Mouvements sociaux en Afrique et visibilité sociale : paroles de femmes sur les réseaux
Résumé
Les mouvements sociaux en Afrique ont mis en lumière des formes personnelles d’expressions des femmes dans l’espace public des blogs aux médias dits de référence, attestant d’engagements politiques forts dans la cause démocratique. Le présent article propose un déplacement du « focus » médiatique vers la construction sociale de ces paroles. La mise en perspective des contextes historiques, formels, médiatiques, entend « ancrer » ces paroles dans leurs dimensions communicationnelles de l’intime social au politique.
Mots clés
Blogs, paroles de femmes, construction sociale, média, révolutions arabes.
In English
Title
Social Movements in Africa and Social Visibility: Women’s Words on Networks
Abstract
During the Arab spring, women have expressed themselves using social network and blogs. This expression has been key to fight for democracy in the political arena.
We will review here the context of the form of expression, the images used in order to demonstrate how this personal speech becomes a political act on the Internet.
Keywords
Blogs, women’s words, social construction, media, Arab revolutions.
En Español
Título
Los movimientos sociales en África y visibilidad social: palabras de la mujer en las redes
Resumen
Las mujeres se expresaron durante las revoluciones árabes con blogs, scribieron sus opiniones, sus opiniones con libertad, para rebelarse y pedir la democracia. En este artículo, analizaremos sus participaciones en estos movimientos en los medios de comunicación. Historia de esos escritos, social, cultural es muy importante para analizar este hecho de comunicación.
Palabras clave
Blogs, palabras de la mujer, la construcción social, medios de comunicación, las revoluciones árabes.
بالعربية
ملخص
إن الحركات الإجتماعية في إفريقيا قد سلطت الأضواء على أشكال شخصية للتعبير النسوي في الفضاء العمومي الإلكتروني من
.مدونات و وسائل الإعلام المدعوة بالمرجعية و ذلك عبر نشاط سياسي قوي في القضية الديمقراطية
.نقترح عبر هذا المقال تغيير المنظور الإعلامي نحو البناء الإجتماعي لهاته العبارات
أي أنّ دراسة الأبعاد و السياقات التاريخية الشكلية منها والإعلامية تؤول الى ترسيخ هاته العبارات في إطاراتها التواصلية من
الحميم الإجتماعي إلى السياسة
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Angé Caroline, «Mouvements sociaux en Afrique et visibilité sociale : paroles de femmes sur les réseaux», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2B, 2014, p.179 à 187, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-b/15-mouvements-sociaux-en-afrique-et-visibilite-sociale-paroles-de-femmes-sur-les-reseaux
Introduction
« L’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne, mais il n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme reconnaissance d’une conscience de soi indépendante. » (Hegel, Phénoménologie de l’Esprit).
Face à une « Afrique » disposant d’une appropriation spécifique des technologies de l’information et de la communication, les événements dits du « printemps arabe » se sont traduits par des engagements militants et nombre de recherches se sont penchées sur les pratiques culturelles du web dans leurs capacités à contribuer aux changements politiques. L’importance donnée par les médias occidentaux aux réseaux numériques tend à réduire le politique au technologique, tout en mettant en évidence la participation des femmes dans la contestation sociale. Nombre de pages personnelles de femmes engagées par la visibilité de leurs actions ont été médiatisées et relayées dans l’espace public (journaux, débats, documentaires). Sur les réseaux, les textes, photos, vidéos de ces « cyber-militantes » attestent ce faisant non seulement de la mise en visibilité du politique dans le net mais plus encore de « la performativité » des paroles de blogs. L’univers de parole « idéologiquement » libre dans l’espace de publication interpersonnelle qu’est le blog donne à voir, d’une part, comment les logiques sociales de la communication s’incarnent dans des objets techniques. D’autre part, il montre comment la construction d’une identité revendiquée pour soi (pratiques, mœurs, valeurs) procède d’une action communicationnelle attribuée, c’est-à-dire pour autrui. En effet, la participation des femmes viades sites personnels dans le contexte des « révolutions arabes » introduit des questions sociétales qui touchent aussi bien à l’expression citoyenne qu’à une cause plus spécifique sur les libertés individuelles.
De Aliaa Almhady (jeune blogueuse égyptienne) à Razan Ghazzawi (blogueuse à Amman), nous trouvons l’émergence de traits universels quant à l’humanisme de la cause défendue et non réductible à des particularités territoriales. Nous rendrons compte de l’analyse transversale d’un corpus de blogs de femmes dans les révolutions arabes (Angé, 2013), afin d’interroger la manière dont les pratiques d’écriture participent d’une praxis communicationnelle « citoyenne » (échange, authenticité, morale de l’écriture) susceptible de nourrir le rapport entre particulier et universel évoqué ci-dessous dans le processus démocratique. Il s’agira de voir en quoi précisément les Tic peuvent jouer un rôle légitimant pour des paroles non institutionnelles. Soulignons que ce propos s’inscrit résolument dans une volonté de déployer un questionnement, de qualifier les conditions de production d’undiscours plutôt que de proposer des conjectures sur ses effets.
Notre regard vise à privilégier “des dépendances et des déterminations croisées entre l’ordre de la technique et le social” (Miège, 2010) avec ce parti pris de ne pas observer les pratiques textuelles des blogs comme des objets en soi mais de considérer qu’elles sont socialement ancrées dans une histoire courte du point de vue de la technologie et dans une histoire longue du point de vue des pratiques d’écritures. Cet ancrage social se manifeste entre autres dans l’hybridation des énonciations alliant “le vécu intime” et la parole politique qui replace ce genre dans des pratiques sociales d’écritures antérieures à son investissement récent comme engagement politique. Si le contexte contemporain voit une résurgence de légitimation des travaux sur les femmes « politiques » après une relative rareté en France (Bonnafous, 2003), le présent article prétend apporter un regard sur la construction d’une parole féminine sociale non spécifiquement politique et portée par la reconfiguration organisationnelle et médiatique du texte et de l’image.
Dans un contexte contemporain très prégnant d’une « convergence » du genre et de sa mise en visibilité médiatique dans l’espace public qui croisent des problématiques sociétales et politiques, nous inscrirons notre propos dans l’analyse de la dimension communicationnelle de l’objet « blog » dans sa construction « sociale » et des enjeux qu’il soulève dans ce contexte de mouvements politiques. Par là, loin de nous l’intention ni d’écarter la politisation de la parole féminine et celle du genre ni de réduire la portée du contexte politique de « révolutions arabes » de notre réflexion mais plutôt de relier ce regard aux questions de circulation des formes, des représentations qu’elles véhiculent, des moyens d’expressions et des mises en scènes médiatiques par lesquelles se font les mises en mots, lesquelles sont toujours datées et ancrées. Ce faisant, il importe de replacer « ces paroles » dans une perspective historique intriquant la question de l’écriture du « je » et des contextes, puisque les façons de dire ne sauraient être décorrélées du culturel, du social dans lesquels elles émergent. Ainsi, dans ce premier point, nous aborderons le croisement de l’écriture privée personnelle (correspondances, journaux intimes) à celle d’une écriture publique signe d’une prise de parole des femmes, conciliant des perspectives qui soient individuelles et des fins politiques.
Contextes historiques, sociaux et complexite de l’objet
Posons au préalable quelques jalons pour la réflexion qui va suivre sur le rôle de révélateur dans l’espace public des réseaux, dans la mesure où ils permettent l’étude d’une parole individuelle et personnelle féminine. Ce premier constat impose de situer les champs de tension que cette parole met en jeu au croisement du politique, du social et de la technique. Les paroles des femmes sur les réseaux se situent à la frontière de plusieurs objets : celui qui concerne la possibilité d’une opinion politique féminine dans les changements sociétaux ; d’un genre : celui de l’écriture de soi au sens de témoignages valorisant une parole personnelle intime et la singularité et de l’usage des techniques de communication comme lieu d’expression des rapports sociétaux.
Contexte historique des paroles de femmes : silence, écriture de soi et figures émergentes
« (Les femmes) Elles sont présentes ici et ailleurs. Elles sont différentes. Elles s’affirment par d’autres mots, d’autres gestes. (…) Elles ont d’autres pratiques quotidiennes, des formes concrètes de résistance – à la hiérarchie, à la discipline – qui déjouent la rationalité du pouvoir et directement greffées sur leur usage propre de l’espace et du temps. Elles tracent un chemin qu’il faudra retrouver. Une histoire autre. » (Perrot, 1998).
Cette réflexion d’une historienne, spécialiste de la parole des femmes dans l’espace public situe la parole des femmes « dans les silences de l’histoire », soulignant son exclusion au niveau du récit si ce n’est dans la mise en scène de l’évènement politique. Autrement dit, la parole des femmes est une mémoire le plus souvent dépourvue de traces, tournée vers la famille ou l’intime dissimulée dans la trame du quotidien à plus forte raison qu’elle se déploie dans des sociétés oralisées. En effet, dans ces sociétés-là, les paroles de femmes sont des modes d’expression et de régulation des sociétés traditionnelles, assumant des fonctions de différents ordres qui vont de la transmission à la rumeur en passant par le contrôle.
Si le désir de la parole publique, au sens de s’adresser aux autres, est bien présent, pour autant s’approprier le discours pour user de parole publique fait question.
Rappelons tout d’abord le caractère très récent d’une parole féminine politique « visible », qui, dans l’histoire longue des récits, n’existe que d’une manière subordonnée dans l’espace public. En effet, si par « visibilité », nous entendons « témoignage public », c’est-à-dire pénétrant dans la sphère des médias de masse, ayant pour critère la possibilité d’étudier la circulation, la diffusion et la réception d’une parole médiatique, nous ne pouvons que convenir que d’une limitation de cette parole qui, quand elle émerge, est toujours nécessairement transformée par les acteurs qui la porte. « Ce qui est refusé aux femmes, c’est la parole publique », (Perrot, 1993). Ainsi, une première remarque s’impose quand à la prudence épistémologique nécessaire à la notion de « visibilité », associée à l’exposition de soi au sens d’un témoignage de l’intimité mettant en scène une parole argumentative ayant valeur de « vérité ». L’étude de la visibilité au sens de l’existence d’un récit médiatisé n’est pas d’emblée « parole politique ». Plus encore, sa visibilité en est « médiatisée par des figures éminentes participant à la vie de la cité de manière ponctuelle.
Ainsi, l’histoire des formes d’écriture ordinaire des femmes montre que la parole singulière se voit incarnée par des figures du monde public et agrégée à une parole médiatique apparaissant comme « entité collective ». Analysant, entre autres, le soutien des femmes dans les contextes de guerres et de luttes d’indépendance nationale, Michelle Perrot montre le comportement différent des pays méditerranéens, dans lequel la participation a frappé l’opinion internationale. Ces récits de paroles politiques vont de pair avec l’émergence de figures célèbres, telles que Lascarina Bouboulina (1797-1825) qui joua un rôle majeur dans le siège de Tripoli où elle réussit à négocier le salut des femmes du harem de Hourchit, pour n’en citer qu’une (Perrot, 1993). Cette étude pointe le parallélisme entre des paroles méditerranéennes et parisiennes par l’engagement des femmes dans les révolutions, qui autorise l’expression du désir et de volontés individuelles du moins au début d’un mouvement, alors que la raison d’Etat tendrait à les maintenir dans le silence. Ce premier constat historique souligne la distinction du public et du privé dans l’émergence d’une parole de femmes qui demeure le plus souvent silencieuse, si elle est considérée du point de vue de sa pénétration dans l’espace public. D’une part, le « bruit » médiatique actuel s’inscrit à rebours de l’histoire longue des femmes retracée par les sociologues et historiens, liée à l’effacement et à la rareté des traces, tant publiques que privées de leurs propos, si ce n’est par l’analyse récente des supports de communication et d’expressions intimes (correspondances, journaux etc.) au XIXème siècle. D’autre part, l’analyse historique amène à considérer l’importance des figures « médiatiques » dans un contexte de mouvements sociaux et la manière dont elles relèvent de construction sociale. Cette modalité de figures qui émergent et « intercèdent » pour les autres n’est pas sans lien avec les paroles contemporaines dont nous rendrons compte, tout comme les caractéristiques expressives de ces paroles, mêlant la parole personnelle à la cause universelle, préexiste à leurs formes contemporaines.
Nous pointons ici l’antériorité sociale du mécanisme de l’écriture personnelle dans les récits « ordinaires » des femmes faisant éclater les frontières du littéraire, ainsi que l’émergence de figures de certaines d’entre elles se faisant l’écho des voix silencieuses. A ce contexte, dont nous soulignons l’inscription dans une histoire, s’ajoute la dimension technique de médiatisation de la parole ordinaire valorisant la subjectivité, dans la mesure où les médias encadrent le débat public et définissent par là des espaces où se donne à voir l’articulation complexe entre la sphère publique et la parole privée.
Contexte formel de la parole de soi : une antériorité médiatique
« Les femmes du peuple, on en parle seulement lorsque leurs murmures inquiètent… » (Perrot, 1998)
Observer des formes contemporaines s’éloignant des structures formelles de participation en privilégiant des modes d’actions politiques qui passent par le blog impose de le replacer dans la continuité de formes qui lui préexistent. Le développement qui va suivre vise à mettre l’accent sur le fait qu’il y a bien une construction médiatique et sociale portée par ces objets et dont il faut puiser l’ancrage social, hors des lieux de déploiement de la parole politique. Tout comme l’ont été la presse, la radio et la télévision, les médias numériques donnent à voir l’articulation complexe entre la sphère publique et privée et répercutent ces évolutions. Ce faisant, le réseau rend compte des glissements et du rapport des sociétés à la vie privée, aux sentiments personnels, au corps, à l’intimité. Certes, la présence d’une parole subjective et intime médiatique, comme témoignage des mouvements qui affectent la société civile, n’est pas nouvelle. Les médias de masse se sont distingués par l’introduction de la parole privée, notamment par la radio réifiant des paroles de femmes et mettant en avant des sujets qui manifestent un fort engagement émotionnel. De la même manière, la télévision par le biais de reality shows – diffusés dans le monde arabe – donne à voir un vaste processus médiatique de promotion de l’expérience, de valorisation des émotions et d’exaltation de la singularité. La conquête de la communication dans les sociétés modernes passe par le témoignage individuel, articulant la narration à des récits de vie à la première personne. Ainsi, la question de la visibilité par la mise en scène de la vie quotidienne associant la participation d’un tiers auditeur-lecteur-spectateur n’est pas nouvelle. Elle renvoie à des procédures d’argumentation soutenues par la scène intimiste des dispositifs médiatiques contemporains qui rencontre une écoute collective et attentive. C’est pourquoi la focalisation du récit de l’expérience et la valorisation du témoignage constituent un trait majeur de l’espace médiatique actuel, révélant des caractéristiques profondes de notre société contemporaine.
Dans ce sens, il convient d’articuler les pratiques d’écritures sur les réseaux sociaux d’un point de vue socio-historique à des pratiques préexistantes de figuration de soi et ce, même si des transformations sont à l’œuvre dans les déterminations techniques actuelles. L’assomption d’une parole simple, jugée à l’aune de son authenticité, participe du renversement entre parole politique traditionnellement médiatisée et parole privée qui semble valoir pour elle-même comme une parole susceptible de nourrir le débat public. Il convient alors d’articuler cette promotion de l’expérience personnelle s’appuyant sur un mode d’expression narratif comme parole engagée et la mise en doute de la parole politique des « experts » dans l’espace public. De sorte que « l’émergence » de pratiques expressives, qualifiées par certains « d’individualisme expressif » (Allard, 2003) dans le contexte singulier des mouvements sociaux en Afriquetient autant au contexte politique qu’à l’évolution du statut de la parole singulière dans les dispositifs info-communicationnels. D’ailleurs, la plupart des blogs du corpus étudié existaient antérieurement aux évolutions politiques. A cette dimension s’ajoute une antériorité formelle « littéraire » au sens ou l’espace de publication interpersonnelle qu’est le blog s’inscrit dans une filiation liée à l’écriture de soi. Si la reconfiguration organisationnelle et médiatique du texte et de l’image des blogs transforme et hybride des formes et formats inédits, il n’en demeure pas moins qu’ils manifestent certaines caractéristiques du genre. Le contexte socio-historique de la parole féminine, au sens des écritures ordinaires, est d’abord lieu d’expression du moi relevant de documents privés aux limites sociales étroites, avant de circuler sous des formes diverses telles que les correspondances, journaux, autobiographies, cahiers de compte, livres de raison, confessions, carnets de route, confessions dans lesquels la publication est réservée au domaine du littéraire. L’histoire « écrite » de la parole des femmes jalonne des franchissements de frontières, qui se déplacent progressivement de l’écriture privée et quotidienne à de la création (poésie, roman, histoire, etc.) vers la manifestation des évènements ou des évolutions de la société, mais dont les différences sont notables en fonction des sociétés. Une constante relie néanmoins ce déplacement de frontières entre espace privé et public : les formes d’écritures personnelles sont des modes de communication et d’expressions de l’individualité et de l’action militante. L’antériorité formelle de cette plurivocité de manières d’écrire s’inscrit dans ce dispositif d’écriture personnelle, lieu réinventé d’une parole « politique » et « alternative » qu’est le blog.
Les travaux d’Oriane Deseilligny sur l’écriture de soi sur le web ont bien montré en quoi la scénographie graphique et visuelle des pages personnelles ainsi que l’énonciation mise en œuvre dans les formats numériques de publication en ligne de dispositifs d’écritures personnelles en ligneproduisent des circulations discursives de la lettre au journal intime (Deseilligny, 2003). Le journal, comme la lettre, se situe dans le temps et par rapport à quelqu’un au sens d’une communication attribuée. La distorsion communicationnelle consiste à s’écrire soi pour un autre dans un acte mêlant réflexivité et « adressivité » manifestant la vie sociale. L’écriture de soi technicisée est vecteur de parallélisme entre des genres laissant entrevoir une complexité de l’objet de l’intime vers la parole publique, du circulatoire au migratoire. Ces déplacements de frontières rencontrent ici l’acte de témoigner du réel par le « je », c’est là qu’il rejoint la parole politique, celle qui vise une posture communicationnelle sur l’état du monde et une construction discursive singulière. « Le témoignage informe, il fait vibrer d’indignation, de pitié, de révolte, il doit faire réfléchir. Mais son but n’est pas de proposer une solution, ni même une explication. Il doit créer un état de sensibilité et non théoriser ni même endoctriner » (Lejeune, 1980) C’est au croisement de cette circulation de formes hybrides que s’inscrivent les paroles de femmes sur les réseaux dans une temporalité et une culture spécifique : celle du contexte des mouvements politiques dits du « printemps arabe ».
Une parole politique alternative : croisement de l’expression de soi et de la cause démocratique
Les chercheurs ont bien montré le rôle non déterminant des réseaux sociaux dans les révolutions arabes en s’érigeant contre les assimilations idéologiques entre révolution politique et révolution numérique. Dans ce sens, Tourya Guaabess, qui a mené une étude récente sur les blogs dans le monde arabe, plaide en faveur de ce qu’elle nomme la « confluence médiatique ». Cette expression a le grand mérite de rendre compte du détour historique nécessaire par les médias traditionnels et de l’inscription dans l’histoire sociale et géopolitique du monde arabe, pour appréhender les mouvements sociaux sur les réseaux. Ces mouvements ne naissent pas ex nihilo, « ils existent et agissent depuis toujours » (Guaabess, 12) dans des dynamiques sociales. Cette analyse témoigne bien d’une antériorité sociale des stratégies d’acteurs du web en montrant les interactions entre médias anciens et nouveaux dans le monde arabe sans pour autant réduire le rôle émergent de figures politiques qui court-circuitent les modalités habituelles de la parole politique. La circulation sociale de ces jeunes « porte-paroles » véhicule des convictions politiques qui s’entremêlent à des évènements personnels, des pensées, des sentiments, dans une posture de proximité vis-à-vis de ceux pour lesquels ils s’expriment. Ainsi, les pratiques communicationnelles et modes d’appropriation des Tic contribuent, par leurs utilisations, à transformer la circulation des paroles et à agir sur leurs constructions médiatiques. On peut alors se demander si la focalisation sur des figures de femmes dans leurs rôles de mise en visibilité des enjeux sociaux des révolutions n’est pas liée aux réseaux, qui permettent une meilleure adaptation des formes de ces paroles aux évènements dans leurs traits quotidiens. En d’autres termes, l’utilisation des blogs, dans une pratique communicationnelle alternative où se confrontent des paroles ordinaires liées aux vécus à des participations citoyennes, n’est-elle pas source de transformations des modalités médiatiques de ces paroles ?
Construction socio-technique d’une parole relayée
Dans l’étude des blogs de femmes, nous retrouvons l’idée d’une opinion politique féminine construite et relayée par les médias traditionnels (presse, télévision). Dans une recherche récente, nous avions discuté la pertinence de ce terme « intercesseuse » de la démocratie, en montrant en quoi les pages personnelles des femmes engagées dans les mouvements sociaux relevaient de démarches singulières qui intègrent « idéologiquement » la quête démocratique (Angé, 2013). De ce point de vue, la construction médiatique de ces paroles rejoint les logiques sociales des médias traditionnels au Maghreb, puisqu’elles tendent à la construction d’une identité revendiquée pour soi, mais qui procède d’une action communicationnelle attribuée, c’est-à-dire pour autrui. Ce n’est plus l’intellectuelle, figure respectée et essentielle des médias arabes ou une « intercesseuse » issue des catégories reconnues et validées par les médias, mais des femmes jeunes, érigées en représentantes de la cause par la médiatisation, dont la mobilisation du discours tient à l’intrication d’un propos personnel du vécu à la question politique. Nous ne partirons pas ici des modes d’écriture journalistique à propos des femmes engagées dans les révolutions arabes au sein de l’espace public, mais situons notre propos dans l’analyse du dispositif de publication interpersonnelle qu’est le blog, afin de montrer les strates de construction sociotechniques dont relèvent ces paroles, muées en discours. Nous présenterons ici les résultats d’une étude qui visait la construction du discours sur les réseaux à partir d’un corpus qualitatif d’une dizaine de blogs « médiatiques », dont l’analyse reste prudente en ce sens qu’elle mériterait des prolongements par une étude approfondie des discours journalistiques véhiculant un imaginaire social dans les discours de femmes.
Comment les femmes parlent-elles dans cet espace d’interaction médiatisé, de ce qu’elles font, de leurs manières d’être au monde et d’agir ? En quoi cette écriture « ordinaire » constitue-t-elle le ferment d’une parole politique alternative, socialisant la quête démocratique par le biais d’une expression personnelle ?
Portraits de soi et mots engagés
Bien que constituant un espace distinct en termes d’interfaces, les conditions de production du discours dans cet espace médiatique se trouvent associées à une « circulation circulaire » (Bertini, 2007). En effet, les caractéristiques techniques du blog prises dans la dynamique du réseau conduisent à relayer des figures emblématiques via les liens, les référencements inter-blogs, et les traces de lecture (citations, etc.) Rappelons qu’un blog n’existe que dans sa capacité à mettre en circulation, à rendre visible des mots, des vidéos et photos qu’il convoque et ce même si son existence ne tient plus qu’au fait d’être cité par d’autres puisque certains sites se voient censurés. Dès lors, ce dispositif, dans sa forme éditoriale, contribue à la mise en visibilité d’une position singulière puisque les femmes se re-présentent elles-mêmes via l’usage des mots et sont représentées dans la production, réception des mots des autres blogueurs qui légitiment leurs causes. Le relai passe également par des soutiens aux blogueuses pendant leurs emprisonnements “Standing with you, reblogged and posted to my FB page (5000 friends). Respect! », posté par Heart on (24 /12/2012) ainsi que « Razan, I admire your courage and tenacity and that of your colleagues. I will repost on my blog. Stay safe. », posté par Abu Kareem (23/12/2012) dans le blog de Razan Ghazzawi. Ces commentaires pointent eux-mêmes vers les blogs d’autres militants engagés dans cet espace alternatif.
En effet, l’observation des individualités composant notre corpus indique qu’il s’agit pour la plupart de femmes « inconnues », anonymes au moment de la création de leurs blogs, issues des classes moyennes, souvent diplômées et pour la plupart impliquées dans des réseaux parfois délocalisés du territoire concerné, pour la plupart aussi impliquées dans des réseaux du social (association, organisation humanitaire, journaliste, bloggeuse). De sorte que l’expression personnelle visible dans la réflexivité de soi par les titres des blogs ou présentations de leurs postures de bloggeuses donne à voir des portraits qui nous rappellent que la faculté de se mettre en mots dans les enjeux sociaux de ces mouvements doit être « située ».
Imen Braham dans son blog “Les tergiversations d’une fille” se présente ainsi comme « une apprenti_chercheuse qui se soucie de son empreinte carbone, technophile avancée et croqueuse de pommes ! Candidate à l’assemblée constituante tunisienne avec sawtmostakel.com… ».
De même, Emna El Hammi, dans sa biographie, nous informe qu’elle est « une biologiste tunisienne et blogueuse férue de web et d’actualité, et suit avec beaucoup de passion la révolution tunisienne et la transition démocratique. » Ainsi, qualifier ces paroles d’anonymes nous conduit à en mesurer d’emblée la portée politique. C’est une parole portée par quelques-unes pour d’autres. C’est par le sens de la formulation de soi que se valident et se légitiment ces paroles dont la singularité est instanciée comme figure politique à travers les ressorts médiatiques du réseau. Le récit de soi se voit dès lors associé à l’expression collective et à la médiatisation de la cause démocratique. Dans ce sens, la médiatisation de Lina Ben Mhenni atteste de l’articulation entre une parole personnelle et l’acquisition du statut de représentante de la cause tunisienne. Cette jeune professeure-assistante d’anglais à l’université de Tunis fait de l’affirmation d’une identité originale un ferment de son engagement citoyen (Lecomte, 2013). L’évolution d’une prise de parole centrée sur les émotions du quotidien s’intrique progressivement à des positions sur la mobilisation collective en faveur de la liberté d’expression. En s’exprimant de manière très personnelle sur le contexte politique et médiatique tunisien, celle-ci expose sa subjectivité, ses affects, ses goûts culturels et sa vie personnelle sans que ne soit dissociable la défense des droits de la femme tunisienne. Des adresses directes écrites au lecteur rendent compte de cette expression intime adressée : « Ne vous inquiétez pas, il ne s’agit pas de la police ni de bandits … j’ai oublié de vous dire bonjour, il est presque 9 heures du matin … Je viens de re-partager ces billets-là Bloody Days for Lawyers, une journée horrible pour les avocats … » (Lina ben Mhenni, 30/12/11), « I did not hear about it when I met other activists later on, we were busy with the revolution, but regime’s violence keeps surprising us » (Rhazan Ghazzaoui, 27/01/12), « Hier j’ai voté pour élire les représentants des Tunisiens de France dans l’assemblée constituante tunisienne. J’espère que tous mes concitoyens en feront de même là où ils se trouvent, en Tunisie ou à l’étranger .Votons ! Le monde nous regarde, soyons responsables et allons tous voter pour pouvoir enfin décider de notre avenir … » (Imen Braham, 21/11/11).
Par ailleurs, ces mots et ces images sont eux-mêmes relayés plus largement par les médias de référence occidentaux (télévision, radio, presse-écrite) comme une tendance forte du mouvement. La figure de « Alia al-Mahdi » dans son blog « confessions calmes » est régulièrement citée durant cette période comme étendard de la cause féminine et des droits des femmes à disposer de leurs images corporelles par la mise en avant de sa nudité. Le mot se traduit ici par l’image qui construit une figure représentante des Egyptiennes et plus encore de la question des libertés des femmes à disposer de leurs images.
Conclusion
Pour conclure, les paroles des femmes via des blogs dans le contexte des mouvements sociaux procèdent d’une construction sociotechnique à la confluence des contextes qui leurs confèrent un statut de parole politique « alternative ». Il importe de souligner la complexité sociale de ces paroles dès lors que le récit de soi s’intrique à la construction de figures relayées par le réseau. Les questions sociétales abordées touchent aussi bien à l’expression citoyenne qu’à une cause plus spécifique sur les libertés individuelles.
Références bibliographiques
Allard, Laurence ; Vandenberghe, Frederic (2003), « Express yourself : les pages perso », Réseaux, 1/2003, no 117, p. 191-219.
Angé, Caroline (2013), « Les intercesseuses de la démocratie méditerranéenne », Sihem Najar (dir), Les réseaux sociaux sur Internet à l’heure des transitions démocratiques. Monde arabe, Europe de l’Est, Amérique latine, Tunis et Paris : IRMC-Karthala, p. 77. (Référence corpus)
Bertini, Marie-Joseph (2007), « Langages et pouvoir : la femme dans les médias (1995-2002) », Communication et langages, n°152,p. 3-22.
Desseilligny, Oriane (2006), « Les marqueurs communicationnels dans les journaux intimes », Communication et langages, n°150, p. 17-33.
Guaabess, Tourya (2012), Les médias arabes. Confluences médiatiques et dynamiques sociales, Paris : CNRS, p. 231.
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’Esprit, Paris : Aubier, 1941.
Lecomte, Romain ; Sihem, Najar (dir.) (2013), Les réseaux sociaux sur Internet à l’heure des transitions démocratiques. Monde arabe, Europe de l’Est, Amérique latine), Tunis et Paris : IRMC-Karthala, p. 77.
Lejeune, Philippe (1980), Je est un autre. L’autobiographie de la littérature aux medias, Paris : Seuil, p. 220.
Miège, Bernard (2010), L’espace public contemporain, Grenoble : PUG, p. 228.
Perrot, Michelle (1998), Les femmes ou le silence de l’histoire, Paris : Flammarion, p. 493.
Auteur
Caroline Angé
.: Maître de conférences à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Grenoble Alpes) et chercheuse au GRESEC dans l’axe 3 « Ancrage social des Tic ». Ses recherches portent sur les écritures numériques et leurs enjeux formels, sociaux, culturels. Dans ce sens, elle a participé à un programme de recherche de l’IRMC (Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain de Tunis) sur « les réseaux sociaux » dans le contexte des bouleversements politiques du monde arabe. Dans le présent article, elle restitue les résultats présentés au colloque de Douala (2014) en mettant en avant la construction médiatique des paroles de femmes engagées sur les blogs à la fois dans leurs complexités contextuelles et dans leurs singularités symboliques.