L’analyste du discours comme apprenti, journaliste, collègue ? Négocier l’entretien avec des intellectuel·les écologistes
Résumé
Cette contribution porte sur la négociation de l’entretien avec des acteurs particulièrement rodés à l’activité réflexive, dans une démarche d’analyse du discours. À partir d’un retour d’expérience qui fait suite à 38 entretiens menés avec des intellectuels écologistes francophones, l’article met en évidence trois modèles prédominants dans la distribution des places qui s’y effectue : celui de l’apprenti face à un enseignant, celui du journaliste face à un expert, et celui d’une interaction entre deux collègues. Les épreuves méthodologiques rencontrées – perte de prise sur le guide d’entretien, recours de l’enquêté à des discours généraux déjà prononcés, porosités entre matériaux empiriques et bibliographie – sont ici envisagées comme des éléments à même d’enrichir l’analyse sociodiscursive des intellectuels rencontrés.
Mots clés
Entretien de recherche, méthodes des sciences sociales, sociologie des intellectuels, analyse du discours, réflexivité émique, écologie politique.
In English
Title
Discourse analyst as apprentice, journalist, colleague? Negotiating the interview with ecological intellectuals
Abstract
This article examines how interviews with actors who are particularly reflexive can be negotiated in a discourse-analysis approach. Based on the experience of 38 interviews with French-speaking ecological intellectuals, three predominant models for the distribution of positions during the interview are highlighted: the learner versus the teacher, the journalist versus the expert, and the interaction between two colleagues. The methodological challenges we encountered – the loss of control over the conduct of the interview, the tendency of interviewees to draw on general discourses already presented, the permeability between empirical material and bibliography – are considered here as elements that can enrich the socio-discursive analysis of the intellectuals we encountered.
Keywords
Research interview, social science research methods, sociology of intellectuals, discourse analysis, emic reflexivity, political ecology.
En Español
Título
¿Analista del discurso como aprendiz, periodista, colega? Negociación de entrevista con intelectuales ecologistas
Resumen
Esta contribución examina la negociación de entrevistas con actores especialmente experimentados en la actividad reflexiva, utilizando un enfoque de análisis del discurso. A partir de los resultados de 38 entrevistas con intelectuales ecologistas francófonos, el artículo pone de relieve tres modelos predominantes de reparto de posiciones: el del aprendiz frente a un profesor, el del periodista frente a un experto y el de una interacción entre dos colegas. Las dificultades metodológicas encontradas -pérdida de control sobre la guía de entrevista, recurso del entrevistado a afirmaciones generales ya realizadas, porosidad entre el material empírico y la bibliografía- se consideran aquí elementos capaces de enriquecer el análisis sociodiscursivo de los intelectuales con los que nos entrevistamos.
Palabras clave
Entrevista de investigación, métodos de las ciencias sociales, sociología de los intelectuales, análisis del discurso, reflexividad émica, ecología política.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Joseph Gotte, « L’analyste du discours comme apprenti, journaliste, collègue ? Négocier l’entretien avec des intellectuel·les écologistes », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°25/3, 2025, p.22 à 34, consulté le lundi 22 décembre 2025, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2025/supplement-a/03-lanalyste-du-discours-comme-apprenti-journaliste-collegue-negocier-lentretien-avec-des-intellectuelles-ecologistes/
Introduction
L’entretien peut être envisagé comme un « face-à-face qui définit une interaction » et « produit des effets sur le contenu du discours recueilli » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2005, p. 27). Il peut placer l’enquêteur dans « une position supérieure à l’enquêté dans la hiérarchie des différentes espèces de capital, du capital culturel notamment » (Bourdieu, 1993, p. 905). Or, lorsque les chercheurs en viennent à s’intéresser à des personnes appartenant à des groupes dominants – qu’il s’agisse d’aristocrates (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1991), d’élus politiques (Cohen, 1999), de chefs d’entreprise (Chamboredon et al., 1994) ou de militaires de carrière (Ollivier-Yaniv, 2000) – cette configuration semble mise à mal. Les « dominants » peuvent parfois devenir des « imposants ». Situer dans ce spectre l’entretien avec des intellectuels – groupe qui retient ici notre attention – n’est pas évident. Ces « producteur[s] de biens culturels » (Legavre in Neveu et François, 2015, p. 228) présentent des dispositions sociales sensiblement proches de celles du chercheur. Dans une vision bourdieusienne de l’espace social, ils occupent une « position dominée au sein des classes dominantes en tant que détenteurs d’un capital culturel qui s’est différencié du capital économique » (Sapiro, 2009, p. 10).
Cet article s’appuie sur deux projets de recherche, mêlant enquête in situ et travail sur corpus, au croisement des champs de la communication politique et de l’analyse du discours. À partir d’une thèse de doctorat 1 et d’une recherche collective parallèle 2, nous en sommes venu à nous entretenir avec 38 personnalités, toutes se réclamant d’une sensibilité écologiste. Il s’agit d’essayistes, de scientifiques, militants, professionnels de la politique, journalistes, créateurs de contenu, d’éditeurs ou encore de communicants. À la suite du travail de Jean Chamel, nous qualifions ici ces personnalités d’« intellectuels engagés de l’écologie », au sens où leur modalité d’engagement principale consiste à participer au débat public, en écrivant des « livres, articles, blogs, newsletters, revues, tribunes […] que lisent les écologistes et qui irriguent ainsi leur pensée » (Chamel, 2018, p. 50) 3. Globalement, ces personnalités partagent une remise en question des cadrages institutionnels des enjeux environnementaux – en termes de « développement durable », par exemple – ainsi qu’une préoccupation pour les risques d’effondrement qui menaceraient les sociétés et les écosystèmes. Si une bonne partie de ces personnalités évoluent aux marges de l’écologie politique, certaines d’entre elles parviennent à trouver une place au sein de partis tels que Les Écologistes (anciennement EELV) ou de grandes associations de défense de l’environnement. Menés de façon semi-directive, les entretiens ont été réalisés entre le 29 septembre 2021 et le 19 janvier 2024, principalement par visioconférence, plus occasionnellement de façon présentielle et plus rarement encore par appel téléphonique. Leur durée varie entre 31 minutes et 2h22, avec une médiane légèrement en dessous de l’heure d’entretien.
Cette contribution entend illustrer la manière dont la relation qui s’établit avec les intellectuels rencontrés ne va pas de soi, mais est le résultat d’une négociation pendant et autour de l’entretien, d’un contrat tacite que nous avons tenté d’établir avec eux à partir de nos objectifs de recherche mais aussi de leurs intérêts propres (Demazière, 2008, p. 31). Si le recours à l’entretien dans une démarche d’analyse du discours est relativement nouveau (Oger in Bonnafous et Temmar, 2007, p. 33–34), nous espérions avec ces entretiens cerner les contraintes extralangagières qui encadraient l’énonciation et la circulation des discours étudiés, au-delà de ce qu’on pouvait en déduire à partir du travail sur corpus mené parallèlement. Cette finalité était corrélée à des attentes relatives à la manière dont nous espérions dérouler ces entretiens. Au regard de ce que nous comprenions des quelques enseignements reçus sur l’entretien ethnographique, notre idéal de départ – en tant qu’enquêteur – consistait à établir le cadre de l’entretien sans s’imposer, dans une altérité qui ne soit pas asymétrique. Or, en tentant de se saisir d’une méthode dont il est dit qu’elle s’apprend par l’expérimentation plus que par la lecture de manuels, ce travail de recherche a souvent été affaire de désillusions, puis de « bricolage » (Lemercier et al., 2013), balisé par diverses complications. Nous envisageons ces jalons de notre recherche comme autant d’« épreuves ». À la différence de plusieurs travaux en sciences sociales, l’épreuve est ici envisagée du point de vue de l’expérience du chercheur. Nous en reprenons toutefois une partie du sens qui lui est conféré dans la description sociologique : une « situation difficile ou tendue qu’il faut traverser […] en éprouvant de la difficulté » (Chateauraynaud, 2024, en ligne) – « le propre de chaque épreuve [étant] de défier notre résistance et nos capacités à nous en acquitter » (Martuccelli et Lits, 2009, p. 4). L’épreuve est plus particulièrement considérée comme un écart à notre idéal de départ, aux attentes qui entouraient l’entretien.
L’enquêteur comme apprenti : l’épreuve de l’asymétrie
Une première négociation de l’entretien en fait l’espace d’un échange asymétrique. Si des facteurs tels que l’âge, le genre, la position occupée ou la renommée influencent toute situation d’entretien, ils sont particulièrement déterminants ici, du fait que les intellectuels rencontrés bénéficient de propriétés sociales proches des nôtres. Comme les travaux cités précédemment le montrent, il ne suffit pas à l’enquêteur d’être placé dans une position d’organisateur de l’entretien pour être avantagé dans l’interaction. D’une part, la distribution des rôles qu’il effectue peut-être remise en cause par celui qui était a priori destiné à être l’enquêté ; d’autre part, le discours de l’enquêté, s’il consent à ce cadre, peut se construire comme une parole d’autorité surplombante. Dans le dernier cas, nous nous attarderons sur un entretien durant lequel nous avons échoué à maîtriser l’interaction, rendant « son contenu difficilement utilisable » de prime abord (Chamboredon et al., 1994, p. 120).
« C’est ça qui est intéressant » ou comment résister au guide d’entretien
La situation d’entretien dont il est question intervenait à un moment où nous nous étions essentiellement intéressé aux intellectuels publics, prenant la parole dans les arènes médiatiques pour y défendre leurs idées. La nécessité d’interroger des personnalités moins visibles, mais décisives pour comprendre la circulation des discours étudiés se faisait ressentir. C’est dans ce cadre que nous nous sommes rapproché d’une personnalité du monde de l’édition ayant rendu possible la publication d’un nombre important d’ouvrages de notre corpus de thèse. Le guide d’entretien préparé préalablement visait à orienter la discussion sur les modalités et processus qui avaient guidé certaines publications, mais aussi sur la mise en évidence d’un positionnement éditorial. L’entretien se déroula par téléphone, à la demande de l’interrogé. Après quelques minutes où nous avons dû argumenter la pertinence de cet échange, nous pouvions entrevoir que l’enquêté était peu enclin à réagir à une demande d’explicitation de sa pratique professionnelle. Quelque peu décontenancé, nous nous sommes tourné vers une question plus abstraite, qui figurait bien dans le guide mais qui était censée intervenir plus tardivement. Elle portait sur le caractère « spiritualisant » du discours d’un des auteurs phare de cette maison d’édition. La réponse fut la suivante :
« Chacun fait son chemin. Moi, j’en sais rien. Spiritualité, pourquoi pas. Mais j’ai pas de… Je me bats pas pour ça. Enfin c’est pas… La question ne se pose pas du tout en ces termes, pour moi. Elle se pose en rupture, en mouvement. C’est comment un monde… […] Comment le réel, qu’on considérait depuis trois siècles avec une syntaxe particulière, est en train de changer ? […] C’est le réel qui s’adresse à nous de façon différente. C’est ça qui est intéressant. […] C’est comment on répond à quelque chose qui arrive et qui nous oblige à redéfinir tout ce qu’on pensait être défini. La question du genre : […] qu’est ce que c’est qu’un homme ou une femme ? On sait pas. Qu’est ce que c’est qu’une chose ? On sait plus. Qu’est ce que c’est que le futur ? On sait pas. Le temps ? On sait pas. L’espace ? On sait plus. […] il n’y a plus une définition d’un mot qui tient aujourd’hui. C’est ça qui est intéressant. […] Ce qu’il faut, c’est regarder l’ensemble. C’est qu’est-ce qu’il se joue, en ce moment. C’est ça qui est intéressant. […] Comme disait Deleuze, c’est pas… la réponse, on s’en fout : c’est la manière dont on pose la question qui est intéressante. Donc, aujourd’hui, il faut reposer les questions. » (Entretien, 2023, nous soulignons)
Le locuteur semble ici jouer d’une ambiguïté entre une conjoncture intellectuelle qui remet en cause une certaine ontologie et sa propre remise en cause de la question que nous lui posions. De notre point de vue d’analyste du discours, un tel refus de répondre – marqué par la négation « la question ne se pose pas du tout en ces termes » – s’apparente à un acte symbolique de résistance, chargé d’un sens sur lequel l’éditeur s’attarde ensuite. La négation est suivie d’une rectification : la séquence exacte « c’est ça qui est intéressant » se répète ici à trois reprises, et cinq autres fois dans le reste de l’entretien. La locution « c’est ça » vient ici souligner un déplacement de l’interrogation et une contre-proposition qui s’imposeraient. L’entretien fait ressortir l’attachement que ce locuteur entretient à l’égard de la French Theory, thématique à laquelle nous aurons du mal à l’arracher par la suite. Le recours au verbe falloir – « ce qu’il faut », « il faut reposer » – vient marquer une parole particulièrement prescriptive. Il est difficile de savoir si l’attitude de cet enquêté résulte d’une volonté de produire un « écran de fumée » pour ne pas divulguer les pratiques de cette maison d’édition, d’une tentative d’établir un rapport de force entre un sexagénaire reconnu dans son milieu et un doctorant, dans sa vingtaine, au niveau d’étude supérieur 4 ou d’un simple ethos intellectuel plus ou moins incorporé. Quoiqu’il en soit, cette négociation de l’entretien installait un sujet apprenant
– l’enquêteur – et un sujet enseignant – l’enquêté. Si cette configuration peut se révéler féconde dans des situations où l’enquêteur (sur)joue son rôle de profane, elle s’accompagnait ici d’une résistance au guide d’entretien ne nous permettant pas de le dérouler correctement. Bien que ce premier modèle repose essentiellement sur l’expérience d’un entretien, il constitue un exemple paradigmatique d’une situation qui a pu être rencontrée sous des formes plus résiduelles, par exemple lorsque des acteurs laissaient peu de place à nos interrogations ou nous posaient des questions d’érudition de façon à s’assurer que nous suivions le déroulement de leur pensée : « Vous connaissez le Rojava ? », « Vous connaissez Murray Bookchin ? », « Vous connaissez Bruno Latour ? ».
L’enquêteur comme journaliste : l’épreuve du déjà dit
Un deuxième modèle est calqué sur les modalités de l’entretien journalistique, exercice souvent familier pour les intellectuels rencontrés. Plusieurs ont déjà pris part aux matinales de radio parmi les plus suivies, quelques-uns ont pu participer à des émissions télévisées inspirées du genre du talk-show, la large majorité ont déjà fait l’objet d’une interview retranscrite dans la presse. Ce dernier cas de figure se prête particulièrement à une transposition à l’entretien de recherche. L’asynchronie de ces deux formes d’entretien – entre leur réalisation et leur restitution –, l’usage qui y est fait d’un enregistreur, la retranscription ultérieure sont autant de similitudes qui ont pu conduire l’enquêté à aborder l’entretien avec nous à la façon de ses rencontres avec des journalistes. Différents indices venaient nous renseigner à cet égard : la personne rencontrée s’attendait à ce que l’échange n’excède pas une heure, elle privilégiait souvent le distanciel et formulait durant l’entretien de nombreuses expressions phatiques du type : « Vous voyez ? », « Je sais pas si je suis clair ». L’enquêté, placé en position d’expert de son sujet – plus rarement de témoin –, se montrait pédagogue, soucieux d’être compris et de bien répondre à la question posée. Si cette posture peut rappeler à certains égards le premier modèle de l’enseignant, il apparaissait que l’enquêté anticipait plutôt les préoccupations du journaliste : « celle du temps, de l’efficacité, de la clarté » (Charon, 1996, p. 29). Cette négociation de la situation sociale de l’entretien favorisait un certain respect du guide préparé préalablement : nos interventions consistaient essentiellement à poser des questions, mais « d’abord et avant tout à écouter » (Payette et Brunelle, 2007, p. 75).
Routinisation du discours de l’interviewé
Cet air de famille entre l’interview médiatique et l’entretien de recherche, bien qu’avantageux et efficace d’un certain point de vue, soulève la question du « regard du tiers » (Douyère et Gonzalez, 2020). En quoi journalistes et chercheurs peuvent-ils différer dans la façon d’aborder la parole de l’interviewé ? En observant la façon dont les journalistes cadrent leurs entretiens avec les intellectuels étudiés, il apparait que le déjà-dit tient une place prépondérante : bien souvent, le journaliste invite l’interviewé à s’exprimer d’une façon qui lui permette de restituer l’essence de son propos en quelques phrases. Grâce au travail des services de presse des maisons d’édition, la parution d’un ouvrage rythme les interventions médiatiques de ces intellectuels. À l’image du travail du journaliste, nous avons préparé les premiers entretiens en prenant préalablement connaissance des écrits et des interventions de la personne rencontrée. Tout en espérant détacher l’enquêté d’un discours déjà préparé, formaté et développé ailleurs, notre première attitude a été de solliciter des commentaires sur des discours déjà tenus. Nous demandions, par exemple, à l’interrogé de préciser la nature de l’effondrement redouté. Or ces questions faisaient défaut à ce que nous espérions réellement retirer de l’entretien : les verbatims récoltés étaient à nos yeux décevants, au sens où ils reprenaient des réflexions déjà relatées ailleurs. À titre d’exemple, voici deux prises de parole d’un même homme politique à la retraite, suivi d’un extrait de notre entretien :
(Énoncé 1) « À la question “Qu’est-ce que le réel ?”, le psychanalyste Jacques Lacan répondait : “Le réel, c’est quand on se cogne.” […] Lorsque M. Macron souffrira dans sa chair, qu’il sera blessé, […], à ce moment il dira qu’il faut faire autre chose. Et il sera trop tard. » (Ouvrage collectif, 2020, nous soulignons)
(Énoncé 2) « Le monde réel, c’est celui qui souffre comme le disait Jacques Lacan. Et donc tant que M. Macron […] tant qu’on ne souffrira pas dans sa chair, c’est-à-dire que nos proches, nous-mêmes, nos enfants, etc. ne seront pas touchés par une souffrance terrible […] on n’agira pas. » (Conférence, 2021, nous soulignons)
(Énoncé 3) « Jacques Lacan, […] quand on lui demandait : “Maître, qu’est-ce que le réel ?” […] il disait : “Eh bien les enfants, le réel c’est quand vous en prenez plein la gueule.” Le réel, ça cogne. C’est quand ça fait mal le réel, mal au sens de souffrance dans la chair, pas dans les idées. » (Entretien, 2021, nous soulignons)
Ces extraits mettent bien en évidence un phénomène de répétition. Certes, certaines formulations varient, mais nous retrouvons bien dans ces trois énoncés une réflexion identique : il s’agit de la même référence à Jacques Lacan, la même affirmation sur la nature du réel et la même ouverture sur la façon dont s’effectuera la prise de conscience de la catastrophe écologique. De prime abord, de telles séquences peuvent être analysées comme des « éléments de langage » recyclés, en d’autres termes « des formulations plus ou moins élaborées, préparées en vue de leur réemploi, et mises à la disposition d’acteurs sociaux appelés à s’exprimer dans l’espace public et singulièrement auprès des médias » (Krieg-Planque et Oger, 2015, en ligne). Or, le locuteur ici cité n’occupe plus de position de pouvoir et l’hypothèse d’une préparation de ces éléments de langage par des conseillers – telle qu’elle se pratique dans la politique institutionnelle – semble peu probable. Il parait plus juste d’envisager cette routinisation du discours comme une reprise, par commodité, de discours tenus préalablement. S’il n’y a pas ici de marques du discours rapporté – à l’exception de la citation de Lacan –, la comparaison de ces énoncés donne la possibilité d’identifier certaines phraséologies typiques du discours de cet enquêté : par exemple, l’usage du lexème souffr- suivi de « dans sa chair » ou « dans la chair ».
La difficulté de faire sortir cette personnalité du déjà-dit a suscité des réajustements pour les entretiens suivants, mais pouvait nous renseigner du point de vue de la création intellectuelle. La fréquence d’intervention des intellectuels étudiés – qu’il s’agisse d’une sortie médiatique, d’une participation à une conférence ou encore de la mise au point d’une stratégie de communication – ne leur permet pas toujours de renouveler leur pensée et leurs analyses. C’est le sens de cette confidence d’un philosophe, ancien conseiller auprès d’un maire écologiste :
« au bout d’un moment, moi j’avais l’impression de vivre sur des acquis. Parce qu’au début t’innoves […], tu crées des mots. Pendant trois ans, tu vas prendre des risques, tu testes des trucs. Et après, en fait, tu es sur un filon et tu dis toujours les mêmes choses, tu te répètes et t’as pas ni la bande passante ni l’énergie de te réinventer. […] Il y a une nouveauté qui se sédimente et qui devient lassante pour le citoyen […] quand tu as le nez dans le guidon, bah t’es pas inspirant. » (Entretien, 2023)
Conscients de leurs routines discursives, quelques personnalités rencontrées décrivaient la façon qu’elles ont de « sacraliser » du temps, de se mettre en retrait pour infléchir le présentisme des sollicitations et tenter de faire œuvre à l’écart 5.
Dépasser l’abstraction pour accéder à la nouveauté
Considérant une telle organisation du temps, il est arrivé que nous tentions de convaincre nos interlocuteurs de nous accorder un entretien en présentant celui-ci comme l’occasion de prendre du recul dans leur agenda bien chargé. L’expérience peu à peu acquise après les premiers entretiens renforçait notre désir d’accéder au « pas-encore-dit » qui se frayerait un chemin dans « l’entropie du “déjà-là” » (Angenot, 1989, p. 12). Nous devions accorder cette quête d’originalité, non à partir des usages journalistiques, mais à l’aune des spécificités du regard du chercheur, sur lesquelles il s’agit de revenir dans ce qui suit. Les thèmes, entendus comme des idées à défendre ou à dénoncer, tiennent une place de choix dans l’interview journalistique, aux côtés de quelques anecdotes jugées « croustillantes ». Ainsi, lorsque les intellectuels étudiés interviennent dans les médias, ils tentent d’alerter quant aux risques écologiques courus, développant souvent la possibilité d’un effondrement. Clarifier notre approche et la distinguer d’un cadre journalistique ont été salutaires pour mettre au cœur de nos entretiens, non les thèmes du discours, mais nos hypothèses de recherche. Largement inspirées de l’analyse du discours, celles-ci ne portent pas tant sur ce sur quoi l’on parle, mais plutôt sur les manières d’en parler et les personnes qui viennent à en parler. Nous n’entendions pas par l’entretien « vérifier la validité de l’hypothèse [effondriste], à savoir si oui ou non, tout va s’effondrer, ni quand, ni comment » (Rumin, 2024, p. 11). L’attention portait bien davantage sur « un certain nombre d’indicateurs sociaux objectifs et d’indices subjectifs » (Beaud, 1996, p. 245).
L’entretien avec des intellectuels a tendance à rapidement s’orienter vers l’abstraction. La situation d’entretien avec un éditeur – précédemment décrite – illustre bien la difficulté pour l’enquêté de se soustraire à sa passion philosophique pour répondre à des questions relatives au choix de publier certains ouvrages, aux prises de contact ayant permis ces publications et aux retombées pour la maison d’édition. Or, la particularité de l’entretien ethnographique, loin d’être toujours inouïe, consiste à demander aux acteurs d’expliciter leurs pratiques, leurs modes d’organisation, de réflexion et de prise de parole. Un enjeu de notre travail d’entretien a été de réussir à faire sortir peu à peu l’enquêté « de grands discours généraux » (Chamboredon et al., 1994, p. 129) pour lui demander de décrire des éléments qu’il pourrait juger ordinaires, tels que ses caractéristiques sociodémographiques (âge, domiciliation, situation familiale…). Une telle négociation était parfois complexe à mener, tant le décalage pouvait être grand entre le caractère apparemment anodin de nos questions et la gravité de l’alerte qui l’animait. À défaut d’une pleine réussite à ce niveau, les entretiens se sont révélés très éclairants pour cartographier les relations entre les acteurs : saisir les espaces de collaboration, les références partagées, les points de divergence et les rivalités. Les nombreux commentaires autour de la désignation « collapsologue » ou des définitions de l’effondrement, bien qu’au départ d’ordre thématique, étaient investis autrement, comme des points d’entrée pour poser des questions sur le caractère conflictuel et nébuleux du groupe étudié, les enjeux de positionnement dans un corpus et un champ donnés. Parallèlement, les entretiens ont permis de revenir de façon plus fouillée sur les trajectoires des acteurs, rendant possibles des précisions sur des éléments invisibilisés ou implicités, parfois personnels, voire intimes. La portée eschatologique des discours étudiés nous a conduit à nous interroger dès le départ sur le rapport à des textes apocalyptiques plus anciens. Ainsi, nous avons tenté de cerner en entretien la socialisation religieuse des personnalités étudiées, afin de savoir la manière dont celle-ci avait pu être réinvestie, retraduite ou écartée dans leur devenir écologiste. La discussion au sujet des trajectoires individuelles a également permis de comprendre comment l’effondrisme, en tant que discours de rupture, s’articulait bien souvent à des expériences de ruptures biographiques (deuil, maladie, licenciement, départ à la retraite, voyage…), autant d’événements marquant les récits de vie et actant une prise de conscience. Quelques enquêtés conclurent notre échange par des remarques telles que : « Peut-être que vous allez devenir psychologue de l’effondrement. […] Cet entretien, j’ai l’impression d’un entretien psychologique » (Entretien, 2023), « t’as posé des questions intéressantes qui m’ont fait sortir des réponses… que j’avais pas forcément sous le radar » (Entretien, 2022). Ces remarques, en dépit des questions qu’elles pouvaient elles aussi soulever, furent interprétées positivement par nos soins, comme une forme de réussite dans l’expression de ce qui n’a pas encore été verbalisé et que l’entretien de recherche contribuait à mettre en évidence.
Restituer la parole de l’intellectuel
Un dernier aspect est significatif de la tension entre journalisme et recherche en situation d’enquête : la restitution de la parole récoltée. À une exception près, tous les entretiens ont pu être enregistrés, la plupart des personnes rencontrées n’y voyant pas d’objection. Les extraits ici cités sont anonymisés, considérant que la portée méthodologique de cet article ne rend pas nécessaire l’explicitation de la situation des locuteurs concernés. Cela est toutefois pour nous une exception : compte tenu du fait que les personnes interrogées prennent régulièrement position publiquement, nous avons systématiquement demandé l’autorisation de ne pas anonymiser les verbatims qui pouvaient en résulter. Nous avons également présenté la possibilité d’indiquer comme « off » une parole devant rester confidentielle, mais jugée éclairante pour le déroulement du propos. Comme d’autres chercheurs le mettent en évidence, la pratique sociologique de l’anonymisation ne se prête pas toujours à l’étude de groupes bien identifiables, « pourvus d’une compétence linguistique plus que suffisante » et désireux de prendre en charge l’énonciation de leurs idées (Pinçon ; Pinçon-Charlot, 2005, p. 124). Ainsi, notre requête a été reçue presque systématiquement de façon très favorable, au gré de : « Je suis tout à fait responsable de mes propos », « J’assume ce que je dis », « J’ai une parole très libre », etc. Cinq enquêtés ont néanmoins formulé le souhait de pouvoir relire préalablement les extraits à même d’être mobilisés dans nos publications.
Qu’il s’agisse de l’enregistrement ou du rapport à l’anonymat, notre travail se rapproche en cela des pratiques journalistiques. En revanche, la question du style de retranscription cristallise une différence notable. Par souci de rendre compte des spécificités de l’oralité, nos retranscriptions – quoiqu’allégées de certaines répétitions, onomatopées ou interjections – restent au plus près des formulations initiales des enquêtés et conservent l’essentiel des erreurs de français. Si cette pratique peut être jugée stigmatisante lorsqu’il s’agit de rendre compte du discours de publics subalternes, cette enquête porte sur des intellectuels disposant d’un capital culturel important et ne souffrant a priori pas d’un tel stigmate. Comme le relate le sociologue Gilles Bastin, cette forme de retranscription peut cependant être perçue par les acteurs comme une entorse à la règle journalistique (Bastin, 2012, p. 43). C’est à cette même difficulté que nous avons été confronté lorsqu’un acteur désirant relire ses extraits a aussi formulé le souhait d’apporter des modifications dans un « style oral/écrit, comme pour une interview, comme le font les journalistes » (message reçu en aval d’un entretien, 2022). Cette requête, difficilement contestable au regard de la législation sur la protection des données, changeait de facto la façon d’analyser la matérialité discursive de ces extraits. Dans notre manuscrit de thèse, nous avons choisi d’utiliser l’italique pour indiquer les discours retranscrits de l’oral, en précisant en complément si l’extrait avait depuis été modifié par le locuteur. Lorsque nous avons sollicité plus tard la relecture d’autres locuteurs qui en avaient formulé le souhait, nous avons particulièrement pris le temps de spécifier les pratiques scientifiques en matière de retranscription et la façon dont l’oralité allait être présentée dans le texte, tout en soulignant l’intérêt que nous portions – en tant qu’analyste du discours – pour les tournures plus spontanées. Cette requête a été mieux reçue.
L’enquêteur comme collègue : l’épreuve du compagnonnage
Notre travail d’enquête auprès des intellectuels fait apparaitre une troisième négociation de la situation d’entretien : celle qui place les participants dans une forme de connivence. Ce cas de figure, assez fréquent, s’explique par le fait que les intellectuels rencontrés sont majoritairement diplômés d’un doctorat. Bien que la plupart soient spécialisés dans les sciences naturelles, ils se montraient vivement intéressés des réflexions et des travaux en sciences humaines et sociales. Certaines références en philosophie, mais aussi en science politique et en anthropologie se retrouvaient d’un entretien à l’autre, attirant notre attention sur les fondements d’un « univers de sens » partagé et cohérent (Carbou, 2015).
S’entretenir à bâtons rompus ?
De façon assez attendue, la construction de cette relation quasi-partenariale s’opérait à partir de marques de confiance, telles le tutoiement ou l’adressage par le prénom. Les retranscriptions de ces entretiens permettent de constater que les tours de parole y sont plus rapprochés, que la participation de l’enquêteur est plus importante et que l’enquêté se fait, lui aussi, parfois enquêteur. Une personne rencontrée avait préalablement fait la requête suivante :
« Je serais aussi intéressée moi d’écouter ton parcours et tes idées ; que cet événement soit plus une conversation qu’un entretien – parce qu’après j’ai après l’impression de m’écouter parler. […] Donc plutôt quelque chose de fluide si tu [es] d’accord. » (Email reçu en amont d’un entretien, 2024)
Voulant leur témoigner d’une forme de franchise en retour, nous nous confions parfois sur nos propres incertitudes relatives à l’utilité de faire de la recherche face aux catastrophes écologiques. Les intellectuels étudiés, curieux de notre trajectoire et de notre travail, n’hésitaient pas à nous demander nos hypothèses, à commenter certains de nos résultats et à nous soumettre assez spontanément leurs propres analyses :
(Locuteur 1) « Parce que toi tu te demandes quoi ? Si [l’effondrement] serait une version non monothéiste et non cléricale d’un récit de l’Apocalypse ? » (Entretien, 2023)
(Locuteur 2) « comme praticien de la chose publique, j’attache beaucoup d’importance aux mots, aux concepts, au discours comme moyen d’établir une nouvelle métaphysique […] adéquate face au réel, et comme précurseur d’une action politique à la hauteur des urgences […]. Mais je n’ignore pas que certains ont un discours quasi-religieux en ce domaine » (Email reçu en amont d’un entretien, 2023)
(Locuteur 3) « Ça vaudrait le coup d’aller regarder si l’article sur les discours de l’inaction y est cité [dans le rapport du GIEC]. Moi, cet article, il m’a été utile » (Entretien, 2022)
Nous qualifions cette situation particulière de « compagnonnage intellectuel ». À la différence du premier modèle – celui de l’enquêté comme apprenti –, le cas de figure dont il est question ici tend à établir des « conditions de symétrie sociale entre intervieweur et interviewé » (Bastin, 2012, p. 41), permettant un partage réciproque entre des « compagnons » placés plus ou moins sur un pied d’égalité. Les situations asymétriques – conséquences d’une spécialisation sur un sujet donné, par exemple – se révélaient souvent temporaires et généralement compensées plus tard.
Une réflexivité à analyser
Cette configuration d’entretien impliquait que la posture analytique ne soit pas uniquement celle de l’enquêteur, mais tende à être partagée. Cela s’avérait assez intuitif pour les acteurs : « les milieux effondristes, comme ceux écologistes, font preuve d’une très grande réflexivité » (Rumin, 2024, p. 266). En entretien, cette réflexivité se traduisait par une certaine dissociation des acteurs vis-à-vis de leur groupe d’appartenance. Elle pouvait se matérialiser dans les discours par le recours à la troisième personne : « Les écolos ne savent pas faire », « L’écologie politique se trouve sans arrêt à être dans une attitude de défense », « ceux et celles que je considère que comme des lanceurs d’alerte autour de ces questions d’effondrement », etc. L’effet de dissociation pouvait être rapproché de la « valorisation de l’autocritique », telle qu’elle peut se vivre chez des groupes de militants de la gauche radicale (Him-Aquilli, 2021, p. 71). Cette réflexivité politique était marquée par des enjeux langagiers :
(Locuteur 4) « à la COP21 a été introduit deux concepts tout à fait critiquables, qui sont des concepts, disons, d’euphémisation du discours, et on peut dire de tromperie sur la substance de ce dont on parle » (Entretien, 2021)
(Locuteur 5) « Je n’ai même pas parlé de la dimension performative des idées […] Oui, je crois dans les idées. Je crois qu’elles font… elles peuvent faire ce qu’elles disent. » (Entretien, 2023)
Ces commentaires témoignent d’une socialisation particulière qui offre la possibilité aux acteurs de « contextualiser les signes produits afin de leur donner une signification pragmatique » (Him-Aquilli, 2021, p. 76). Ayant incorporé certaines manières de parler et de faire sens, ils se présentaient comme particulièrement disposés à évaluer la véracité d’un discours donné, mais aussi son efficacité. Par souci pour le vrai, ils distinguaient la parole libre et éclairée, de ce qu’ils estimaient être l’erreur, l’aveuglement et le mensonge. Par souci d’efficacité, les locuteurs argumentaient en faveur du recours à des émotions comme la peur et la tristesse, développant comment celles-ci peuvent produire une prise de conscience chez les allocutaires. Convaincus du pouvoir des mots, ils insistaient sur l’importance de « changer de récit » pour « changer le monde ». En définitive, ces discours sur le discours venaient nous renseigner sur la façon dont les intellectuels étudiés appréhendaient leur rôle et tendaient à penser leur répertoire d’action de façon « logocentrique », en dépit de la gravité des événements qu’ils annoncaient. Plutôt que de constituer une génération d’intellectuels en rupture avec celles qui la précèdent, ils manifestaient des similitudes avec une tradition plus ancienne dans laquelle « un article, un manifeste valent une bataille », « la parole ou l’écrit comptent pour des actes » (Rémond, 1959, p. 879). De tels résultats étaient rendus possibles par les croisements entre corpus et enquête, ainsi que par les différentes temporalités de ces modalités d’énonciation : celles du discours tenu publiquement et celles du discours tenu en entretien, ultérieurement, permettant de réagir à du déjà-dit.
Distinguer matériaux empiriques et bibliographie
Si le dernier modèle d’entretien peut être perçu comme plus égalitaire et plus fidèle à notre vision initiale de l’entretien, il s’est révélé, lui aussi, constituer une forme d’épreuve. Le travail de recherche, tel qu’il est envisagé dans les sciences sociales, distingue, parmi les sources mobilisées, la bibliographie de l’ensemble des matériaux empiriques (Seurrat, 2014, p. 126). La difficulté de l’entretien de « pair-à-pair » est qu’il tend à niveler cette bipartition, ne permettant pas toujours au chercheur de définir le statut de la parole qu’il devra rapporter. Ce cas de figure n’est pas tout à fait nouveau du point de vue de l’analyse du discours : de nombreux travaux s’intéressent aux représentations que les acteurs se font de la langue et de ses usages et distinguent le regard du locuteur savant – celui du chercheur – de celui du locuteur « ordinaire ». Or, cette distinction aujourd’hui réinterrogée (Paveau, 2008) l’est également ici au regard d’une situation où ce sont les discours d’intellectuels et d’universitaires qui sont pris comme objet de recherche.
Face aux exigences de l’écriture scientifiques, nous en sommes venu à privilégier, avec d’autres, la distinction entre les données citées « en corpus » et celles « en collègue » (Achard, 1997 ; Krieg-Planque, 2003 ; Loraux, 1980). Comme le souligne Pierre Achard : « Énonciativement, l’attitude “en collègue” est une attitude de co-énonciation avec prise en charge, un “engagement”. L’autre attitude, qui constitue le texte en corpus, […] l’objective, le distancie au maximum » (Achard, 1997, p. 6). Les précisions apportées plus tardivement par Alice Krieg-Planque sont importantes :
« Tout en retenant la distinction proposée par Pierre Achard, nous voulons […] insister sur le fait que si la convocation en corpus est bien un mode de dire sur, la convocation en collègue n’est pas nécessairement un mode de dire avec, mais peut aussi être un mode de dire contre : on peut converger avec celui que l’on aborde en collègue, mais on peut aussi diverger de lui. La convocation en corpus, elle, implique que le regard porté sur l’énoncé est celui du chercheur-analyste, et non celui du pair (pas plus que celui du sujet moral ou du concitoyen), et en conséquence que le discours convoqué en corpus n’est pas un discours avec lequel il y a lieu de parler avec ou de parler contre (bien que nous puissions être pour ou contre par ailleurs). » (Krieg-Planque, 2003, p. 24)
Considérant la désignation « ordinaire » discutable pour les raisons mentionnées, nous avons été conduit à nous référer au discours « émique » pour expliciter ce sur quoi nous parlions, c’est-à-dire ce que nous analysions. Cette distinction n’étant pas ontologique mais relevant « d’une attitude par rapport au statut des citations » (Achard, 1997, p. 6), il est arrivé, de façon exceptionnelle, que nous citions quelqu’un en corpus à un moment précis et, en d’autres circonstances, en collègue. N’entendant pas relater dans notre travail des entretiens à portée « bibliographique 6 », tout entretien était de facto pensé dans une attitude en corpus. Lorsqu’il s’agissait d’écrits, cette distinction de regard était plus difficile, quelque peu arbitraire, mais reposait néanmoins sur différents indices : le genre de la publication, son contexte éditorial, les façons de faire preuve, le caractère central ou annexe du sujet abordé au regard des thématiques de recherche de l’auteur concerné, mais aussi le degré de subjectivité et de normativité qui pouvait s’y lire.
Conclusion
Ces trois modèles, à valeur heuristique, sont, en réalité, susceptibles de se retrouver à différents moments d’un même entretien. Tous dérogent à notre objectif de départ, idéaliste à bien des égards. Les épreuves rencontrées témoignent de la difficulté à se représenter au préalable ce que pourrait être un entretien de recherche, qui plus est un entretien de recherche « sur le discours ». Cela vaut pour l’ensemble des acteurs en présence, nous compris. Si l’enquêté peut parfois imposer une place à l’enquêteur, il est aussi vrai que l’enquêteur que nous étions n’était pas toujours au clair sur le rôle qu’il devait investir. Néanmoins, ce « bricolage » – typique d’une approche qualitative – nous a permis de tirer profit autant que possible de certaines situations non recherchées au départ, en puisant dans l’appareil conceptuel de l’analyse du discours et en déplaçant, si nécessaire, des notions qui servaient, au départ, la description d’écrits. Ce retour de terrains fait apparaitre que les situations qui y ont été rencontrées, en dépit des difficultés qu’elles induisent, sont intéressantes à analyser en tant que telles. En ce sens, l’expérience de l’entretien n’est plus simplement une méthode d’accès à des matériaux ou à des verbatims à analyser, mais un résultat à part entière et une situation qui cristallise certains traits sociodiscursifs saillants de ces acteurs rodés à l’activité réflexive.
Notes
[1] L’ « effondrement » écologique, entre perte de prise et pouvoir des mots. Analyse sociodiscursive de l’engagement d’intellectuels en Europe francophone (2015-2023), Thèse en sciences de l’information et de la communication soutenue en 2025, sous la direction de Claire Oger, à l’Université Paris-Est Créteil.
[2] Projet ayant fait l’objet d’une première restitution dans l’article : Desingue, Adrien et Gotte, Joseph (2023), « Temps du délai, temps du débat Penser la temporalité du mouvement écologiste à partir du “Débat du siècle”, grand oral Twitch de la présidentielle 2022 », Quaderni, n°109, p. 93-112.
[3] Ce regroupement ne doit, bien évidemment, pas minorer l’hétérogénéité de ces acteurs. Il nous semble toutefois se justifier, outre des similitudes dans le répertoire d’action, par la surreprésentation des partis « verts » dans les trajectoires militantes décrites, ainsi que le niveau de diplôme relativement homogène (avec une majorité de titulaires du doctorat).
[4] Il s’avère que l’acteur rencontré était diplômé d’une maîtrise.
[5] Par exemple, l’assistante d’un enquêté nous a répondu que ce dernier était en résidence d’écriture au moment où nous l’avons sollicité.
[6] Pratique qui semble rare, par ailleurs.
Références bibliographiques
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Auteur
Joseph Gotte
Docteur en sciences de l’information et de la communication, Joseph Gotte a mené sa thèse au sein du Centre d’Étude des Discours, Images, Textes Écrits, Communication (Céditec) de l’Université Paris-Est Créteil. Il travaille au croisement de l’analyse du discours et de la communication politique. Ses recherches portent principalement sur les discours de l’« effondrement » tenus par des intellectuels écologistes francophones.
joseph.gotte@u-pec.fr