État et construction identitaire de la « tunisianité » : entre norme et clivages, des altérités niées
Résumé
Cette contribution cherche à poser un regard analytique sur l’identité tunisienne en tant que construction politique à travers une production discursive hétérogène. Elle s’inter- roge sur la manière dont l’État tunisien a, depuis l’indépendance, œuvré à construire une identité nationale « homogène » à travers les textes juridiques, les pratiques d’expression (verbales et visuelles) et les médias. qui s’est avérée sur le long terme, une politique de l’exclusion de certains groupes qui ne se reconnaissent pas dans ce choix identitaire de référence.
Mots clés
Identité, identité culturelle, identité linguistique, identité religieuse, altérité, revendications, analyse sémiotique, sociosémiotique, Tunisie
In English
Title
State and building identity of “Tunisianity”: between norm and cleavages, denied alterity
Abstract
This paper seeks to take an analytical look at the Tunisian identity as a political construction through a heterogeneous discursive production. It questions about the way how the Tuni- sian State has been working, since the independence, to build a “homogeneous” national identity through legal texts, expression practices (verbal and visual) and media which has proven to be, in the long-term, a policy of exclusion of certain groups that do not recognize themselves in this reference choice of identity.
Keywords
Identity, cultural identity, linguistic identity, religious identity, alterity, claims, semiotic ana- lysis, sociosemiotics, Tunisia
En Español
Título
Estado y construcción identitaria de la « tunisianidad » : entre norma y divisiones, altera- ciones negadas
Resumen
Este artículo aspira a echar una mirada analítica a la identidad tunecina como construc- ción política a través de una producción discursiva heterogénea. Plantea la pregunta de saber cómo el Estado tunecino ha trabajado, desde la independencia, para construir una identidad nacional «homogénea» a través de los textos jurídicos, las prácticas de expresión (verbales y visuales) y los medios de comunicación lo cual resultó ser a largo plazo, una política de exclusión de ciertos grupos que no se reconocen en esta elección identitaria de referencia.
Palabras clave
Identidad, identidad cultural, identidad lingüística, identidad religiosa, alteridad, reivindi- caciones, análisis semiótico, sociosemiótica, Túnez
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Mezrioui Racha, , « État et construction identitaire de la « tunisianité » : entre norme et clivages, des altérités niées », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/2, 2021, p.67 à 86, consulté le jeudi 26 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/dossier/05-etat-et-construction-identitaire-de-la-tunisianite-entre-norme-et-clivages-des-alterites-niees/
Introduction
L’État tunisien a tenté, depuis l’indépendance, de construire une norme identitaire des Tunisiens en vue de créer une « tunisianité », une référence d’appartenance à la Tunisie, à travers la religion, les pratiques langagières, les expressions artistiques, voire vestimentaires, etc. L’idée était de forger une mémoire et une culture nationales constituant une référence pour les Tunisiens, où l’héritage arabo-musulman est présenté comme structurant la norme identitaire des Tunisiens. Telle qu’elle se dégage des textes de lois et des pratiques, la « tunisianité » est un pur produit politique, un instrument d’unité nationale pour un meilleur contrôle de l’altérité. Bourguiba avait pour « rêve de tunisifier, de séculariser, de moderniser et d’homogénéiser le pays » (Larif Beatrix, 1987), mais sans permettre une quelconque opposition, les opposants étant un danger pour l’unité du pays. Ainsi, c’est à travers la promotion de la pensée unique que va naître la matrice du régime autoritaire de la Tunisie indépendante qui frappe d’illégitimité toute opposition (Chouikha, Gobe, 2015).
Le changement de régime de 2011 révèle la fragilité de cette construction factice. L’explosion du champ politique avec une polarisation du pouvoir entre l’islam politique et ses alliés d’un côté, et une coalition hétéroclite, issue notamment du centre-gauche de l’autre, brouille la lisibilité du champ politique (Ferjani, 2012). Des clivages identitaires émergent et engendrent une fracture au sein de la société qui aboutit à un télescopage entre « conservateurs » et « progressistes ».
Mais entre les deux, des populations qui ne se reconnaissent ni dans un camp, ni dans l’autre ont du mal à se faire entendre. Peu voire pas reconnus par les institutions étatiques, ces groupes, sans vouloir se dresser contre la « tunisianité », cherchent à porter dans l’espace public l’expression de leur altérité : ils veulent être reconnus en tant que Tunisiens dont l’identité culturelle est différente de l’identité constitutionnelle figée dans un conservatisme et une négation de l’autre en tant que citoyen à part entière.
La difficile médiatisation de la diversité culturelle en Tunisie reflète avant tout l’impossible « désétatisation » (Chouikha, 2013) des médias et leur passage vers des médias du secteur public. Les médias publics, médias mainstream par excellence, sont restés, malgré le changement de régime, fidèles à l’identité culturelle nationale formatée par l’époque dictatoriale : le mot d’ordre demeure l’invisibilisation des différences culturelles et l’occultation des voix « dissidentes ».
Malgré la multiplication des associations depuis 2011, force est de constater un certain immobilisme en matière de revendications identitaires. À titre d’exemple, la culture amazighe n’est toujours pas reconnue en tant que composante de la « tunisianité », les institutions étatiques étant seules à modéliser l’identité culturelle nationale.
Les élections législatives et présidentielles de 2019 montrent encore une fois que la normalisation de l’identité tunisienne est un artéfact instable : sur le clivage identitaire vient se greffer un clivage économique, nourri par les disparités socio-territoriales auxquelles les différents gouvernements depuis 1956 n’ont pas su apporter de réponses. Si l’issue des élections fait penser à une mosaïque identitaire des Tunisiens, elle met surtout l’accent sur un électorat (dont une majorité de jeunes) qui ne se reconnaît plus dans les valeurs véhiculées par la classe politique. D’un point de vue identitaire, la Tunisie semble s’orienter vers un « bricolage » qui rompt avec le modèle de « tunisianité » imposé par l’État depuis l’indépendance. Dans ce contexte de reconfiguration identitaire, un brouillage des valeurs émerge faisant écho à la polarisation des rapports de force du pouvoir où l’altérité est tue, voire niée. D’un côté comme de l’autre, la diversité et l’altérité identitaires de certains groupes, si elles ne sont pas considérées comme déviantes, sont désavouées.
Cette contribution cherche à poser un regard analytique sur l’identité tunisienne en tant que construction politique à travers une production discursive hétérogène. Elle s’interroge sur la manière dont l’État tunisien a, depuis l’indépendance, œuvré à construire une identité nationale « homogène » à travers les textes juridiques, les pratiques d’expression (verbales et visuelles), les médias, etc. qui s’est avérée, sur le long terme, une politique d’exclusion de certains groupes ne se reconnaissant pas dans ce choix identitaire de référence. Dans un contexte de démocratisation du régime, il serait opportun de voir comment et par quels moyens les discours des groupes « exclus » de l’identité nationale permettent d’attester leur présence et de revendiquer leur différence : quelles sont les voix des différents acteurs (société civile, mouvements contestataires, collectifs citoyens, médias) qui amorcent un échange autour des politiques publiques en matière d’identité nationale ? Quels sont les discours qui proposent un réajustement de la « tunisianité » capable de prendre en considération les voix des groupes « exclus » jusqu’ici et dont les droits ont été sinon diminués, niés ? En d’autres termes, il s’agit de sonder les relations d’interaction discursive entre, d’une part, le tissu associatif et les collectifs de citoyens, et d’autre part, les institutions de l’État et les médias notamment publics, en ce qui concerne la question des diversités culturelles en Tunisie. L’idée de départ est que la « tunisianité » d’État peut être appréhendée en tant que construction politique de contrôle des groupes « différents » à partir des productions discursives polyphoniques qui s’inscrivent dans la pensée dominante. Dans cette perspective, il serait intéressant de s’interroger sur la légitimité de l’exclusion identitaire, de la négation à la différence et de l’invisibilité qui frappe les individus non conformes à la « tunisianité » d’État à l’heure de la nouvelle constitution de 2014.
Cette réflexion se fonde sur l’idée que l’ancrage de la Tunisie à la culture arabo-musulmane, tel qu’il est transcrit dans les deux constitutions (1959 et 2014), atrophie de manière constante les politiques publiques concernant une « tunisianité » autre que celle imaginée par le pouvoir. Cet ancrage se dresse comme un censeur qui nie le droit à la différence : si l’altérité n’est pas occultée, elle est niée, voire sanctionnée. Par exemple, d’un point de vue religieux, « le pouvoir politique tunisien a toujours oscillé entre la répression contre tout ce qui peut être perçu comme signes d’appartenance aux islamistes (voile, barbe) et la sanction de tout ce qui peut contrevenir à ce qu’il nomme atteintes “aux bonnes mœurs” et aux “valeurs arabo-musulmanes” de la Tunisie » (Chouikha, 2005). C’est pourquoi, nous avons choisi de nous intéresser ici, en référence à la constitution tunisienne, uniquement à l’ancrage arabo-musulman du pays, tel qu’il est décrit par le texte juridique : à savoir l’aspect linguistique et religieux en tant que socle de la construction identitaire nationale.
Pour rendre compte de cette situation où l’identité nationale se conjugue au singulier, il nous a semblé intéressant de voir comment les pouvoirs politiques appréhendent les revendications de reconnaissances identitaires, qu’elles soient explicites, assumées ou au contraire subrepticement en sourdine à travers quelques exemples précis, tels que les discours produits par différentes instances énonciatrices autour de groupes de Tunisien.ne.s qui n’adhèrent pas à la construction identitaire de la « tunisianité » d’État. Certes, les discriminations de certains groupes de Tunisien.ne.s de la part des pouvoirs publics sont nombreuses et les revendications de reconnaissance sont aussi variées que diverses, d’autant plus que la Tunisie continue, malgré la démocratisation du pays, à aseptiser les différences au nom de l’unité de la nation. Cette politique d’assimilation des divergences, voire de leur négation parfois coercitive, crée un télescopage sémiosique en ce qui concerne l’interprétation de la constitution de 2014 : l’identité arabo-musulmane proclamée semble se poser comme un barrage aux libertés identitaires. Au nom de l’article 1 de la constitution, l’invisibilisation de certains groupes, leur marginalisation et discrimination culturelles s’érigent en règle et retardent la mise en place de la démocratie.
Cette contribution cherche à retracer les choix identitaires de la Tunisie à travers des productions discursives hétérogènes, et par conséquent, les exclusions en ce qui concerne les diverses identités culturelles (Charaudeau, 2005a). En effet, aussi bien dans les textes que dans la pratique, les institutions étatiques peinent encore à reconnaître certains groupes de populations. Souvent en marge des modèles identitaires dominants, ces derniers demeurent vulnérables aux yeux des textes de loi. Sans voix, ils connaissent la disqualification et la discrimination.
La question des diversités culturelles convoque plusieurs disciplines, approches et courants car elle se situe à l’intersection notamment de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnologie, de l’histoire, de la philosophie, des sciences de l’information de la communication, de la sémiotique. Il nous a semblé opportun, pour traiter cette thématique, de nous inscrire dans le champ des Cultural Studies (Hall, 1970 ; Clifford, 1996 ; Hoggart, 2007) qui rendent compte du caractère intrinsèquement hybride des cultures, mais également dans le champ des Counter-Cultural Studies (Turner, 2006) pour montrer comment la question des diversités culturelles participe à faire émerger des voix contre l’immobilisme conservateur, aspirant à changer la société, à « modifier » le monde sans pour autant vouloir prendre le pouvoir, afin de libérer la parole et encourager la critique envers la pensée dominante. Cependant, un détour vers le courant des Subaltern Studies (Spivak, 2009), nous semble de rigueur pour traiter également de l’invisibilisation des altérités culturelles. Par ailleurs, il nous a paru opportun d’inscrire cette contribution dans le sillage de la sémiotique de la culture qui s’intéresse aux modes sociaux de production de sens, aux pratiques sémiotiques grâce auxquelles les sujets d’une culture se constituent en tant que tels. Dans cette perspective, la sémiotique est tournée vers les sujets en tant qu’instances de production de sens, en tant que membres d’une communauté culturelle et acteurs d’une action sociale, qui est d’abord et toujours sémiotique (Lorusso, 2008, p. 121).
Les questionnements abordés dans ce texte trouvent des éléments de réponse dans une production discursive disparate constituant, certes, un corpus hétérogène, mais susceptible de dresser une vue d’ensemble des stratégies opérées par les pouvoirs publics tunisiens pour exclure de l’espace public l’expression de la diversité culturelle. Dans cette perspective, le corpus sur lequel se fonde cette contribution est une construction polyphonique d’instances discursives donnant lieu à un objet heuristique (Mayaffre, 2002 ; Pérez Lagos, 2015).
Une exploration des discours qui se dégagent de travaux scientifiques, de textes juridiques (constitutions de 1959 et de 2014), de rapports d’ONG, d’associations de la société civile et de contenus médiatiques (médias mainstream et réseaux sociaux numériques), mais également l’observation de ce qui se passe en Tunisie depuis 2011 sont la base constituante du corpus exploité dans ce texte.
L’idée de diversité culturelle touche à des domaines aussi divers que diversifiés. C’est pourquoi, l’étude de matériaux variés nous a semblé intéressante pour rendre compte de l’expression des diversités culturelles en Tunisie dans un contexte de redéfinition du rôle de l’État, pour ce qui est de l’affirmation publique des identités culturelles et la reconnaissance d’appartenances identitaires particulières (Demesmay, 2001).
Il s’agit donc d’un corpus réflexif (Guilhaumou, 2002 ; Mayaffre, 2002) construit de manière à
« associer dans un corpus issu de l’activité langagière de locuteurs précis non seulement des acteurs stratégiques et des acteurs émergents, des experts et des militants ordinaires, des protagonistes et des spectateurs, mais aussi les chercheurs […] eux-mêmes. Nous entrons ainsi dans un processus de co-construction des corpus où la question de l’articulation du discours et du métadiscours constitue une dynamique interne à la formation de nouveaux corpus » et où « le point de vue du chercheur est l’une des données majeures de la construction de ces corpus. » (Guilhaumou, 2002),
…d’autant plus que le caractère scientifique d’une démarche réside non dans l’objet qu’elle interroge mais dans la manière de le questionner (Le Goff, 2012).
Cette réflexion autour de la question des diversités culturelles cherche à contribuer à la production sociale du sens (Jeanneret, 2005) et c’est dans cette perspective que la sémiotique telle qu’elle a été décrite par Fabbri, à savoir, « une sémiotique à valeur d’organon, comme une espèce d’art rationnel, non universel, qui fournit des modèles et des maximes pour le fonctionnement des connaissances cognitives et discursives locales » (2008 : 142) peut s’avérer utile pour analyser notre objet d’étude. En empruntant la démarche méthodologique de Fabbri, il nous semble que l’analyse sémiotique peut apporter un éclairage, non seulement sur la manière dont les discours ayant trait aux identités culturelles se chargent de sens dans des situations sociales particulières, mais également sur la façon dont ces discours interviennent au sein de la pratique signifiante (Jeanneret, 2006) d’une société.
Langues et négociations identitaires
Depuis l’indépendance en 1956, la Tunisie a cherché à construire une « tunisianité » censée unir les Tunisien.ne.s quelles que soient leur région d’appartenance et leurs spécificités territoriales. La politique adoptée semble vouloir garantir l’unité de la nation et renforcer l’appartenance à une culture commune, une culture nationale. « Le questionnement d’ordre culturel a donc été, durant les années 1950-1960, le thème central et récurrent du discours politique. La culture nationale, composante essentielle de l’identité tunisienne, a été ainsi l’objet d’un grand débat dans la presse tunisienne dans les années 1956-1957 » (Abbassi, 2005). L’idée défendue par Bourguiba était de construire l’unité de la nation à travers une mémoire et une culture communes dans lesquelles les Tunisien.ne.s pouvaient se reconnaître, tout en gardant une ouverture sur le brassage des cultures que le pays a connu au fil de temps. Cependant, c’est l’héritage arabo-musulman qui est privilégié pour la construction identitaire des Tunisien.ne.s, puisque la constitution de 1959 inscrit l’arabe en tant que langue officielle et l’islam en tant que religion du pays.
À cet effet, « le législateur, à travers le langage juridique, procède au modelage du sens, de la structure et des rôles de l’organisation, dans une opération de construction d’un système complexe d’objets sémiotiques. […] Sur le plan des modalités, c’est seulement à partir du moment où le législateur prescrit les formes canoniques du comportement […] que la forme du contrat sémiotique change d’un vouloir-faire en un devoir-faire. C’est donc toujours à travers le langage juridique que se réalise la conversion du vouloir-faire […] en un devoir-faire « culturalisé » » (Sorrentino, 2019), voire normalisé.
Cette normalisation de l’identité culturelle (Charaudeau, 2005a) imposée par l’État en vue de construire la nation va très vite revêtir un caractère injonctif, voire coercitif : Bourguiba a imposé sa propre vision de la « tunisianité » sans pour autant chercher à savoir si elle correspond à celle des Tunisien.ne.s dans leur diversité. Ce faisant, certains groupes se sont vus exclus de l’identité tunisienne car ne se reconnaissant pas dans cette identité « vitrine », telle qu’elle est présentée officiellement.
La question des diversités culturelles en Tunisie est étroitement liée aux textes juridiques : leur reconnaissance institutionnelle est largement tributaire de l’ancrage arabo-musulman qui a façonné l’identité du pays. Dans cette perspective, les groupes de populations dans lesquels la culture arabo-musulmane n’est pas profondément enracinée peinent à être pleinement reconnus. Peu médiatisés, voire exclus du débat dans l’espace public, ces groupes sont marginalisés et discriminés.
L’arabité : une identité linguistique imposée ?
Officiellement, la politique linguistique est tournée vers le monolinguisme arabe : il s’agit ainsi pour la Tunisie de se démarquer de l’empreinte du colonialisme tout en favorisant un enracinement identitaire qui s’inscrit dans l’authenticité des racines arabo-musulmanes. L’arabisation de l’enseignement public semble un choix évident, qui fait partie de la politique linguistique et culturelle du pays. Cependant, c’est sur le bilinguisme que s’arrêtera le choix du pays : l’arabe étant la langue de culture, et le français la langue-outil ou véhiculaire (Garmadi, 1973).
« La Tunisie ne renie rien de son passé dont la langue arabe est l’expression. Mais elle sait aussi bien que c’est grâce à la maîtrise d’une langue comme le français qu’elle participe pleinement à la culture et à la vie du monde moderne » (Bourguiba, 1968).
Le pays a donc adopté un bilinguisme à travers le français considéré comme moyen d’ouverture vers la modernité. Dans le quotidien des Tunisien.ne.s, les pratiques linguistiques montrent que l’ancrage identitaire dans la langue arabe imposée par les textes fait l’objet dans la plupart des cas de contournements créant ainsi un idiolecte propre à la Tunisie, érigeant la langue constitutionnelle en langue institutionnelle, liée au pouvoir.
Ces choix linguistiques vont créer une situation paradoxale puisque les pratiques langagières des Tunisien.ne.s dans leur quotidien sont autres : c’est le tunisien dialectal avec ses variations régionales qui est parlé, souvent mélangé à un français « tunisianisé ».
Le discours officiel « sur l’arabe et le français révèle une réappropriation par l’État postindépendant de l’idéologie coloniale sur les deux langues en question, et conduit à interroger cette quête de l’authenticité et de la modernité qu’on revendique simultanément en ayant recours à deux langues dont aucune n’est parlée par la population » (Jerad, 2004).
Aussi le pays est-il caractérisé par une diglossie : tunisien dialectal et arabe littéraire, en plus du bilinguisme arabe/français.
Ces orientations linguistiques vont d’emblée déposséder nombre de Tunisien.e.s de leur langue maternelle et créer une situation où une divergence entre identité collective et langue officielle va se former : le choix de l’arabe va exclure non seulement la langue maternelle, le dialecte (Jerad, 2004) mais également son ancrage dans l’histoire millénaire du pays. La langue, lieu par excellence de l’intégration sociale, de l’acculturation linguistique, où se forge la symbolique identitaire « nous rend également comptables du passé : elle crée une solidarité avec celui-ci, d’autant plus que notre identité est pétrie d’histoire et que, de ce fait, nous avons toujours quelque chose à voir avec notre propre filiation, aussi lointaine fût-elle » (Charaudeau, 2001).
La langue officielle, l’arabe littéraire, rompt avec la profondeur de l’histoire du pays et par conséquent, ne permet pas de prendre en compte les diversités culturelles en Tunisie, telles que les Berbères, par exemple, qui ont été contraints de se « diluer » dans la normalisation identitaire linguistique imposée par l’État. Elle rompt également avec les pratiques langagières des Tunisiens qui échangent entre eux, dans leur quotidien, à travers un mélange de tunisien dialectal, de français et d’italien.
Revendications linguistiques : un rapport de force
La question de la langue en Tunisie est doublement problématique car elle atteste d’identités diverses : d’un côté, les francophones, de plus en plus minoritaires, considérés au lendemain des événements de 2011 comme les orphelins de la France (itema frança), les déchets de la francophonie (houtèla francophonia) ; et de l’autre, les Tunisien.ne.s arabophones, de plus en plus « tunisophones », dont le dialecte tunisien est mélangé à un français approximatif. Dans ce contexte, les médias francophones (presse écrite, stations de la radio publique) jouent le rôle d’un média communautaire, d’autant plus que le pays s’est réapproprié sa langue maternelle. « Ce phénomène d’un média national en langue non nationale se place d’emblée en situation « marginale », puisqu’il s’exprime dans une langue qui n’est pas la langue de l’État », mais la langue des intellectuels, des universitaires et des fonctionnaires (Kraemer, 2002).
Si l’arabe classique a été pendant l’ancien régime associé aux institutions étatiques (présidence, chaînes TV et stations de radios publiques), l’année 2011 semble marquer une réappropriation du dialecte tunisien et une revendication identitaire de la « tunisianité » décomplexée par rapport à l’identité arabe. La production de contenus médiatiques bascule vers le tunisien dialectal, notamment dans les radios privées, où même l’information est présentée en dialectal :
« Mosaïque FM touche le public d’une manière qui se veut dynamique, interactive et décontractée, affichant ainsi une volonté d’horizontalité dans ses rapports avec les auditeurs. […] Le choix du multilinguisme, l’intonation de la voix et le rythme rapide d’élocution des animateurs tracent des frontières évidentes avec les registres soutenus qui étaient convenus antérieurement. Or le changement de registre n’est pas juste une forme de modification de discours mais bien une réelle modification de la nature des pratiques sociales (Agha 2005 ; Leimdorfer 2008). Le registre familier de Mosaïque FM nous place ainsi de facto dans un style informel » (Achour Kallel, 2011).
Ce glissement de registre au niveau des pratiques langagières est également présent sur les plateaux TV et radio et concerne aussi bien les débats politiques que les émissions de divertissement ou les fictions : que ce soit dans les médias publics que privés, c’est le dialectal tunisien qui prime pour échanger et s’exprimer.
À travers le dialectal, la parole s’est libérée : cette liberté d’expression marque également un clivage en ce qui concerne l’identité culturelle tunisienne imposée passant de l’arabe classique vers la langue maternelle, la langue du quotidien. Les technologies de l’information et de la communication ont largement contribué à la diffusion, notamment chez les jeunes, du dialectal transcrit en caractères latins et en chiffres, donnant naissance à sa codification. Dans ce sens, les technologies de l’information et de la communication ont permis le développement d’un langage « sectaire » propre aux jeunes (Mezrioui, 2013). Le langage étant ici « l’ensemble des pratiques symboliques par lesquelles le sujet représente son identité, pour les autres et pour soi-même » (Lamizet, 2004, p. 75), la langue, quant à elle, s’inscrirait plutôt dans une médiation politique qui exprime l’appartenance sociale à un territoire, elle est instituée dans un pays par le pouvoir qui s’y exerce et qui y définit la citoyenneté (Lamizet, 2004).
Une mutation envers la langue arabe s’opère donc et les Tunisien.ne.s revendiquent à travers le dialectal leur « tunisianité » et leur identité culturelle par rapport au monde arabe. Des associations qui militent pour que le dialectal soit reconnu en tant que langue officielle du pays voient le jour, remettant en cause l’identité arabe forgée par le discours de l’État, renvoyant ainsi à l’idée qu’« en matière de langage rien n’est proprement naturel, tout est affaire de contacts, de rapports de force, d’interdépendance, de compétition » (Manzano, 2011). Un conflit linguistique s’installe alors subrepticement et implique l’affrontement de deux langues clairement différenciées, l’une politiquement dominante (emploi officiel, emploi public) et l’autre comme politiquement dominée (Kremnitz, 1981).
Chez les populations jeunes, une réappropriation de leur langue maternelle à travers le rap, les graffitis et les vidéos postées sur les réseaux sociaux numériques est évidente.
« L’ouverture et l’accélération des échanges, les réseaux sociaux et les humoristes ont battu en brèche le magistère de l’arabe littéraire sur fond de francophonie, structurant le logiciel politique tunisien. « La « darija » (le dialectal) prend place en même temps que l’assignation à s’exprimer en arabe classique perd de son intransigeance. […] C’est en dialectal, langue de tous les jours, qu’on perçoit la fatigue de la politique et les manquements de son langage. L’idée d’éditer une version dialectale de la Constitution de 2014 reflète l’insuffisance du bilinguisme politique. Le moment incite à prendre du large par rapport au couple arabe/français. Le dialectal est vu comme la voie qui rapproche du peuple, une façon de se rapprocher du citoyen/électeur et de lui expliquer la complexité de ce qui se passe » (Bendana, 2014).
Il y aurait ici « au niveau microscopique, presque imperceptible, mais largement répandue, la production d’une politique nouvelle et différente : il s’agit peut-être de la réalisation d’une des intuitions que Michel de Certeau indiquait comme une sorte de « révolution silencieuse » : cette prolifération de pratiques minuscules et invisibles qui a remplacé la centralité des idéologies politiques et des sujets qui en ont été pendant des décennies les détenteurs » (Cervelli, 2017). Dans cette perspective, il est opportun de dégager aujourd’hui ces pratiques micropolitiques qui sont enracinées dans le quotidien, empreinte politique explicite, qui se caractérisent comme des façons de faire : une pratique de la relation avec les autres (Cervelli, 2017).
Clivages identitaires : langue constitutionnelle versus langue dialectale
Le président de la République Kaies Saïed a choisi de s’exprimer en arabe littéraire lors de ses apparitions médiatiques : en tant que garant de la constitution, il semble vouloir appliquer à la lettre l’article 1, quitte à dresser un écueil pénitentiel (Eco, 1985) linguistique susceptible de créer un clivage identitaire chez les Tunisien.ne.s qui ne se reconnaissent pas dans cette langue, voire ne la comprennent pas. Souvent critiqué, tourné en dérision à travers des discours, notamment produits sur les réseaux sociaux numériques, il exclut nombre de Tunisiens, incapables de se reconnaître dans son langage rigide, souvent qualifié de pédant.
Sur la page Facebook de la présidence de la République, à l’occasion du discours du président du 20 mars 2020 annonçant le confinement total du pays à la suite de la pandémie Covid-19, nombre d’internautes ont posté des commentaires concernant l’arabe littéraire utilisé par le président de la République en lui demandant d’utiliser le dialectal pour s’adresser au peuple. Par exemple, l’internaute T.H. poste le commentaire suivant : « Ya raïs eddaoula na77i el lougha el arabia ou 5atab eccha3b bi ma yafham. Tawwa eddl el thniya ou terja3lek chehed la9al » (Hé président de la nation, enlève la langue arabe et adresse-toi au peuple avec la langue qu’il comprend. Tu vas retrouver le chemin et la raison). Un autre internaute A. H. exprime son agacement en ce qui concerne les tournures d’expression utilisées par le président de la République lors de son discours : « Bellehi qouloulou i5arrej el qararat mte3ou direct me ghir me ioutrelna 3assabna ou ikkarahna fil el nhar li enta5abneh » (S’il vous plaît, dites-lui de sortir ses décisions directement sans nous énerver et nous faire détester le jour où on a voté pour lui). L’exemple de l’internaute M. A. B. est plus explicite quant à la langue utilisée par Kaies Saïed : « Tkellem bi derija ou ezreb ou 5oudh qararat 7azima » (Parle en dialectal et dépêche-toi et prend des décisions strictes).
Ces exemples montrent le clivage identitaire linguistique que connaissent nombre de Tunisien.ne.s qui revendiquent une reconnaissance du dialectal tunisien en tant que langue pour les discours officiels du président de la République. L’arabe littéraire constitutionnalisé s’avère de plus en plus en rupture avec leurs aspirations identitaires tuniso-tunisiennes. C’est ainsi que les pratiques discursives en arabe littéraire « révèlent en vérité, en même temps qu’une négation de soi, un empêchement organique à aller vers la démocratie » et qu’à travers le choix de l’arabe littéraire en tant que la langue officielle, « on pose une affirmation de soi pour aboutir à une négation » (Ben Achour Y., 1995).
Les discours postés sur les réseaux sociaux numérique contribuent à une redéfinition continue du sens même de cette « dissidence linguistique » : la résistance à la langue institutionnelle, ainsi exprimée, est configurée et reconfigurée en permanence et permet de mettre en valeur la façon dont certains groupes sociaux et la culture qui les distingue « découpent » le champ sémantique de la protestation de manière plus ou moins subtile et précise, en créant une textualité qui renvoie aussi bien à la production de signes (tissage du sens) qu’à la dimension de sa réception sociale (le sens de l’attestation) (Leone, 2011).
Les Amazighs : une identité refoulée ?
En Tunisie, les revendications autour de l’amazighité demeurent confidentielles, d’autant plus qu’il est difficile d’avoir une estimation de la taille de la population berbère. Peu médiatisée, la question amazighe ne semble pas trouver écho auprès des citoyens et du tissu associatif tunisien même après la chute de l’ancien régime en 2011. Dans un contexte de démocratisation du pays, une timide émergence de la question de l’amazighité, aseptisée de toute revendication politique va éclore. Elle s’inscrit plutôt dans la lignée des quelques associations œuvrant dans le domaine de la sauvegarde de la culture et du patrimoine. D’une manière générale, les revendications des associations amazighes ne visent pas l’inscription de l’amazigh en tant que langue officielle, mais la reconnaissance de la culture berbère en tant que matrice de la culture tunisienne et la défense de leur patrimoine culturel, y compris la langue. C’est ainsi que la veille de l’adoption de la constitution du 26 janvier 2014, des associations amazighes et des membres de la société civile ont manifesté devant l’Assemblée nationale constituante (ANC) pour dénoncer les discriminations envers les populations amazighes de Tunisie de la part du législateur : la nouvelle constitution ne défend pas les droits culturels, linguistiques et historiques des Amazigh.e.s et l’école tunisienne les ignore dans ses livres d’histoire.
Force est de constater que la culture amazighe n’aura aucune reconnaissance constitutionnelle ou symbolique et ne bénéficiera d’aucune politique publique (Pouessel, 2017), et malgré le processus de démocratisation du pays, la question des Amazigh.e.s demeure « lettre morte » : le pouvoir en place persiste à nier leur apport dans l’identité culturelle tunisienne.
En dépit de la liberté d’expression acquise, les discours médiatiques ne semblent pas privilégier dans le traitement de l’information et la construction d’événements, les thématiques relatives à la culture et à l’identité amazighes : s’ils traitent des Amazigh.e.s, les médias mainstream – notamment la TV publique, caisse de résonance du pouvoir – les mettent en scène dans un format de reportage qui relate un passé historique révolu, dans une absence de monstration des liens – fortement présents – entre la culture amazighe et l’identité culturelle tunisienne.
À titre d’exemple, le reportage Ghomrassen diffusé, en 2014, sur la chaîne publique Watanya Tunisia 1 sous une musique de fond de Chariots of Fire (Vangelis, 1981) présente la mise en récit de la région en partant de la signification du nom Ghomrassen, ville du sud-est tunisien, à savoir « chef de tribu » en amazigh, pour retracer l’histoire de la ville depuis la préhistoire : des peintures rupestres, à l’époque romaine et aux invasions arabes, puis à l’intégration des Arabes dans ce territoire devenu, grâce à leur contribution, une ville de savoir. À aucun moment des quatre minutes que dure le reportage, il n’est mis l’accent sur la culture amazighe et son apport dans la construction identitaire tunisienne. En revanche, ce qui est mis en valeur, c’est l’apport des Arabes qui contribueront à faire de la ville un pôle culturel. Ce qui frappe également dans ce reportage, c’est la musique choisie qui crée une dissonance avec le sujet traité. Pourquoi une musique occidentale et non une musique ou un chant amazigh ? Il y aurait comme une intention de souligner qu’il s’agit là d’une civilisation révolue, niant une mise en valeur de son patrimoine culturel et soulignant qu’il ne reste que des vestiges pour témoigner son existence passée. Ce reportage, diffusé par la première chaîne TV publique, converge vers la construction identitaire officielle de la tunisianité : les racines amazighes de Ghomrassen sont phagocytées par l’arrivée des Arabes qui en font une ville phare des sciences. L’absence de la musique berbère dans le reportage semble vouloir faire croire à la disparition de cette culture ancestrale. Il y aurait donc comme une négation de la survivance de la culture berbère qui se dégage à travers ce reportage.
Arabiser pour dé-berbériser
La question amazighe prise en tant qu’exemple montre que
« le procès de l’arabisation n’est pas seulement un projet linguistique qui vise à ce que les “minorités” autochtones accèdent à l’acquisition d’une langue, il constitue une véritable stratégie, un système élaboré visant leur dé-berbérisation et, ce, dans le but d’effacer la langue et la mémoire des concernés […] dont l’objectif est de créer un “homme nouveau” avec de nouvelles structures mentales formatées selon des normes spécifiques (à la mode des révolutionnaires par la “bonne” langue et ici la “bonne religion”) » (Yacine, 2017).
C’est ainsi que depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui, la berbérité est considérée par les dirigeants tunisiens comme un atavisme appelé à disparaître sous les effets du développement économique, l’urbanisation et l’arabisation (Desrues, Tilmatine, 2017).
L’idéologie linguistique permet dans ce contexte de dégager les rapports entre la langue et le(s) pouvoir(s) et fonctionne en tant que système sémiotique permettant
« la construction de relations sociales et de rapports hiérarchiques » en prenant en considération « à la fois les discours mais également les objets et les pratiques, les ressources linguistiques et extralinguistiques et la manière dont elles sont constituées comme ressources, rendant ainsi compte du lien entre idées, actions/ objets et économie politique » (Costa, 2017).
L’inscription de nombre de Tunisien.ne.s dans les registres de l’état civil au lendemain de l’indépendance sera marquée par cet esprit d’arabisation des noms patronymiques : prénoms et noms berbères se verront déclinés en arabe perdant ainsi leur ancrage identitaire ; ce qui sera perçu en tant qu’atteinte à la mémoire, déracinement et dénigrement ; l’accent est alors mis sur le sentiment de dépossession de l’identité vécu par les populations berbères de Tunisie (Ghaki, 2013).
De nos jours, certaines municipalités refusent d’inscrire les nouveau-nés sous un prénom non arabe s’appuyant sur une circulaire de 1965 régissant le code civil (circulaire n°85 du 12 décembre 1965 du secrétaire d’État à la justice et à l’intérieur, adressée aux officiers d’état civil qui interdit de donner aux enfants musulmans des prénoms non arabes). L’État s’immisce arbitrairement dans la vie privée des individus, une liberté constitutionnellement protégée. L’immixtion dans la vie privée peut aussi toucher les convictions des personnes, puisque le choix du prénom de l’enfant porte un caractère émotionnel (Jelassi, 2018 : 78)
En Tunisie, les institutions étatiques ont encore du mal à accepter des identités culturelles différentes de celles qu’elles ont construites. Malgré le processus de démocratisation, des réflexes de négation de l’altérité perdurent. Dans ce cas, une atteinte à la différence culturelle est à souligner :
les circulaires se portent « garantes […] de la culture dominante ou majoritaire […] en limitant le choix à une conception étroite de la culture arabo-musulmane, occultant ainsi, les différentes autres composantes de l’identité tunisienne : amazigh, juive, chrétienne, méditerranéenne, africaine, etc. Ceci porte atteinte à la diversité et surtout à la dignité des personnes appartenant ou se réclamant d’autres cultures » (Ferchichi, 2018 : 14).
Religion et sacré : un carcan liberticide ?
L’islam en tant que religion d’État oriente non seulement l’ancrage identitaire des Tunisien.ne.s vers cette religion, mais « déchoit » en quelque sorte les populations dont la religion est autre, ou celles qui sont athées, puisque la constitution de 2014 exige que le.a candidat.e à la présidence soit de confession musulmane.
D’un point de vue identitaire, la constitutionnalisation de la religion musulmane place d’emblée les Tunisien.ne.s dans un système d’organisation de la société (sur le plan juridique et social) qui disqualifie les non-musulmans. D’un côté, la Constitution à travers l’article 6 stipule que
« L’État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane », de l’autre, que « L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance et à protéger le sacré et empêcher qu’on y porte atteinte. Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie, ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler ».
Dans la pratique, la liberté de croyance et de conscience sont phagocytées par l’idée de l’atteinte au sacré, et depuis la chute de l’ancien régime, nombre de procès ont eu lieu « pour défendre l’islam » ôtant ainsi la voix à tou.te.s les Tunisien.ne.s, qui d’un point de vue identitaire, ne sont pas affiliés à la religion d’État. En effet, force est de constater que
« dans la compétition entre différents facteurs constitutifs de l’identité personnelle, certains facteurs ont tendance à être plus “despotiques” ou totalisants que d’autres. […] Le facteur religieux est certainement l’un d’entre eux : souvent, l’appartenance religieuse d’un individu se révèle incompatible avec d’autres appartenances, et veut prévaloir sur elles » (Pino, 2008).
Altérités religieuses et liberté d’expression : une incompatibilité inébranlable
Les réseaux sociaux numériques, et notamment Facebook, ont été le théâtre de vicissitudes liées à la liberté de croyance et d’expression, qui se sont soldées par des procès et des condamnations parfois très lourdes. Ce qui montre que
« les convictions religieuses peuvent aussi avoir une connotation purement négative (athéisme, agnosticisme), ou même de contestation ouverte contre tout ou partie des croyances religieuses […]. Ainsi, il en découlerait une violation de l’identité personnelle (au sens large) par exemple l’imposition, par des sujets publics ou privés, de comportements caractérisés au sens religieux » (Pino, 2008).
L’affaire Emna Chergui, une étudiante de 28 ans, en est l’exemple : elle partage, début mai 2020, en plein confinement pour lutter contre la Covid-19, sur sa page Facebook un texte qui parodie aussi bien sur le plan de la forme que de la rédaction, une sourate du Coran. Il s’agit de la sourate Corona, qui en quelques rimes explique : la provenance du virus, (Essine el ba3id : la Chine lointaine), d’après les mécréants c’est une maladie tenace (mardh 3anid), qui peut causer une mort certaine (mout ekid), sans distinction entre les rois et les esclaves (le farq lyoum beyna el moulk ou el 3abid), etc. pour finir avec une injonction à se laver les mains (aghssilou yedikom bel saboun el jedid). En moins d’une semaine, elle est convoquée au poste de police, puis comparaît devant le procureur général du tribunal de première instance de Tunis et enfin est poursuivie pour « incitation à la haine entre les religions » par des moyens hostiles ou la violence, et d’« outrage à des religions autorisées », au titre des articles 52 et 53 du décret-loi relatif à la liberté de la presse, de l’impression et de l’édition. Ces infractions sont passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement et d’une amende pouvant aller jusqu’à 2000 dinars tunisiens (Amnesty International, 27 mai 2020). La jeune femme a reçu des menaces de mort et de viol et, le 14 juillet 2020, a été condamnée à six mois de prison, par le tribunal de première instance de Tunis. Si nombre d’organisations l’ont soutenue au nom des acquis issus du changement du régime, force est de constater qu’entre la protection de la religion d’État et la liberté d’expression, la justice s’est rangée du côté de la religion, quitte à bafouer les fondements de la démocratie.
Cette histoire n’est pas sans rappeler celle de Jaber Merji et Ghazi Béji, deux jeunes internautes athées qui, en 2012, ont posté sur leur page Facebook, des écrits critiquant l’islam. Dans une interview accordée via Facebook à Lina Ben Mhenni, Ghazi Béji explique : « Après la révolution, j’ai écrit un livre qui s’appelle l’illusion de l’islam et mon ami Jabeur Mejri a écrit un livre en anglais qui s’appelle Dark Land, où l’on a critiqué le fascisme religieux en Tunisie et l’exclusion de l’autre au nom de l’islam » (Ben Mhenni, 2013). Les deux jeunes hommes ont été condamnés, en 2012 (par contumace pour Ghazi Béji, exilé et considéré comme premier réfugié politique post 14 janvier 2011) à sept ans et demi de prison pour atteinte à la morale, diffamation et perturbation de l’ordre public. Jabeur Mjeri sera gracié par le président de la République de l’époque, M. Marzouki en mars 2014, en échange de son exil en Suède.
Très peu médiatisées dans les médias nationaux, notamment publics, ces deux affaires ont été suivies au niveau international : Jaber Merji, premier prisonnier d’opinion après la chute de Ben Ali, a bénéficié de plusieurs mouvements de soutien de la part d’intellectuel.le.s, aussi bien français.e.s que tunisien.ne.s, depuis la France, mais pas vraiment de mobilisation de la part de la classe politique tunisienne, y compris la gauche.
Même si l’affaire de Jaber Mejri, de Ghazi Béji est antérieure à la nouvelle constitution de 2014, l’affirmation constitutionnelle de la religion d’État (présente également dans la constitution de 1959) définit les normes du contrat social (Moine, 2014) et rend impossible la synchronisation entre les articles de la Constitution : comment concilier l’article 1 et l’article 6, qui garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ? D’autant plus que la montée des adeptes de l’islam politique depuis 2011 vient renforcer une construction identitaire fondée sur une interprétation « utilitariste » des préceptes de l’islam. Chaque année, pendant le mois de ramadan, les non-jeûneurs appelés « fattara » manifestent pour exprimer leur droit de ne pas jeûner et s’organisent autour du collectif « fater » et de la page Facebook « Photos prises durant le mois de ramadan chmeta fi Adel Almi ». Pendant le mois de ramadan, les photos postées sur les réseaux sociaux, notamment Facebook, par les non jeûneurs qui se donnent à voir en train de manger, fumer, voire boire de l’alcool constituent un matériau subversif qui atteste un comportement illicite. À travers les photos publiées, les internautes qui ne jeûnent pas pendant le mois de ramadan défendent leurs libertés individuelles, dans un pays qui semble parfois s’orienter vers une radicalisation en matière de religion (Mezrioui, 2015), puisque les interpellations policières adressées aux non-jeûneurs peuvent aller jusqu’à leur arrestation.
Identité religieuse et exclusion de l’altérité
La question de l’identité religieuse en Tunisie s’inscrit dans une approche de prise de position à travers la passion au sens sémiotique du terme. Les passions « permettent de sortir de l’idéalisme et d’introduire l’affectivité dans le champ des recherches sémiotiques » (Fabbri, 2008, p. 72). L’expression de la « dissidence religieuse » au-delà des discours, en tant qu’action menée par certains groupes de Tunisien.ne.s suscite des passions.
« Le revers de l’action (l’action en tant que souffrance, l’action vue par son récepteur), partir de la passion impose de ne pas considérer des sujets en isolement, mais la dualité du rapport d’interaction (entre acteurs individuels ou collectifs) à l’intérieur duquel il y aussi bien action, passion et expression de l’effet passionnel que la réception de cette dernière. […] Lire les textes à partir de la passion revient à privilégier le moment de la sanction, cette phase du schéma narratif dans laquelle l’action du sujet est soumise au faire interprétatif d’un destinataire (qui vient à exercer la fonction de destinataire-juge) » (Fabbri, 1985).
Le choix constitutionnel de l’islam « provoque l’existence de deux catégories de citoyens : ceux dont la religion est religion d’État et ceux pour lesquels l’État – dont ils sont pourtant les nationaux – consacre une religion qui n’est pas la leur. De ce fait, une distinction catégorielle entre les citoyens de la religion d’État et les autres » (Moine, 2014).
Ce choix marque un clivage identitaire entre les Tunisien.ne.s sans pour autant reconnaître au niveau institutionnel les diversités des cultures religieuses, ou athées. Force est de constater que les Tunisien.ne.s, non musulman.e.s, converti.e.s ou non à d’autres religions sont souvent discriminé.e.s : le tiraillement entre droit et islam, loi divine et loi humaine, droit musulman et droit positif (Ben Achour S., 2017) ne garantit pas toujours le respect des libertés individuelles et l’expression des identités culturelles autres.
Ce tiraillement dépasse « la seule controverse juridique pour atteindre le débat politique de société et déborder sur les questions idéologiques d’identité. Au plan juridique, l’affrontement s’est axé sur les sources du droit et sur l’obligatoire juridique dans l’ordre national tunisien. Il a pris […] le détour de l’article premier de la constitution […]. Au plan politique, et malgré les récentes reconfigurations politiques et les nouvelles lignes de partage, il continue d’alimenter la tension entre tenants de la laïcité ou de la sécularisation de l’État et tenants de l’islamisme politique et de la place de l’islam dans l’État. Au plan idéologique, il est coulé dans un discours biaisé sur les spécificités arabo-musulmanes d’un côté et l’universalité des droits humains de l’autre, dont l’enjeu au fond est […] le statut de l’individu et de la liberté dans la société » (Ben Achour S., 2017).
La religion constitue une base où se cristallise l’identité tunisienne. Il s’agit alors d’une identité « transitive, le récit vécu d’actions et de passions qui peut se bloquer et se désarticuler devant le pathos inhérent à l’altération et à l’aliénation. Avec les lieux de mémoire, les cimetières, les discours politiques officiels et certains livres d’histoire, le “Nous” devient privatif, “renonçant”, « solitaire ». Pour fonder, il circonscrit, inclut et exclut, s’invente des traditions complaisantes, s’enracine dans l’autochtonie nativiste » (Fabbri, 2020).
En matière d’identité religieuse, il apparaît que la constitution tunisienne de 2014 disqualifie les citoyen.ne.s non-musulman.e.s. L’islam étant la religion de l’État, ce dernier n’est donc le gardien que de cette religion :
« l’absence de disposition relative à la liberté de religion renforce cette interprétation. La religion défendue est l’islam, les autres religions n’étant protégées qu’au travers de leurs lieux de culte ou de la liberté individuelle de leurs adeptes. La réalité sociale d’un État dans lequel la société correspond très majoritairement à une communauté religieuse conduit sans doute, en l’occurrence, à un manque d’imagination quant à l’ouverture juridique à d’autres religions. Cependant, ce choix ferme implicitement les possibilités d’évolution, englobe indûment les non pratiquants, marginalise les athées et les autres croyants » (Moine, 2014).
En Tunisie, l’identité religieuse telle qu’elle est définie par l’État est figée, statique et exclusive : elle génère les processus de sens qui caractérisent une culture en reproduisant ses sujets, objets, pratiques, et passions (Fabbri, 2001).
Conclusion
La question des diversités culturelles en Tunisie est particulièrement complexe. Elle est, en effet, peu, voire pas du tout reconnue, aussi bien au niveau constitutionnel qu’au niveau des institutions de l’État. Depuis l’indépendance, le pays s’est orienté vers une standardisation de la « tunisianité » et de l’identité culturelle nationale en s’adossant à l’article 1 de la constitution aussi bien de 1959 que de 2014. Pays de la pensée unique, du parti unique et de l’identité unique, la Tunisie a été, de 1956 à 2011, un régime dictatorial, répressif face à toute manifestation de l’altérité. Le changement de régime semble apporter une meilleure reconnaissance des expressions liées aux diversités culturelles : la constitutionnalisation de la liberté d’expression, de conscience et de croyance ouvrant ainsi des horizons pour l’acceptation de l’autre dans une Tunisie unie mais plurielle. La présence prégnante des islamistes au pouvoir renforce une construction identitaire de la « tunisianité » tournée vers la culture arabo-musulmane, à travers la langue et la religion. Par conséquent, la fracture identitaire est davantage marquée et renvoie à une Tunisie tiraillée entre au moins deux forces antinomiques : les conservateurs, en référence à la religion, qui rejettent en bloc toute « déviance identitaire » et les « progressistes », voire la gauche tunisienne, qui défendent en général les libertés individuelles, sans pour autant prendre ouvertement position pour soutenir les groupes qui ne se reconnaissent pas dans la « tunisianité d’État ». Un glissement s’opère peu à peu et marque davantage un ancrage dans des cultures moyen-orientales : l’exemple des pratiques vestimentaires, notamment féminines, montre comment l’identité culturelle qui rend compte de la « tunisianité » est mobile et va dans le sens des forces au pouvoir. L’apparition du voile intégral, de la burqa participe à modifier les codes vestimentaires en introduisant des cultures autres, mais qui soutiennent l’islam en tant que religion d’État.
Les médias publics qui ont du mal à assurer leur passage vers une désétatisation continuent à jouer un rôle de caisse de résonance des forces au pouvoir : ils ont été souvent incapables de donner voix aux identités culturelles autres que celles admises par l’État, rendant ainsi invisibles les Tunisien.ne.s qui ne se reconnaissent pas dans la « tunisianité » officielle.
La société civile, les intellectuel.le.s, les partis issus de la gauche tunisienne participent également à cette invisibilisation et sont peu impliqués dans le soutien et la revendication de reconnaissance des groupes de Tunisien.ne.s dont l’identité ne serait pas conforme à la définition à la culture nationale.
La non-reconnaissance constitutionnelle des identités culturelles autres souligne que, malgré les avancées certaines en termes de libertés et la démocratisation du pays, l’État a du mal à se libérer du carcan du conservatisme et à prendre en compte les identités et les cultures différentes composant la nation tunisienne avec leur intrinsèque « hétérogénéité », « diversité », « hybridité » (Mattelart T., 2009).
Notes
[1] Voir les études Africascope réalisées par la firme Kantar depuis 2015 pour mesurer l’audience des chaînes de télévision et de stations de radio nationales et internationales en Afrique. [En ligne] : https://www.tns-sofres.com/nos-solutions/nos-secteurs/afrique/africascope (consulté le 13 juillet 2020).
[2] Charles Moumouni a présenté ces défis à la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC) du Bénin, dans une communication écrite intitulée : « Les défis de la HAAC face à l’avènement de la Télévision numérique terrestre (TNT) et de la Radio numérique terrestre (RNT) », au Séminaire d’appropriation de la Loi n°2014-22 du 30 septembre 2014 relative à la radiodiffusion numérique en République du Bénin, tenu à Bohicon (Bénin), du 11 au 13 juillet 2016). L’analyse faite dans cet article sur la TNT est adaptée de cette communication.
[3] ARTICLE 19 (2017), « ARTICLE 19 dénonce l’adoption d’un code de la presse régressif et demande au président de la République de ne pas promulguer le code », Communiqué du 18 juillet 2017. [En ligne] : https://www.article19.org/fr/resources/senegal-article-19-deplore-ladoption-dun-code-de-la-presse-regressif-et-demande-au-president-de-la-republique-de-ne-pas-promulguer-le-code/ (consulté le 12 juillet 2020).
[4] Le Baromètre des médias africains (BMA) est une évaluation coordonnée par la Fondation Friedrich Ebert (FES), tous les trois ou quatre ans, basée sur quatre critères et 39 indicateurs, dont 13 sont en lien avec la diversité, l’indépendance et la durabilité. [En ligne] : http://library.fes.de/pdf-files/bueros/africa-media/13695.pdf
[5] Voir Vie publique (DILA) « Contexte et périmètre de la réforme de l’audiovisuel à l’ère numérique ». Vie publique est le site la Direction de l’information légale et administrative, rattachée aux services du Premier ministre de la France : https://www.vie-publique.fr/eclairage/273357-contexte-et-perimetre-de-la-reforme-de-laudiovisuel-lere-numerique (consulté le 11 juillet 2020).
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Rapports
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Auteurs
Racha Mezrioui
Racha Mezrioui est enseignante-chercheure à l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI) à l’Uni- versité de la Manouba (Tunisie). Elle enseigne la sémiotique et la communication publicitaire et s’intéresse à la question de l’interprétation et de la production du sens dans les dispositifs médiatiques. Ses travaux portent sur les discours des cyberactivistes et de l’altérité ainsi que sur les récits médiatiques.
rachamezrioui@yahoo.fr