Du réseautage professionnel à la communauté virtuelle ? À propos de l’usage d’un réseau social en ligne
Résumé
Cet article met en évidence comment un site de réseautage professionnel appartenant à la catégorie des sites de médias sociaux est détourné de sa fonction principale pour être utilisé en tant que site de partage de contenus. Il porte sur un groupe d’expatriés grecs qui opère sur la plateforme professionnelle LinkedIn. Il montre que malgré son caractère professionnel, le groupe se construit autour du partage de contenus relatifs à la Grèce. Néanmoins, la création d’une dynamique communautaire doit être relativisée : celle-ci est entravée par la structuration « monologale » des interventions, la nature de ces dernières, ainsi que par le faible taux de participation.
Mots clés
Sites de médias sociaux, réseaux sociaux, réseautage, partage de contenu, LinkedIn, expatriés grecs.
In English
Title
From professional networking to virtual community? On the use of an online social media
Abstract
This paper reveals how a social networking website is turned away from its main function in order to be used as a content sharing platform. It focuses on a LinkedIn group by Greek expatriates and shows that, despite its professional character, its members’ activities lie in sharing news about Greece. However, an eventual creation of a dynamic community has to be put into perspective: the latter is hampered by the monologal structure of the discussions, their nature linked to data curation, as well as the low participation rate.
Keywords
Social networking sites, social media, networking, content sharing, LinkedIn, Greek expatriates.
En Español
Título
Redes profesionales o comunidad virtual? Sobre el uso de la red social en línea
Resumen
Este artículo pretende poner de manifiesto cómo una red profesional que pertenece a la categoría de sitios de medios sociales se desvíe de su función principal que se utilizará como sitio de intercambio de contenidos. Se centra en un grupo de griegos expatriados que opera en la plataforma profesional LinkedIn. Esto demuestra que a pesar de su carácter profesional, el grupo en torno a intercambio de contenidos relacionados con Grecia. Sin embargo, la creación de una dinámica de la comunidad se debe calificar: se ve obstaculizada por « monologale » intervenciones estructuración, la naturaleza de este último, y por la baja participación.
Palabras clave
Los sitios sociales los medios de comunicación, redes sociales, creación de redes, el intercambio de contenidos, LinkedIn, expatriados griegos.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Koukoutsaki-Monnier Angeliki, « Du réseautage professionnel à la communauté virtuelle ? À propos de l’usage d’un réseau social en ligne« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/1, 2013, p.85 à 102, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/varia/07-du-reseautage-professionnel-a-la-communaute-virtuelle-a-propos-de-lusage-dun-reseau-social-en-ligne/
Introduction
La présente recherche s’inscrit dans le sillage des travaux sur les usages des technologies de l’information et de la communication et notamment des « nouveaux médias » (Siapera, 2012). Elle interroge les modalités d’adoptions différenciées de ces outils, leurs enjeux et leurs limites. Elle met en évidence comment un site de réseautage professionnel appartenant à la catégorie des sites de médias sociaux (SMS) est détourné de sa fonction principale pour être utilisé en tant que site de partage de contenus.
L’article porte plus particulièrement sur un groupe d’expatriés grecs qui opère sur la plateforme professionnelle LinkedIn. L’objectif est de mettre en lumière les habitus qui naissent au sein de cet espace en ligne, en tant que pratiques développées par les participants, sous-tendues par les prescriptions techniques et matérielles du dispositif. Il sera montré que malgré son caractère professionnel, le groupe se construit autour du partage de contenus relatifs à la Grèce. Néanmoins, la création d’une dynamique communautaire doit être relativisée : celle-ci est entravée par la structuration « monologale » des interventions, la nature de ces dernières, ainsi que par le faible taux de participation.
L’analyse s’appuie sur un corpus de 200 discussions du groupe, en grec et en anglais, recueillies en juin 2012. Ces dernières comptabilisent 975 actions (messages et approbations) engagées par 97 participants sur une période d’environ un mois. Leur traitement, manuel, a interrogé le déploiement des discussions (structuration des échanges, actes de langage, référents), l’activité des intervenants (types et intensités d’engagement), ainsi que la localisation géographique de ces derniers.
Le groupe étant « fermé », non accessible à tous, je préfère, dans un souci de respect de la privacité de ses membres, ne pas donner l’intitulé exact ni fournir de citations de ses participants(1). En effet, Guillaume Latzko-Toth et Serge Proulx (2013, p. 41) signalent l’ambivalence du statut privé ou public des données récoltées sur les forums de discussion ; ils insistent sur l’importance de prendre en compte le fait que les discutants n’ont pas toujours conscience de s’exprimer en public ; ils rappellent enfin que la mise en visibilité soudaine d’un tel groupe au sein d’une thèse ou un article scientifique revient à « braquer un projecteur sur ce qui se trouvait dans la pénombre, voire l’obscurité » (ibid., p. 42).
Problématique et hypothèse : les enjeux d’un détournement d’usage
Selon Danah Boyd et Nicole Ellison (2007), les sites de médias sociaux sont des services web qui permettent aux individus de construire un profil public ou semi-public au sein d’un système délimité, de connecter ce profil avec une liste de profils d’autres usagers, ainsi que de visualiser et naviguer au sein de cette liste et, selon les cas, au sein de ses différentes autres connexions. La nature et la nomenclature des connexions varient d’un site à l’autre. Pour Eugenia Siapera (2012, p. 202), les médias sociaux se réfèrent à un ensemble souvent hétérogène de sites qui utilisent la technologie à des fins d’interaction sociale et de génération de contenu émanant des usagers. Dominique Cardon (2008) propose de cartographier ces outils selon la façon dont les participants se rendent visibles les uns aux autres, entre « être » et « faire », « réel » et « simulation ». Thomas Stenger et Alexandre Coutant (2013) élaborent une autre approche pour classifier les médias sociaux. Sur la base d’une analyse dite sociotechnique, fondée sur les fonctionnalités offertes par les plateformes (« affordances ») et sur les pratiques effectives des utilisateurs (« arts de faire »), les auteurs élaborent une classification des sites de médias sociaux recourant à deux axes. Le premier effectue une différenciation suivant la motivation qui sous-tend l’usage : l’amitié versus l’intérêt. Le second révèle les différents types de données publiés : le soi (éléments biographiques, préférences, etc.) versus les contenus tiers (vidéos, news, etc.). Ainsi que les auteurs le soulignent, si tous les sites des médias sociaux peuvent trouver une place au sein de cette cartographie, leur position évolue avec le temps mais peut aussi dépendre, ainsi que Nikos Smyrnaios (2011) l’a également montré, des aires géoculturelles au sein desquelles ils sont utilisés.
LinkedIn est une plateforme à visée professionnelle, créée en 2003, qui fait partie de la catégorie que Thomas Stenger et Alexandre Coutant (2013) désignent avec le terme « sites de réseautage ». Les utilisateurs LinkedIn peuvent mettre en ligne leur CV, recevoir des offres d’emploi, recommander des collègues ou être recommandé par eux, échanger des messages privés, construire un réseau professionnel à travers des liaisons aux profils d’autres membres, intégrer des groupes de discussion et/ou d’intérêt. Depuis sa création, le design et les fonctionnalités de LinkedIn ne cessent d’évoluer visant à augmenter le temps passé sur le site et la palette des usages offerts. La possibilité de créer et d’animer des groupes de discussion et d’échange s’inscrit dans cette démarche.
Le groupe qui nous intéresse ici a été mis en place le 21 novembre 2007, s’auto-désigne en tant que « groupe d’animation de réseau ». Son objectif, tel qu’il est affiché sur la page de présentation du groupe, serait de « relier les communautés grecques dans le monde et de faciliter la circulation des offres et d’opportunités de travail ». Le 4 février 2013, le groupe comptait 4993 membres. Les discussions au sein de cet espace sont fermées, ce qui signifie qu’elles ne sont pas visibles par les non-membres, et l’admission se fait sur demande auprès de son propriétaire (Grec expatrié à l’étranger). Trois administrateurs (deux situés en Grèce, le troisième à l’étranger) sont également signalés.
Mon hypothèse dans cette étude est que contrairement au double objectif affiché, celui de « relier les communautés grecques dans le monde et de faciliter la circulation des offres et d’opportunités de travail », la principale fonction du groupe n’est pas d’ordre professionnel. L’usage public qu’en font ses membres le fait glisser davantage vers ce que Thomas Stenger et Alexandre Coutant appellent « communautés virtuelles », à savoir des plateformes organisées autour d’un intérêt précis et dont la logique est celle de la publication de contenus tiers. Une telle hypothèse soulève inévitablement la question des enjeux de l’homophilie ethnique sur Internet et des limites de la déterritorialisation prônée par les analystes. Elle invite également à s’interroger sur le sens de la communauté virtuelle et celui des médias dits « sociaux », expressions dont l’usage semble souvent révéler davantage d’une idéologie sous-jacente que d’une réalité effective. Elle impose enfin une réflexion sur les dynamiques interactionnelles en ligne. Ces points, hétéroclites en apparence, s’avèrent importants pour la présente étude ; d’où la nécessité de s’attarder sur ceux-ci.
La communauté virtuelle en tant que réseau déterritorialisé : promesses et limites
Parmi les caractéristiques des médias sociaux, celle de l’homophilie est le plus souvent discutée (Siapera, 2012, p. 198). Elle désigne la tendance de ces dispositifs à mettre en contact des individus qui se ressemblent les uns aux autres, en termes de goûts, de convictions, de comportements, etc. et à donner naissance à des espaces « communautaires » virtuels basés sur ce que la sociométrie appelle « des liens faibles ». Il s’agit de rassemblements formés en ligne par des personnes qui ne se connaissent pas le plus souvent mais dont la mise en réseau permet une meilleure circulation de contenus (Mercklé, 2004, p. 47-49). Évidemment, ce type d’espace n’est pas propre aux sites de médias sociaux ; bien avant l’arrivée de ces derniers, plusieurs forums et autres plateformes participatives ont servi de support pour la négociation des identités collectives (Byrne, 2008). L’importance du réseau a également été soulignée par Serge Proulx et Guillaume Latzko-Toth (2000). En effet, pour ces derniers, le concept de communauté, entre sa vision essentialiste apportée par Ferdinand Tönnies (1887/1992) et l’approche constructiviste liée notamment à la pensée de Benedict Anderson (1983), devrait aujourd’hui être appréhendé en termes de réseaux sociaux plutôt qu’en termes de voisinage géographique. Pour parler des collectifs en ligne, les auteurs (ibid., p. 117) utilisent plutôt « la métaphore du point d’eau dans le désert » ou l’image du « “point de passage” […], pôle d’attraction précaire où les individus de provenances diverses se “rencontrent” ».
La notion de déterritorialisation est davantage relevée par ceux qui travaillent sur les populations diasporiques (Dufoix, 2010 ; Mattelart, 2007). Arjun Appadurai (1996) parle d’ethnoscapes et de « nouveaux patriotismes », tandis que Benedict Anderson (1998, p. 58-74) s’interroge sur l’apparition des « nationalismes à distance ». Eugenia Siapera (2010) insiste sur la singularité de l’Internet et les capacités offertes par son interactivité. Néanmoins, elle rappelle que l’engagement en ligne « relève plutôt du potentiel que de l’effectif ; même si la technologie fournit les moyens pour son accomplissement, les contenus réels que les gens publient en ligne peuvent ne pas être à la hauteur d’un processus délibératif » (ibid., p. 194). Allant encore plus loin, Robert Saunders (2011) souligne que la diversité d’opinions et d’information dans le cyberespace, la prédominance de l’anglais en tant que langue du web, l’infiltration de l’État mais aussi de la culture consumériste, ainsi que la difficulté de relier « dans la vraie vie » des compatriotes expatriés diminuent la force du nationalisme qui se développe en ligne. Ainsi que l’auteur le signale, « sauf si quelqu’un rentre dans le cyberespace avec un engagement précis en termes de promotion d’une nation, la structure même du web tend subtilement mais de façon systématique d’affaiblir les orientations nationalistes préexistantes » (ibid., p. 167).
Cette approche s’avère particulièrement pertinente, car elle réactive la question de la double médiation (Jouët, 1993, p. 101, 117) qui est inhérente aux outils informatisés : à la fois technique, dans sa manière à structurer la pratique, mais aussi sociale, en tant que « cadre de référence, […] univers de motivations et de désirs qui insuffle sa dynamique à la pratique ». C’est au sein de ce cadre que la présente recherche est située. Celle-ci mettra en évidence comment un ensemble d’usagers dans un contexte donné détourne la vocation principale d’un dispositif technique, en même temps que ce dernier, dans son sens foucaldien (Foucault, 1977), délimite le périmètre d’action de ceux-ci.
Les affordances du dispositif ou comment la technique reconfigure la discussion
Michel Marcoccia (2004) rappelle que l’analyse des forums de discussion en ligne consiste souvent à appliquer des méthodes et des concepts venant de l’étude de conversations de face-à-face. Cette pratique empêche de comprendre les spécificités de ces dispositifs techniques lorsqu’ils sont envisagés en tant que corpus de recherche. L’auteur souligne par exemple que contrairement aux conversations orales, les messages des forums sont archivés, du moins pendant une certaine période. Cela donne naissance à des situations de discussion asynchrones qui sont toujours ouvertes, dans la mesure où les interlocuteurs peuvent les réalimenter continuellement et à n’importe quel moment. Il s’agit d’un corpus « sans début ni fin […qui] s’inscrit explicitement dans une histoire des échanges plus longue, […et qui] se présente le plus souvent comme inachevé » (Marcoccia, 2004, p. 25). La possibilité d’intervenir au forum en réagissant à un message précédent (intervention réactive) ou en lançant un nouveau thème (intervention initiative) conduit au développement de multiples « fils de discussion » qui se développent de façon parallèle souvent indépendamment les uns aux autres. Cette multiplication de points de discours produit une dispersion thématique qui rend difficile, voire impossible, pour un seul locuteur d’avoir une lecture globale des échanges, notamment lorsque le nombre des messages archivés est important ; et cela malgré le fait que de nombreuses interventions initiatives ont une forte dimension « monologale » (Marcoccia, 2004, p. 30), dans la mesure où elles ne suscitent pas d’enchaînement, à savoir de réactions de la part des interlocuteurs. En ce sens, toutes les discussions au sein des groupes LinkedIn n’ont pas la même profondeur et elles ne sont pas construites dans un cadre temporel unifié.
L’absence de contexte paralinguistique s’avère un autre point qui distingue les discussions en CMO (communication médiatisée par ordinateur) des conversations de face-à-face. Le dispositif technique ralentit la spontanéité qui caractérise l’oral, en empêchant par exemple les coupures des phrases entre interlocuteurs ou les interventions parallèles – même si une certaine spontanéité d’ordre émotionnel ne se trouve pas complètement évacuée, l’usage des icotypes (smileys) servant souvent à illustrer les états d’âme des locuteurs. Quant au graphisme de l’interface de la plateforme LinkedIn, il crée et impose ses propres règles de communication : les messages ne sont visibles qu’à travers leur début, l’ensemble d’un message long étant affiché uniquement lorsque – et si – l’internaute clique dessus ; les liens URL sont signalés graphiquement, les messages les plus récents défilent sur la première page accentuant par là l’impression d’un flux sans début ni fin, le choix de l’administrateur figure à gauche. L’organisation de la page-écran rappelle quant à elle la hiérarchisation instaurée entre interventions initiatives, qui figurent en haut de la page, et interventions réactives qui suivent plus bas bien qu’étant plus récentes.
Comme dans une situation de face-à-face en revanche, une discussion en ligne peut impliquer différents types d’intervenants. Erving Goffman (1987, p. 15) distingue les participants ratifiés des locuteurs non ratifiés « qui ne font qu’entendre, par inadvertance ou non, qu’on les y ait ou non encouragés ». Dans la réalité du dispositif technique qui nous intéresse ici (tableau 1), les rôles peuvent être davantage nuancés selon le degré d’engagement des participants. On peut, dans un premier temps, distinguer les locuteurs qui s’engagent dans la plateforme en position initiative ou réactive. On considère l’engagement des derniers fort, tandis que celui des premiers, très fort, dans la mesure où « les déclarations provoquent [tandis que] les réponses sont provoquées (Goffman, ibid., p. 57). Il y a ensuite ceux qui se contentent d’intervenir dans le débat pour exprimer une approbation par rapport à ce qui a été dit en cliquant sur le bouton « j’aime ». Si « ces encouragements pourraient compter comme tours de parole […] il est clair que leurs auteurs n’occupent pas ce faisant la scène, qu’ils ne deviennent pas des locuteurs ratifiés » (ibid., p. 35). On parlera ici d’un engagement moyen. Cela est davantage vrai pour la quatrième catégorie de participants, les témoins. Ceux-ci, en tant que membres inscrits du groupe, ont la possibilité de suivre les échanges mais sans laisser de traces apparentes des messages qu’ils ont consultés. Leur engagement est faible. En ce qui concerne les groupes dits « ouverts », dont les discussions sont accessibles par n’importe quel internaute sans qu’il soit membre du groupe, les participants-témoins, impossibles à identifier, ont un engagement très faible. Signalons enfin, qu’au sein de la plateforme LinkedIn, les intervenants ont également la possibilité de « signaler » un message comme « publicité », « offre-emploi » (des rubriques spéciales sont réservées pour ces types de contenu) ou « inapproprié », ou rendre le suivi d’un fil de discussion automatique. Néanmoins, ces dernières actions, d’ordre plutôt métalinguistique et qui témoignent d’un engagement très fort, sont rares. Les discutants interviennent moins sur la gestion des messages – les administrateurs sont censés veiller à la bonne conduite des membres du groupe – et se concentrent davantage sur les contenus véhiculés.
Tableau 1. Types d’intervenants dans les groupes de discussion LinkedIn et degrés d’engagement
Types d’intervenants dans les groupes de discussion en ligne | Degré d’engagement pris |
Locuteurs-gestionnaires des messages (rares) | Engagement très fort |
Locuteurs en position initiative | Engagement très fort |
Locuteurs en position réactive | Engagement fort |
Locuteurs exprimant une approbation | Engagement moyen |
Témoins-membres du groupe | Engagement faible |
Témoins-membres de la plateforme (pour les groupes ouverts) | Engagement très faible |
« Paroles ouvertes » en attente de réponse
Les 200 interventions initiatives du corpus recueilli pour la présente recherche ont donné naissance à 595 commentaires-messages et 180 approbations (« J’aime »), comptabilisant au total 775 interventions réactives (ce qui amène à un total de 975 actions, si on ajoute les 200 interventions initiatives). Cela correspond en moyenne à 4 réactions par intervention initiative. Cependant, en dehors des calculs moyens, la réalité est différente : 68 lancements de discussion n’ont pas été développés, tandis que 28 interventions initiatives n’ont été accompagnées que de quelques approbations, ce qui signifie que presque la moitié des interventions initiatives (96 sur 200) est resté sans réponse explicite . Pouvant difficilement être considérées comme des discussions dans la mesure où il n’y a pas d’échange, ces dernières constituent plutôt des « paroles ouvertes » (Goffman, 1987, p. 68) donnant la possibilité, mais pas l’obligation d’entamer une conversation. Le graphique 1 illustre la répartition des échanges et met en lumière le déséquilibre entre fils de discussion longs (jusqu’à 74 interventions réactives pour le fils de discussion n° 69, manifestées sur une période de 9 jours) et d’autres peu ou pas du tout développés.
Graphique 1. Le développement des fils de discussion selon le nombre réponses-commentaires (interventions réactives). En abscisse, les fils de discussion ; en ordonnée, le nombre des réponses-commentaires.
Le graphique des approbations (graphique 2) se révèle quant à lui plus dense mais moins profond. Si sa structure témoigne d’une certaine facilité des participants à exprimer des approbations, elle montre en même temps que les échanges de paroles demeurent le canal principal pour les membres lorsqu’ils éprouvent le besoin de participer à une discussion qui les interpelle.
Graphique 2. Le développement des fils de discussion selon le nombre d’approbations (« j’aime »). En abscisse, les fils de discussion ; en ordonnée, le nombre des approbations.
Si la « réussite d’un acte de langage » (Trognon, 1993, p. 98) est liée à la suite que les locuteurs donnent à ce dernier, cette répartition inégale fournit un premier élément de réponse à propos de l’usage que font les usagers de la plateforme. La composition des interventions en tant qu’actes de langage en offre un autre.
Actes de langage : « Dire la Grèce »
La composition d’un acte de langage se trouve déterminée par la direction d’ajustement de l’acte, c’est-à-dire la relation que ce dernier entretient avec le monde (Trognon, 1993, p. 95). Ainsi que le montre Daniel Vanderveken (1988, p. 108) :
« Lors de l’accomplissement d’un acte de discours […], le locuteur exprime en général le contenu propositionnel avec l’intention qu’une correspondance soit établie entre le langage et le monde suivant une certaine direction d’ajustement. Si le locuteur fait une assertion ou un témoignage, le but de son énonciation est de représenter comme actuel un état de choses et le contenu propositionnel de l’acte de discours est censé correspondre à un état de choses existant […]. De telles énonciations ont la direction d’ajustement des mots aux choses (ou du langage au monde). Par contre, si le locuteur fait une requête ou donne un conseil, le but de son énonciation n’est pas de dire comment les choses sont dans le monde mais bien plutôt de transformer le monde par l’action future de l’allocutaire de telle sorte qu’il s’ajuste au contenu propositionnel. De telles énonciations ont la direction d’ajustement des choses aux mots (ou du monde au langage) ».
Cette distinction se heurte certes à la question de la sollicitation sous-jacente propre à tout acte langagier (Kerbrat-Orecchioni, 2008). Corrélativement, elle pose le problème de l’étendue de l’acte de langage ; car, pour la plupart des actes conversationnels, leur réalisation ne coïncide pas avec l’unité-phrase, qui est généralement de niveau inférieur. Néanmoins, si on envisage l’ensemble de l’intervention en tant que « macro-acte » dans sa dimension pragmatique (Van Djik, 1977), cette classification s’avère particulièrement pertinente pour mieux comprendre la nature des actes de langage opérés au sein de la plateforme numérique étudiée ici. Ainsi que le graphique 3 l’illustre, la majorité des interventions initiées par les membres du groupe, à savoir 177 sur 200, sont d’ordre déclaratif. Elles consistent à présenter un état de choses : les intervenants rédigent un commentaire, en grec ou en anglais, à propos d’un sujet d’actualité (création d’un texte original) ou bien, ce qui est beaucoup plus fréquent, ils publient un lien vers un article de presse, une vidéo, etc. (rediffusion d’un texte déjà existant).
Graphique 3. Les interventions initiatives en tant qu’actes de langage. En abscisse, deux actes de langage : présenter un état de choses, solliciter directement l’action ; en ordonnée, le nombre d’interventions.
À ce titre, il est important de noter la dominance de la rediffusion des contenus en tant qu’activité principale des discutants : 169 interventions initiatives relèvent de ce que les professionnels du web appellent « la curation des données » qui consiste à partager sur le web des contenus (textes, images, vidéos, etc.) jugés intéressants – bien que les intervenants soient parfois amenés à commenter en quelques mots le lien qu’ils publient. Parmi les sites les plus sollicités figurent les portails d’information et les médias en ligne, ainsi que quelques plateformes collaboratives : ekathimerini.com (journal grec en ligne), eu.greekreporter.com, bbc.co.uk, youtube.com, etc. Il s’agit majoritairement de références extérieures, souvent en anglais, qui portent essentiellement sur la Grèce (graphique 4), et sont le plus souvent en lien avec la crise grecque : actualités concernant les plans de sauvetage financier du pays, analyses des causes de la crise, commentaires sur les effets de cette dernière, manifestations de soutien au pays ou, au contraire, prises de distances, etc. Seules deux interventions initiatives relèvent du domaine professionnel (promotion de son activité professionnelle en lien avec l’expatriation).
Graphique 4. Les référents des discussions.
Curation des contenus et construction identitaire du soi numérique
La curation de contenus relève d’un processus de circulation de l’information qui fait partie de l’acte communicationnel (Charaudeau, 2005, p. 23), si l’on tient compte que, « dans la réalité, nous communiquons le plus souvent en ayant le désir d’informer l’autre » (Sacriste, 2007, p. 33). Jadis réservée aux groupes légitimes de professionnels ou des experts, aux gate-keepers de l’information, cette pratique de médiation s’inscrit dans « un mouvement de diffusion et d’élargissement des savoirs et des compétences » (Flichy, 2010, p. 88), propre aux sociétés de l’ère numérique :
« Empruntée au monde de l’art contemporain, la figure du “conservateur” devenu “commissaire d’exposition” puis “curateur” (curator) est donc désormais appelée à qualifier le fait que les internautes font des choix, éditent des liens, les ordonnent et les diffusent. Le vocable a pris son essor aux États-Unis au printemps dernier, avant d’être relayé sur le blog de Robert Scoble. Il n’était cependant pas nécessaire d’attendre le terme de curation pour que la pratique de l’éditorialisation des contenus et des liens soit une habitude déjà ancienne des internautes. L’abonnement à des flux RSS, le partage de playlist, de bookmarks ou de liens constituaient en effet déjà le centre de gravité de beaucoup de plateformes, comme Delicious ou Twitter. Mais en donnant à ces pratiques multiples et hétéroclites un nom clinquant et en développant des services spécifiquement dédiés à cette fonction (Pearltrees, ScoopIt, Paper.ly, Storify, Curated.by), les promoteurs de la curation mettent en avant des questions importantes sur la transformation des usages du web et sur la place qu’y occupent les nouvelles métriques de l’information » (Cardon, 2011).
La curation soulève au moins deux questions : celle du statut de l’auteur/éditeur, en tant que personne qui sélectionne et diffuse l’information médiatique parfois en rajoutant ses propres commentaires ; celle de la transformation des discours, résultat de la recontextualisation de ces derniers et des cadrages d’interprétation éventuellement apportés. Il s’agit en ce sens d’une création « seconde » (Flichy, 2010, p. 13), qui s’appuie sur des contenus existants, et qui rappelle le braconnage de la consommation médiatique dont parlait Michel de Certeau (1980). En tant que médiation de l’information, elle est nommée « sociale » car elle se distingue, du moins partialement, des processus algorithmiques que mettent en place des info-médiateurs comme Google (Smyrnaios, 2012). En termes économiques, elle constitue la réponse des médias contemporains à la cherté de production de contenus originaux, déjà pointée par les experts de l’audiovisuel dès les années 90, mais soulève aussi la question des pouvoirs et des conflits entre producteurs de contenu (sites d’édition) et info-médiateurs (plateformes numériques qui promeuvent, sous forme de propagation virale, la diffusion de contenus tiers). Même si elle élargit les espaces publics traditionnels, elle doit être comprise « comme étant partie prenante du travail expressif que font les internautes pour construire leur singularité numérique » (Cardon, 2011). C’est le processus de construction identitaire qui se trouve au centre de cette production collective de sens, à une époque où « l’identité prend en effet la place des autres systèmes d’inscription, d’organisation et de régulation pour servir de support, de balise et de cadre aux échanges dans l’espace et le temps » (Merzeau, 2012).
En ce qui concerne le dispositif étudié ici, la pratique de la participation indique davantage une volonté de partage d’un contenu existant (article de presse, vidéo, etc.) dans le but de donner sens à l’actualité, dénoncer un discours institutionnel, etc. Elle semble se fonder sur le plaisir d’échange et la valorisation qui en découle pour l’usager tant sur le plan social qu’en matière d’image. Elle présuppose une activité de veille et de collecte des informations (Flichy, 2010, p. 57) qui semble consolider la thèse de ceux qui rêvaient d’une intelligence collective en ligne. Ainsi que Merzeau (2012) le souligne : « on le sait, la proportion de contenus véritablement produits par les utilisateurs reste globalement très faible ». Mais qui sont alors ces « curateurs », membres du groupe ?
Les asymétries de la participation et les origines des discutants
De la « communication à deux étapes » à la « spirale du silence », nombreux sont les chercheurs qui se sont penchés sur les asymétries que les processus de communication contextualisée engendrent au sein d’un groupe. Si la question du rôle – traduit en termes de pouvoir – des leaders d’opinion est sous-jacente de manière explicite ou implicite à ce type de recherches, la démarche adoptée ici ne permet pas d’apporter d’éléments de réponse quant à l’impact de la participation ; mais la mise en lumière de ses asymétries s’avère indispensable pour comprendre le fonctionnement du dispositif étudié. Il est ainsi à noter que les 200 interventions initiatives qui composent le corpus ont été lancées seulement par 55 participants (pour un groupe qui comptait déjà presque 3000 membres au moment de l’enquête) et de façon assez inégale, ainsi que l’illustre le graphique 5 : un seul discutant (participant n° 44) a atteint 53 interventions initiatives, un deuxième en a effectué 24 (participant n° 10), tandis que la majorité (33 participants sur 55) s’est contentée d’une seule.
Graphique 5. Nombre de discussions initiées par participant. En abscisse, les participants ; en ordonnée, le nombre des discussions initiées.
L’adhésion à un groupe de discussion ne s’accompagne pas nécessairement par une participation effective. Avec la démultiplication récente des dispositifs de réseaux sociaux, le nombre des comptes inactifs a également augmenté. Derek Hansen, Ben Schneiderman et Marc A. Smith (2011, p. 129) montrent l’existence d’un modèle récurrent de participation (pattern of participation) au sein des groupes de discussion en ligne, avec un noyau de quelques membres contribuant à la majorité du contenu proposé, quelques membres périphériques intervenant de façon irrégulière et un grand nombre de « consommateurs passifs » (lurkers) lisant les discussions sans y participer. Ces asymétries en matière de fréquence de participation deviennent encore plus flagrantes lorsque l’on regarde l’origine de l’ensemble des activités (interventions initiatives, interventions réactives sous forme de réponses-commentaires et approbations) qui composent le corpus étudié (graphique 6). Parmi ceux qui lancent un fil de discussion, le rôle très important du participant n° 44 semble incontestable ; ce dernier n’est pas uniquement un « lanceur » très fréquent, mais aussi un discutant impliqué qui poste souvent des commentaires sans recourir aux simples approbations. Le rôle important du participant n° 38 – qui est, signalons-le, l’un des gérants-administrateurs de ce groupe – est aussi à noter : avec moins d’interventions initiatives, il participe beaucoup aux discussions et exprime de temps en temps ses approbations aux contenus postés. Son activité est, dans ce sens, sous-tendue par son statut et constitue un cas à part : les administrateurs des conversations en ligne ayant pour rôle d’encourager la participation et de stimuler les débats, ils sont souvent parmi les membres les plus actifs d’un groupe (Hansen, Schneiderman, Smith, 2011, p. 136).
Graphique 6. L’activité des « lanceurs » de discussions : interventions initiatives, réponses-commentaires, approbations. En abscisse, les participants ; en ordonnée, le nombre des posts par catégorie.
Néanmoins, le groupe ne fonctionne pas uniquement grâce à ceux qui initient les discussions. Le graphique 7 montre l’activité de ceux qui s’engagent aux débats sans les provoquer. Leur intérêt à participer aux discussions s’avèrerait moins fort. En effet, si leur nombre (42) avoisine celui des « lanceurs » (55), leur activité globale est réduite sur le plan quantitatif : ils comptabilisent 318 posts, ce qui confirme leur rôle plus annexe au sein du groupe (dont le nombre total d’actions s’élève, rappelons-le à 975).
Graphique 7. L’activité des « non-laceurs » de discussions : réponses-commentaires, approbations. En abscisse, les participants ; en ordonnée, le nombre des posts par catégorie.
Qui sont ces participants qui font vivre le groupe ? D’où viennent-ils ? Un bref calcul révèle que 78% de ceux-ci sont des hommes (47 sur 55 pour les lanceurs de discussion et 30 sur 44 pour les autres), cadres supérieurs dans leur majorité selon les éléments fournis sur la plateforme. Presque la moitié de ceux qui initient les discussions affichent une localisation en Grèce (graphique 8). Le monde anglo-saxon, notamment les États-Unis, connu pour son nombre élevé de migrants grecs (Clogg, 1999), occupe aussi une place relativement significative. Quant à ceux qui se contentent de participer sans initier de discussions (graphique 9), leur répartition en termes d’origine est un peu plus diversifiée, mais la place occupée par les locuteurs affichant une localisation en Grèce reste importante.
Graphiques 8 et 9. La localisation géographique des participants
Notre approche ne permet pas de savoir dans quelle mesure les discutants localisés en Grèce peuvent être considérés en tant que membres du groupe ni les raisons pour lesquelles ils participent à celui-ci. À l’ère des mobilités accrues des populations, réelles voire virtuelles, le sens même de la localisation, en tant que territorialisation des activités des individus, apparaît problématique (Mattelart, 2007). Il semblerait néanmoins que la dynamique du groupe est dans une grande partie portée par des Grecs de Grèce. On peut certainement supposer que certains discutants se connaissent déjà et se fréquentent « dans la vraie vie », ce qui est courant dans ce type d’interactions (Cardon, 2011). Néanmoins, le contenu et les modalités d’échanges (modes d’adresse, etc.), sujet qui dépasse la portée de cet article, empêchent toute généralisation dans cette direction.
Conclusion
Malgré son inscription au sein d’une plateforme de réseautage professionnel et sa promesse de « relier les communautés grecques dans le monde et de faciliter la circulation des offres et d’opportunités de travail », le groupe d’expatriés grecs que nous avons étudié dans cet article opère fondamentalement comme un groupe de partage de contenus. Ces derniers portent presqu’exclusivement sur la Grèce et sont souvent initiés par des discutants localisés en Grèce. Le contexte de la crise profonde et très médiatisée que traverse le pays depuis 2010 doit certainement être pris en considération pour comprendre cet usage que l’on pourrait qualifier de, du moins partiellement, détourné. Néanmoins, même si le regard du groupe reste fixé sur la Grèce, les dynamiques qui se développent au sein de ce dernier semble loin de valider la consolidation d’une dynamique communautaire d’ordre nationaliste. Cela est dû à la fois aux caractéristiques techniques du dispositif qui structurent les discussions tout en les fragmentant, mais aussi aux modalités de participation des membres : beaucoup de curation, peu d’interaction, faible participation. Le développement de dynamiques sociales au sein de ces espaces fait partie de possibilités ouvertes aux usagers mais il n’est pas inhérent aux dispositifs.
Notes
(1) L’intitulé du groupe a uniquement été fourni pour les relecteurs qui ont évalué l’article avant sa publication en ligne.
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Auteur
Angeliki Koukoutsaki-Monnier
.: Angeliki Koukoutsaki-Monnier est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Haute-Alsace (Mulhouse). Elle est membre du Centre de recherches sur les médiations (CREM) et membre du comité de rédaction de la revue Questions de communication. Ses travaux portent sur la construction symbolique des identités collectives et le rôle des communications.
Plan de l’article
Problématique et hypothèse : les enjeux d’un détournement d’usage
La communauté virtuelle en tant que réseau déterritorialisé : promesses et limites
Les affordances du dispositif ou comment la technique reconfigure la discussion
« Paroles ouvertes » en attente de réponse
Actes de langage : « Dire la Grèce »
Curation des contenus et construction identitaire du soi numérique
Les asymétries de la participation et les origines des discutants