Les consommations de séries télévisées des publics étudiants face à Netflix : une autonomie en question
Résumé
Notre contribution s’inscrit dans la continuité de nos travaux entrepris depuis 2015 autour de l’évolution des formes prises par la consommation de séries télévisées. En particulier, nous interrogeons la place grandissante occupée par les plateformes (légales ou non) dans cette pratique culturelle en mettant l’accent sur le rôle joué par les plateformes numériques, dans l’évolution des consommations de séries télévisées par une population d’étudiants. Nos premiers résultats mettent en exergue un processus d’autonomisation relative des publics vis-à-vis des grilles de programmes, tout en inscrivant leurs pratiques dans un nouveau faisceau de contraintes dont Netflix constitue l’un des acteurs principaux.
Mots clés
Séries télévisées, visionnage, autonomie, grilles de programmes, auto-programmation, plateformes, Netflix.
In English
Title
Students’ television series consumption facing with Netflix: an autonomy questioned
Abstract
Our contribution is a continuation of a work started in 2015 on the evolution of the forms of TV series consumption. In particular, we question the importance of digital platforms (legal or not) in this cultural practice, but also the role they play in the evolution of TV series consumption by a student population. Our preliminary results highlight a process of relative empowerment of audiences exposed to the program schedules, while they facing new restrictions of which Netflix is one of the main actors.
Keywords
TV series, viewing, autonomy, programs schedules, self-programming, platforms, Netflix.
En Español
Título
El consumo de las series de televisión de los estudiantes frente a Netflix: una autonomía en cuestión
Resumen
Nuestra contribución es una continuación de un trabajo realizado desde 2015 sobre la evolución de las formas de consumo de series de televisión. En particular, queremos cuestionar la importancia de las plataformas digitales (legales o no) en esta práctica cultural, pero también el papel que juegan en la evolución del consumo de las series de televisión de una población estudiantil. Nuestros primeros resultados muestran un proceso de empoderamiento relativo de las audiencias frente a las parrillas de programas, mientras que enfrentan nuevas restricciones, de las cuales Netflix es uno de los principales actores.
Palabras clave
Series de televisión, visionado, autonomía, parrillas de programas, auto-programación, plataformas, Netflix.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Dessinges Catherine, Perticoz Lucien, « Les consommations de séries télévisées des publics étudiants face à Netflix : une autonomie en question« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°20/1, 2019, p.5 à 23, consulté le mardi 3 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2019/varia/01-les-consommations-de-series-televisees-des-publics-etudiants-face-a-netflix-une-autonomie-en-question/
Introduction
Massivement présentes dans nos grilles de programmes depuis des années, les séries télévisées sont aujourd’hui au cœur d’enjeux importants. Des enjeux socioéconomiques tout d’abord avec l’apparition de nouveaux acteurs dans la chaîne de valeur notamment favorisée par le numérique de type Netflix ou Amazon qui proposent des catalogues de vidéos en ligne par abonnement de plus en plus étoffés ; des enjeux sociotechniques ensuite grâce aux innovations technologiques de diffusion/consommation qui permettent notamment des visionnages en mobilité ou des consommations multi-écrans en ou hors ligne ; des enjeux socioculturels enfin liés à la légitimation/consécration du genre sériel et des pratiques culturelles s’y rapportant. Bien que les séries télévisées ne représentent pas un genre homogène, elles « semblent [néanmoins] suivre un processus de reconnaissance de leur valeur semblable à celui qui a affecté certains genres populaires » (Glevarec, 2013, p. 338). Ainsi, compte tenu d’une offre foisonnante et de qualité qui leur a permis d’acquérir un statut d’objet culturel et de recherche pleinement légitime (Glevarec, 2013 ; Glevarec, Pinet, 2007 ; McCabe, Akas, 2007, Thompson, 1997), nous conduisons depuis 2015 des travaux visant une meilleure compréhension des modes de consommation des séries télévisées à l’ère numérique.
À cet égard, les questions relatives aux formes de réception et d’interprétations des fictions audiovisuelles sérielles ainsi que les processus de formation des goûts et d’attachement sériel ne constituent pas le cœur de nos préoccupations de recherches même si nous mettons en évidence que les pratiques de consommation des étudiants peuvent être étroitement articulées à ce plaisir sériel (Dessinges, Perticoz, 2018). En effet, nous focalisons plus spécifiquement notre attention sur les pratiques de visionnage des séries télévisées et leurs évolutions dans le temps.
D’autres chercheurs se sont intéressés à cette question des pratiques de consommation à l’ère numérique. Samuel Beuscart (et al.) se sont par exemple focalisés sur les effets de la numérisation dans la transformation de la consommation télévisuelle en comparant des chiffres d’audience sur la consommation de programmes télévisés en direct fournis par Médiamétrie avec des données comptables du visionnage, en catch-up de ces mêmes programmes sur les plateformes des chaines françaises (Beuscart et al., 2012). Leurs observations ont permis de relativiser l’inquiétude apparue avec les nouveaux médias d’un éclatement des publics, mais leur matériau empirique ne leur a pas permis de questionner explicitement les visionneurs quant à leurs choix en faveur (ou non) du linéaire. Une partie de la réponse aux hypothèses qu’ils formulent est apportée par Amandine Kervella et Marlène Loïcq (2015) à l’aune d’une étude représentative conduite sur les pratiques télévisuelles juvéniles. Selon elles, la consommation désynchronisée chez les jeunes publics n’engendre pas un éclatement généralisé des audiences car elle « permet le maintien d’un partage d’ordre symbolique » (Kervella, Loïcq, 2015, p. 92) en particulier en matière de consommation sérielle. Ces études, comme les nôtres (Dessinges, Perticoz 2018) et celles de Guillaume Blanc (2015), qui questionne les mutations des pratiques sociales liées à la consommation télévisuelle au sein des espaces domestiques, s’accordent à reconnaitre que les nouvelles pratiques médiatiques liées au numérique reconfigurent plus qu’elles ne remettent en cause les schémas structurels connus.
En matière de consommation sérielle à proprement dit, peu d’études qualitatives ont contribué à mieux décrire les pratiques de visionnage. À partir d’une enquête par entretiens semi-directifs conduite auprès d’un public constitué de 22 jeunes adultes et amateurs de séries, Hervé Glevarec s’est attaché à fournir de très précieux éléments de compréhension sur les mécanismes de la consommation des séries télévisées américaines par les amateurs du genre (Glevarec, 2013). Mais c’est à ce jour, l’enquête de Clément Combes qui constitue l’un des travaux les plus aboutis. Dans le cadre de sa thèse, il s’est appuyé sur une analyse qualitative multidimensionnelle et un corpus de 41 personnes (constitué à la fois de sériephiles et d’amateurs) pour développer une sociologie de l’activité spectatorielle. Une partie de ses travaux s’attache ainsi à disséquer avec grande précision l’ensemble des activités qui entourent les pratiques de visionnage à savoir « les démarches de découverte et de documentation, celles d’approvisionnement et d’acquisition, les procédures de conservation voire de collection, les opérations de partage de contenus ainsi que les échanges conversationnels » (Combes 2013, p. 147).
Dans la lignée des études qualitatives menées par Combes sur les séries, et en l’absence de données quantitatives disponibles à intervalles réguliers, nous avons souhaité mettre en place une étude sur la consommation de séries télévisées dans une perspective fondamentalement diachronique. Dans un premier temps, nous avons bâti un cadre d’analyse théorique permettant de rendre compte de la diversité des modalités actuelles et actualisées de consommation de l’audiovisuel selon trois axes qui englobent et recoupent les « activités » liées à la pratique des séries décrites par Combes : l’axe de la participation s’intéresse aux différentes modalités de participation des publics (du « simple » visionnage à la création de contenus originaux) ; l’axe des interfaces connectées questionne quant à lui les modalités d’accès aux contenus (télévision, téléchargement, streaming, etc.) et les terminaux numériques connectés mobilisés lors des consommations nomades ou à domicile ; enfin, l’axe de l’autonomie de visionnage focalise son attention sur la progressive émancipation dont a pu bénéficier le consommateur vis-à-vis de la grille de programmes pour visionner des séries selon des modalités qui lui sont propres (Perticoz, Dessinges, 2015). À cet égard, il convient de signaler que les notions d’autonomie et d’émancipation doivent ici être entendues au sens de la capacité des publics à gérer leur espace-temps de consommation vis-à-vis des cadres de programmations mis en œuvre par les acteurs de la filière.
Dans un deuxième temps, nous avons mis ce cadre théorique à l’épreuve du terrain en conduisant la même enquête auprès d’un échantillon d’étudiants, pendant deux années consécutives. L’enquête 2017-2018 (que nous présentons ici) nous permet ainsi d’affiner des réponses que nous avions manquées dans l’enquête 2016-2017 et notamment de vérifier l’hypothèse que nous avions formulée selon laquelle les pratiques de visionnage de séries sont essentiellement et majoritairement monomodales (Dessinges, Perticoz, 2018) ; mais elle nous permet aussi d’observer l’émergence ou l’arrivée fulgurante de phénomènes nouveaux, en l’occurrence le passage d’un recours occasionnel à une domination hégémonique de la plateforme Netflix pour le visionnage de séries. Bien qu’il ne prétende pas à l’exhaustivité, mais parce qu’il est effectué avec une régularité annuelle, notre travail présente l’intérêt de pouvoir observer finement et sur une population homogène certaines tendances de consommations qui feront l’objet, à travers un protocole de recherche itératif, d’une vérification à plus grande échelle dans le cadre d’une recherche quantitative en cours.
Dans le cadre du présent article, nous souhaitons définir au mieux si les modalités de visionnage sont mono ou multi-modales, s’il existe ou non un affranchissement (relatif) vis-à-vis des grilles de programmes en matière de consommation sérielle, mais aussi questionner la place grandissante occupée par les plateformes numériques (légales ou non) dans cette consommation. À l’appui d’une enquête menée sur deux années consécutives en 2017 et 2018 auprès d’un public étudiant, nous avons pu mettre l’accent sur les raisons qui les conduisent à recourir auxdites plateformes (ou à les éviter). Il s’agit ainsi de comprendre comment les usages de ces dernières s’intègrent à des pratiques audiovisuelles déjà constituées, tout en évitant de tomber dans l’écueil d’une remise en cause radicale des pratiques antérieures. Chemin faisant, nous essayons de répondre à cette tension entre autonomie de consommation des usagers et cadrage de leur activité de visionnage par les plateformes de streaming qui tentent notamment par des procédés de recommandation, de diffusion en régime d’opulence de contenus, etc. de formater leurs pratiques ainsi que leurs goûts.
Pour ce faire, notre proposition se déroulera en trois temps. Nous reviendrons tout d’abord sur les enjeux de l’autonomie laissée aux publics, dans le cadre des formes de valorisation marchande mises en place par les acteurs de la filière audiovisuelle. Nous détaillerons ensuite plus spécifiquement l’appareillage méthodologique que nous avons élaboré afin de saisir, le plus finement possible, les déterminants des pratiques de consommations sérielles des publics que nous avons étudiés. Enfin, dans une troisième partie, nous détaillerons les principaux enseignements de notre recherche, au regard de la place grandissante occupée par les plateformes de streaming dans la consommation de séries télévisées de notre corpus. Les séries télévisées auxquelles nous nous référons pour l’étude constituent l’ensemble des œuvres audiovisuelles fictionnelles produites pour la télévision indépendamment de leur genre, de leur format, de leur date de fabrication, et de leurs modes de consommations par les étudiants. À partir de ces résultats, nous pourrons ainsi apporter quelques éléments d’interprétation quant à la manière dont il convient d’envisager la notion même d’autonomie, compte tenu de l’importance prise par les plateformes de streaming dans les consommations de contenus audiovisuels.
Autonomie des publics et logiques marchandes des acteurs de la filière audiovisuelle : de la grille de programmation aux plateformes
L’encadrement des pratiques et des usages : un enjeu industriel
Qu’il s’agisse des industries culturelles et créatives en général ou plus particulièrement de la filière de l’audiovisuel, la question de la marge de manœuvre laissée aux publics est partie prenante de la valorisation marchande des contenus produits et diffusés (Mœglin, 2007 ; Perticoz, 2012 ; Perticoz, Dessinges, 2015). En effet, questionner les formes prises par la consommation de programmes audiovisuels revient finalement à interroger la capacité des acteurs économiques à capter la valeur (ou les externalités) qu’elles génèrent (Benghozi, Paris, 2004 ; 2013 ; Lyubareva et al., 2014 ; Pénard, Rallet, 2014). Si la présente contribution n’entend pas explorer en profondeur les conséquences socio-économiques des différentes formes prises par la consommation de contenus audiovisuels, il n’en demeure pas moins qu’elles émergent dans un jeu d’ajustements réciproques avec les stratégies des acteurs et nouveaux acteurs des filières concernées ; « le domaine de la production [n’acceptant] pas d’être totalement séparé de la sphère de la circulation et des échanges […], l’étude de la consommation est indispensable à toute véritable compréhension de la production » (Morley, 1993, p. 42). D’une certaine manière, la valorisation marchande des contenus audiovisuels relève tout d’abord d’une valorisation marchande des différentes manières dont les publics les consomment. Elle dépend donc, en définitive, de la capacité des acteurs économiques à circonscrire ces consommations dans un temps et/ou un espace donnés.
Sur ce point, Mœglin envisage ainsi les modèles socio-économiques et leurs mutations « comme un fait social total » (2007, p. 159) recouvrant des dimensions à la fois économiques, culturelles, techniques, etc. et pour lequel « ce serait une erreur de négliger les usages sociaux correspondant à chacun de ces modèles » (ibid.), au moment d’en faire l’analyse. Néanmoins, cette mise en garde est elle-même indissociable du fait que ces pratiques de consommation, aussi innovantes et créatives qu’elles puissent être, doivent nécessairement composer avec « l’antériorité de la domination de l’offre industrielle » (Lacroix et al., 1992, p. 244), c’est-à-dire avec le fait que les consommateurs inscrivent leurs pratiques de visionnage dans un cadre prédéfini par les acteurs dominants de la filière. En d’autres termes, nous partons du principe que les pratiques de visionnage dont nous faisons l’analyse « [n’ont] pour lieu que celui de l’autre » (Certeau, 1990, p. 60), c’est-à-dire un « propre » au sens où l’entend de Certeau. Ceci implique que si autonomisation il y a, celle-ci ne pourra jamais être que relative. Au-delà de « l’impossibilité logique […] [d’une] émancipation complète des intermédiaires » auparavant promise par les acteurs du Web (Weissberg, 1999, p. 125), une autonomisation totale des publics vis-à-vis de la domination des acteurs industriels interdirait à ces derniers toute possibilité de déployer une stratégie de captation de valeur, rendant ainsi totalement inenvisageable l’idée même d’un marché des biens culturels et informationnels. C’est donc en ce sens que nous considérons que la capacité des acteurs de la filière à encadrer les expériences de visionnage (et donc à en saisir les déterminants) représente un enjeu proprement industriel.
Dans le cas de la filière du cinéma et de l’audiovisuel, plusieurs « propres » ont pu être identifiés au cours du temps, chacun d’entre eux correspondant à des formes de consommation et donc d’exploitations marchandes bien précises. La salle de cinéma peut ainsi être envisagée comme l’un des tout premiers et correspond historiquement au modèle éditorial (Miège, 2017 ; Mœglin, 2007 ; Perticoz, 2012). Dans ce cadre, le spectateur dispose d’une certaine autonomie quant au choix du moment durant lequel il visionnera son film ; en revanche, ce visionnage sera effectué dans un lieu précis dont l’accès est payant. Mais l’histoire de l’audiovisuel nous montre qu’une contribution financière des publics n’est pas nécessaire pour capter les externalités générées par leur acte de visionnage. Les chaînes privées gratuites ont su en faire la démonstration, leur modèle reposant sur le financement publicitaire par des annonceurs en quête de publics captifs et ciblés. Dans ce cas, le « propre » rendant possible une valorisation marchande du visionnage est la grille de programmation qui est au cœur du modèle de flot. Cette grille permet aux chaînes de télévision d’adresser des messages publicitaires à des spectateurs dont les attentes, en tant que futurs consommateurs des produits et services vendus par lesdits annonceurs, sont supposées être caractérisées par les programmes qu’ils visionnent. En d’autres termes, la grille de programmation est l’outil privilégié des chaînes de télévision « [conjuguant] de façon heureuse les rythmes des programmes et la vie familiale des téléspectateurs » (Esquenazi, 2014, p. 23). En toute rigueur, il s’agit pour le programmateur d’orienter l’agenda de visionnage des téléspectateurs avec pour objectif d’en tirer un profit marchand en revendant l’attention ainsi captée aux annonceurs (Citton, 2014). Pour accéder gratuitement à des programmes audiovisuels, les téléspectateurs renoncent donc à une partie de leur autonomie dans la gestion de leur emploi du temps.
La question se pose sensiblement dans les mêmes termes dès lors qu’il s’agit d’étudier et de saisir les formes prises par les consommations des contenus audiovisuels sur les plateformes numériques. En effet, les stratégies de valorisation marchande élaborées par les acteurs de la filière nécessitent qu’ils soient en mesure d’encadrer les pratiques de consommation. Dès lors, l’un des enjeux de l’analyse des pratiques des publics sur les plateformes de diffusion de contenus audiovisuels ne consiste pas tant à mettre en lumière à quel point ceux-ci se seraient émancipés des stratégies desdits acteurs, mais plutôt à identifier comment ces derniers sont parvenus à en tirer un profit marchand. Tout comme la salle de cinéma ou la grille de programmation, les plateformes demeurent des instruments de captation de valeur au service d’acteurs dont l’objectif demeure le profit. Ainsi, lorsque Netflix promet à ses abonnés : « See what’s next (1). Où que vous soyez. Sans engagement » (c.-à-d. la phrase d’accroche qui apparaît sur la page d’accueil du site web de la firme), notre questionnement porte tout d’abord sur comment cette plateforme tente d’encadrer l’autonomie promise à ses abonnés au service de sa stratégie de captation de valeur, le tout en énonçant une promesse susceptible de répondre à leurs attentes supposées.
Figure 1. Page d’accueil du site de Netflix.
Les promesses d’Internet et du numérique : entre aspirations supposées à l’autonomisation des publics et discours d’escorte
La supposée « prise de pouvoir » (ou empowerment) des publics des médias constitue un des tropismes des discours promotionnels qui accompagnent les offres commerciales des acteurs économiques d’Internet et du numérique, l’un des objectifs de ces discours étant précisément d’en atténuer la dimension… commerciale (Bouquillion, Matthews, 2010). Selon Jenkins, Internet et le numérique contribueraient à l’émergence de ce qu’il nomme une culture de la convergence où les acteurs traditionnels des secteurs médiatiques se verraient dans l’obligation de revoir leurs modes de fonctionnement, ceux-ci étant supposés par trop verticaux ; le tout au profit de publics plus actifs et souhaitant davantage contribuer à la création / diffusion de contenus (Jenkins, 2013). En effet, la notion même de Web 2.0, telle que définie et popularisée par l’éditeur-essayiste Tim O’Reily, est entièrement construite autour de la figure d’un usager caractérisé par une profonde volonté de participer et d’être acteur de sa culture médiatique (Bouquillion, Matthews, 2010). Face aux aspirations à davantage d’autonomie de ces « publics 2.0 », les modèles de diffusion-création de ce que Jenkins nomme les « Old Media » ne seraient plus adaptés. En effet, là où ces Old Media auraient construit leur domination autour d’une diffusion descendante des contenus niant toute autonomie de choix aux publics (la grille de programmation en constituant un des avatars les plus caractéristiques), à l’ère du Web 2.0, ces derniers revendiqueraient au minimum la possibilité de pouvoir consommer leurs contenus médiatiques hors de toute contrainte d’espace et de temps, voire même de contribuer à leur création. À cet égard, le slogan qui était celui de la plateforme YouTube jusqu’en 2012 – « Broadcast Yourself » (2) – pourrait résumer à lui seul la philosophie (et le modèle économique) des New Media telle qu’envisagée par Jenkins.
Cette vision très théorique du Web 2.0 et de ses usages a depuis été quelque peu corrigée par les stratégies et mouvements récents des grands acteurs des médias et du numérique. La dimension de co-création des contenus par les publics a ainsi laissé en grande partie la place à des stratégies industrielles plus classiques où Old et New Media peuvent tour à tour entrer en concurrence ou nouer des accords commerciaux (par exemple Netflix qui diffuse les séries Marvel de Disney sur sa plateforme, avant que celle-ci décide finalement de ne pas renouveler l’accord au-delà de l’année 2018 (3)). Il n’en demeure pas moins que, si les acteurs du numérique orientent beaucoup moins leurs discours promotionnels autour d’un usager-créateur auquel ils auraient rendu ses pleins pouvoirs confisqués par les Old Media, des « éléments de langage » perdurent autour d’une consommation (et non plus création) de contenus qui seraient de plus en plus ubiquitaire. Sur ce point, les plateformes SVoD telles que Netflix, CanalPlay ou OCS orientent l’essentiel de leur communication autour d’une offre multi-écrans à destination de publics aux pratiques supposées de plus en plus ubiquitaires, publics qui ne sont plus envisagés qu’en tant que consommateurs de contenus médiatiques. À cet égard, il est frappant de constater que la question de l’autonomie n’est plus entendue que dans le strict cadre de la consommation et non plus de la création. Du point de vue des acteurs du numérique et des plateformes, l’usager-créateur (re)devient un usager-consommateur « libre » de visionner ses contenus sur son smartphone ou sur sa tablette. Le slogan de Netflix mentionné supra prend d’ailleurs pleinement acte de ces évolutions stratégiques. Au final, la co-création de valeur entre offreurs et consommateurs de contenus – qui serait une des spécificités de l’économie du numérique (Pénard, Rallet, 2014) – ne représente peut-être pas une tendance aussi révolutionnaire qu’annoncée dans les modes de valorisation, du moins en ce qui concerne les industries culturelles. En effet, bien qu’Internet et le numérique aient contribué à renforcer certaines tendances à l’industrialisation/rationalisation de la recommandation sous forme notamment de « coproduction collaborative » (Dujarier, 2008 ; Dupuy-Salle, 2014), il n’en demeure pas moins que les publics (via le bouche-à-oreille par exemple) ont toujours participé, consciemment ou non, à la valeur d’usage des objets culturels qu’ils consommaient et, de ce fait, à leur valeur marchande. En d’autres termes, ces formes de co-création de valeur s’inscrivent (et doivent être analysées) dans le temps long de l’histoire des industries culturelles (Miège, 2017).
Dans ce contexte, on constate que les plateformes de streaming entendent maintenant pleinement se positionner du côté d’un visionnage libre et autonome des contenus médiatiques, c’est-à-dire en proposant une offre qui correspondrait davantage aux nouveaux modes de consommation par les publics. Comme nous venons de le souligner, les discours promotionnels qui accompagnent ces offres sont pleinement imprégnés de cette logique du « Any Time, Anywhere, Any Device » (« À tout moment, n’importe où, sur n’importe quel terminal » ou « ATAWAD ») développée (et déposée) en 2002 par Xavier Dalloz, un professionnel et consultant en marketing (Badillo, Roux, 2009). Le consommateur qui s’y rapporte est, par ailleurs, conforme à ce « nouvel esprit du capitalisme », décrit par Boltanski et Chiapello (2011), où l’individu idéaltypique serait celui capable de saisir les opportunités d’une société « connexioniste ». L’essentiel de notre effort d’analyse des pratiques audiovisuelles portent donc, dans le présent article, sur la puissance performative de ces représentations (ou leurs effets de réalité) au niveau de la manière dont les publics étudiés consomment des contenus audiovisuels sur les différentes plateformes de streaming. Nous nous attachons ainsi à identifier l’influence des « discours d’escorte dans l’imaginaire de la pratique » (Souchier et al., 2003, p. 64), c’est-à-dire la manière dont les publics les matérialisent dans leurs pratiques quotidiennes de visionnage de vidéos. Feenberg évoque pour sa part « un cadre culturellement déterminé qui s’enracine dans une manière de voir et dans une manière correspondante de faire – dans un système de pratiques », c’est-à-dire « des « illusions » socialement nécessaires qui ont des conséquences réelles » (Feenberg, 2004, p. 203).
Par ailleurs, s’il existe effectivement une antériorité de l’offre (commerciale et technique) des acteurs économiques ainsi qu’une prégnance des discours promotionnels qu’ils diffusent, nous ne sous-estimons néanmoins pas l’influence de l’évolution des pratiques de consommation des publics dans l’orientation des stratégies desdits acteurs. Il ne s’agit pas d’évoquer ici une supposée « prise de pouvoir » des consommateurs, mais plutôt de prendre acte du fait que les offres commerciales de type « ATAWAD » ne sont pas sans rapport avec une évolution – bien réelle – des pratiques des publics, au cours des vingt dernières années. En effet, grâce aux technologies (et à leurs usages illégaux) de téléchargement via des logiciels de pair à pair (P2P) ou de visionnage en streaming, les publics ont effectivement pu s’affranchir de certaines contraintes des modèles éditorial et de flot, contribuant ainsi à la remise en cause des positions acquises par les acteurs historiques de la filière audiovisuelle (Perticoz, 2012). Les plateformes (légales cette fois-ci) des acteurs et nouveaux acteurs de l’audiovisuel doivent donc être envisagées comme une réponse devant permettre de recréer un « propre », davantage en correspondance avec ces évolutions. Les pratiques de visionnage illégales des internautes, au début des années 2000, sont donc autant de tactiques assimilables à la marge de manœuvre laissée par la base technique de la société (et les opportunités offertes par ses innovations). En d’autres termes, « la tactique technique est inhérente à la stratégie », ce qui implique que « la base technique de la société […] peut être modifiée par des réactions tactiques qui ouvrent de manière permanente l’intériorité stratégique aux réactions tactiques des subordonnés » (Feenberg, 2004, p. 89-90). Dès lors, le visionnage de contenus audiovisuels sur les plateformes de streaming ne représenterait donc pas tant une plus grande autonomie laissée aux publics qu’une manière de réajuster les stratégies visant à les enfermer à nouveau dans un « propre ».
Notre recherche autour de la consommation de ces contenus spécifiques que sont les séries télévisées doit ainsi nous permettre d’appréhender finement les manières de faire des publics, afin d’interroger la pertinence des stratégies des acteurs industriels. Plus précisément, il s’agit de situer le degré d’autonomie relative dont disposent les publics étudiés grâce ou en dépit des plateformes de streaming mises à leur disposition. En d’autres termes, nous souhaitons savoir dans quelle mesure les offres dites « ATAWAD » correspondent à la réalité des pratiques des publics que les acteurs de la filière entendent capter.
Une méthodologie pour questionner les pratiques de consommation audiovisuelle en situation
Constitution du corpus et caractéristiques des populations étudiées
Afin de questionner l’évolution des formes prises par la consommation de séries télévisées et la place grandissante occupée par les plateformes numériques pour leur visionnage, nous avons conduit en 2017 une étude qualitative portant sur les pratiques sérielles d’une population, non pas de fans, mais d’amateurs de séries passionnés au sens défini par Hennion (Hennion et al., 2000), et l’avons reconduite un an plus tard en 2018 auprès d’un public similaire. Le public en question concerne deux promotions successives d’étudiants de Licence 3e année en Audiovisuel et médias numériques du département Information-Communication de l’Université de Lyon, Jean Moulin Lyon 3. Il s’agit d’une population fortement exposée aux contenus audiovisuels entendus au sens large, depuis les médias télévisuels jusqu’aux domaines du jeu vidéo, de la musique enregistrée et des écritures interactives. Résolument immergée dans les cultures audiovisuelles et numériques cette population présente à nos yeux de fortes possibilités d’avoir un comportement actif tant du point de vue de la consommation que d’éventuelles pratiques de création / réalisation de contenus originaux. Il s’agit donc d’un public susceptible d’incarner les facettes les plus contemporaines du télé-visionneur que nous avons défini comme un individu dont la consommation de contenus audiovisuels est potentiellement délinéarisée, désynchronisée et déterritorialisée, c’est-à-dire un individu dont nous estimons que les consommations et les pratiques sont susceptibles, non pas d’être prédictives, mais de refléter les tendances d’une partie de la population constituée par les jeunes adultes (Perticoz, Dessinges, 2015).
Au cours des deux études menées en 2017 et 2018, nous avons ainsi eu affaire respectivement à un corpus de 22 et 19 étudiants dont l’âge moyen est de 22 ans. La majorité de la population est féminine (13/22 en 2017 et 12/19 en 2018), vit pour moitié seule, pour moitié en couple ou en colocation, aucun des étudiants n’ayant déclaré habiter au domicile de son/ses parents. En 2017, sur une période de 3 semaines, 223 épisodes ont été visionnés par les 22 étudiants de notre corpus ; en 2018, les proportions consommées sont similaires avec 196 épisodes de séries visionnés par 19 étudiants ce qui représente une consommation moyenne par étudiant de 10 épisodes sur la durée des enregistrements. Par ailleurs, nous ne rentrons pas ici dans le détail des profils de consommateurs repérés car certains étudiants consomment des séries avec une fréquence beaucoup plus élevée que d’autres. Néanmoins, le leitmotiv qui revient le plus régulièrement dans les pratiques, réside dans l’idée selon laquelle les séries se consomment d’abord par phases ou par périodes, que le visionnage est irrégulier dans son intensité et sa temporalité, avec des phases d’exposition longues et parfois selon le mode du binge watching et des phases de repos nécessaires à la suite de « l’indigestion ».
Une méthodologie expérimentale en trois volets et deux temps
Au cours de ces deux dernières années nous avons décliné une même méthodologie selon trois volets c’est-à-dire en mobilisant trois outils qualitatifs et quantitatifs qui avaient pour ambition de questionner chacun des trois axes de notre modélisation (le partage ; la programmation et les interfaces connectées). Nous l’avons par ailleurs menée en deux temps : entre février et avril 2017 d’abord, en février et mars 2018 ensuite. Le caractère novateur de l’étude réside en ce qu’elle s’appuie sur la participation active des étudiants qui ont co-structuré le protocole d’enquête la première année et ont contribué à de précieux ajustements la seconde année lors d’un cours dédié à l’étude des pratiques de consommation télévisuelles : des questions jugées redondantes on non exploitables ont par exemple été retirées du questionnaire. C’est sans doute grâce à cette co-construction efficace de la méthodologie et l’engagement des étudiants (motivés toutefois par une évaluation) que nous pouvons considérer comme étant fiables et nourries les données recueillies lors des différentes phases de l’étude en particulier la plus contraignante d’entre elles.
En effet, nous avons demandé aux étudiants de remplir sur trois semaines un cahier d’enregistrement de leurs activités réelles de visionnage de séries télévisées qui avait notamment comme objectifs de saisir leurs activités de découverte et de sélection d’une série (bande-annonce, réseaux d’influenceurs, etc.), leurs démarches d’approvisionnement (abonnements, téléchargements, etc.) mais aussi leurs différentes pratiques de consommation sérielles comme les différents moments et lieux du visionnage, la nature des supports utilisés, les modalités individuelles ou collectives de réception. Ces données enregistrées devaient nous permettre non seulement de questionner une éventuelle tendance à des formes de consommation nomades et multi-supports mais aussi d’identifier de manière fine si les étudiants sont aujourd’hui encore exposés à la grille de programmes et dans quel cadre prennent place leurs activités d’auto-programmation (sur quelles plateformes ? selon quelle périodicité ? etc.).
Nous avons dans le même temps mis en place avec chaque promotion deux focus groups de 1h45 environ autour de la question des pratiques de consommation sérielles dont la démarche compréhensive avait comme finalité de s’attacher à appréhender avec le maximum de détails et de précisions l’origine, les motivations et les dynamiques de la consommation sérielle. Ces focus groups ont été entièrement retranscrits et les réponses aux différentes questions réparties dans une grille d’analyse. Chaque étudiant était ensuite invité, s’il le souhaitait, à compléter une réponse qu’il avait fournie lors du focus group à l’intérieur de cette grille. Cette opération nous a ainsi permis de recueillir des données extrêmement riches et exhaustives en réponse à l’ensemble des questions posées et de contourner les inconvénients du focus group liés quelquefois à la monopolisation de la parole par certains individus et au temps de réponse parfois réduit des répondants.
Enfin, la méthodologie a été complétée par une enquête par questionnaire adressée à l’ensemble des étudiants. Les questions portaient principalement sur les goûts sériels, leur équipement en termes d’écrans, leurs critères d’acquisition des séries et leurs habitudes de consommation. L’objectif du questionnaire étant, toutes proportions gardées par ailleurs, d’accumuler des données quantitatives et de chercher des corrélations en croisant des données (comme par exemple le format de la série et le support de visionnage ou la fréquence de visionnage selon les formats, les supports, etc.).
Cette méthodologie expérimentale nous a permis de recouper les données obtenues sur différents outils et de les mettre en perspective sur deux années successives. Notre article présentera ainsi un état des lieux de la consommation sérielle de ce jeune public adulte et insistera particulièrement sur les évolutions observées entre les années 2017 et 2018.
Motivations d’un transfert accéléré du visionnage de séries télévisées sur les plateformes de streaming
Points saillants de la consommation sérielle chez la population étudiée : entre diversité des écrans et diversité des postures de visionnage
Le taux d’équipement en écrans est assez important parmi les étudiants de notre échantillon qui possèdent en moyenne 2,5 écrans hors consoles de jeux. Sans surprise et conformément aux résultats des enquêtes les plus récentes relatives aux taux d’équipement numérique de la population française, ils disposent tous au moins d’un ordinateur et d’un smartphone (4). Au sein de notre échantillon, ceux qui possèdent un écran d’ordinateur fixe peuvent se compter sur les doigts d’une main et se trouvent chez les créateurs de contenus ; la tablette est quant à elle complètement absente de leur attirail technologique, ce terminal étant de leur propre observation largement associé aux usages des plus jeunes générations : « Moi j’ai remarqué juste un truc chez les plus jeunes, c’est vraiment sur les tablettes. Ma petite sœur elle a 16 ans et elle regarde que sur sa tablette et pareil je garde des enfants, qui ont la dizaine, ils regardent que sur leur tablette. Mais après, pour notre génération je pense que ce n’est pas notre cas mais pour les plus jeunes c’est la tablette, que la tablette ». Conformément aux données fournies par le CSA (5) le taux de pénétration du téléviseur auprès notamment des foyers d’une seule personne ou des jeunes est beaucoup moins élevé que la moyenne nationale qui avoisine les 94 % et notre étude ne fait pas exception en la matière, la part des étudiants possédant un téléviseur ayant même diminué entre les deux années d’étude (11/22 en 2017 vs. 7/19 en 2018). Évolution structurelle ou non, cette diminution n’a pas impacté les préférences des amateurs de séries pour certains supports de visionnage.
À domicile, et quel que soit le format de la série, l’ordinateur portable reste le terminal auquel les étudiants ont le plus recours pour s’exposer à leurs contenus audiovisuels dès lors qu’ils pratiquent une consommation solitaire, très loin devant le smartphone. Ainsi, sur les deux années d’étude, ce dernier est utilisé très à la marge par les étudiants de l’échantillon et pour visionner exclusivement des séries de format court (durée inférieure à 15 mn), étudiants qui sont majoritairement d’accord avec l’idée que cela ne leur « vient pas à l’esprit de regarder leur série sur smartphone ». A contrario, dès lors qu’ils recherchent un certain confort de visionnage, que la réception est collective (entre pairs ou en famille) ou qu’ils en sont équipés, c’est bien le téléviseur – ou le grand écran – qui rencontre leur priorité : « quand je suis à mon appart, j’ai que mon ordi sous la main donc forcément je regarde sur l’ordi mais dès que j’ai la possibilité, quand je rentre chez mes parents, de me brancher sur la TV, je me vautre dans le canapé c’est plus confortable ». Ainsi, pour la majorité du corpus, « plus le support est grand, mieux c’est », en particulier pour les séries dites de qualité de type Game of Thrones ou Homeland qui impliquent un degré d’immersion important. Contrairement à l’ordinateur, les étudiants déclarent que la télévision comme support présente également l’avantage de moins susciter de dispersion de l’attention ce qui leur permet de rendre hommage à leur façon aux auteurs de l’objet sériel en s’adonnant pleinement à leur activité de visionnage.
De ces résultats confirmés sur deux années d’analyse il ressort tout d’abord que les pratiques de visionnage de séries sont essentiellement et très majoritairement monomodales, les étudiants ayant pris l’habitude d’utiliser le même terminal sur toute la durée de l’épisode y compris lorsque certains acteurs tels que Netflix offrent la possibilité de visionner un contenu en alternant les terminaux utilisés. Ainsi les étudiants admettent changer d’écran plutôt en cas de nécessité absolue : « Moi pareil quand j’ai plus de batterie ou quand j’ai vraiment envie de regarder la fin d’une série, ça m’est arrivé d’utiliser mon téléphone pour me sauver en quelque sorte […] Mais vraiment c’est quand y’a pas le choix et que, vraiment en tout dernier recours » ou pour bénéficier d’une taille d’écran plus confortable. Ce visionnage multimodal ne s’est produit que 7 fois sur 418 épisodes visionnés en 2 ans.
Par ailleurs, si la télévision comme écran de consommation sérielle est encore très résistante du point de vue de l’expérience spectatorielle qu’elle procure (installation confortable dans un canapé, confort lié à la surface de l’écran), elle reste encore (et toujours) associée à une fonction relationnelle très forte qui s’est enracinée dans les foyers des étudiants dès leur plus jeune âge. En effet, dans les focus groups que nous avons menés en 2018, lorsque les étudiants ont été invités à s’exprimer sur la manière dont ils ont découvert leurs toutes premières séries, la plupart d’entre eux ont confié que le visionnage de séries s’est d’abord effectué à la télévision au sein d’une expérience télévisuelle familiale avant de se poursuivre en solitaire sur un écran d’ordinateur portable vers l’entrée au collège. L’équipement en ordinateur constituerait ainsi le point de bascule d’une consommation sérielle collective vers une pratique individuelle associée aux notions d’indépendance et d’autonomie relationnelle recherchées par les jeunes dès leur entrée dans l’adolescence (Octobre, 2014) : « Moi c’est pareil, l’ordinateur portable ça permet de regarder ce qu’on veut sans l’imposer à nos parents ou à notre entourage et de regarder n’importe quoi à n’importe quelle heure sans que personne ne soit à côté ». Ce serait donc bien une contrainte domestique à laquelle elle permet d’échapper qui permettrait de comprendre la valeur de la consommation solitaire (Glevarec, 2013). Nos résultats montrent que cette tendance à la consommation solitaire semble se poursuivre à l’âge adulte, le rituel du visionnage en famille (symbole de l’enfance évoqué lors des focus groups) se délitant avec le temps, aidée de plus en plus par des opportunités d’auto-programmation rendues possibles grâce au téléchargement et au streaming légal ou illégal. En revanche, des exceptions existent chez nos étudiants : quand il s’agit de séries à structure narrative complexe, les personnes en couple ou vivant en colocation peuvent être amenées à partager le visionnage sur le même écran (Dessinges, Perticoz, 2018).
Pour autant, partager et se donner rendez-vous sont des pratiques qui n’ont pas totalement disparu, notamment lors du retour dans la cellule familiale où les contenus sériels et les programmes de flux peuvent constituer l’occasion d’un ressourcement affectif : « Quand je rentre chez mes parents, je vais regarder pour être avec eux, suivre un épisode d’une série quelconque série, juste pour être avec eux ». Dans ces occasions, ressurgit ainsi le rituel d’un visionnage en famille que les répondants ont associé dans les focus groups au symbole de l’enfance induisant que la télévision en tant qu’institution est à la fois profondément relationnelle et générationnelle. Notons toutefois que ces rituels de partage ne perdurent qu’au moment des retrouvailles, au sein des familles dont la consommation de séries a constitué un habitus fort lors de la phase de socialisation primaire, habitus que les plus réfractaires vis-à-vis de la télévision subissent tout en les déplorant : « Quand on voit nos parents, je trouve ça dommage d’être obligé de se taper la TV pour être avec eux ». De fait, les répondants se distancient beaucoup des pratiques de leurs aînés et reconnaissent ne s’exposer à la grille de programmation qu’en certaines circonstances, pour le visionnage de séries chips, mais aussi pour les actualités et les grands rassemblements sportifs télévisés précisent les focus groups. Concernant les séries dites « chips », il s’agit d’un terme utilisé spontanément par notre population lors de la première vague d’enquêtes, pour définir des séries comme Friends, H ou Kaamelott, qui constituent aux yeux des étudiants des contenus de divertissement à structure narrative moins complexe que les séries dites de qualité (McCabe, Akas, 2007). Les séries chips impliquent une attention plus diffuse et peuvent donc s’inscrire plus facilement dans un visionnage de sociabilité (donc collectif) et/ou susciter des activités en simultané de type ménage, mails, recherche d’informations, travail personnel, etc.
Enfin, l’analyse des cahiers d’enregistrement (cf. Tableau 1) montre qu’en 2 ans seuls 42 épisodes sur 418 ont été visionnés dans le flux du direct avec une nette chute entre les deux années d’observation (37/223 en 2017 et 5/196 en 2018). Au regard de ces résultats, force est de constater que la consommation télévisée des séries en direct n’est aujourd’hui qu’une des formes minoritaires de leur consommation, principalement collective (entre amis, en couple, en famille) ou comme ressource environnementale (c’est-à-dire comme fond sonore) selon les propres déclarations des étudiants aux entretiens. Ces derniers attribuent en effet à 73 % au téléchargement ou au visionnage en streaming l’intérêt d’une consommation selon des temporalités choisies. Ces résultats doivent toutefois être interprétés à la lumière du faible taux d’équipement en téléviseurs de notre population.
Une progression nette des plateformes : Netflix en tête d’affiche
L’autonomie des répondants dans le choix du rythme de visionnage s’est donc largement généralisée au sein de notre corpus, le téléchargement et les plateformes (légales ou non) ayant investi les pratiques de consommation de nos étudiants de manière éloquente. D’après nos questionnaires sur 22 étudiants interrogés, 8 déclaraient utiliser une plateforme numérique légale ou non pour visionner une série télévisée en 2017. Un an plus tard, les proportions ont doublé : 15 étudiants sur 21 regardent leurs séries télévisées sur une plateforme de ce type avec, comme conséquence, une nouvelle ventilation des modalités d’approvisionnement en séries télévisées (cf. Tableau 1).
Tableau 1 : Analyse comparée des sources d’approvisionnement en séries télévisées des étudiants
entre 2017 et 2018 (source : Cahiers d’enregistrements).
|
2017 (223 épisodes visionnés) |
2018 (196 épisodes visionnés) |
Part totale d’approvisionnement selon les sources 2017-2018 |
DVD |
0 % |
0 % |
0 % |
Flux du direct |
14 % |
0% |
7,0 % |
Téléchargement |
15 % |
0,1 % |
7,5 % |
Streaming illégal |
33 % |
20,2 % |
26,6 % |
Plateformes payantes (dont Netflix) |
38 % (30 %) |
79,7 % (89 %) |
58,9 % |
100 % |
100 % |
100 % |
Tout d’abord, il ressort de ce tableau que le visionnage de DVD n’a jamais été mentionné au cours des 6 semaines cumulées d’enregistrement des consommations sérielles. Sur l’ensemble des deux promotions étudiées, seuls 3 étudiants ont déclaré en acheter occasionnellement lorsque la série suscite chez eux un attachement particulier (un cadeau fait par un proche ou pour une série culte par exemple). Dans ce dernier cas, le support physique est valorisé et fait l’objet d’un dispositif de mise en scène particulier au sein de l’espace domestique en tant que véhicule d’un certain type de goût sériel et signe distinctif d’un certain capital culturel.
Ensuite, bien que le téléchargement et le streaming illégal (par ex. Megaseries, Voir Films, PapsTeam, KissAnime) fassent partie des pratiques de consommations sérielles de nos étudiants, les cahiers d’enregistrement révèlent, à leur détriment, une nette tendance à l’augmentation du recours aux plateformes en ligne payantes, en particulier Netflix au cours de ces deux dernières années. Amazon Prime Video, le service de streaming lancé par Amazon en décembre 2016 pour tenter de concurrencer Netflix est quant à lui sollicité de manière beaucoup plus timide, mais fait toutefois son entrée dans les pratiques puisqu’il représente 10 % des visionnages en 2018 contre aucun recours en 2017. Quoi qu’il en soit, en 2017, Netflix a constitué 30 % de la source d’approvisionnement du visionnage de séries (68/223 épisodes) contre 89 % en 2018 (107/196 épisodes), soit une augmentation de 59 % situant aujourd’hui le géant des services de vidéo à la demande (SVoD) dans une position hégémonique de fournisseur de contenus audiovisuels auprès de notre corpus. Lors des entretiens collectifs, plusieurs étudiants ont établi une corrélation entre leur utilisation récente de Netflix et la diminution de leur recours au téléchargement ou au streaming illégal. D’après les arguments mentionnés la facilité d’accès agirait comme valeur d’usage première de la plateforme : « C’est la solution de facilité en fait, j’ai le catalogue Netflix à disposition, j’ai pas vraiment à faire de recherche, je sais que la qualité est bonne, je m’embête pas… » confie une étudiante. « Moi aussi j’enchainais les épisodes à la suite avant Netflix, c’est juste que ça a facilité ma consommation car on n’a plus besoin d’aller chercher les épisodes ou les liens de streaming qui ne marchent plus »renchérit une autre. Pour la plupart, cette facilité d’accès aux séries de la plateforme les inciterait non seulement à visionner sur Netflix mais aussi à rechercher en priorité des séries disponibles dans son catalogue : « Moi c’est pareil je me laisse tenter par ce que propose Netflix, je vais pas forcément aller chercher sur les plateformes de streaming ». Pour la majorité des personnes interviewées, Netflix se serait ainsi substitué aux pratiques de visionnage illégales, le téléchargement et le streaming illégal représentant des pratiques culturelles de consommation de second niveau, mobilisées par défaut notamment parce que ces derniers généreraient une insatisfaction des besoins de consommation en matière de facilité d’accès.
La fidélité vis-à-vis de la plateforme de visionnage de films et de séries ne serait donc pas tant liée aux contenus qu’elle diffuse qu’à ses fonctionnalités propres. Son utilisation est en effet motivée à 82 % par sa facilité d’accès (qui inclut la possibilité de télécharger certains contenus sériels et de les visionner en mobilité sans connexion Internet), à 70 % par la qualité de son visionnage – sans risque d’interruptions avec la possibilité de modifier la langue et les sous-titres – et le recours à la VO (63 %). De plus, en offrant le visionnage d’une ou plusieurs saisons entières et non fragmentées par épisodes (un service apprécié par 48 % des étudiants), les plateformes comme Netflix en favorisent la consommation intensive, le binge watching étant par exemple une pratique dont les étudiants reconnaissent « avoir d’autant plus recours avec Netflix ». Se met ainsi en place avec les plateformes numériques un cercle vertueux (ou vicieux) dans lequel les étudiants peuvent s’adonner sans difficulté à des pratiques boulimiques qui sont encouragées à leur tour par la mise à disposition de l’intégralité d’une saison par ce type de plateforme. Néanmoins, ce rythme de consommation est parfois critiqué par certains étudiants lors des entretiens. Ils reconnaissent être emprisonnés dans leurs propres pratiques de visionnage tout en regrettant de ne pas être toujours capables de les maitriser. Plusieurs d’entre eux constatent par ailleurs que les séries sont venues remplacer le livre : « Je pense que j’avais la même consommation de bouquin que j’ai maintenant avec les séries. Pour le coup je pense que les séries sont vraiment venues remplacer les séries. Ce que le film n’avait pas fait ».
La « flemmardisation » (terme que les étudiants ont spontanément utilisé pour définir leurs pratiques de consommation sérielles) assumée des consommations sérielles permises par les plateformes semble ainsi devenir la norme chez nos étudiants et questionne leur aspiration supposée à l’autonomisation. Face à une offre de plus en plus diversifiée, les utilisateurs se trouvent effectivement en mesure de profiter d’une certaine opulence sérielle, quasiment à leur entière disposition et leur offrant le choix de leurs rythme et moment de visionnage. À cet égard, nos cahiers d’enregistrement permettent d’observer une répartition des moments de visionnage assez bien ventilée aux différents temps de la journée, avec toutefois une majorité de visionnages enregistrés en deuxième partie de journée. Ainsi, 33 % de la consommation de série débute tard le soir après 22h ; 25 % l’après-midi, 22 % entre 19h et 22h, 10 % à l’heure du déjeuner et 10 % le matin. Cependant la majorité d’entre eux déclare s’assujettir aux séries proposées par Netflix. En conséquence, si Netflix ne contraint plus les agendas des répondants comme le faisaient les chaines de télévision avec leurs grilles de programmation, force est de constater qu’elle réussit toutefois à emmailler les visionneurs à l’intérieur de son catalogue de contenus audiovisuels créant par là-même une nouvelle forme de dépendance vis-à-vis d’elle-même. D’une certaine manière, nous retrouvons là des modalités de recomposition et de synchronisation des audiences qui ont également été observées au niveau des formes prises par la consommation des services de télévision de rattrapage (Beuscart et al., 2012).
La présence hégémonique de Netflix comme source d’approvisionnement des séries télévisées dans la consommation sérielle des étudiants doit toutefois être nuancée au regard des principaux défauts attribués à la plateforme de SVoD. Outre son système de recommandation jugé peu performant, les étudiants reprochent également à cette dernière la pauvreté de son catalogue sériel, en particulier en matière de créations originales. Sur l’algorithme de recommandation de Netflix et sans rentrer dans le détail des critiques émises par les étudiants à son propos, il apparait clairement que celui-ci est jugé assez décevant et peu fiable. La source d’information qui prévaut sur toutes les autres et qui est principalement mobilisée par les étudiants demeure, sans conteste, le recours aux conseils des pairs. À ce stade de notre étude, il n’y a pas lieu de penser que ce filtrage collaboratif soit amené à être révolutionné par les algorithmes de recommandation car les réseaux de sociabilité demeurent aujourd’hui la source de prescription la plus fiable et légitime aux yeux des étudiants. Concernant la critique sur la relative pauvreté du catalogue de programmes, celle-ci est émise de manière d’autant plus sévère que les répondants interrogés se considèrent eux-mêmes comme « sérivores ». Ceci les amène à rapidement formuler le besoin de se tourner vers des plateformes alternatives de type Amazon Prime Video ou CanalPlay pour étendre leur potentiel de visionnage et partir à la rencontre de séries moins populaires, moins « commerciales », répondant à leurs exigences de singularité. Une quête d’expertise qu’ils vont à cet égard plus facilement trouver sur la plateforme médiatique YouTube qui met en scène des vidéos réalisées par des critiques et leur permet d’avoir accès à : « L’univers des séries sur YouTube, dans des vidéos critiques ou des analyses qui permettent d’avoir une continuité avec notre expérience de série et un retour artistique et technique de la série, avec des professionnels de l’audiovisuel ». Ces « serietubeurs » n’ont pas été explicitement présentés comme des influenceurs par nos répondants mais il nous semble qu’ils réunissent certains symptômes caractéristiques de ces nouveaux prescripteurs culturels que définit Divina Frau-Meigs : mise en scène intimiste, opinion critique, interactivité (Frau-Meigs, 2017).
L’accès à la plateforme, s’il s’est généralisé, est d’abord le fruit de ruses de la part des consommateurs pour accéder à moindre frais aux contenus sériels. En effet, en 2018, seul 1 étudiant de la population paye la totalité de son abonnement, 5 étudiants possèdent un compte partagé, les 8 autres bénéficiant d’un prêt de compte grâce à un partage d’identifiants. Sur l’ensemble des deux promotions, la majorité des étudiants déclare être à ce jour largement défavorable à investir 10€/mois dans un service, certes pratique, mais qui propose des contenus finalement peu diversifiés à leurs yeux mais surtout, pour la plupart, potentiellement accessibles par d’autres canaux – légaux ou illégaux – gratuitement. Or la quasi-totalité des étudiants déclare ne pas ressentir de culpabilité quand ils ont recours au téléchargement illégal : « Notre morale s’y est faite, cela ne nous choque plus du tout », « C’est devenu dans mes habitudes » confient-ils. Cette habitude, qui questionne la morale, est à tel point intégrée à leurs pratiques culturelles qu’elle est jugée normale par nos étudiants car « liée au mode de vie : contraintes de temps, lieux, rythmes, périodes de la vie, maîtrise et autonomie et liberté du visionnage » (Roudaut, 2014, p. 64).
Ce qui ressort ainsi de nos entretiens, c’est que l’utilisateur étudiant, c’est-à-dire celui qui est supposé payer pour profiter d’un service de séries n’attribue aujourd’hui pas assez de valeur à l’offre Netflix pour investir durablement dans un abonnement. En d’autres termes, l’appréciation de la valeur de Netflix ne semble pas suffisante pour justifier le cout de la consommation culturelle légale. Un constat qui doit sans doute être ramené au jeune âge de notre public et à leur pouvoir d’achat peu élevé et qui ne peut en aucun cas préjuger de leurs futures pratiques une fois qu’ils seront insérés dans la vie professionnelle et donc placés dans une situation financière plus confortable. Néanmoins, nos données semblent confirmer, dans une certaine mesure, que « ce que les consommateurs acceptent plus aisément, c’est l’industrialisation des dispositifs techniques plus que la marchandisation des services culturels et informationnels » (Miège, 2017, p. 100).
Pour ne pas conclure : quelle autonomie et quel désir d’autonomie ?
L’industrialisation des dispositifs techniques d’offres de contenus audiovisuels questionne, nous l’avons vu, à la fois une tendance nette à l’individualisation de la consommation ainsi que l’hypothèse d’une plus grande autonomie laissée aux usagers des plateformes de streaming. Sur le premier point, nos enquêtes confirment une évolution vers un visionnage essentiellement solitaire, plutôt sur l’ordinateur portable. À cet égard, le recours au téléviseur répond à un besoin de sociabilité (entre pairs ou en famille) s’inscrivant davantage dans des pratiques de visionnages collectifs. Le critère du confort demeure central dans le choix du terminal de visionnage, mais selon des déterminants qui peuvent varier d’un individu à l’autre (par ex. superficie de l’écran, facilité d’accès aux contenus, lieux de visionnage, etc.). De plus, ce résultat nous permet de préciser aujourd’hui que, contrairement à des hypothèses formulées en 2015 (Perticoz, Dessinges, 2015), c’est bien le visionnage mono-modal qui est sollicité par les étudiants de notre corpus, malgré une offre des acteurs résolument orientée « ATAWAD ». Là où Netflix et ses concurrents mettent à disposition toute une panoplie de modalités de visionnage de leurs contenus, il apparaît que nos usagers privilégient la simplicité à l’autonomie.
Sur le deuxième point, nous sommes en mesure de souligner un paradoxe entre l’autonomie déclarée des étudiants et la réalité de leurs pratiques, telles qu’elles ressortent des carnets d’enregistrement. Face au sentiment affirmé, voire revendiqué, d’être des consommateurs parfaitement autonomes et libres de leurs choix, notre enquête fait ressortir qu’ils demeurent dans une situation de dépendance vis-à-vis des plateformes, en général, et de Netflix, en particulier. En effet, nous avons été amenés à constater que cette offre de service était désormais incontournable en tant que source d’approvisionnement en contenus sériels. Le principal écueil qui en résulte – de l’avis même des étudiants interrogés – réside dans la conscience d’un risque accru d’être « enfermé » dans le catalogue de Netflix. Néanmoins, malgré des critiques quasi unanimes formulées à l’égard de la performance de son système de recommandation et de la relative pauvreté de son catalogue, Netflix est en passe d’imposer, en tant qu’acteur visant la domination de la filière, un cadre de visionnage « hégémonique » (Morley, 1993). Ce dernier répond à un désir, voire à une norme, d’auto-programmation de la part des publics qui est très largement assimilée, dans l’esprit des étudiants de notre corpus, à leur définition de l’autonomie. Ils présentent cette marge de manœuvre qui leur est laissée au niveau de la programmation comme un moyen d’être les acteurs d’une consommation « sur mesure ».
Pour autant et de manière très objective, cette impression d’autonomie ne doit pas cacher que si une émancipation relative de la grille de programmation « classique » est effectivement en cours, c’est pour amener les consommateurs de séries vers de nouvelles modalités d’encadrement de leurs pratiques. En jouant sur la facilité d’accès et la mise à disposition de saisons entières, nous formulons l’hypothèse que Netflix entend se substituer à la grille de programmation « classique » en structurant les habitudes de consommations sérielles par des logiques de fidélisation, d’attachement voire d’addiction vis-à-vis de l’ergonomie de la plateforme et des contenus sériels proposés. À cet égard, il est frappant de constater que l’une des plus vives critiques émises par nos étudiants consiste à déplorer le manque d’efficacité et de pertinence de son principal outil d’enfermement des publics, à savoir son algorithme de recommandation. Alors qu’ils revendiquent plus d’autonomie, ils semblent finalement regretter de ne pas être suffisamment orientés dans leurs choix de programmation.
Concernant la deuxième critique relative à la pauvreté de son catalogue – catalogue que nous pouvons envisager comme un second puissant outil d’enfermement des publics, Netflix a déjà annoncé la mise en place d’une stratégie offensive d’investissement dans la production de contenus – séries et films – originaux (entre 7 et 8 milliards de dollars, rien que pour l’année 2018 (6)). Netflix paraît d’autant plus conscient des limites de son offre que les acteurs traditionnels de la filière, tels que Disney, s’ils ne disposent pas encore d’une plateforme de SVoD aussi populaire que Netflix, peuvent en revanche se prévaloir d’un catalogue de titres premium à fort potentiel commercial, catalogue qui s’est construit sur quasiment un siècle d’histoire. Ce constat nous amène à considérer que Netflix et l’ensemble des « nouveaux entrants doivent en effet composer avec des logiques propres relativement autonomes qui gouvernent l’organisation et les modes de valorisation de la production de certains biens culturels depuis des décennies » (Bullich, Guignard, 2014, p. 210).
Au final, en matière d’autonomie, ni les publics, ni les plateformes de SVoD ne peuvent faire abstraction des logiques industrielles propres aux filières du cinéma et de l’audiovisuel. En privilégiant Netflix, les publics actent ainsi le primat du confort de visionnage sur une autonomie (vis-à-vis de la grille de programmation) qu’ils semblent considérer comme allant de soi. Toutefois, cette autonomie s’inscrit dans un maillage de stratégies industrielles qui tentent d’en tirer profit. Il en va de même pour Netflix dont l’autonomie, en tant qu’acteur industriel, reste soumise aux logiques sociales propres aux marchés culturels qu’il entend conquérir.
Notes
(1) « Regardez ce qui passe ensuite » (notre traduction).
(2) « Diffusez-vous » (notre traduction).
(3) Source : « Netflix, première cible de l’offensive de Disney », Le Monde, 16 décembre 2017.
(4) Source : « Le baromètre du numérique 2017. 17e édition », Arcep, novembre 2017. Cette édition indique ainsi qu’en 2017, les 18-24 ans étaient à 99 % équipés d’un smartphone et que 93 % d’entre eux possédaient un ordinateur à domicile.
(5) Source : « Observatoire de l’équipement audiovisuel des foyers de France métropolitaine, Résultats des 1e et 2e trimestres 2017 pour la télévision », CSA, septembre 2017.
(6) Source : « Netflix accélère encore dans la bataille des contenus originaux », Les Échos.fr, 17 octobre 2017.
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Auteurs
Catherine Dessinges
.: Catherine Dessinges est chercheure en sciences de l’information et de la communication, membre de l’équipe MARGE à l’université Jean Moulin Lyon 3. Ses travaux portent notamment sur l’étude des publics de séries télévisées et l’évolution des pratiques culturelles médiatiques auprès des publics jeunes.
Lucien Perticoz
.: Lucien Perticoz est chercheur en sciences de l’information et de la communication, membre de l’équipe MARGE à l’université Jean Moulin Lyon 3. Ses travaux portent notamment sur les articulations entre évolutions des pratiques culturelles médiatiques et mutations des industries culturelles.