Usages du téléphone mobile par les jeunes abidjanais : définition d’une nouvelle sociabilité ?
Résumé
Cet article examine, dans une perspective sociotechnique, les usages du téléphone mobile par les jeunes Abidjanais. À partir d’entretiens semi-directifs, il montre comment cet outil induit, chez eux, de nouvelles habitudes et une nouvelle forme de sociabilité en renforçant leur mode de vie en réseau et en favorisant l’apparition de relations choisies et personnalisées.
Mots clés
Téléphone mobile, sociabilité, mode de vie, réseau, relations choisies et personnalisée.
In English
Title
The Uses of Mobile Phone by the Young Abidjanese People: The Definition of a New Sociability
Abstract
This article examines, in a socio-technical perspective, the use of mobile phones by young Abidjan. Based on semi-structured interviews, it shows how this tool leads to new habits and a new form of sociability among them enhancing their lifestyle network and promoting the appearance of selected and personalized relationships.
Keywords
Mobile phone, sociability, lifestyle, network, chosen and personalized relations.
En Español
Título
Los usos de los teléfonos móviles por parte de jóvenes abiyanos: ¿la definición de una nueva sociabilidad?
Resumen
En este artículo se analiza, desde una perspectiva socio-técnica, el uso de teléfonos móviles por parte joven Abidján. Sobre la base de entrevistas semi-estructuradas, muestra cómo esta herramienta conduce a nuevos hábitos y una nueva forma de sociabilidad entre ellos la mejora de su red de estilo de vida y fomentar la aparición de relaciones de seleccionados y personalizados.
Palabras clave
Teléfono móvil, de sociabilidad, de estilo de vida, la red, las relaciones escogidas y personalizados.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Akregbou Boua Sylvain, «Usages du téléphone mobile par les jeunes abidjanais : définition d’une nouvelle sociabilité ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2B, 2014, p.27 à 34, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-b/02-usages-du-telephone-mobile-par-les-jeunes-abidjanais-definition-dune-nouvelle-sociabilite
Introduction
L’objet de cet article s’inscrit dans un questionnement global concernant la place des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans les sociétés africaines, de leurs usages et appropriations, de la relation homme-machine, des liens sociaux et des nouveaux modes de communication. Il s’intéresse, d’un point de vue théorique et pratique, aux usages du téléphone mobile par les jeunes mais également à la question de leur rapport à l’outil technique. L’usage et l’appropriation de cet outil sont susceptibles d’exercer une influence sur les jeunes qui y consacrent une large partie de leur temps. Il est donc important de comprendre les enjeux sociaux liés aux usages de ce nouvel outil de communication en Côte d’Ivoire où les jeunes représentent 60% de la population active. Cette étude pose le problème des rapports que les jeunes Abidjanais entretiennent avec le mobile aux travers des usages qu’ils en font. Sont-ils conscients de l’enjeu déterminant que cet outil et ses usages représentent dans leur mode de vie ?
Par ce travail, nous voulons éclairer les relations que les jeunes entretiennent avec le mobile. Il s’agit d’explorer les situations d’usages de cet outil en public par les jeunes, la manière dont ils se l’approprient mais aussi de comprendre comment ils conçoivent et vivent le rapport à soi et le rapport aux autres. Ce qui justifie notre hypothèse de travail selon laquelle les usages que les jeunes Abidjanais font de leur mobile en public revêtent un enjeu social. En effet, les jeunes, généralement portés sur les innovations, pourraient, par leur comportement de précurseurs d’usages de technologies nouvelles (Koné et al., 1981) contribuer à la formation de nouvelles sociabilités.
Ce travail exploite, à travers une approche sociotechnique (Flichy, 1995), les données qualitatives d’une thèse de Doctorat (Akregbou Boua, 2013). Dans une démarche compréhensive, 28 entretiens semi-directifs ont été menés auprès de 14 hommes et 14 femmes âgés de 18 à 35 ans dans six communes d’Abidjan (Cocody, Adjamé, Yopougon, Koumassi, Marcory et Plateau). Ces entretiens se sont déroulés dans les espaces de sociabilité des jeunes, c’est-à-dire les lieux de concentration où ils se rencontrent et se rassemblent spontanément (établissements scolaires, terrains de sport, résidences universitaires, cybercafés, maquis, glaciers, jardins publics, etc.). La variété de ces lieux donne une certaine diversité des réalités des jeunes. Les résultats ont fait l’objet d’une analyse de contenu lexico-thématique.
Le présent article s’attèle à comprendre trois principaux points : d’abord l’influence du mobile sur les jeunes, ensuite le renforcement de leur vie en réseau et enfin le développement des relations choisies et personnalisées.
Influence du téléphone mobile sur les jeunes
Les récentes études ont montré comment le mobile remodèle la culture, le comportement et le mode de vie des jeunes (Corroy, 2008). Cet outil fait partie de leur vie quotidienne depuis ces dernières années. La situation est telle que, même sans en avoir nécessairement besoin, ils se sentent presque obligés d’en posséder pour rester en contact avec leurs amis (es). C’est dire à quel point cet outil a pris une place importante dans leurs habitudes. À preuve, la majorité des enquêtés adapte son comportement en fonction du type de téléphone possédé :
Bamba (assistant administratif) : « Aujourd’hui, avec ces deux portables (BlackBerry et IPhone), j’ai une manière de m’habiller, une manière de m’affirmer, une manière de plaire, une manière pour moi de donner envie ».
Konan (commerçant) : « Le fait même d’avoir plusieurs portables (quatre) a fait de moi un responsable. Donc, je fais l’effort pour pouvoir rester dans ce cadre. Par exemple, dans mon habillement, ma manière de marcher, ma manière même de parler et de me comporter. Je me comporte comme un responsable ».
Natacha (assistante en communication) : « Je ne sais pas quel mot utiliser pour le qualifier mais je dirais que le portable a apporté beaucoup quand même à mon style. Parce qu’avec le téléphone, il y a par exemple la manière d’attraper le portable, on le fait avec style. La manière de le tenir, de parler, de s’exprimer. Le portable rend un peu plus civilisé quoi ! (rire) ».
Selon ces enquêtés, avoir un téléphone mobile de marque et de grande valeur influence le comportement de son détenteur. La possession de plusieurs portables donne également à ce dernier le sentiment d’être bien vu. Pour être en phase avec l’image projetée par ses portables, l’usager s’habille, s’exprime et se comporte comme un « responsable». Il adopte de bonnes manières aussi bien dans sa tenue que dans son paraître. Les témoignages de ces enquêtés prennent une signification originale à la lumière de l’influence de la technologie sur les usagers. Ils montrent comment le type ou le nombre de téléphones détenus arrive à modifier leurs habitudes. Ainsi, ils adaptent leur manière de s’habiller mais aussi de se comporter et de s’exprimer au type de portable possédé en « soignant » leur manière d’être. Cela montre comment la technologie façonne l’homme, comment elle amène les jeunes à s’inventer un personnage. Ce personnage inventé a le sentiment d’avoir une autre image de sa personne, l’image de quelqu’un de « branché », de « moderne » et de « responsable ». Cette emprise est due non seulement au type de portable possédé mais aussi aux discours d’accompagnement. Ce sont les discours des constructeurs et des opérateurs de la téléphonie mobile contenus généralement dans les modes d’emploi de l’appareil et dans les publicités. Ces discours, véhiculés par les médias de masse, semblent avoir un impact significatif sur les usagers. Pour Lise Renaud (2007), ils construisent un univers de sens autour des objets techniques, prescrivent des usages et véhiculent un savoir-faire. Le type de portable et les discours d’accompagnement déterminent non seulement les usages que les jeunes font de leur appareil mais modifient aussi leurs habitudes et leur sociabilité. Si, au niveau individuel le portable influence l’usager et son mode de vie, qu’en est-il au niveau collectif ?
Renforcement de la vie en réseau
Les interactions entre personnes sont aujourd’hui réalisées en permanence grâce aux objets communicationnels tels que le mobile, l’Internet, etc. Ce sont des objets disposant« d’une force pouvant favoriser des pratiques d’interaction, d’échange, de coopération, de coordination entre individus et entre groupes » (Proulx, 2009, p. 12). Les pratiques de communication suscitées par l’usage du mobile sont donc susceptibles d’induire chez les usagers un type particulier de socialisation et, éventuellement, de transformer la nature de leur lien social. En tant qu’êtres sociaux, nous n’existons pas sans relations, qu’elles soient ponctuelles ou durables, avec les membres de notre famille, nos amis (es), nos voisins, nos connaissances, nos collègues, etc. Ceux-ci constituent le réseau d’une personne qui s’inscrit dans une dynamique relationnelle. Au cours de la vie, certaines relations de ce réseau s’affaiblissent ou disparaissent, d’autres naissent dans des contextes particuliers, s’affirment, se renforcent ou se renouvellent en fonction des intérêts et des sentiments qu’on éprouve les uns pour les autres. Selon la sociologie des réseaux sociaux, les individus ont tendance à se fréquenter par affinités ou par rapport à une communauté d’intérêts en fonction des situations sociales liées aux événements de leur vie (Bidart, 2011, p. 351). À cet effet, l’usage du mobile semble amplifier cette propension à se fréquenter par affinité chez les jeunes. Avec cet outil, ils mènent de plus en plus un mode de vie en réseau qui s’apparente à celui des réseaux sociaux numériques. Cette réalité est favorisée par deux facteurs majeurs.
Le premier facteur est la possession d’un mobile. Les rapports sociaux des jeunes reposent en grande partie sur cette affinité. Les enquêtés, qui possèdent cet outil, déclarent ne pas entretenir les mêmes types de relation avec leurs amis qui n’en possèdent pas. Ils se fréquentent majoritairement entre eux :
Hermann (étudiant) : « Avec ceux qui n’ont pas de portable, les relations sont limitées, par contre avec ceux qui ont un portable, nous sommes en contact à tout moment, nous nous appelons, nous nous envoyons des SMS, des blagues ».
Laetitia (étudiante) : « Je suis plus proche de ceux qui ont un portable. On est plus en contact. On s’appelle, on s’envoie des SMS. Avec ceux qui n’ont pas de portable, c’est plus difficile ».
Armel (gérant d’une cave-buvette) : « Les rapports sont différents dans la mesure où mes amis qui n’ont pas de portable sont injoignables alors qu’avec ceux qui en ont, c’est plus facile de les joindre et de se donner des rendez-vous ».
Marianne (propriétaire d’un salon de coiffure): « Il y a une différence éventuellement. C’est très difficile d’avoir des rapports fréquents et réguliers avec ceux qui n’ont pas de portable qu’avec ceux qui en ont ».
Ainsi, les jeunes entretiennent des relations plus fortes et plus fréquentes avec leurs amis (es) qui possèdent un téléphone mobile comme eux. Ils disent être plus proches d’eux parce qu’ils arrivent à coordonner leurs programmes et à se retrouver. Grâce au portable, ils s’appellent ou s’envoient des SMS pour se donner des rendez-vous ou pour prendre des nouvelles, alors qu’avec leurs amis (es) qui n’ont pas de portable, toutes ces interactions communicationnelles sont impossibles parce qu’ils sont tout simplement « injoignables ». Le mobile contribue donc à rassembler les usagers entre eux. Pour communiquer, pour échanger, ils interagissent de moins en moins directement, ils ont de plus en plus recours au téléphone pour le faire. Nous assistons donc à la manifestation d’une nouvelle forme d’interaction entre les jeunes. Par ses fonctions de micro-coordination, le portable consolide la vie en réseau de ses usagers.
Le deuxième facteur qui renforce ce mode de vie est le fait d’être abonné chez le même opérateur. Les jeunes appellent davantage leurs connaissances qui sont sur le même réseau qu’eux car cela revient moins cher. Les propos de ces enquêtés illustrent ce fait :
Armel : « C’est à cause des tarifications des réseaux. J’ai Orange, Moov et MTN pour mes appels sur ces différents réseaux. Cela me permet de ne pas trop dépenser. Je mets la plupart de mes amis en numéro complice sur ces différents réseaux ».
Nadia (sans activité) : « C’est pour joindre facilement mes amis (es) et parents. Cela me revient en plus moins chers parce que j’ai deux réseaux Moov et MTN. Orange est trop cher ».
Etre chez le même opérateur permet donc aux jeunes de bénéficier des coûts de communication préférentiels pour rester en contact avec leurs proches. Ils bénéficient ainsi des avantages intra réseau que l’opérateur (Orange, MTN, Moov, Koz ou GreenN) met à leur disposition pour communiquer plus économiquement. Nous pouvons citer à cet effet quatre principaux avantages. En premier lieu, les services développés par les opérateurs en direction des jeunes : « profil jeunes » (Orange), « Xtra cool » (MTN) et « Moov’In » (Moov). Ces services s’adressent en principe aux jeunes qui ont un faible pouvoir d’achat comme les sans-emplois, les élèves et étudiants. Ceux qui souscrivent à ces services bénéficient de dizaines de SMS gratuits et d’une réduction de près de 30% sur les appels intra réseau. Le deuxième avantage est le « numéro complice ». Ce service consiste, selon l’opérateur, à sélectionner cinq ou dix numéros de ses proches, pour les mettre en « complice », afin de les appeler à moindre coût en intra (réduction de plus de 60%). Depuis 2012, certains opérateurs donnent la possibilité à leurs usagers de bénéficier d’un numéro « complice » hors réseau. Le troisième avantage est le service de la « flotte » qui est un produit développé pour les entreprises. Ce service permet aux employés, à partir d’une recharge de 3000 à 5000 francs CFA par mois, de s’appeler gratuitement entre eux mais aussi de bénéficier de réductions de 30% sur les appels hors « flotte ». Il s’est, depuis 2010, exporté du monde de l’entreprise vers le grand public. Ainsi, sans travailler dans une entreprise, un jeune Abidjanais peut disposer d’une puce « corporate » puisqu’il est permis à tout employé d’abonner les membres de sa famille. Enfin, le quatrième avantage est le tarif intra réseau qui encourage les abonnés à appeler plus en intra qu’en extra réseau. Ici, il y a une réduction des coûts des appels et SMS de près de 20%.
À l’analyse, nous constatons que toutes ces stratégies commerciales développées par les opérateurs dans le but de fidéliser leurs consommateurs favorisent davantage la constitution de communautés d’intérêts homogènes. Ces communautés semblent composer des « blocs » de communication à part. Il se crée alors, dans les groupes sociaux, des affinités du fait de la possession du portable. Celles-ci sont consécutives aux intérêts communs des « branchés » : être sur le même réseau, avoir les mêmes types d’appareils et les mêmes usages. Cette communauté d’intérêts se traduit par une sorte de rapprochement entre certains membres de groupes d’amis, ce qui fait apparaître le portable comme un outil de « réseautage social ». Cela signifie que, quand on s’abonne à un réseau de téléphonie, on achète implicitement une place dans un réseau de relations. On devient membre d’une communauté. Ainsi, si le jeune s’abonne chez l’opérateur auquel est affiliée la plupart de ses amis, c’est pour s’intégrer aux mécanismes de communication de son groupe. Par les usages qu’il fait de son téléphone, il se conforme à la norme de son groupe en se référant à son mode de consommation pour ne pas être marginalisé. Mais ce mode de vie en réseau qu’amplifie le portable chez les jeunes ne susciterait-il pas, à la longue, l’émergence de groupes homogènes voire uniformes ?
Développement des relations choisies et personnalisées
En permettant aux jeunes d’être en relation avec qui ils veulent et quand ils le désirent, le mobile modifie leur espace relationnel au-delà de l’horizon géographique. En effet, nous assistons à l’apparition de nouvelles formes de « tribus » sans territoire et à l’émergence des relations personnalisées et choisies. À ce propos, Michel Maffesoli (2000, p. 19), par la métaphore de la « tribu postmoderne », parle des micro-groupes fondés sur un « être ensemble », une pulsion affective ou « affectuelle ». La société postmoderne apparaît comme « un maillage de micro-groupes sociétaux dans lesquels des individus entretiennent entre eux de forts liens émotionnels, des expériences et des passions communes» (Cova, 2002, p. 340). Cette forme de sociabilité, largement favorisée par le mobile, apparaît nettement dans les relations que les jeunes entretiennent entre eux. Dans leur vie privée, les rendez-vous, rencontres, programmes de sortie et retrouvailles entre amis font désormais l’objet d’un commun accord entre les intéressés. De même dans le registre public, leurs activités scolaires, professionnelles, associatives, familiales sont programmées d’avance grâce au portable. Ce sont donc des relations dans lesquelles les fréquentations ne sont plus imposées par la contrainte sociale telle que le voisinage mais choisies et voulues par les concernés. Les enquêtés ont affirmé qu’ils prennent la précaution, dorénavant, avant de se déplacer pour rencontrer leurs amis, de se téléphoner ou d’envoyer des SMS de confirmation. Ainsi se développe un mode de vie occidentalisé où les rendez-vous et les déplacements sont planifiés. On choisit d’appeler ou de recevoir librement ceux qu’on veut entendre.
Le fait, donc, d’être sur les mêmes réseaux ou d’avoir les mêmes usages rapproche davantage les jeunes. Ce resserrement de liens commence généralement par les échanges de contact téléphonique. À toute fin utile, le numéro de téléphone est la première chose que l’on demande ou donne à une connaissance pour qui l’on éprouve de l’estime. En permettant de choisir ses relations, le mobile se pose alors comme un outil de gestion de la relation. En effet, donner ou non son numéro à quelqu’un est un acte social qui s’inscrit dans une logique de sélection. Cela permet de filtrer, en amont, les personnes qui méritent d’avoir son numéro de téléphone et, en aval, d’accepter ou non leurs appels ou encore de répondre ou non à leurs SMS. Le mobile permet d’identifier l’appelant dès lors que son numéro s’affiche. Cet affichage de nom ou de numéro sur l’écran du téléphone change le contact pour l’appelé qui décidera de répondre ou non à l’appel et cela en fonction de la qualité des rapports qu’il entretient avec l’interlocuteur. Il s’opère alors un véritable tri relationnel. La question du filtrage devient problématique lorsque le numéro de l’appelant est masqué. Le récepteur se demande s’il doit décrocher ou non le téléphone car tout appel masqué paraît suspect : est-ce un appel provenant de l’étranger ou d’une personne avec qui on a des relations délicates ou difficiles et que l’on voudrait éviter ? Cet outil a donc substitué la notion d’appartenance à un lieu à celle d’appartenance à son réseau communicationnel, c’est-à-dire les relations que l’on choisit librement de tisser avec untel. Dans ce type de relation, l’usager n’est plus obligé de fréquenter quelqu’un contre son gré. Le mobile permet de gérer une relation à l’autre contre les formes imposées par la société qui ne sont plus obligatoirement admises comme évidentes. Il n’y a donc, apparemment, plus de rapports conflictuels à supporter ou à subir. Cependant, en favorisant ces modes de gestion et de filtrage des relations sociales, cet outil n’instrumentalise-t-il pas les rapports sociaux ?
Au regard des usages des enquêtés, le mobile semble instrumentaliser les relations sociales. Cette instrumentalisation induit une sorte de stratification et de parcellisation dans la sociabilité des jeunes. Cela montre une rupture avec les premiers travaux portant sur la sociabilité téléphonique. Ces travaux montraient le lien étroit entre sociabilité téléphonique et sociabilité en face-à-face : « Plus on se voit, plus on s’appelle » (Smoreda, Licoppe, 2000, p. 255). Certes, le mobile donne la possibilité aux usagers d’être en relation, d’échanger en temps réel malgré la distance qui les sépare. Cependant, il leur est impossible « de suppléer à la rencontre, toujours posée comme forme idéale et pleine de la présence mutuelle » (Licoppe, 2009, p. 29), ce qui conduit à rejeter l’hypothèse de substitution entre la relation en face-à-face et la relation à distance. Les résultats des enquêtes ont montré que le mobile et ses usages bouleversent significativement le mode de vie des jeunes. Il tend à faire éclater la vie traditionnellement communautaire des Africains vers un mode de vie de plus en plus individualiste. Face à cette tendance, Moïse Modandi (2005), s’inquiète des dangers liés à l’usage de cet outil sur les liens sociaux des Africains. Liens reposant sur le voisinage, la solidarité et la proximité géographique des individus et qui ont une grande valeur symbolique et affective. Il constate que cette réalité est en train d’être dénaturée par le mobile qui instaure une sociabilité mécanique à distance. Dans cette lignée, Valérie Beaudouin (2009, p. 23) pose que : « la rencontre avec coprésence des corps et échanges des regards est la seule rencontre authentique et véridique » chez les humains. De même, les civilités d’usage avec la demande de nouvelles par laquelle chacun débute une conversation en face-à-face, de façon très conventionnelle, tend à disparaitre avec le mobile à cause de la pression des coûts de communication (Garron, Gille, 2009, p. 39). Or, là où les personnes se rencontrent dans des relations choisies et construites à distance, il manque, selon Paul Monot et Michel Simon (1998, p. 87): « toute l’épaisseur de la vie commune, de se faire ensemble, de cette confrontation à un espace commun qui marquent la vie sociale normale ». Pour les sociologues, les gens sont en relation les uns avec les autres dans la vie sociale, font des projets en commun, s’aiment ou se haïssent, se parlent ou s’emmurent dans leur silence. Ils vivent ensemble parce qu’ils évoluent dans le même environnement social (Fischer, 1996). Mais si, au bout du téléphone, on doit être seulement en relation avec celui ou celle qui nous ressemble, celui avec qui on a une communauté d’intérêts, on risque de ne plus être exposé à l’altérité, c’est-à-dire à la différence de l’autre, de celui qui est culturellement, intellectuellement, matériellement et socialement différent et auprès de qui on peut s’enrichir en échangeant et en partageant des expériences. Car vivre pour les humains, c’est être relié aux autres, échanger des idées pour exister socialement.
Conclusion
Le téléphone mobile influence d’une manière ou d’une autre le mode de vie et le comportement des jeunes. Il instaure chez eux de nouvelles formes de sociabilité, ce qui laisse présager un certain déterministe technique. Cependant, force est de reconnaitre que si cet outil impose des contraintes techniques et symboliques à ses utilisateurs, celles-ci ne sont jamais totalement déterminantes. Elles offrent des marges de liberté dans les usages et l’appropriation. Par exemple, l’affichage du numéro de l’appelant sur l’écran du portable constitue-t-il une fonction de filtrage des appels ou une fonction d’avertissement pour mieux se préparer à décrocher et engager la conversation ? Cet affichage remplit-il une fonction de mémorisation pour rappeler les appelants ou n’est-il qu’une fonction de sécurité pour identifier les importuns ? La technologie, les fabricants et les opérateurs ne donnent aucune réponse à ces questions, mais, sont-ils en mesure de le faire ?
C’est plutôt l’usager lui-même qui fixe le sens de ses usages selon ses centres d’intérêt. C’est aussi lui qui décide de la nature de la relation qu’il veut tisser avec tel ou tel. D’une manière générale, le mobile est largement utilisé par les jeunes pour encadrer et réguler leurs relations. Avec cet outil, chaque jeune personnalise à sa guise sa relation avec ses connaissances. C’est librement qu’il décide d’appeler dans le répertoire de son téléphone l’ami qu’il veut entendre ou rencontrer.
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Auteur
Sylvain Akregbou Boua
.: Akregbou Boua Sylvain est Assistant en Sciences de l’Information et de la Communication au Département Sociologie/Anthropologie de l’Université Péléforo Gon Coulibaly de Korhogo (Côte d’Ivoire). Ses axes de recherche sont les relations entre Tic et société.