette, « La médiation culturelle : métaphore ou concept ? », in Emergence et continuités, actes du XIIIème colloque SFSIC, Unesco, Paris, 2000
Hennion Antoine, « De l’étude des médias à l’analyse de la médiation : esquisse d’une problématique », MédiasPouvoirs, n° 20, octobre-décembre 1990
Serres Michel, Les cinq sens, Grasset, Paris, 1990
Auteur
Bernadette Dufrêne
.: Bernadette Dufrêne enseigne les sciences de l’information et de la communication à l’université Pierre Mendès France. Secrétaire générale du groupe Culture et médiations de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC), chercheure au laboratoire Culture et communication, elle est auteur d’un ouvrage sur la création du Centre Georges Pompidou et spécialiste des questions de communication culturelle.