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Nouvelles figures de l’artiste et injonction à la professionnalisation. Les institutions culturelles à l’heure des dispositifs de formation intégrés : le cas de l’Académie de la Comédie-Française

20 Déc, 2019

Résumé

Institution emblématique du patrimoine théâtral français, la Comédie-Française est aujourd’hui amenée à s’inscrire dans un contexte de professionnalisation croissante des activités artistiques et culturelles, comme en témoigne la création en 2009 de l’Académie, dispositif de formation intégrée, alternant pratique théâtrale et formation à vocation professionnalisante.
Mobilisant un corpus d’entretiens qualitatifs réalisés auprès des anciens académiciens, nous interrogeons les formes d’injonction à l’œuvre à un double niveau : celui de l’institution comme des professionnels-acteurs. Nous nous intéresserons tout particulièrement à la question de son appropriation, à la fois par l’institution Comédie-Française et par les Académiciens eux-mêmes, à l’évolution des représentations liées à la figure de l’artiste et aux mutations des identités professionnelles induites.

Mots clés

Comédie-Française, théâtre, artiste, formation, professionnalisation, discours.

In English

Title

New figures of the artist and injunction to professionalization. Cultural institutions in the age of integrated training systems: the case of the Academy of the Comédie-Française.

Abstract

An emblematic institution of the French theatrical heritage, the Comédie-Française is now being brought into a context of increasing professionalization of artistic and cultural activities, as demonstrated by the creation of the Academy in 2009, an integrated training system, alternating theatrical practice and professional training. Drawing on a corpus of qualitative interviews with former Academicians, we examine the forms of injunction at work at a twofold level: the institution and the professional actor’s level. We will be particularly interested in the question of its appropriation, both by the Comédie-Française institution and by the Academicians themselves, in the evolution of representations linked to the figure of the artist and the changes in professional identities induced.

Keywords

Comédie-Française, theater, artist, training, professionalization, discourse.

En Español

Título

Nuevas figuras del artista y mandato a la profesionalización. Instituciones culturales en una época de dispositivos de formación integrados: el caso de la Academia de la Comedia Francesa.

Resumen

Institución emblemática del patrimonio teatral francés, la Comédie-Française se inscribe en un contexto de creciente profesionalización de las actividades artísticas y culturales, como lo demuestra la creación en 2009 de la Academia, un sistema integrado de formación que alterna la práctica teatral y la formación profesional. A partir de un corpus de entrevistas cualitativas con antiguos académicos, examinamos las formas de requerimiento en el trabajo a dos niveles: el de la institución y el de los actores profesionales. Nos interesará especialmente la cuestión de su apropiación, tanto por parte de la institución de la Comédie-Française como por parte de los propios Académicos, de la evolución de las representaciones vinculadas a la figura del artista y de los cambios de identidad profesional inducidos.

Palabras clave

Comédie-Française, teatro, artista, formación, profesionalización, discursos.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Errecart Amaia, Fache Philippe, « Nouvelles figures de l’artiste et injonction à la professionnalisation. Les institutions culturelles à l’heure des dispositifs de formation intégrés : le cas de l’Académie de la Comédie-Française », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°20/3, , p.83 à 95, consulté le lundi 30 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2019/supplement-a/06-nouvelles-figures-de-lartiste-et-injonction-a-la-professionnalisation-les-institutions-culturelles-a-lheure-des-dispositifs-de-formation-integres-le-cas-de-lacademie-de-la-comedie-francaise/

Introduction

Fondée en 1680 par la volonté du roi Louis XIV, plus ancien théâtre d’Europe en activité, la Comédie-Française représente une institution emblématique autant que singulière du patrimoine théâtral français. Associant une troupe – qui « constitue un fil d’Ariane ininterrompu depuis 1680 » (Ruf, in Sanjuan et Poirson, 2018, p. 6) –, un répertoire joué en alternance et un espace de création permanente, elle témoigne depuis sa création des relations privilégiées – comme ambivalentes – entre théâtre et État. Marquée par une pérennité peu commune, celle que l’on appelle la « maison de Molière » a toujours été investie d’une « double vocation : identifier, à chaque époque, parfois avec retard, les innovations artistiques émergentes, tout en valorisant un patrimoine littéraire qui ne cesse de s’enrichir » (Sanjuan et Poirson, 2018, p. 9).

Or, en tant que grande institution culturelle publique, elle est aujourd’hui amenée à s’inscrire dans un contexte de professionnalisation croissante des activités artistiques et culturelles. La création en son sein, en 2009, d’un dispositif de formation, l’Académie, répond à cette évolution et a depuis lors essaimé dans d’autres institutions telles que le Théâtre national de Toulouse avec l’Atelier volant, et l’Opéra de Paris, qui a également créé en 2015 son Académie.

Parcours de professionnalisation se déroulant sur une année, l’Académie de la Comédie-Française alterne pratique théâtrale auprès des membres de la troupe, de ses corps de métier (rôles dans les pièces, scénographies, aide à la mise en scène, élaboration de costumes…), et formation à vocation professionnalisante. Son objectif est de plonger chaque promotion dans un « bain de réalité », selon les termes de l’administrateur général, et de constituer un accélérateur de socialisation professionnelle.

Une enquête, financée par l’Afdas (Assurance Formation des Activités du Spectacle (1)), est lancée en 2018, avec pour visée de recueillir, par le biais d’entretiens qualitatifs, de systématiser et de formaliser la connaissance des parcours et trajectoires professionnels des anciens de l’Académie. Mobilisant le corpus d’entretiens réalisés auprès des anciens académiciens comme des acteurs clés du dispositif, de son origine jusqu’à aujourd’hui, nous voulons ici interroger les formes d’injonction à l’œuvre à un double niveau : celui de l’institution comme des professionnels-acteurs. Considérant les discours, prescriptions émanant de la tutelle ministérielle, de politiques culturelles publiques auxquels répond la mise en place de l’Académie, quels sont les modalités et enjeux de l’injonction à la professionnalisation ici observée ? Nous nous intéresserons tout particulièrement à la question de son appropriation, à la fois par l’institution Comédie-Française et par les académiciens eux-mêmes, à l’évolution des représentations liées à la figure de l’artiste et aux mutations des identités professionnelles induites. Nous nous appuierons pour cela sur un cadre théorique à la croisée de la sociologie de la culture, du travail, et des sciences de l’information et de la communication.

Plaçant au cœur de notre étude le dispositif que constitue l’Académie, nous montrerons tout d’abord en quoi il constitue un terrain privilégié d’observation de mutations à l’œuvre dans le champ culturel, et plus spécifiquement du spectacle vivant, avant d’explorer les formes que revêt l’injonction à la professionnalisation pour une institution comme la Comédie-Française, ainsi que la manière dont celle-ci se répercute sur les professionnels-acteurs, en intégrant les phénomènes d’appropriation associés.

L’Académie de la Comédie-Française, lieu privilégié d’observation d’une professionnalisation à l’œuvre au sein du spectacle vivant

Afin de mieux cerner les contours de l’Académie, nous commencerons par présenter le contexte singulier dans lequel s’inscrit sa création, puis ses caractéristiques, modalités de fonctionnement et objectifs, et enfin la méthodologie d’enquête que nous avons mise en œuvre.

Contexte et enjeux de la professionnalisation des activités artistiques et culturelles

La Comédie-Française constitue l’un des cinq théâtres nationaux français, avec le Théâtre national de l’Odéon -Théâtre de l’Europe, les Théâtres nationaux de Chaillot, de la Colline et de Strasbourg. Dotés du statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (ÉPIC), ces lieux emblématiques du spectacle vivant français sont placés sous la tutelle du ministère de la Culture et bénéficient de subventions publiques pour une importante part de leur financement (de l’ordre de 65 % pour la Comédie-Française). Si un rapport de la Cour des comptes présente en 2016 ces théâtres nationaux à la fois comme des « scènes d’excellence » et des « établissements fragilisés »(2), il « met en lumière l’imbrication entre ambitions artistiques, impératifs économiques et objectifs politiques. C’est particulièrement flagrant pour la Comédie-Française, en raison de la relation organique entre les trois « piliers » (répertoire, troupe, alternance) au fondement de sa mission : […] elle nécessite la disponibilité d’une troupe permanente qui ne soit pas assujettie au régime de l’intermittence et la disposition à plein temps d’ateliers de fabrication et d’équipes en capacité d’assurer la production et l’exploitation de spectacles qui se maintiennent parfois à l’affiche plusieurs années » (Sanjuan et Poirson, 2018, p. 288).

Parallèlement à cette « injonction économique » (Ibid., p. 289) de plus en plus prégnante au sein du champ culturel, s’est affirmée depuis une vingtaine d’années la montée en puissance du thème de la professionnalisation, lequel fait l’objet de nombreuses recherches théoriques tout en s’inscrivant au cœur du débat social. De fait, qu’il s’agisse du champ de la formation ou de celui du travail, ce thème, que l’on peut définir comme un processus de développement professionnel des métiers – artistiques en l’occurrence –, occupe désormais une place de choix, accompagné d’un faisceau d’arguments autour de la nécessité d’une amélioration de l’articulation entre travail et formation, situations de travail et apprentissages, mais aussi en faveur de la diversification des expertises dans des contextes d’activités soumises à d’incessantes mutations requérant des adaptations constantes aux évolutions des métiers. Ces « intentions de professionnalisation » doivent ainsi « être questionnées au plan de leurs enjeux dans la mesure où les acteurs (groupes sociaux, entreprises, formateurs) qui font usage du mot professionnalisation n’y attribuent pas les mêmes significations, voire des significations contradictoires » (Wittorski, 2008, p 36). À partir du cadre conceptuel proposé par Raymond Bourdoncle (Bourdoncle, 2000) relevant les différentes facettes de la professionnalisation, nous situerons notre étude au carrefour de la « professionnalisation des personnes exerçant une activité », entendue comme un double processus d’acquisition (soit l’acquisition des savoirs et l’identification aux rôles professionnels) et de la « professionnalisation de la formation » (soit la création de dispositifs de formation propres à construire une identité professionnelle).

Plus spécifiquement, on a pu constater l’avènement d’un plaidoyer en faveur d’une professionnalisation des métiers artistiques, sous la forme de multiples prescriptions institutionnelles destinées à encadrer un marché de l’emploi par essence hyperflexible. En ce sens, la professionnalisation est devenue « une injonction à laquelle il est difficile de se soustraire » (Étienne, 2016). On comprend dès lors la prégnance des questions relatives à l’insertion professionnelle, aux conditions d’entrée et de maintien dans l’activité eu égard aux risques de déprofessionnalisation des métiers du spectacle.

C’est dans cette perspective que l’accord-cadre ADEC (Actions de développement de l’emploi et des compétences dans le spectacle vivant), a été signé par la branche professionnelle du spectacle vivant et par l’État le 10 mars 2009. S’y imposait la nécessité d’un renouvellement continu des compétences au regard d’une transformation et d’une complexification croissante du champ artistique et culturel, tant dans ses dimensions institutionnelles et économiques, que juridiques et techniques. Cette conviction largement partagée a débouché sur l’exploration de voies jusqu’alors peu explorées en faveur d’une consolidation du lien entre formation et emploi pour améliorer l’insertion professionnelle et l’entrée dans les métiers, avec notamment la mise en place de dispositifs liés à l’alternance.

Le dispositif de l’Académie

Dans ce contexte de professionnalisation croissante des activités artistiques et culturelles qu’est lancé en septembre 2009 sous la houlette de Muriel Mayette, alors administratrice générale de la Comédie-Française, un dispositif de formation au sein de l’institution (qui ne porte pas encore le nom d’« académie », mais celui d’« école »).

Ce nouveau dispositif constitue en fait l’actualisation et la mise en œuvre d’une idée portée de longue date tel un horizon de renouvellement souhaité, comme l’indique la rubrique consacrée à l’Académie sur le site Internet de la Comédie-Française, mettant en exergue le verbatim suivant d’Antoine Vitez : « L’idée est déjà ancienne : chaque théâtre aurait en son sein une école. Ces écoles se distingueraient l’une de l’autre comme les théâtres eux-mêmes » (3). En atteste également ce propos de Pierre Dux en 1980, alors administrateur général : « Ce surcroît d’activité exigerait quelques engagements supplémentaires ; par exemple ceux d’élèves sélectionnés qui, tout en jouant de petits rôles, étudieraient leur art à cette école de la Comédie Française qui va bientôt s’imposer et que les Comédiens-Français finiront par créer » (Dux et Chevalley, 1980, p. 193).

Lorsque l’idée d’une école accolée à un théâtre est imaginée puis concrétisée autour d’un partenariat tripartite entre la Comédie-Française, l’Afdas et le groupe de formation IGS (Institut de gestion sociale), les équipes mobilisées sur le projet disposent de peu de repères tant la formule, innovante, revêt un caractère insolite, sans véritable équivalent. Le dispositif de formation repose alors sur le recrutement annuel de six jeunes comédiens issus des grandes écoles supérieures d’art de Paris et de province (Ensatt, TNB, Esad-Paris…), destinés à vivre une alternance entre pratique intensive du métier et cours (à raison d’une semaine par mois) dans le cadre d’un contrat de professionnalisation de 11 mois. Depuis lors, la formule s’est élargie et diversifiée en 2015 sous l’impulsion du nouvel administrateur général Éric Ruf, avec des promotions de 9 académiciens, composées de 3 profils supplémentaires : un metteur en scène-dramaturge, un scénographe et une costumière, dont les savoir-faire plus « techniques » viennent s’ajouter à ceux des élèves comédiens.

Précisons que la formation se décompose en deux volets : d’une part, une formation au développement de projets culturels et artistiques assurée par une équipe pédagogique pluridisciplinaire (sociologues, politistes, juristes, spécialistes de l’action culturelle, historiens de l’art) ; d’autre part, une formation artistique tout au long de l’année au sein de la Comédie avec une palette d’interventions (master class, analyse dramaturgique…) permettant aux académiciens de se perfectionner dans les différentes techniques de leurs métiers respectifs.

Cette partie formation a dû progressivement conquérir sa légitimité, moyennant la stabilisation d’un dispositif pédagogique cherchant à s’adapter de manière constante aux profils des académiciens, à leurs conditions de vie et de travail au sein de la Comédie ainsi qu’aux évolutions du milieu dans lequel ils exerceront leur métier. Les objectifs pédagogiques renvoient à la nécessité de compléter les compétences d’actorat par des compétences extra-artistiques de plus en plus déterminantes : avoir des repères sur l’élaboration d’un projet de création, la recherche de partenaires pour trouver des financements, les modalités territoriales, administratives et politiques d’inscription des projets dans l’écosystème culturel, les droits juridiques d’une œuvre, les outils de communication d’une compagnie, la mobilisation d’un réseau relève de compétences qui viennent compléter la formation acquise dans les écoles et vise à renforcer leur autonomie.

La proposition faite à ces jeunes diplômés d’écoles d’art dramatique, qui repose sur l’intuition originelle d’un espace, potentiellement bénéfique, entre les écoles et l’intégration dans le monde professionnel, est présentée comme une opportunité de vivre une expérience unique, apparaissant comme un « sas professionnalisant » susceptible de favoriser le passage entre ces deux jalons d’une trajectoire artistique. La perspective d’une immersion dans un théâtre permanent avec sa myriade de corps de métiers (plus de 70 professions y sont en effet répertoriées), la fréquentation des acteurs d’une troupe prestigieuse et le côtoiement quotidien des publics peuvent en effet constituer d’importantes sources de motivation pour de jeunes artistes.

L’objectif principal de la formation est donc la structuration et la « sécurisation des parcours professionnels » par le développement de connaissances et de compétences qui permettent d’améliorer leur employabilité. La formule de l’Académie repose ainsi sur une double logique : à la fois celle de l’immersion (au sein de la troupe, au sein du théâtre et de ses composantes, de ses contraintes et de ses logiques professionnelles et institutionnelles) et celle d’une diversification des compétences (au-delà du premier cercle du cœur de métiers, par l’ajout de compétences sur le développement de projets, la connaissance des acteurs institutionnels et la maîtrise des mécanismes propres au secteur du spectacle vivant).

Méthodologie de l’enquête et cadre d’analyse

En 2018, la perspective des dix ans d’existence de l’Académie débouche sur le lancement d’une enquête, à l’initiative des partenaires, visant à dresser un bilan de ce dispositif de formation intégré à l’institution Comédie-Française (4). Elle vise d’une part à effectuer une analyse approfondie de l’expérience d’immersion des anciens académiciens au sein du théâtre et de la troupe (dans ses aspects artistiques, professionnels comme personnels), et d’autre part à systématiser et formaliser la connaissance du parcours post-Académie, en identifiant les caractéristiques des trajectoires professionnelles observées (profils, lieux d’insertion, types d’activité, modalités d’accès à l’emploi, création/activation d’un réseau, rôle du « label » Comédie-Française…), tout en évaluant leur usage des compétences dispensées lors des séances de formation dans le cadre de leur intégration professionnelle.

La population visée par l’enquête est exhaustive : il s’agit de recueillir le témoignage de tous les bénéficiaires de ce dispositif depuis sa création en 2009. Entre 2009 et 2019, 6 promotions de 6 élèves comédiens se sont succédé, suivies de 4 promotions de 9 académiciens jusqu’à ce jour, soit 72 anciens. S’y ajoute le témoignage des deux derniers administrateurs généraux de la Comédie-Française, à l’origine de sa création pour le premier et de son évolution pour le second.

La démarche adoptée relève d’une approche qualitative mieux à même de saisir finement la trame subjective de l’expérience des jeunes artistes lors de leur année passée à l’Académie puis du vécu de leur insertion professionnelle. Notre enquête s’appuie ainsi sur la réalisation d’entretiens semi-directifs d’une durée d’une heure trente à deux heures. À partir de la parole « sollicitée » recueillie (Blanchet et Gotman, 2007), cette méthode permet de dégager des représentations en relation avec les logiques poursuivies par les acteurs étudiés, d’observer la construction de pratiques et de comportements, d’étudier des configurations complexes, des identités en construction.

Notre méthodologie d’analyse s’appuie sur la complémentarité entre deux méthodes : celle, sociologique, des « récits de vie », et celle de l’approche sociale des discours. Conformément à l’objectif de restituer les modalités d’une trajectoire d’insertion professionnelle dans le secteur artistique et culturel, nous empruntons en effet d’une part à la méthode biographique ou dite des « récits de vie », en invitant les enquêtés à porter un regard rétrospectif sur leur parcours (Bertaux, 2016). L’idée est ainsi d’en reconstituer les dynamiques, les bifurcations et les continuités, mais aussi les étapes et les séquences, en empruntant également à la notion de « carrière » du sociologue américain Howard Becker qui, reprenant les travaux d’Everett Hugues, évoque en ces termes les deux dimensions du concept : « dans sa dimension objective, une carrière se compose d’une série de statuts et d’emplois clairement définis, de suites typiques de positions, de réalisations, de responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension subjective, une carrière est faite de changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la signification de ses diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive  » (Becker, 1985, p. 121). Becker ménage en outre une place particulière au caractère indéterminé d’une trajectoire, approche qui, appliquée ici au statut de jeunes artistes, s’avère tout à fait pertinente.

Nous nous inscrivons, d’autre part, dans la perspective de travaux axés sur la dimension sociale du discours, visant à explorer « la façon dont le locuteur, dans son discours, construit une identité, se positionne dans l’espace social et cherche à agir sur l’autre » (Amossy, 2010, p. 9). La catégorie rhétorique de l’ethos sera notamment mobilisée, afin d’appréhender la mise en scène de soi des acteurs « dans ses multiples manifestations au sein d’une approche unifiée qui met l’accent à la fois sur la construction discursive de l’identité et sur l’efficacité verbale » (p. 6).

Injonction à la professionnalisation et émergence d’une nouvelle figure de l’artiste

Après avoir présenté les contours méthodologiques et théoriques de notre enquête, nous entrons à présent dans l’analyse de notre corpus d’entretiens selon deux axes d’étude : à partir des discours recueillis, nous chercherons à identifier, dans un premier temps, les formes que revêt l’injonction à la professionnalisation dans les discours portés par l’institution Comédie-Française, puis nous analyserons, dans un second temps, les transformations induites et observées en termes d’identités professionnelles chez les jeunes artistes ayant intégré le dispositif de l’Académie.

Les discours d’injonction produits par l’institution

La création d’un dispositif de formation intégré tel que l’Académie apparaît comme le produit d’un contexte de mutations profondes des activités artistiques dans le secteur du spectacle vivant. Elle résulte d’une injonction à la professionnalisation, qu’il faut entendre dans une double perspective : celle d’outiller et d’armer les jeunes artistes à l’exercice de leur profession, mais aussi et simultanément, de les préparer aux récentes transformations de leur métier.

Dans le sillage de l’accord-cadre ADEC de 2009 déjà évoqué, on assiste ainsi à l’émergence, dans les discours ministériels, d’une véritable rhétorique de la professionnalisation. Plusieurs rubriques du site Internet du ministère de la Culture en attestent, évoquant notamment la « professionnalisation des jeunes : comment les écoles d’art agissent »(5) : l’une des mesures phares annoncées par la ministre lors de la journée de clôture des Assises de la jeune création (AJC) est précisément « d’inciter les écoles de l’enseignement supérieur de la culture à soutenir les démarches de professionnalisation des jeunes créateurs […] ». De nombreux autres discours pourraient être cités, relevant de discours institutionnels qualifiés par Caroline Ollivier-Yaniv de « juridiquement instituants, performatifs ou à valeur injonctive » (Ollivier-Yaniv, 2018, p. 5).

Réceptacle de cette incitation-injonction à la professionnalisation, l’institution Comédie-Française l’est assurément, produisant à son tour des discours semblant se l’approprier. Les propos de l’administrateur général Éric Ruf présentant l’Académie sur le site Internet de la Comédie-Française sont en ce sens particulièrement éloquents : « L’Académie offre à ces jeunes une expérience pratique unique aux côtés de la Troupe, mais aussi des metteurs en scène invités et des équipes de la Maison » ; « De l’école à la réalité, une formation diplômante » ; « Pendant onze mois, en participant concrètement à la vie bourdonnante de la Ruche, ils mettent à l’épreuve de la scène la somme de leurs acquis théoriques et esthétiques reçus dans les écoles de théâtre. Un véritable bain de réalité ». On peut noter que cette référence aux métaphores combinées de la « ruche » (emblème de la Comédie-Française depuis le XVIIIe siècle) et du « bain de réalité » est récurrente dans les discours produits par l’institution, qu’il s’agisse des propos recueillis en entretiens ou des supports de communication institutionnelle tels que le site Internet ou les différents dossiers de presse consacrés à l’Académie. Si la ruche évoque à la fois le travail collectif (au sein de la troupe) et l’activité incessante qui renvoient aux caractéristiques de la Comédie depuis ses origines, l’expression de « bain de réalité » fait figure d’injonction à s’ancrer dans la réalité du métier d’artiste, loin des chimères ou faux-semblants qui pourraient entourer ce dernier. L’Académie permettrait par conséquent de passer du rêve à la réalité. Les discours tenus par les deux administrateurs généraux convergent ainsi dans l’usage d’un même registre pragmatique, valorisant la pratique concrète – et modeste – du métier : « le théâtre est l’agrégat d’une multitude de savoir-faire », « la Comédie-Française est fondée depuis plus de trois siècles sur une coopérative d’acteurs », « les notions de travail, d’ouvrage incessamment remis sur le métier […] sont le pain quotidien de la maison de Molière », « Ce métier, comme tous les métiers d’art, ne se fait qu’en le pratiquant. Ce n’est pas théorique. Il faut des bases techniques, des bases de métier ». Notons dans ce dernier verbatim le recours à l’usage du déontique qui sonne comme une injonction.

Être artiste serait donc avant tout un « métier », auquel sont associés des savoir-faire, des compétences précises et répertoriées qui s’apprennent et s’acquièrent, en l’occurrence dans le cas de l’Académie « dans le côtoiement des plus grands ». L’artiste serait même amené à se faire artisan ; la notion d’artisanat évoquant, loin des représentations mythifiées de l’artiste et du talent, les vertus du travail, de la pratique concrète, de l’expérimentation. L’opposition entre rêve et réalité est omniprésente dans les discours étudiés, comme dans ce verbatim évoquant les « fantasmes » inhibants que la formation, par son ancrage dans le réel du « métier », permettrait de mettre à distance : « C’est autant d’esthétiques, de méthodologies, de théâtres que les membres de l’Académie auront traversés concrètement, effaçant par là tous les fantasmes infertiles et bloquants de ce métier ».

Nous voyons ainsi se dessiner tout un discours d’incitation-injonction-valorisation de la professionnalisation présentée comme nouvelle norme du travail artistique par l’institution Comédie-Française.

Vers une mutation des identités professionnelles : l’émergence de nouvelles figures d’un « professionnel-modèle »

Considérant à présent les discours des anciens Académiciens, on note la présence d’une même rhétorique de la professionnalisation lorsqu’ils décrivent leur formation à la Comédie : « Cette année m’a éclairé sur les choix de carrière que j’ai aujourd’hui à faire, elle a été l’occasion d’éprouver notre endurance artistique » ; « Je me sens aujourd’hui prêt à affronter le monde professionnel, bien plus qu’en sortant de l’école » ; « Á la Comédie-Française, j’ai pu expérimenter un régime de travail soutenu avec une grande exigence professionnelle ». Soulignons notamment, dans les verbatim suivants, les termes de « métier », de « compétence », de « milieu professionnel », de « projets » renvoyant au lexique du champ professionnel : « Très pragmatique, la formation m’a amené à des prises de conscience sur le métier de metteur en scène, et sur celui d’acteur […]. Pour le jeu, la direction, la mise en scène, cette formation a affermi ma compétence autant qu’elle m’a confronté à leurs difficultés et leurs impasses » ; « J’ai pu évoluer en milieu professionnel tout en continuant à me former, en ayant une réelle implication et responsabilité dans des projets de la Comédie-Française ». Notons également la présence des deux métaphores de la ruche et du bain de réalité dans les discours des jeunes artistes qui semblent ainsi s’approprier le discours de l’institution : « Cette année à la Comédie-Française a été une véritable plongée dans le monde professionnel » ; « Là où l’école me paraissait parfois une expérience en suspens, une sorte d’hibernation travailleuse par rapport à ma vie dans le théâtre, celle à la Comédie-Française est au contraire une immersion totale dans une réalité théâtrale. Elle m’enseigne au quotidien, sur le vif, parfois par défaut, tout en m’apportant des outils très concrets pour créer des projets par la suite » ; « J’ai vraiment commencé à savoir travailler au contact de cette ruche, l’énergie de cet essaim est une vraie émulation ».

Dans un secteur théâtral en grande partie saturé en termes d’emploi, marqué par la précarité et l’instabilité (Katz, 2017), il semble que les anciens académiciens aient intégré la nécessité de compétences élargies, au sens où « les activités et les compétences créatives sont devenues insuffisantes pour l’exercice d’un métier artistique » (Bureau, Perrenoud et Shapiro, 2009). Les propos des jeunes comédiens ont souligné de façon récurrente le centrage des formations en écoles supérieures d’art dramatique sur la dimension artistique à l’exclusion des autres ; elles se cantonnent encore bien souvent à la transmission des « techniques » du comédien et à la connaissance de l’histoire du champ théâtral. Ceci se traduit par le sentiment partagé de se trouver au moment de la sortie d’école « démunis », « pas prêts », voire « angoissés » vis-à-vis de la perspective d’intégrer le marché du travail. Cette appréhension constitue d’ailleurs l’une des motivations des jeunes comédiens pour intégrer l’Académie ; tous ont témoigné de leur sentiment anxiogène d’être « lâchés dans la nature » à la sortie de leur école. Prêts à s’emparer du plateau, ces jeunes diplômés sont en revanche privés de repères pour intégrer le marché du travail. Comédiens, ils n’ont pas encore les savoirs professionnels pour mener une vie d’artiste.

Loin de ce qui apparaît comme une forme d’idéalisation artistique, ils développent, à partir de leur formation à l’Académie, des ethos d’artiste cette fois mis à l’épreuve du réel du métier. Les entretiens réalisés témoignent ainsi de la prégnance de trois figures de l’artiste, renvoyant à autant d’ethos qui s’expriment et se donnent à voir dans les discours.

La première peut être qualifiée de figure de l’« artiste pluriel », en reprenant l’expression de Bureau, Perrenoud et Shapiro (2009), dont les travaux s’inscrivent dans la perspective de ceux de Pierre-Michel Menger présentant le travail artistique contemporain comme l’incarnation possible du « travailleur du futur », le laboratoire d’une hyperflexibilité de l’emploi (Menger, 2003), approche complétée récemment par les hypothèses de Bernard Stiegler sur l’artiste intermittent comme fer de lance d’une nouvelle organisation du travail (Stiegler, 2015). Cette figure de l’artiste renvoie à une logique de diversification et de démultiplication de l’activité dans le spectacle vivant. Évoquant le métier de comédien, P.-M. Menger avait souligné la fréquence des situations de polyvalence professionnelle, en utilisant notamment l’expression de « démultiplication de soi » pour en qualifier l’expérience et les exigences subjectives (Menger, 1997). Ce constat est même devenu la norme pour ce qui concerne la trajectoire post-Académie des anciens : leur insertion professionnelle est majoritairement une dynamique d’apprentissage de la pluriactivité, la mono-activité restant très résiduelle et l’apanage de quelques-uns. Sous le régime de l’intermittence, la pluriactivité est devenue un élément constitutif de la professionnalité. Un ancien académicien-acteur devenu également dramaturge évoque ainsi l’adaptation nécessaire à cette réalité sous un angle positif et fécond du point de vue du travail artistique : « Je trouve la multi-activité épanouissante parce ça oblige à réfléchir et que les choses se nourrissent les unes des autres. Je suis certain que mon expérience en tant que dramaturge n’est pas étrangère au fait que ça va mieux aussi du côté acteur, ça me met dans une dynamique […]. De toute façon c’est le grand paradigme contemporain : aujourd’hui l’acteur-acteur, ça n’existe plus ».

Parallèlement, se dessine la figure de l’« artiste intervenant », qui s’inscrit dans le contexte, politique cette fois, d’une redéfinition du mandat donné par la société actuelle aux artistes. Or, le rôle des institutions dans ce processus de redéfinition est central, tout particulièrement en France du fait de la tradition d’interventionnisme dans le secteur culturel, avec des institutions dotées du pouvoir symbolique, politique et financier de fixer le périmètre du faisceau des tâches assignées au travail artistique (Freidson, Chamboredon et Menger, 1986). Or ce nouveau mandat de l’artiste est précisément caractérisé par un élargissement, bien au-delà de la simple prestation artistique. Dorénavant, on demande ainsi aux jeunes comédiens d’ajouter à leur travail artistique stricto sensu un travail d’intervention et de médiation socio-culturelles, traditionnellement dévolu aux animateurs, éducateurs, travailleurs sociaux, avec pour résultat une porosité de plus en plus grande entre dimension artistique et dimension sociale du travail des comédiens.

Cette nouvelle donne est renforcée par la territorialisation croissante de l’action culturelle dans la mesure où les collectivités territoriales cherchent à ancrer les interventions artistiques dans des problématiques spécifiques liées aux publics et à leurs territoires. En échange du financement d’un spectacle, les municipalités imposent de plus en plus aux artistes un travail de médiation supposant animation de stages, débats, actions pédagogiques en marge d’un spectacle, bords de plateau (rencontres artistes-publics après le spectacle), interventions dans les maisons de retraite, MJC, centres sociaux et institutions scolaires. Cette territorialisation de la culture favorise donc une « hybridation sectorielle » (Menger, 2003) et une transversalité des politiques publiques qui contribuent à changer la demande adressée aux artistes en mettant l’accent sur l’impact social de leur travail – évolutions souvent porteuses de tensions et de contradictions autour des impératifs utilitaires imposés à l’art et à son instrumentalisation politique.

Pour les jeunes générations de comédiens, émerge ainsi à travers nos entretiens un nouvel ethos professionnel, marqué par une manière de « faire nécessité vertu », en cherchant par exemple à concilier la double contrainte évoquée par Serge Proust entre « la demande des financeurs publics qui leur demandent de faire du travail social alors qu’ils sont jugés par leurs pairs sur des capacités artistiques » (Proust, 2009, p. 104-105), mais aussi à « esthétiser la part de leur activité qui relève le plus du travail social par des discours qui contribuent à leur donner un autre sens » (Ibid., p. 105). Dans la manière de mettre en récit et en cohérence leurs différentes activités professionnelles, nos enquêtés ont de fait fréquemment recours à des modalités de catégorisation visant à assurer un continuum entre ces deux facettes de leur activité, en distinguant notamment « petites formes » (comme celle d’un mini-spectacle dans un lycée suivi d’un débat) et « grandes formes » (une représentation dans un théâtre). Un ancien académicien ayant créé sa propre compagnie évoque ainsi ses objectifs de « maintenir le collectif, continuer à la fois les créations et ce que l’on pourrait appeler des petites formes : on s’est rendu compte que ça marchait très bien au sein des CFA, des lycées professionnels, etc. On fait trois-quarts d’heure de performance qui débouchent directement sur un atelier et c’est souvent très intéressant de voir l’impact que l’on a sur 25-30 personnes. C’est très concret et ça nous a permis d’être présents en région ». Au niveau de la « carrière subjective » évoquée par Becker, les tensions inhérentes à la situation de pluriactivité conduisent donc ces jeunes artistes à préserver leur ethos d’artiste en se livrant à un travail, régulier et pourvoyeur de sens, d’orchestration subjective de leurs différentes partitions professionnelles.

Par ailleurs, dans un contexte de marché de travail dégradé, les comédiens à employeurs multiples sont de plus en plus amenés à créer leur emploi et à travailler de leur propre initiative, au projet, sans répondre nécessairement à une commande, et donc à se comporter en « entrepreneurs de leur propre carrière » (Langeard, 2013). Pour les jeunes artistes interrogés, la figure de l’« artiste entrepreneur » (Corsani et Lazzarato, 2008 ; De Heusch, Dujardin et Rajabaly, 2014) s’illustre, à un premier niveau, par la centralité de la figure du « porteur de projet » correspondant au nombre grandissant d’intermittents qui deviennent leur propre employeur en créant leur structure. Citons ici un verbatim (dont l’auteur a créé sa propre compagnie : Royal Velours) qui exprime explicitement cette réalité : « Je ne dis pas du tout que je suis très heureux de devenir un startuper de ma propre compagnie théâtrale et de mon propre visage, d’une certaine manière, parce que je parle de moi à l’intérieur de mes pièces. Je ne fais pas ça pour ça ; j’ai envie de faire du théâtre avec des copains, c’est tout. Mais ça n’empêche pas de devenir une sorte de petit entrepreneur ». Nous pouvons souligner le nombre croissant de collectifs créés entre anciens académiciens lors des premières années d’intégration du marché de l’emploi, tels que le Collectif Colette (promotion 2012-13) ou la compagnie Royal Velours (2015-16). Ce mode de travail au projet renvoie ainsi à une figure hybride du travailleur, ni salarié, ni indépendant (Corsani et Lazzarato, 2008). Il assure en outre une fonction de sécurisation du parcours face aux aléas de l’emploi artistique : « Je suis sûr d’avoir du travail parce que je sais que je vais jouer dans le prochain projet de mon collectif. Même si on se dit parfois « je vais changer de métier », je pense qu’on se le dit moins que si l’on est un acteur-mercenaire, avec mille guillemets, qui est tout seul et qui cherche toujours un employeur et qui ne peut pas se donner du travail à lui-même ».

À un second niveau, la figure de l’artiste entrepreneur suppose une réflexivité constante et une gestion personnalisée de son portefeuille d’activités. Il s’agit de jongler avec les temporalités enchevêtrées et plurielles de ses engagements, de se composer une activité sur-mesure en fonction de sa situation matérielle ou familiale d’un côté, de ses envies, désirs artistiques et financiers de l’autre. Nous sommes bien ici dans le « fractionnement des temps » (Cingolani, 2012) que suppose toute multiactivité, avec pour corollaire les discontinuités de l’emploi. Les premières années d’insertion professionnelle comportent à ce titre une part d’apprentissage du risque pour les jeunes artistes.

À partir des trois ethos d’artiste qui se dessinent au vu de nos entretiens et des récits de vie recueillis, nous voyons donc apparaître un « professionnel-modèle », ayant à la fois intégré l’injonction à la professionnalisation, et l’adaptation à une transformation en profondeur du métier d’artiste qu’elle induit.

Conclusion

Partant de ce que nous avons désigné comme des injonctions à la professionnalisation dans le secteur du spectacle vivant, nous avons pu montrer que l’existence même du dispositif de formation intégré que constitue l’Académie de la Comédie-Française est symptomatique du contexte de mutations profondes qui le traversent. À partir de l’étude des trajectoires de jeunes artistes confrontés aux logiques de pluriactivité désormais à l’œuvre dans le monde de l’art et de la culture, nous voyons émerger une nouvelle « figure de l’artiste », plurielle, renvoyant dans nos entretiens à trois ethos distincts : l’artiste pluriel, l’artiste intervenant et l’artiste entrepreneur. Tous trois nous enseignent que l’injonction à la professionnalisation est à comprendre comme injonction à s’adapter aux évolutions en cours. L’injonction se fait donc prescription à s’inscrire dans ce nouveau paradigme de la pratique artistique.

Si l’Académie constitue une expérience immersive au sein de la troupe de la Comédie-Française, témoignant d’une volonté d’adaptation aux nouvelles figures de l’artiste et fonctionnant en cela comme un réel accélérateur de socialisation professionnelle, elle contribue, par son principe même, à modifier les représentations subjectives du métier de comédien et d’artiste. Elle semble rompre en effet avec la représentation, à la fois traditionnelle et structurante, de la « bohème artistique », telle que décrite par Nathalie Heinich : « Si la bohème artistique est un mythe – et elle l’est en partie, en tant que pourvoyeuse d’un imaginaire collectif, de récits, de représentations partagées –, c’est un mythe fondateur de statut, constructeur de vocations, créateur de réalités » (Heinich, 2005, p. 39). Dès lors, faut-il y voir une forme de désacralisation du métier, ou de « démystification », pour reprendre le terme d’un ancien académicien ? L’Académie participe en tout cas sans conteste d’un mouvement plus vaste de reconfiguration en cours au sein du champ culturel et artistique.

Notes

(1) L’AFDAS est devenue en janvier 2019 « opérateur de compétences des secteurs de la culture, de la communication, des médias et des loisirs », comme l’indique son site Internet à la rubrique « Nous connaître » : https://www.afdas.com/connaitre (consulté le 10 mai 2019). Cette nouvelle dénomination n’est pas sans intérêt dans le cadre de notre étude.

(2) Selon le Rapport public annuel de la Cour des comptes, Les théâtres nationaux : des scènes d’excellence, des établissements fragilisés, février 2016. Disponible sur : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/14-theatres-nationaux-RPA2016-Tome-1.pdf (consulté le 10 mai 2019).

(3) Site Internet de la Comédie-Française, rubrique « Académie » : https://www.comedie-francaise.fr/fr/academie (consulté le 12 mai 2019).

(4) Précisons que les auteurs de l’article sont également les auteurs de l’enquête.

(5) Site Internet du ministère de la Culture : https://www.culture.gouv.fr/Actualites/Professionnalisation-des-jeunes-createurs-comment-les-ecoles-d-art-agissent (consulté le 5 octobre 2019).

Références bibliographiques

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Auteurs

Amaia Errecart

.: Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité, chercheur au LabSIC, responsable du Master Communication des entreprises, des institutions publiques et des associations. Ses recherches portent sur l’analyse des discours institutionnels et organisationnels (rhétoriques, médiations, représentations et formes symboliques à l’œuvre). amaia.errecart@free.fr

Philippe Fache

.: Maître de conférences associé à l’Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité, chercheur en sociologie au sein du Laboratoire de recherches appliquées (Lara) de l’ICD (Institut du Commerce et de la Distribution), responsable du partenariat entre le Groupe IGS et la Comédie-Française. Ses recherches portent sur les politiques d’évaluation de la qualité dans le secteur de la santé et de la formation. phil.fache@free.fr