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Entre science légitime et science amateur : le devenir trivial d’une information scientifique sur Internet

30 Juin, 2015

Résumé

À partir de l’exemple d’un article scientifique publié dans la revue américaine en ligne PLoS ONE, on montre que la circulation d’une information scientifique sur le Net peut rapidement et massivement déborder des cadres habituels de la diffusion de la culture scientifique (médias, passeurs individuels et collectifs labellisés…). Cette recherche interroge ce que le « devenir trivial » d’une information scientifique dit des relations connaissances scientifiques/vulgarisation, science légitime/science amateur et plus généralement sciences/société. Car si la circulation d’un « être culturel » hors de son champ de pertinence trouve un terreau fécond au sein même de la sphère scientifique, ses frontières avec les sphères profanes sont également autant des coupures que des coutures.

Mots clés

Internet – Article scientifique – Trivialité – Circulation – Sciences/société – Amateur/expert

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Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Boure Robert, Lefebvre Muriel, « Entre science légitime et science amateur : le devenir trivial d’une information scientifique sur Internet« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, , p.143 à 152, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/12-entre-science-legitime-et-science-amateur-le-devenir-trivial-dune-information-scientifique-sur-internet/

Introduction

Que devient un article scientifique dès lors qu’il est mis ligne ? Généralement il ne sort guère de la sphère académique. Cependant quelques-uns connaissent une notoriété inédite, au travers de multiples usages et au prix de nombreuses altérations. C’est, par exemple, le cas d’un article d’écologues toulousains publié le 5 décembre 2012 dans la revue américaine en ligne PLoS ONE. Intitulé « ‘Freshwater Killer Whales’: Beaching Behavior of an Alien Fish to Hunt Land Birds » (« « Les orques d’eau douce » : comportement d’échouage d’un poisson introduit afin de capturer des oiseaux terrestres »), il révèle que des silures attaquent les pigeons sur les berges du Tarn selon la technique du beaching -d’où l’analogie avec les orques-, ce qui génère de nouvelles habitudes alimentaires chez certains spécimens. Cet article connaît à l’échelle mondiale une diffusion aussi large que rapide alors même, aux dires de ses auteurs, qu’il n’apporte pas un contenu scientifique particulièrement novateur. Bref, pour reprendre le langage commun, il « fait le buzz ».

Dans une recherche antérieure (Boure, Lefebvre, 2013), nous avons questionné le comment et le pourquoi de la circulation de cette information spécialisée sur Internet au-delà de la sphère traditionnelle des lecteurs scientifiques (qui la reprend ? de quelles manières ? avec quels objectifs explicites ou implicites et avec quelles conséquences ?). Nous interrogerons ici plus particulièrement ce que le devenir trivial d’une information scientifique sur Internet dit des relations connaissances scientifiques et vulgarisation, science légitime et science amateur et plus généralement sciences et société. De façon plus précise, il s’agira de questionner, d’une part, les frontières entre sciences et sens commun et, d’autre part, les modes d’appropriation de cette information par des acteurs -plus particulièrement ceux du monde de la pêche- extérieurs au monde scientifique. Sur le plan théorico-méthodologique, on mettra en perspective l’approche de la circulation des « êtres culturels » (idées, savoirs, valeurs…) développée par Yves Jeanneret (2008), des travaux traitant des pratiques sociales sur le Net et des analyses relevant des Sciences Studies. Car, et c’est le point central que nous entendons discuter, la circulation d’un « être culturel » sur le Net et hors de son champ de pertinence trouve un terreau fécond au sein même de la sphère scientifique, ses frontières avec les champs profanes étant autant des coupures que des coutures (Hugues, 1986).

Sciences et sens commun : une question de démarcations ?

Des frontières transgressées et en débat

La science moderne s’est structurée au XVIIème siècle à partir de la systématisation d’une démarche expérimentale, du recours aux mathématiques et de la mise en place de procédures de vérification passant notamment par la formalisation des démonstrations. Ces modalités normalisées de publication des connaissances scientifiques, qui nécessitent une évaluation par les pairs, constituent aujourd’hui encore une spécificité démarquant l’activité de recherche des autres activités éditoriales (Lefebvre, 2011). Toutefois, dans les années 1970-1980, la sociologie des sciences a contesté l’idée d’une science unifiée et d’une frontière imperméable entre les activités scientifiques et les autres activités sociales. De nombreuses études ont mis au jour non seulement l’absence d’universalité et d’homogénéité de la communauté scientifique, mais également la pluralité des savoirs et des savoir-faire inhérents à toute démarche scientifique, fût-elle expérimentale ou modélisatrice.

Ces recherches ont conduit à la remise en cause de la démarcation traditionnelle entre science et non science. Ainsi, Thomas F. Gieryn (1983) a très tôt montré comment les frontières de la sphère scientifique pouvaient être mouvantes afin de protéger l’autorité des chercheurs, de sorte que les enjeux de cet incessant travail de démarcation entre connaissances légitimes et non légitimes sont aussi des enjeux de pouvoir et de territoire. Plusieurs frontières sont évoquées lorsqu’il est question de sciences : entre savant et profane, spécialiste et ignorant, scientifique et citoyen, expert et amateur… Chaque distinction renvoie à une conception des relations entre sciences et société très marquée socialement et symboliquement. Ainsi, dans la vulgarisation, la distinction savant/profane, issue du XIXème siècle, évoque-t-elle le caractère sacré attribué à la science tout autant que la passivité d’un public avant tout dominé par le discours savant (Fayard, 1988 ; Jurdant, 2009). C’est le modèle du « troisième homme », qui met en scène un médiateur individuel ou collectif extérieur, seul à même de combler le fossé entre le monde des savants et celui des ignorants. Le rapport scientifique/citoyen fait davantage écho à la dimension politique des relations entre sciences et société : chaque individu est en droit de participer aux décisions politiques prises à partir d’arguments scientifiques (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). Enfin, distinguer l’expert et l’amateur, c’est redonner une dynamique au public, le rendre actif dans les activités de médiation scientifique. L’amateur peut en effet être défini comme un acteur ayant développé une expertise ordinaire au sens de « non professionnelle », acquise par la pratique et l’expérience. Il se situe  « quelque part » entre l’homme ordinaire et le professionnel, entre le profane et le virtuose, entre l’ignorant et le savant, ou encore entre le citoyen et l’homme politique (Flichy, 2010).

Longtemps dénigrée, la figure de l’amateur semble désormais avoir reconquis ses lettres de noblesse, notamment au travers sa mise en visibilité sur Internet. Comme l’évoque Bernadette Bensaude-Vincent (2009), il est essentiel de reconsidérer le sens de la vulgarisation à la lumière des notions de médiation, de dialogue et d’engagement citoyen : les conférences de consensus, les forums hybrides (…) ont changé les pratiques des chercheurs et des publics. Il n’est pas rare de voir sollicités les citoyens pour donner leur opinion, mais également en tant que co-producteurs des connaissances. La science légitime n’est finalement plus considérée comme la seule à même de produire de nouvelles connaissances (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 ; Meadel, 2010 ; Pestre, 2011). Ces évolutions ont conduit Michel Callon (1998) à proposer trois modèles de participation des non-spécialistes au débat scientifique :

  • « l’instruction publique » : la science est une forme de vérité supérieure que l’on se doit de partager avec les gens ordinaires (c’est la démarcation classique évoquée précédemment) ;
  • « le débat public » : les savoirs sont mis en débat « public » quand ils sont sollicités dans les processus de prise de décision, mais ils ne sont construits que par les spécialistes ;
  • « la co-production des savoirs », relativement proche du « mode 2 de production des savoirs » (Gibbons et al, 1994) et des modèles hybrides de co-formation des savoirs dans certains espaces de médiation : les non-spécialistes jouent un rôle important dans la production de connaissances légitimes. Et si tous les savoirs ne se valent pas, il faut accepter la coexistence d’une pluralité de connaissances, de formats et d’usages. Internet est devenu un dispositif essentiel dans le développement de ce modèle. Il est un « instrument d’une intelligence collective des profanes » (Flichy, 2010, p. 14) au sein duquel « les amateurs occupent le devant de la scène » (ibid., p. 7).

Internet et l’élargissement de l’espace des sciences

Internet, dont l’usage s’est aujourd’hui banalisé, permet, selon Dominique Cardon (2010), de communiquer et d’élargir l’espace public. Franck Rebillard (2011, p. 35) ajoute qu’il « constitue un dispositif hybride, tout à la fois espace de publication et outil de communication interpersonnelle ». Il met en relation deux mondes jusque-là séparés, « celui de la production d’information et celui de sa réception dans les conversations ordinaires » (Cardon, 2010, p. 53). Ce nouvel espace de publication rend possible la présence simultanée d’amateurs et de professionnels, élargit le droit de prendre la parole en public (Casemajor-Loustau, 2011) et démultiplie l’offre de médiations en tout genre. En tout état de cause, il ouvre un espace de visibilité à des publications qui n’ont pas été soumises à une vérification préalable (Cardon, 2007, p. 40). Par ailleurs, les internautes peuvent s’exprimer de manière personnelle, rendant caduque la ligne de partage habermassienne entre sociabilité privée et débat public. Il s’agit alors de rendre publics ou de partager des expériences, des savoirs et des savoir-faire à travers des conversations ordinaires.
Cependant, cet idéal communicationnel et participatif doit être nuancé, en tout cas vis-à-vis de l’information scientifique. La participation des internautes provient souvent -mais pas toujours, cf. infra– des mêmes catégories (chercheurs, enseignants, intellectuels, journalistes, communicants), autrement dit de ceux qui, en raison de leur statut et de leur formation, ont déjà accès à de nombreuses formes d’expression publique. En même temps, force est de constater que le monde de la science mobilise et agence de plus en plus ses ressources pour s’organiser et pour mettre en scène et en visibilité dans les médias (Internet compris), ses chercheurs, ses travaux et ses institutions, comme en témoigne le développement du libre accès aux connaissances via notamment les archives ouvertes par exemple.

Professionnels et amateurs

S’il n’a pas attendu Internet, le déploiement en réseau des sciences s’est néanmoins amplifié avec la montée en puissance de ce dispositif socio-technique. En effet, Internet contribue fortement à la mise en réseaux des chercheurs, des laboratoires et des institutions scientifiques dans une perspective de science ouverte (open science), offrant « de nouvelles possibilités informatives et cognitives » (Meadel, 2010, p. 111).Ce phénomène s’est opéré de différentes manières. D’abord, il faut évoquer le développement d’infrastructures numériques, avec des projets de banques de données scientifiques comme la Protein Data Bank (partage des instruments, des données et des expertises en biologie moléculaire), ou encore le Polar Data Catalogue, grande base de données sur la recherche polaire. Florence Millerand (2011, 230) montre que la participation à ces infrastructures informationnelles incite les chercheurs à considérer leurs données de recherche comme des biens publics, et non plus en tant que propriété privée des laboratoires ou des institutions auxquelles ils appartiennent. Il faut ensuite mentionner le mouvement pour le libre accès aux connaissances qui s’incarne, notamment, dans la publication ou la diffusion libre et gratuite des résultats de la recherche sur des portails spécifiques, les archives ouvertes et les revues en libre accès. PLoS ONE, dont il est ici question, est emblématique de ce mouvement (cf. infra). Enfin, il convient d’évoquer la « recherche de plein air » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001), cette forme alternative de savoirs développée à partir d’expertises amateurs acquises ou consolidées de plus en plus sur Internet. Elle renvoie à une véritable hybridation entre les productions des amateurs et des scientifiques, mettant en évidence des effets inattendus des sciences et des techniques, faisant émerger des problèmes imprévus, ouvrant des brèches dans la recherche (par exemple, l’initiative amateur ayant mené à la fabrication d’un kit de détection d’OGM dans la nourriture -Meyer, 2012).

Désormais, les amateurs sont non seulement actifs, mais encore capables, pour certains d’entre eux, de rivaliser avec les experts grâce aux instruments fournis par l’informatique et Internet qui leur ont permis d’acquérir ou de consolider savoirs et savoir-faire (Flichy, 2010). La figure de l’amateur devient centrale, non parce qu’elle pourrait détrôner celle de l’expert, mais en ce qu’elle annonce une démocratisation s’appuyant sur des individus qui, du fait de leur niveau d’éducation et de leur accès aux nouveaux outils informatiques, ont construit des compétences dans le cadre de leurs loisirs, qu’ils peuvent ensuite diffuser à une échelle plus ou moins large. La production amateur des connaissances est une activité de masse et communautaire (par exemple, Wikipédia). Il s’agit moins d’élaborer de nouveaux contenus que de diffuser de manière structurée les connaissances de chacun, sans que le statut des contributeurs soit évoqué, ces derniers étant supposés égaux dans un dispositif éditorial sans relation d’autorité directe et visible. S’il permet de diffuser et de commenter des contenus, ce dispositif contribue aussi à connecter ensemble les individus et leurs compétences, sans pour autant remettre en question l’expertise des spécialistes (Flichy, 2010, p. 15).

Trivialité et Internet

Les informations scientifiques qui se transforment en circulant ainsi que les pratiques et les discours qui les entourent relèvent bien de la « trivialité » définie par Jeanneret (2008). En allant de leur sphère d’usage quotidienne vers d’autres sphères, tantôt proches (enseignement, vulgarisation), tantôt éloignées (information générale, loisirs…), ces « êtres culturels » se métamorphosent, s’altèrent, au gré des médiations (médias, passeurs…) et des appropriations par des publics auxquels ils ne sont souvent pas destinés, se chargent de valeur et produisent de nouveaux effets de sens. Ils sont « polychrésiques» et donc passibles de multiples usages. En raison de ses potentialités sociotechniques et de son caractère « de masse », Internet offre un terrain particulièrement propice à leur circulation rapide. C’est ce que nous allons présenter dans la suite de cet article, à partir de notre étude de cas concernant la circulation sur Internet d’une information scientifique spécialisée.

Quand une information scientifique est appropriée par des pêcheurs…

Relativement ignoré par les versions papier et audiovisuelles des médias traditionnels, l’article publié par PLoS ONE fait l’objet sur le Net d’une circulation rapide (l’essentiel du trafic a lieu en sept jours), large (échelle mondiale) et non maîtrisée par ses auteurs, et ce bien au-delà des médias, des sites de vulgarisation et des sites académiques (Boure, Lefebvre, 2013). Sa circulation s’accompagne de la production de nouveaux éléments, décalés par rapport aux contenus initiaux car développés dans de nouveaux cadres d’usage, en fonction d’autres intérêts matériels et symboliques et d’autres pratiques.

La circulation d’un fait scientifique en dehors des circuits traditionnels

Le 20/12/2012, une recherche sur Google France à partir des mots « silures et pigeons » obtient environ 90 000 résultats. Ce sont donc plusieurs milliers de sites de médias et d’institutions, mais aussi de sites et de blogs personnels qui relaient l’information. Il convient d’ajouter les chats, les pages individuelles, les messages sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter…) ou accessibles à ceux qui sont dans les réseaux de l’auteur (courriels, listes de diffusion, SMS). Dans le même temps, la vidéo postée sur Channel Plosone est vue plusieurs millions de fois à l’échelle mondiale, et près de 650 000 fois en France.

Nous avons travaillé sur un corpus de 123 sites et blogs français qui ont relayé l’information, soit 26 médias en ligne, 38 médias natifs du Web, 42 sites d’organisations (associations, administrations…) et 17 blogs, mais aussi sur 49 sites des États-Unis (définis à partir d’une recherche sur Google) pour avoir des éléments de comparaison. En France comme aux USA, très souvent, la vidéo issue de PLoS ONE est jointe ou pointée par un lien et est régulièrement accompagnée de photos, la plupart du temps tirées de PLoS ONE ou de saisies d’écran de la vidéo.
En France, 26 sites en ligne de médias traditionnels lui consacrent un article quand d’autres, et non des moindres, restent muets (TFI, Arte, Le Figaro, L’Humanité…). En fait, ce sont surtout les médias natifs du Web, les blogs et les sites d’organisations (associations, institutions scientifiques…) qui relayent l’information. Parmi les natifs du Web, les médias nationaux les plus importants sont impliqués, qu’ils soient dédiés à l’information générale (Rue 89, Atlantico…) ou spécialisée : par exemple, Buzzmoiça, Divertissons-nous, Gamaniak, Mort de Rire (divertissement) ; Futura-Sciences, Le Journal de la Science, Maxisciences, Techno Science (sciences et techniques) ; Actuzz, Trop Geek, Web et Tech (Web) ; Esoxiste, Naturellement Pêche, Pêcheur (pêche). Ces 38 médias se répartissent dans 9 « familles », les 4 premières concentrant 81% des sites : information générale ou locale (18), divertissement (5), sciences et techniques (4), pêche (4), web (3), nature (1), cinéma (1), santé (1), femmes (1). Les 17 blogs se distribuent en 6 catégories, les 3 premières représentant 70,5% du total : pêche (5), information (4), insolite (3), sciences et techniques (2), univers personnel (2), femmes (1). Enfin, les 42 sites d’organisations se répartissent en 11 familles, mais de façon déséquilibrée, les 2 premières réunissant 59, 5% des sites et les 5 premières 81% : pêche (18), animaux (7), nature (3), sciences et techniques (3), information (3), divertissement (2), commerce (2), insolite (1), chasse (1), photos (1), monde rural (1).

Le constat est clair : très peu de sites de vulgarisation relayent l’information (9 au total). En revanche, les natifs du Web, sites et blogs consacrés à la pêche, aux animaux ou à la nature sont très nombreux (39 au total), avec une présence des pêcheurs (27) disproportionnée par rapport à la place que leurs associations et médias occupent sur le Net.

Des amateurs co-producteurs

Cette présence massive des sites et blogs de pêcheurs interroge. D’abord parce qu’on ne la retrouve pas partout ; ainsi, aux Etats-Unis, la dispersion thématique des 49 sites analysés est différente : information (14), divertissement (9), sciences et techniques (9), nature (6), geek (6), pêche (1) et univers personnel (1). Ensuite, et c’est le point que nous souhaitons développer ici, parce qu’elle est significative de leur intérêt matériel et symbolique pour les poissons dits « carnassiers » et qu’elle n’est pas sans conséquences sur les formes « triviales » d’altération de l’information initiale : échanges d’informations -parfois scientifiques- sur les silures, de connaissances scolaires, universitaires ou lectoriales sur ce poisson, sa pêche et son environnement, de recettes culinaires (comment accommoder le silure ?) ; blagues de pêcheurs ; mise en circulation de pétitions pour la défense de la pêche aux carnassiers, de photos et de vidéos (parfois personnelles)…

Les entretiens réalisés avec les auteurs de l’article source(1) ont permis de reconstruire l’histoire des travaux sur le changement de comportement alimentaire du silure. À l’origine, on trouve quelques pêcheurs tarnais qui, étonnés du comportement inédit de ce prédateur, qu’ils ont été les premiers à remarquer, alertent des chercheurs de Toulouse 3, université la plus proche. Ils les avaient d’ailleurs déjà croisés sur le terrain à diverses reprises. Ces chercheurs « enrôlent » quelques pêcheurs, les sollicitant pour les faire parler, mais aussi pour réaliser observations et prélèvements. Or ce qui distingue l’amateur du scientifique c’est moins la faiblesse de son niveau d’expertise selon les voies « légitimes » que sa capacité à produire « une connaissance inscrite dans un milieu, alors que le scientifique élabore des savoirs globaux valables dans toutes les situations » (Flichy, 2010, p. 78).

Auteurs des premières observations liées à leur fréquentation régulière des berges du Tarn et donneurs d’alerte, ils ne constituent pas une main-d’œuvre d’appoint, disponible pour des observations bénévoles pendant leur temps de loisir. Ils sont des acteurs de la science, partageant jusqu’à un certain point connaissances et savoir-faire avec les experts universitaires. On est donc en présence d’un processus d’hybridation des connaissances entre science amateur et science professionnelle évoqué supra et qui rappelle les nombreuses collaborations entre savants et amateurs en sciences naturelles (botanique par exemple), en astronomie ou plus récemment en météorologie. La science est ici « participative » car les amateurs sont engagés dans des pratiques sociales partiellement incluses dans le dispositif mis en place par les chercheurs et comportant bien souvent une dimension militante (Meyer, 2012). Pour leur part, les pêcheurs qui réagissent à l’information dans des « conversations ordinaires » à travers les forums de leurs associations ou de leurs médias, ne sont pas des amateurs isolés. Ils appartiennent à des collectifs incarnés par ces associations et ces médias spécialisés qui usent d’Internet comme outil de mise en visibilité de connaissances, mais aussi d’échange d’expériences, d’idées, d’émotions… Les commentaires montrent que nombre d’entre eux se rencontrent sur d’autres espaces, virtuels ou non (concours de pêche…), et sont investis, à des degrés divers, dans des activités de protection de l’environnement, en lien avec des associations de défense de la nature et des collectivités publiques (Boure, Lefebvre, 2013). Finalement, pour un certain nombre de pêcheurs, avant d’être un divertissement, « l’affaire du silure » est une occasion supplémentaire de construction d’une expertise amateur « située ». Une telle situation est-elle reproductible avec des formes voisines dans d’autres champs scientifiques très expérimentaux et/ou modélisateurs, où la présence d’amateurs est faible ou nulle ? Si la question mérite d’être posée, nous ne sommes pas en mesure d’y répondre… En revanche, on peut supposer que l’information initiale se chargera d’une pluralité de sens au cours de ses pérégrinations.

Des frontières floues

Quelles sont les démarcations en jeu dans cet espace médiatique en « clair-obscur » du Net (Cardon, 2007) ? Comme en témoigne l’analyse des titres des articles, de nombreux sites de pêche choisissent le registre sensationnel ou émotionnel pour évoquer le changement de comportement des silures (« Quand les silures gobent les pigeons ! », APML ; « Le silure bouffe du pigeon ! », Predators Fishing ; « Silures spécialisés dans la chasse aux pigeons ! », Session Pêche). Plusieurs commentaires se situent dans des registres voisins.

Mais certains titres et commentaires manifestent une proximité avec le monde de la recherche comparable à celle des articles de vulgarisation édités par les sites scientifiques (« Adaptation des techniques de chasse du silure », Aquaportail ; « Des poissons ont modifié leur comportement en chassant des pigeons », Nous ne sommes pas seuls ; etc.). Si ces titres et commentaires sont le fait d’amateurs, on rappellera que le titre de l’article de PLoS ONE fait une concession au sensationnel en parlant des « orques d’eau douce », véritable oxymore scientifico-journalistique. Les chercheurs jouent donc eux-mêmes avec les frontières. Car si le format et le contenu de l’article ainsi que sa publication dans une revue spécialisée de référence les rattachent sans ambiguïté à la science formelle et légitime, l’usage de ressources linguistiques journalistiques pour « accrocher » le lectorat donne une autre dimension, a priori éloignée de la rationalité scientifique attendue. Ce flirt linguistique avec les techniques journalistiques, voire avec le « parler populaire », traduit un positionnement frontalier qui, d’une certaine façon, invite le lecteur à des constructions de sens et des appropriations triviales. En tout état de cause, il s’inscrit dans le cadre de la transgression des frontières voulue par PLoS ONE.

En effet, cette revue en ligne promeut explicitement une science participative, avec implication publique des chercheurs (commentaires publics des articles). Elle se tourne vers la sphère non académique pour élargir son audience, notamment à travers le libre accès, les licences creatives commons et la création sur You Tube de Channel Plosone destiné à diffuser les éventuelles vidéos des chercheurs. Or on sait que les internautes sont particulièrement friands de vidéos et très actifs dans la circulation massive, accélérée et commentée de certaines.
L’énonciation des pêcheurs-internautes à travers leurs commentaires montre que pour eux la démarcation science légitime/science amateur reste floue. Leurs statuts socioprofessionnels et leurs niveaux de formation ne sont jamais énoncés, y compris pour ceux -une minorité- qui tiennent un discours d’expertise scientifique ou revêtant son apparence formelle. Un tout petit nombre évoque des lectures scientifiques régulières. Néanmoins, nous n’avons pas noté de positionnements d’infériorité des locuteurs, tels que ceux décrits par Amey (2002) dans son analyse du courrier des lecteurs de la presse quotidienne suisse à propos du nucléaire. Ainsi, les vocables « expert », « spécialiste » (…) qui permettraient de les situer potentiellement, ne sont jamais utilisés. En revanche, nous avons relevé un élément surprenant : 40% des sites font explicitement référence, par une citation ou un lien, soit aux chercheurs, soit à leur institution, soit à PLoS ONE, soit aux trois à la fois. Cette appropriation des normes scientifiques dans des conversations ordinaires d’amateurs interpelle car il ne semble pas s’agir d’une mise en scène de l’expertise profane d’internautes souhaitant renforcer leur crédibilité auprès de leur audience : pas de débat politique, de controverse scientifique ou d’enjeux économiques, seulement le souci de situer une information écologique. Se pose alors la question de la représentation que ces spécialistes de la pêche peuvent avoir de la science. En rendant publiques leurs sources, ils montrent une relative connaissance des normes et du fonctionnement de la recherche.

Conclusion

Cette recherche a permis de relever que la circulation d’une information scientifique sur le Net peut rapidement et massivement déborder des cadres habituels de la diffusion de la culture scientifique (médias spécialisés, passeurs individuels et collectifs labellisés…), mettant une fois encore en évidence, d’une part, des modalités d’appropriation différenciées selon les sphères de réception, et d’autre part, la perméabilité des frontières entre science experte et science amateur. Ces frontières se modifient au travers même du fonctionnement des espaces de l’activité scientifique : espace de production des connaissances, espace éditorial de diffusion et espace symbolique des représentations internes et externes de la science. Cela conduit à s’interroger sur l’évolution des relations science/société, au moment où la science et ses acteurs multiplient -parfois pour des raisons contradictoires- les ouvertures sociétales. On peut faire l’hypothèse, toutes choses égales par ailleurs, que les savoirs scientifiques seront amenés de plus en plus souvent à développer une vie culturelle propre, à partir des hasards et des stratégies de leur circulation et à travers des dispositifs coopératifs, virtuels ou non, également en construction. De sorte que les usagers individuels et collectifs auront davantage d’occasions d’aménager, voire de personnaliser leurs liens avec les « êtres culturels » en mouvement. Ce glissement contribue à remettre en cause la vision unitaire non seulement de la science, mais aussi de son public.

Note

(1) La recherche s’appuie à la fois sur des entretiens non directifs avec les auteurs de l’article de PLoS ONE et sur une analyse des discours des sites recensés, et plus particulièrement des vingt-sept sites et blogs de pêche français.

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Auteurs

Robert Boure

.: Robert Boure est Professeur de Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Toulouse et membre du Laboratoire d’Etudes et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales (LERASS), EA 827. Ses recherches portent, entre autres, sur la communication entre chercheurs et sur l’histoire et la sociologie des sciences humaines et sociales.

Muriel Lefebvre

.: Muriel Lefebvre est Maître de conférences HDR de Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Toulouse, URFIST et membre du LERASS, EA 827. Elle travaille sur l’écriture et les publications scientifiques, le patrimoine scientifique et les médiations culturelles et scientifiques.