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Les plateformes de VOD cinéphiliques : des stratégies de niche en questions

12 Oct, 2019

Résumé

Cet article propose de comprendre l’émergence et la place occupée par les plateformes de vidéo à la demande (VOD) situées à la frange du marché. Appuyée par des entretiens, l’étude met en évidence la manière avec laquelle un ensemble d’acteurs construisent des offres spécialisées sur le segment cinéphile du marché et les stratégies adoptées pour faire valoir un positionnement singulier. Dans un contexte de multiplication des initiatives, nous analysons également les conditions de viabilité de ces plateformes. Les difficultés rencontrées dans leur développement soulèvent des questions ayant trait à leur capacité à installer une offre économiquement viable, reconnue par les consommateurs et défendable vis-à-vis de la concurrence.

Mots clés

Vidéo à la demande, plateforme, cinéphilie, stratégie de niche

In English

Title

Cinephile VOD platforms: niche strategies in questions

Abstract

This article proposes to understand the emergence and the position occupied by the Video On Demand (VOD) platforms located on the periphery of the market. From interviews, the study highlights how these platforms build specialized offers on the cinephile segment of the market and the strategies adopted to promote an original positioning. In a context of proliferation of initiatives, we also analyze the conditions of viability of these platforms. Difficulties in their development raise questions about their ability to build an economically viable, consumer-recognized and defensible competitive offer.

Keywords

Video on demand, platform, cinephilia, niche strategy

En Español

Título

Las plataformas cinéfilas de vídeo bajo demanda: estrategias de nicho en cuestións

Resumen

Este artículo propone comprender la emergencia y la posición que ocupan las plataformas de vídeo bajo demanda (VOD) situadas en la periferia del mercado. Basado en entrevistas, el estudio muestra cómo las plataformas crean ofertas especializadas en el segmento cinéfilo del mercado y las estrategias adoptadas para afirmar un posicionamiento original. En un contexto de multiplicación de iniciativas, también analizamos las condiciones de viabilidad de estas plataformas. Las dificultades encontradas en su desarrollo plantean dudas sobre su capacidad para instalar una oferta económicamente viable, reconocida por los consumidores y defendible frente a la competencia.

Palabras clave

Vídeo bajo demanda, plataforma, cinefilia, estrategia de nicho

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Thuillas Olivier, Wiart Louis, « Les plateformes de VOD cinéphiliques : des stratégies de niche en questions« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°20/1, , p.39 à 55, consulté le mardi 3 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2019/varia/03-les-plateformes-de-vod-cinephiliques-des-strategies-de-niche-en-questions/

Introduction

Depuis le début des années 2010, le marché français de la vidéo à la demande (VOD) s’est majoritairement structuré autour d’un nombre réduit de plateformes, initiées par des géants du numérique comme Netflix et Amazon, par des opérateurs de télécommunication et par de grandes chaînes de télévision (CNC, CSA, 2018). Dans ce marché émergent, le modèle macro-économique qui s’est formé est de nouveau celui de l’oligopole à frange, comme si cette configuration, prépondérante dans les industries culturelles depuis cent cinquante ans (Bouquillion 2008 ; Miège, 1984 ; Hennion, 1981), s’adaptait aussi aux bouleversements numériques. Dans la VOD, il existe aujourd’hui une abondance et une hétérogénéité de plateformes à la frange de l’oligopole qui tentent d’exploiter les niches de marché laissées libres par les acteurs dominants. Dès lors que le marché de masse est déjà occupé par des concurrents importants, chercher à rivaliser avec eux par le développement de plateformes généralistes s’avère difficilement tenable et les opportunités économiques se trouvent alors principalement dans la spécialisation des offres, où l’expertise et la dimension éditoriale sont davantage affirmées (Moati, 2019). Les plateformes situées à la frange du marché de la VOD ont en commun de valoriser d’autres formes d’expression et de création cinématographiques que celles qui sont le plus généralement mises en avant sur les grandes plateformes. Leurs catalogues accueillent le plus souvent des « œuvres atypiques, qui s’adressent à des publics et répondent à des logiques différentes de celles du box-office » (Aubert et Taillibert, 2017, p.8). La cinéphilie sous toutes ses formes – cinéma d’auteur, documentaires de création, œuvres inédites, films de festival, classiques, courts métrages… –, apparaît ainsi comme un champ de formalisation de stratégies privilégiées par ces acteurs qui produisent des offres spécialisées, à destination de segments de consommateurs particuliers.

Cet article entend procéder à une analyse socioéconomique des plateformes de VOD cinéphiliques. Nous cherchons à identifier et à comprendre les stratégies et les opportunités d’action des plateformes situées à la frange du marché, dans un contexte de configuration oligopolistique de celui-ci. Dans cette perspective, nous nous intéressons à la construction de l’offre des plateformes dans le cadre de stratégies de niche, c’est-à-dire à la manière avec laquelle la rencontre entre des contenus audiovisuels et des publics est organisée pour aboutir à une expérience de consommation (Evrard, 2015). La méthodologie adoptée s’inscrit dans la continuité des travaux relatifs aux stratégies d’entreprises culturelles en contexte numérique (Guibert, Rebillard et Rochelandet, 2016), et plus particulièrement de ceux qui portent sur les plateformes de VOD engagées sur le segment cinéphile du marché, ayant jusqu’à présent pris la forme d’études de cas (Lesaunier, 2019 ; Taillibert, 2017) et d’analyses des formes d’éditorialisation des services (Taillibert, 2018 ; Cailler et Taillibert, 2016). L’hypothèse que nous explorons est que les conditions de développement des plateformes cinéphiliques sont, d’une part, déterminées par l’activité des géants de la VOD qui tendent à imposer des standards à l’ensemble du marché, notamment d’un point de vue ergonomique et commercial, et d’autre part, caractérisées par la recherche d’une différenciation en matière d’éditorialisation et de composition du catalogue. Nous pensons que c’est dans la gestion de cette tension entre un alignement sur l’offre de référence des plateformes dominantes et une prise de distance vis-à-vis de celle-ci sur certaines de ses caractéristiques essentielles que se jouent les stratégies des plateformes cinéphiliques.

Notre terrain d’étude porte sur un ensemble de seize plateformes de VOD cinéphiliques disponibles sur le marché français (tab.1). Au moment de réaliser l’enquête au printemps 2019, toutes les plateformes étaient encore en activité, à l’exception d’une (VODD) ayant fermé ses portes fin 2016. La majorité des plateformes analysées a vu le jour depuis le milieu des années 2010 et témoigne d’une prolifération d’offres de plus en plus spécialisées à l’heure où le marché de la VOD connaît une croissance accélérée. L’enquête de terrain que nous avons conduite visait, d’une part, à documenter ce qui relève du front office, soit la partie de l’activité visible pour le consommateur et en contact avec celui-ci, et d’autre part, à recueillir des informations sur le back office, c’est-à-dire sur les processus et fonctions internes à l’organisation et qui restent invisibles pour le consommateur (pratiques gestionnaires, décisions stratégiques, modes d’organisation…). Un premier jeu de données a été constitué à partir de sources secondaires, telles que des articles de presse, des rubriques d’informations consultables sur les sites et des interviews accordées dans des médias. Nous avons également réalisé quatorze entretiens semi-directifs avec des responsables de plateformes, articulés autour des choix stratégiques et des conditions d’existence et de développement des initiatives. En complément, un entretien a été effectué avec Silvia Cibien, déléguée générale de l’association professionnelle EuroVOD, qui regroupe une trentaine de plateformes de VOD en Europe. Enfin, nous avons rencontré Laetitia Facon, cheffe du Service de la vidéo physique et en ligne du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), afin d’élargir les perspectives et d’interroger les modalités d’intervention de la puissance publique.

Tableau 1. Les plateformes de VOD cinéphiliques

Trois sections composent cet article. Dans un premier temps, nous dressons un état des lieux de la VOD en France afin de rendre compte du contexte de marché dans lequel s’insèrent les plateformes cinéphiliques. En second lieu, nous identifions et caractérisons les modalités de construction de l’offre de ces plateformes dans le cadre de stratégies de niche. Enfin, nous pointons les problèmes que celles-ci rencontrent dans leur développement et leurs difficultés à occuper un espace viable à la frange de l’oligopole.

Le marché français de la VOD : dynamiques et acteurs

En forte progression depuis le début des années 2010, le marché français de la VOD pèse 671,9 millions d’euros en 2018 (CNC, 2019). Son développement va de pair avec l’effondrement de la vidéo physique (DVD, Blu-Ray), dont les revenus ont été divisés par trois (-67%) au cours de la décennie (CNC, 2019). Poursuivant sa progression à un rythme soutenu, le marché connaît également une évolution rapide de sa structure, marquée tout à la fois par un recul de la VOD en paiement à l’acte et par la croissance fulgurante de la VOD par abonnement (+89% entre 2016 et 2017, +83% entre 2017 et 2018) qui représente désormais plus des deux tiers des revenus générés (CNC, 2019). Le succès des offres articulées autour de la technique du streaming et de la formule de l’abonnement contribue à convertir de vastes ensembles de consommateurs à la VOD. Avec environ 5 millions d’abonnés en France (Madelaine, 2019), Netflix figure aujourd’hui en tête des plateformes de VOD toutes catégories confondues, devançant notamment les plateformes des grandes chaînes de télévision (TF1, Canal Plus, France Télévisions, Arte), celles des opérateurs de télécommunication (Orange, SFR) et celles des Gafa (Google, Amazon, Apple) (fig.1). Les offres les mieux installées sur le marché privilégient un positionnement généraliste, destiné à toucher une large audience.

Figure 1. Classement des plateformes de VOD – D’après le CNC (2019)
(En % de consommateurs au cours des 30 derniers jours)

Les stratégies des principaux opérateurs de plateformes diffèrent selon leur cœur de métier et leur place dans la chaîne de valeur (CNC, CSA, 2018 ; Guibert, Rebillard, Rochelandet, 2016). Initialement positionné comme un simple distributeur de contenus, Netflix a aujourd’hui recours à une stratégie d’intégration verticale très coûteuse : par l’acquisition et la production massive de contenus, avec 12 milliards de dollars d’investissement en 2018 (Madelaine et Conesa, 2019), l’entreprise entend accroître son pouvoir de marché et mieux différencier son offre pour faire face à la concurrence accrue des autres opérateurs. Avec sa nouvelle offre de VOD, le groupe Disney se situe aussi dans une perspective d’intégration verticale, visant à maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur, de l’amont à l’aval (Perticoz, 2019). Confrontées à l’arrivée de nouveaux entrants dans l’audiovisuel et au développement de pratiques de visionnage allant à l’encontre du principe de la programmation, les chaînes de télévision linéaires françaises, tant publiques que privées, opèrent des stratégies d’extension de services à travers diverses formules de VOD (télévision de rattrapage, paiement à l’acte, abonnement) destinées à trouver de nouveaux débouchés pour leurs contenus et à maintenir leur position dans la production et dans la distribution.

Par ailleurs, un ensemble d’acteurs investit le marché de la VOD dans une logique de renforcement de leur offre globale et de captation de revenus indirects. Pour ces acteurs, la mise à disposition de contenus audiovisuels ne constitue qu’une facette de leurs activités et leur centre de gravité économique se situe ailleurs. Ainsi, les opérateurs de télécommunication comme Orange et SFR développent des offres de VOD en soutien à leurs offres de services de connexion qui représentent leur cœur d’activité. La diversification engagée par Amazon dans l’audiovisuel vise à attirer des clients vers la formule d’abonnement Prime, qui donne accès à un écosystème de services : pour rentabiliser leur souscription à ce programme, les utilisateurs sont incités à effectuer d’autres achats sur la plateforme de commerce en ligne. Avec son service Google Play Films & TV, la position de Google dans la VOD ne s’explique pas davantage par la vente de contenus, « loin de représenter un chiffre d’affaires important en comparaison des activités liées au système d’exploitation » (Leborgne, 2015, p.13). Enfin, la stratégie d’Apple dans la VOD consiste à alimenter ses appareils (smartphones, ordinateurs, tablettes) en œuvres audiovisuelles pour contenir ses utilisateurs dans un environnement propriétaire (Guibert, Rebillard et Rochelandet, 2016). La mise au point en 2019 de son service de VOD par abonnement marque cependant une nouvelle étape pour l’entreprise, qui se lance pour la première fois dans la production de contenus audiovisuels. À ce stade de développement, il semble que le catalogue de productions originales ait surtout vocation à servir de produit d’appel vers la nouvelle application Apple TV, qui permet de s’abonner à l’offre de VOD de diverses chaînes payantes (HBO, Showtime, CBS…). En tant qu’intermédiaire, Apple entend prélever des commissions sur les souscriptions d’abonnements effectuées à partir de son application vers des services de VOD tiers. Issus des industries de la communication et du web, ces acteurs articulent chacun à leur manière d’autres activités avec celles développées dans les contenus culturels, en s’appuyant sur d’importants moyens technologiques et financiers mais aussi sur « leurs histoires respectives et leurs cultures professionnelles propres, provenant surtout du monde de l’informatique » (Bouquillion, Miège et Moeglin, 2013, p.128).

La construction de l’offre de VOD cinéphilique : entre standardisation et différenciation

Le marché de la VOD est donc dominé par de puissantes plateformes, qui développent des services faisant figure de référence pour la majorité des consommateurs. À la frange de cet oligopole, des opportunités sont exploitées par une multitude d’autres acteurs, qui se positionnent dans le secteur en déclinant des offres cinéphiliques. Sur le marché français, ce segment est d’abord occupé par une plateforme d’envergure internationale. Fondé en 2007 par Efe Çakarel, un entrepreneur venu de l’informatique et de la finance, Mubi est aujourd’hui présent sur 253 territoires, revendique 100 000 abonnés dans le monde, dont 10 000 en France. L’entreprise s’appuie sur un effectif d’une cinquantaine de personnes, principalement à Londres où se situe son siège social. Depuis 2015, Mubi diversifie ses activités dans le cinéma, en devenant à la fois distributeur en salles et producteur de films d’auteurs. Les autres plateformes cinéphiliques présentes en France œuvrent à une échelle nationale, parfois même régionale. Un ensemble de plateformes (Benshi, BrefCinéma, La Cinetek, Films&Documentaires, Les mutins de Pangée, UniversCiné et Uncut…) sont initiées par des organisations qui exercent d’autres activités dans le domaine de l’audiovisuel : exploitants de salles, associations professionnelles, éditeurs de vidéo, distributeurs, détenteurs de droits… Le service de VOD s’inscrit ainsi dans la continuité du projet culturel de l’organisation, avec lequel il s’articule et trouve des synergies. Il existe également des plateformes « pure player », portées par des entités engagées uniquement sur le terrain de la vidéo à la demande (Outbuster, KwaFilms, Ecinema.com, Imago TV, VODD, Nowave, Tënk…). Dans ces situations, le profil des fondateurs reste cependant en lien immédiat avec le milieu du cinéma et de l’audiovisuel, d’où ils proviennent systématiquement.

Au cours de notre enquête, nous avons constaté que l’offre des plateformes cinéphiliques s’articule autour de trois attributs essentiels – la composition du catalogue, l’éditorialisation du service et les modalités de commercialisation – qui sont stratégiquement travaillés par ces acteurs au regard de l’offre de référence des grandes plateformes. La notion d’ « offre de référence » (Lehmann-Ortega et al., 2016) renvoie à l’idée selon laquelle, sur un marché donné, le groupe stratégique dominant tendrait à imposer des standards en matière de caractéristique d’offre, qui deviennent le cœur du marché et dont les autres acteurs doivent tenir compte pour se développer. L’analyse des éléments recueillis sur le terrain permet de dégager les stratégies des plateformes cinéphiliques pour s’inscrire au sein de l’univers de référence de la VOD et pour se différencier des autres offres présentes sur le marché.

Une logique de différenciation

La logique de différenciation sur laquelle s’appuient les plateformes cinéphiliques se manifeste principalement à deux niveaux : la composition du catalogue et l’éditorialisation des services.
L’acquisition de droits est une activité centrale pour les plateformes de VOD dans la constitution du catalogue, qui passe par la négociation des conditions d’exploitation auprès des acteurs situés en amont de la filière (mandataires de droits, producteurs…). Les modes de commercialisation pratiqués dans le secteur fonctionnent généralement soit sur la base d’un forfait (« flat fee ») pour la période considérée, soit sur celle d’un partage des recettes (« revenue sharing ») entre l’ayant droit et l’acquéreur, qu’il est possible d’assortir d’un minimum garanti (Unifrance, 2015). En France, cette activité s’accompagne d’une contrainte réglementaire, la chronologie des médias (1) , qui fixe les délais dans lesquels les films peuvent être exploités sur divers supports après leur sortie en salle (Riester, 2019). La fraîcheur des contenus, c’est-à-dire le renouvellement régulier du catalogue par l’ajout de nouveautés, est un aspect généralement recherché par les plateformes afin de stimuler l’intérêt des consommateurs pour le service. De ce point de vue, le premier moyen par lequel les plateformes cinéphiliques se différencient de l’offre des acteurs dominants tient à l’orientation de leur catalogue. Les offres qu’elles proposent ne sont pas destinées au marché de masse mais à un segment de clientèle déterminé : les spectateurs cinéphiles. Tandis que plusieurs plateformes comme Mubi et UniversCiné couvrent un large spectre du cinéma indépendant, d’autres privilégient des micro-segments encore plus précis, liés à un genre (les documentaires de création, les courts métrages), à une histoire (le cinéma de patrimoine), à un territoire (le cinéma de l’Océan Indien), à une classe d’âge (les films d’auteurs pour enfants), à un discours (les films politiques et sociaux) ou à la rareté du contenu (les films inédits en salle). Par ces stratégies de niche, il est possible d’asseoir une certaine forme d’exclusivité du catalogue, sans nécessairement détenir des droits exclusifs sur les œuvres ni même produire des contenus originaux à la manière des grandes plateformes comme Netflix et Amazon. Les plateformes cinéphiliques créent ainsi des monopoles localisés : les offres fondées sur une niche deviennent imparfaitement substituables, ce qui engendre en leur faveur un monopole circonscrit au créneau occupé (Chamberlin, 1933 ; Robinson, 1933).

« Ce marché continue d’attirer des gens attirés par les niches. Elles pensent avant tout au contenu qui peut être associé à un public. On voit passer des plateformes qui se positionnent en termes de création, d’autres d’animation pour adultes, d’autres encore ciblent les courts-métrages, etc. Dès qu’une niche éditoriale est bien identifiée, elle suscite des convoitises. », Outbuster
« Netflix, c’est un acteur qui nous a fait du bien et je n’ai aucune honte à le dire car il nous aide à mettre en avant nos initiatives compte tenu de la frustration qui a lieu à cause de leur catalogue. (…) On est assez respectueux de ce que cet acteur arrive à développer, même si parfois, il y a des choix politiques très différents. Après, on nous a déjà appelé « le Netflix des cinéphiles », c’est plutôt un compliment pour nous, même si eux sont sur une offre de volume alors que, nous, on est sur une offre de niche », Mubi

Si d’un point de vue économique la focalisation sur des niches de marché permet à ces plateformes d’éviter la confrontation frontale avec les géants de la VOD et de contourner la concurrence exacerbée qui traverse le marché de masse, leurs choix d’orientation du catalogue s’inscrivent également dans des démarches de soutien à la diversité culturelle visant à favoriser la visibilité de productions plus confidentielles, peu mises en valeur ou plus généralement absentes des offres des grandes plateformes. Les objectifs affichés en faveur de la diversité culturelle reposent, en second lieu, sur la défense et la valorisation des acteurs situés à l’amont des plateformes – ayants droit, producteurs, réalisateurs, etc. – vis-à-vis desquels une logique de soutien est tout autant affirmée. Dans cette optique, le pouvoir de marché dont disposent les géants du streaming semble réactualiser chez plusieurs acteurs de notre échantillon les préoccupations relatives à la domination américaine des industries culturelles, envisagée sous l’angle d’un « impérialisme des plateformes » (Hesmondhalgh, 2019 ; Smyrnaios, 2017).

« Nous défendons le cinéma dans sa diversité et soutenons les producteurs indépendants. Nous avons décidé de nous battre contre l’uniformisation des plateformes de streaming venues des US en proposant une vision du cinéma à la française et un revenu équitable aux producteurs indépendants. Nous voulons que le cinéma soit diversifié, que tous les films puissent être vus et que les petits producteurs continuent à faire des films. » Nowave

Un autre axe de différenciation privilégié par les plateformes cinéphiliques, en lien avec les perspectives culturelles sur lesquelles se fondent les initiatives, tient aux formes d’éditorialisation des services. La sélection et la mise en avant des œuvres sur les plateformes dominantes relèvent d’une intermédiation essentiellement technologique, recourant à des dispositifs techniques et des algorithmes (Benghozi et Paris, 2014). Il en est ainsi de Netflix, par exemple, dont les modalités d’orientation dans le catalogue s’appuient sur un algorithme de recommandation, capable d’accompagner et d’encadrer étroitement les habitudes de consommation (Dessinges et Perticoz, 2019 ; Drumond, Coutant et Millerand, 2018). Jugeant ces pratiques trop industrielles, les plateformes cinéphiliques tentent de se différencier par l’affirmation d’une démarche artisanale s’appuyant sur des logiques éditoriales pour guider le consommateur (Farchy, Médael et Anciaux, 2017).

« Notre contenu est sélectionné par des festivals, des personnalités ou notre équipe, ce sont des gens et pas des algorithmes. » Nowave
« On va initier ce « Netflix like », avec une grosse profondeur de catalogue, mais on va garder notre côté éditorial avec la dimension humaine, ce qui est un peu aux antipodes de ce que propose Netflix par exemple. Nous, on ne veut pas d’un algorithme. » UniversCiné
« On a voulu faire en sorte que l’algorithme soit humain et donc on n’est pas du tout parti sur cette idée comme peuvent l’avoir Netflix ou YouTube. Car les propositions – je suis abonnée à Netflix – sont parfois décalées ou pas du tout en accord avec ce que je peux regarder. », Kwa Films

À l’opposé de la perspective de l’hyperchoix privilégiée par beaucoup de plateformes, dont les catalogues élargis rappellent le principe de la vidéothèque, plusieurs acteurs de notre corpus misent sur une sélection réduite et en renouvellement constant, similaire à la programmation d’une salle de cinéma. L’importance décisive accordée par ces plateformes à l’éditorialisation de leur catalogue nous amène à les replacer dans une continuité de dispositifs de médiation issus de la cinéphilie traditionnelle. Les travaux de Taillibert (2018) montrent ainsi que cette médiation cinéphilique, qui s’est construite au sein de lieux historiques faisant office d’« institutions symboliques de référence » (ciné-clubs, festivals, salles d’art et essai, cinémathèques…), s’incarne dans un ensemble de dispositifs qui organisent la rencontre du public avec des contenus (sélection d’un corpus de films, choix du dispositifs spatio-temporel de réception, création d’une grille de programmation, outils éducatifs d’accompagnement…), susceptibles d’être aujourd’hui déclinés sur les plateformes de VOD. Il s’agit, par exemple, de confier le choix des contenus diffusés à des personnes reconnues comme compétentes dans le domaine traité, ce dont témoigne la programmation de Tënk, qui repose sur dix binômes en charge de mettre en ligne des documentaires d’auteurs choisis en fonction de leur qualité, ou encore celle de La Cinetek, qui propose des films du XXème siècle sélectionnés par des réalisateurs reconnus. Plus globalement, les offres mises en place par les plateformes de notre étude conjuguent le recours à l’expertise de professionnels dans la sélection et la mise en valeur des contenus (listes thématiques, appareillage documentaire à vocation pédagogique…), le travail du lien avec les salles de cinéma, les festivals et les communautés de cinéphiles, et l’« événementialisation » du catalogue (diffusion en live, évolution de la programmation en fonction de l’actualité, cycles de programmation…) destinée à réintroduire une dimension de « rendez-vous » inhérente aux pratiques de visionnage collectif (Taillibert, 2018).

« Chaque fiche est assez détaillée et puis on fait des cycles de programmation, par thématique. Ça permet de remettre en avant des films qui sont un peu noyés dans le catalogue. Et pour ces cycles, on fait parfois des bandes annonces. Dans l’idée, c’est un peu comme une programmation en festival thématique. Après, ça peut aussi être des rétrospectives de réalisateurs. Mais c’est pour faire vivre le catalogue tout le temps, en suivant l’actualité. », Les Mutins de Pangée
« La différence aussi c’est qu’on n’a pas mal de renseignements éditoriaux : un résumé plus ou moins complet, des fiches par auteur, un accès par auteur, par producteur et donc vous avez, à chaque fois des liens vers d’autres pages, le site du producteur, etc. On a une volonté d’informer sur les films et on essaye de les mettre en valeur. », Films&Documentaires
« On a multiplié les partenariats avec des festivals en France. Rien qu’en ce moment, par exemple, nous sommes partenaires avec la Fête du court métrage, le festival de cinéma israélien, le Cinélatino de Toulouse, le Cinéma du Réel… Ce sont des festivals qui nous mettent en avant et on reprend certains programmes sur notre plateforme. », UniversCiné

Si elles s’intègrent pleinement aux stratégies des acteurs étudiés, l’adoption de ces formes d’éditorialisation est aussi liée à deux catégories de contraintes. La première tient aux réalités économiques des plateformes, pour lesquelles la proposition d’un catalogue limité et tournant offre à la fois les avantages de la simplicité de gestion et celui de la maîtrise des coûts. Par exemple, le virage stratégique opéré par Mubi, consistant à abandonner le principe de la profondeur du catalogue pour privilégier une sélection tournante, découle moins de la volonté délibérée de reproduire le principe de la salle que de la nécessité de rationnaliser l’organisation d’un catalogue devenu trop coûteux et compliqué à gérer. La seconde contrainte provient des dispositifs de soutien du CNC, dont beaucoup des plateformes cinéphiliques bénéficient, et qui tendent à lier l’attribution d’aides et de subventions à la mise en œuvre d’une politique d’éditorialisation fondée sur la transmission de la cinéphilie. Les aides sélectives à la VOD servent ainsi à financer l’élaboration de ce que l’établissement public appelle un « programme éditorial », dont l’éligibilité à une subvention est notamment appréciée au regard de l’intérêt culturel du catalogue et du travail éditorial réalisé autour des œuvres. Ce soutien de l’établissement permet notamment la prise en charge de frais d’éditorialisation, tels que la création des fiches des œuvres, la fabrication et l’acquisition de compléments (interviews, modules vidéo associés, bonus, bandes annonces, etc.) ou la collecte des métadonnées (CNC, 2019).
« Pour avoir les aides sélectives – la plus ancienne – c’est très important pour nous d’aider à la transmission de la cinéphilie quand c’est du cinéma. En tout cas, d’inscrire les œuvres dans un contexte histoire ou sociologique, etc. Donc, dans le dossier de demande, ils doivent expliquer les line-up, pourquoi, ce qu’ils vont développer, comment ils vont l’enrichir… C’est un peu l’ADN de ce que peut être une aide sélective au CNC. », CNC

Une logique de standardisation

Les formes de différenciation adoptées par les plateformes étudiées vont de pair avec la recherche d’un alignement par rapport à des normes et à des conventions issues des grandes plateformes. Notre étude permet de mesurer à quel point l’offre de référence des géants du streaming intervient dans la structuration des services et dans la définition des modèles économiques. La standardisation des offres cinéphiliques telle qu’elle ressort de notre enquête se rapporte essentiellement à deux aspects : l’ergonomie des plateformes et leurs modalités de commercialisation.

L’offre commerciale des plateformes cinéphiliques repose tout d’abord sur la logique dite « Atawad » (« any time, anywhere, any device »), un acronyme utilisé dans les milieux professionnels selon lequel le consommateur serait à la recherche d’un accès aux services à tout moment, en tout lieu et depuis n’importe quel appareil. La transposition de ce précepte se manifeste par la mise en place de multiples points d’accès aux services de VOD (ordinateur, terminaux mobiles, télévision connectée…). La recherche d’une présence déclinée sur des canaux variés doit permettre de rencontrer au mieux les attentes du public et favoriser l’appropriation du catalogue. D’une manière générale, les concepteurs des services sont attentifs à limiter les zones de frictions et les difficultés qui se posent au consommateur lorsqu’il circule au sein de la plateforme. A travers l’appréhension des parcours des consommateurs, l’objectif est de pouvoir ensuite les adapter et les optimiser, afin d’améliorer l’expérience qu’ils ont du service et de mieux les fidéliser.

« Ce qu’il y a aussi – mais c’est valable pour toute entreprise de e-commerce – c’est la simplicité du parcours client, tout simplement. Tant que ce parcours n’est pas optimisé, notre site ne l’est pas et on perd du chiffre d’affaires, des spectateurs. », UniversCiné
« Et notre but premier est d’amener l’utilisateur à regarder les films le plus rapidement possible, donc d’éviter les zones de friction. La fuite des abonnés et l’annulation des abonnements sont liées à un manque de visionnage et donc, notre premier souci quand on pense design et ergonomie, c’est à tout moment mettre en avant l’accessibilité et la rapidité de consommation du film. » Mubi

De ce point de vue, les plateformes cinéphiliques ont en commun un ensemble de caractéristiques de design qui structurent l’expérience de navigation et de visionnage (arborescence du site, architecture d’interaction, éléments graphiques, aménagement des pages…). Cette similarité d’identité ergonomique et graphique tient à l’existence de conventions et d’habitudes d’usages qui irriguent le marché de la VOD, notamment sous l’influence des plateformes les plus populaires, au premier rang desquelles Netflix, et sur lesquels tous les acteurs tendent à s’aligner. L’autre explication est dans le recours aux services de prestataires techniques comme Kinow ou Okast, spécialisés dans le développement de plateformes de streaming et dont les offres en marque blanche favorisent l’homogénéisation des propositions.

« Donc, en réalité, il y a des standards d’ergonomie. Peut-être parce que Netflix a créé des habitudes en VOD et qu’il va être difficile de s’en défaire. » UniversCiné
« Ce qu’on regarde c’est Netflix, c’est notre benchmark. Même si on propose une offre différente, c’est ce que notre PDG choisit de regarder. » Mubi
« A ce niveau-là, clairement, on a repris les codes de Netflix, qui existaient d’ailleurs dans la Vod avant que Netflix n’arrive, mais que cette entreprise a popularisé auprès du grand public : un fond noir, sobre, des codes couleurs un peu flashy pour le logo, la mise en avant des images et des jaquettes, les scrolls horizontaux… C’est vraiment l’ergonomie et le graphisme qui nous ont valu cette comparaison avec Netflix, qui est relativement logique. Effectivement, c’est très semblable, mais comme pour beaucoup d’autres plateformes de Vod. » Imago TV
« Techniquement, on a avancé très vite car, comme Tënk, on s’est adossé à une sorte de marque blanche, Kinow. C’est un outil clé en main pour les plateformes VOD. En fait, nous, on fait la peinture avec notre graphisme, notre identité visuelle. Mais toute l’architecture est plus ou moins prémâchée. », BrefCinéma

Si près de la moitié des plateformes cinéphiliques autorisent l’achat ou la location des œuvres à l’unité, les trois quarts des initiatives fonctionnent cependant sur la base de l’abonnement. Il est clair que nous assistons aujourd’hui à une généralisation de la formule de l’abonnement popularisée par Netflix dans la VOD, dont la souscription ouvre la voie à une consommation illimitée du catalogue. Le plus souvent, les offres ainsi proposées sont assorties d’une période d’essai et sans engagement, permettant une résiliation à tout moment. Dans leur formule générique, les tarifs d’abonnement des plateformes cinéphiliques sont compris entre 3 et 9 € par mois, mais peuvent être modulables en fonction de caractéristiques supplémentaires (meilleure qualité d’image, nombre d’écrans disponibles, accès à des contenus éditoriaux, territoire de visionnage…). Les marges de manœuvre en matière de fixation des prix sont limitées et dépendent à la fois des attentes des ayants droit sur le marché de l’acquisition, des pratiques tarifaires des concurrents et des habitudes des consommateurs. Sans aller jusqu’à s’extraire des logiques commerciales du marché dans lequel s’insèrent les plateformes cinéphiliques, certaines d’entre elles misent sur une différenciation par les prix, en positionnant leurs services à des prix légèrement inférieurs de ceux des acteurs généralistes afin d’affirmer une identité d’offre de complément.

« L’abonnement, c’est Netflix qui l’a lancé en France pour une offre pure player comme ça (…). C’est Netflix qui l’a pérennisé et développé en France. Aujourd’hui, on est obligés de se lancer sur le marché de la SVOD, de même que les cartes de fidélité de cinéma donnent cette illusion de liberté et de gratuité quand on va au cinéma, lorsqu’on est abonné, on ne ressort pas la carte bleue à chaque fois. On a cette impression de pouvoir consommer à l’infini et à l’envi des titres. Et l’illusion de cette liberté, il faut absolument la conserver car, sinon, le spectateur va aller voir sur une autre plateforme qui la lui donne. », UniversCiné
« Ça fonctionne avec un paiement en ligne et sans engagement. Et ce dernier point relève vraiment de l’usage des gens, comme sur les plateformes comme Netflix. (…) On ne peut pas arriver avec un système commercial complètement à côté de la plaque par rapport à ce qui se fait ailleurs alors que les gens ont pris le principe de l’abonnement mensuel qui coûte plus cher que l’annuel. Donc on a suivi. », BrefCinéma

Les difficultés rencontrées par les plateformes cinéphiliques

Le positionnement que supposent les stratégies de niche développées par les plateformes étudiées nous renvoie cependant aux difficultés que celles-ci connaissent pour s’aménager une place viable à la frange du marché de la VOD. La littérature académique en stratégie d’entreprise stipule que le succès d’une stratégie de niche tient principalement à trois facteurs : il faut que la spécialisation choisie soit économiquement viable, reconnue par les consommateurs et défendable (Lehmann-Ortega et al., 2016). Force est de constater que les plateformes cinéphiliques rencontrent des obstacles sur chacun de ces aspects.

Le premier risque est de se positionner sur une niche dont la viabilité économique n’est pas assurée, en visant un marché trop réduit, à la demande insuffisante. En raison de l’occupation d’une niche excessivement étroite, certains opérateurs de plateformes ont disparu (VODD), tandis que d’autres s’orientent vers un positionnement plus généraliste (Ecinema, UniversCiné). L’essentiel des acteurs témoignent d’une difficulté à atteindre un volume de clients suffisants pour amortir les coûts de fonctionnement de la plateforme, au premier rang desquels ceux liés aux développements techniques et à la constitution du catalogue (acquisition de droits, déplacements dans les festivals et marchés du film). Alors que Netflix revendique plus de 5 millions d’abonnés en France, plusieurs des plateformes que nous avons rencontrées situent entre 3 000 et 10 000 le nombre d’abonnés qui leur permettrait d’équilibrer leur modèle économique, ce qui traduit la faiblesse des parts de marché que celles-ci entendent se partager. Beaucoup de ces plateformes, en particulier les dernières arrivées sur le marché, semblent dans une phase de lancement et d’expérimentation, et encore à la recherche d’une stabilisation de leurs pratiques. Même Mubi, qui se distingue du reste des plateformes cinéphiliques par son ancienneté et sa dimension internationale, n’est toujours pas une entreprise rentable : celle-ci bénéficie jusqu’à présent d’une rente d’investissements, avec la conduite régulière de levées de fonds auprès d’investisseurs qui assurent sa pérennité. Les organisations à l’origine des plateformes cinéphiliques sont fragiles, avec des effectifs réduits (moins de cinq salariés pour la plupart), une externalisation fréquente de certaines tâches techniques, un développement d’activités connexes pour diversifier les sources de revenus (production, distribution, animation culturelle…), un investissement de départ pouvant être appuyé par des campagnes de crowdfunding, ainsi qu’un recours répandu aux aides publiques provenant du CNC, du programme MEDIA d’Europe Créative et de collectivités locales. La place occupée par les aides publiques dans les revenus de beaucoup de ces plateformes montre combien leurs stratégies de niche s’inscrivent dans le cadre d’une économie subventionnée. Difficilement rentables par elles-mêmes, ces plateformes sont fortement dépendantes des subventions, sans lesquelles la pérennité des structures serait directement remise en cause.

« Mais l’agence est financée par des fonds publics et on n’a pas un enjeu extrêmement fort de rentabilité économique à tout prix. Évidemment, on a envie de développer la structure mais on a aussi la chance de pouvoir développer la plateforme au sein de l’agence où elle est mutualisée. », Brefcinéma
« C’est simple, pour le moment, on est à 20% de retours propres et 80% d’aides publiques. », La Cinetek
« Je pense que le problème numéro 1, c’est qu’il n’y a pas encore assez de fréquentation pour se passer de la subvention publique. Autrement dit, sans l’aide du CNC, ce serait une activité vraiment à pertes. », Les Mutins de Pangée

Cette question de la viabilité économique nous renvoie très directement à un second problème, celui d’une reconnaissance difficile de l’offre par les consommateurs. Les plateformes cinéphiliques se plaignent en effet d’être invisibles et peu repérées par le public qui constitue pourtant leur cœur de cible. Dans l’idéal, les plateformes sont censées permettre d’atteindre directement le consommateur, mais la réalité est généralement plus complexe et le constat que nous pouvons dresser est celui d’un lien distendu avec le consommateur. Si la focalisation du catalogue sur des contenus pointus permet de construire une offre distinctive, le déficit de notoriété des œuvres, diffusées à une échelle restreinte (festivals, cinéma d’art et essai, sortie uniquement à l’étranger…), représente un handicap particulièrement compliqué à surmonter. Contraintes par des moyens très limités en matière de communication et de marketing, les plateformes adoptent des stratégies qui consistent à s’appuyer sur des leviers externes de notoriété : partenariats avec des communautés en ligne, des magazines et des festivals, organisation de projections publiques, distribution depuis des box d’opérateurs Internet, liens avec l’actualité… Une fois l’offre portée à la connaissance du public, nombre de plateformes éprouvent encore de vraies difficultés à convertir leur cible en clients, mais aussi à les fidéliser dans la durée. Un turnover significatif des consommateurs autour des services de SVOD est constaté, favorisé par la possibilité de se désabonner aisément à ces offres souscrites sans engagement.

« Mais la difficulté c’est de convaincre le public que ces œuvres sont vraiment de qualité, il faut les prendre par la main pour qu’ils viennent. Et c’est un peu notre difficulté, c’est la commercialisation de ces films, surtout sur Internet où c’est un peu la jungle et où il faut se mettre en avant pour se démarquer. », Kwa Films
« Réussir à garder nos abonnés, c’est le plus gros combat qu’on doit mener. Car, si aujourd’hui, on réussissait ne serait-ce qu’à garder nos abonnés, on n’aurait plus forcément besoin de faire ce travail de marketing qui est frustrant car on serait complètement rentables. Ça nous paraît un peu absurde d’investir dans un marketing plus agressif alors qu’on a une espèce de seau qui fuit… », Mubi

Autre élément, la spécialisation sur laquelle reposent les plateformes doit être défendable vis-à-vis de la concurrence. Dans la mesure où l’attrait de l’offre tient à l’orientation du catalogue, il est nécessaire que l’organisation maîtrise son approvisionnement en contenus afin de s’assurer d’un avantage concurrentiel. La capacité à maîtriser son environnement et à entretenir des partenariats fructueux avec les entreprises qui fournissent les contenus est essentielle pour garantir le développement du service. Dans certains cas, cet approvisionnement s’appuie totalement ou partiellement sur une compétence interne, soit parce que la plateforme est la propriété d’une organisation mandataire de droits (BrefCinema, UniversCiné, OI Film), soit parce que l’organisation produit elle-même des contenus audiovisuels (Mubi, Les mutins de Pangée). Le plus souvent, l’approvisionnement en contenus passe cependant par la négociation d’accords auprès de partenaires afin d’acquérir des droits d’exploitation. S’il semble que les plateformes cinéphiliques arrivent pour l’instant à alimenter leur catalogue sans rencontrer de difficultés excessives, il reste que les négociations ne sont pas toujours évidentes avec les grands studios pour lesquels ces petites plateformes représentent des débouchés limités pour leurs contenus. Sur le marché de l’acquisition, la concurrence peut également être très rude avec les géants de la VOD qui proposent des prix d’achat avec lesquels celles-ci ne peuvent rivaliser et dont les pratiques d’acquisition de droits au niveau mondial tendent à réduire le réservoir d’œuvres disponibles. Les plateformes dominantes se livrent ainsi à des « sprints d’acquisitions », c’est-à-dire à des achats massifs de droits à certaines périodes clefs (par exemple, les fêtes de fin d’année pour Amazon), qui contribuent à assécher le marché de l’acquisition pour la concurrence. De ce point de vue, les grandes plateformes font peser une menace tangible sur les offres spécialisées, certains acteurs comme Netflix investissant des segments de plus en plus précis du marché de la VOD, même si ces contenus restent pour l’instant secondaires dans son catalogue. Dans le cadre de modèles d’affaires reposant sur la longue traîne, il devient en effet intéressant pour les plateformes de multiplier les segments de vente restreints, dont le potentiel économique peut dépasser celui des œuvres les plus populaires (Benghozi et Benhamou, 2008). Dans cette situation, le risque est que l’offre spécialisée des plateformes cinéphiliques soit, à terme, attaquée et rejointe par l’offre de référence proposée par les plateformes dominantes, en capacité de couvrir à la fois le marché de masse et les niches de marché.

Conclusion : vers une « métaplateformisation » de la VOD ?

Cette recherche a permis de mettre en évidence comment de nouveaux acteurs de la VOD construisent des offres spécialisées sur le segment cinéphile du marché, en contrepoids aux « modalités hyperconcentrées et généralistes, qui occupent un espace actuellement démesuré » (Bouquillion, Miège et Moeglin, 2013, p.150). Les modalités de construction de l’offre de ces plateformes contribuent à les inscrire au sein de l’univers de référence de la VOD tout en les différenciant par rapport aux plateformes dominantes par l’orientation de leurs catalogues et les formes d’éditorialisation des services. Leur fonctionnement économique présente la particularité de se fonder sur le développement de stratégies de niche qui s’inscrivent assez nettement dans le cadre d’une économie subventionnée. Les conditions de viabilité des plateformes restent cependant difficiles pour ces offres qui s’adressent à des marchés étroits.

Un constat qui s’impose au terme de cette étude est celui d’une fragmentation de plus en plus grande du paysage de la VOD à la frange du marché. Les raisons de cet éclatement tiennent, pour une part, à l’abaissement de barrières à l’entrée technologiques avec l’apparition de prestataires qui fournissent à moindres coûts des plateformes de VOD « clef en main » ; et découlent, pour une autre part, des logiques d’allocation des aides publiques, notamment celles du CNC, qui se sont jusqu’à présent attelées à favoriser l’émergence d’acteurs nationaux, au risque d’une dispersion de l’effort. S’il joue en faveur de la démographie des plateformes, cet « effet pépinière » (Legendre, 2019) soulève toutefois la question de la croissance et de la pérennité des initiatives et de la mise en place des conditions propices pour l’assurer. Le renforcement de la collaboration entre plateformes, voire, en allant plus loin, la convergence des initiatives vers une « métaplateforme » (Bertholet et Létourneau, 2017), c’est-à-dire vers une plateforme dont l’objet serait de réunir divers services satellites de VOD gravitant autour de celle-ci, représente un horizon possible pour les acteurs cinéphiliques du marché. La stratégie consistant à construire une métaplateforme agrégeant des services de VOD tiers est actuellement éprouvée par des géants du numérique comme Apple (avec Apple Tv) et Amazon (avec Amazon Channels), qui développent des offres se rapprochant des offres télévisuelles en bouquet. Au niveau des plateformes cinéphiliques, il semble qu’un mouvement vers des formes de rapprochement s’esquisse déjà à plusieurs titres. En premier lieu, les plateformes cinéphiliques sont engagées dans la structuration d’un réseau de coopération. Depuis 2010, l’association EuroVOD fédère ainsi un ensemble de plateformes de VOD en Europe afin d’encourager les échanges commerciaux, le partage de compétences et la mutualisation des ressources entre membres, mais aussi d’assurer la promotion des services et leur représentation collective à une échelle européenne. En second lieu, il apparaît que cette dynamique est encouragée par les pouvoirs publics, avec une inflexion en cours dans les modalités de soutien aux initiatives, tant à l’échelon national qu’européen, pour favoriser les regroupements de plateformes en vue d’engager un changement d’échelle et d’améliorer leur compétitivité.

« On réfléchit à une mutualisation, de portail commun de toutes ces plateformes qui permettrait des achats groupés. Avec, après, un bouquet commun. », BrefCinema
« La Commission européenne va changer les lignes du prochain programme d’Europe créative car ils se sont rendu compte de l’importance de travailler ensemble pour les plateformes (…) Le nouveau programme sera mis en place en 2021 et va se concentrer sur le réseautage. Ils ne vont plus faire des subventions pour chaque plateforme, ce sera à travers l’association par exemple ou alors pour des projets spécifiques avec un regroupement de plateformes. », EuroVOD
« En gros, en 2008 l’idée était de faire émerger ces acteurs. Ils sont là mais petits et nombreux. L’étape d’après est donc de les fédérer (…) C’était un vœu pieux il y a quelques années mais le nouveau directeur est arrivé et a eu des rendez-vous avec les différentes plateformes pour leur dire qu’on était prêts à accompagner les initiatives qui iraient vers un regroupement des plateformes, que ce soit une vraie fusion ou se mettre ensemble pour créer une offre commune. Car ça n’a pas de sens d’avoir autant de plateformes isolées… », CNC

Sans pouvoir présager des directions qu’emprunteront les initiatives, c’est en tout cas au niveau des formes de collaboration, de regroupement et de mise en commun, que pourraient se jouer les modes d’action capables de s’imposer.

Notes

(1)Selon cette réglementation, qui ne s’applique pas pour des films jamais distribués en France, le délai de diffusion après la sortie en salle est de 3 ou 4 mois pour de la VOD, mais de 36 mois pour la SVOD, et de 17 à 30 mois pour les plateformes ayant passé un accord avec les organisations professionnelles du cinéma et respectant un ensemble d’engagements.

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Auteurs

Olivier Thuillas

.: Olivier Thuillas est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Nanterre et membre du laboratoire Dicen-Île de France. Il est aussi chercheur associé au LabSIC à l’université Paris 13. Ses recherches portent principalement sur les enjeux du développement des plateformes numériques dans les industries culturelles et sur les politiques culturelles. La recherche qu’il mène avec Louis Wiart sur les plateformes culturelles alternatives est soutenue par le LabEx ICCA. olivier.thuillas@parisnanterre.fr

Louis Wiart

.: Louis Wiart est titulaire d’une chaire en communication à l’université libre de Bruxelles, où il fait partie du Centre de recherche en information et communication (ReSIC). La recherche qu’il mène avec Olivier Thuillas sur les plateformes culturelles alternatives est soutenue par le LabEx ICCA. Louis.Wiart@ulb.ac.be