-

Échanges croisés sur les techniques de l’entretien : le cas des situations intimes

19 Déc, 2025

Résumé

Ce texte est la retranscription travaillée de l’une des séances du séminaire croisé sur l’entretien de recherche qui s’est déroulé le 4 décembre 2024. L’originalité du format, faisant dialoguer une chercheuse et une journaliste autour de leurs pratiques d’entretien, et la richesse du propos qui en a émané, particulièrement sur le contexte de l’intime, nous ont paru relever d’un apport certain à ce supplément.
Les coordinateurs,
Jean-Philippe De Oliveira, Simon Gadras, Chloë Salles

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Marion Pillas, Laura Verquères, « Échanges croisés sur les techniques de l’entretien : le cas des situations intimes », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°25/3, , p.106 à 113, consulté le lundi 22 décembre 2025, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2025/supplement-a/09-echanges-croises-sur-les-techniques-de-lentretien-le-cas-des-situations-intimes/

Ce texte retranscrit des échanges entre Laura Verquère, chercheuse en sciences de l’information et de la communication, et Marion Pillas, journaliste et fondatrice du média indépendant La Déferlante, autour des liens entre techniques d’entretien et intimité. L’intimité est ici envisagée comme ce qui relève de la sphère privée de l’expérience, dans ses dimensions affective, émotionnelle, corporelle, sexuelle et familiale. Sans être nécessairement dissimulée, et pouvant même faire l’objet d’une médiatisation, elle constitue un espace subjectif et personnel qui appelle une certaine forme de protection. Dans cet échange, chacune parle depuis un point de vue professionnel, pour l’une à partir d’un terrain de recherche ou pour l’autre à partir d’un travail d’investigation. Laura Verquère, alors post-doctorante, présente son travail de thèse sur les mobilisations pour l’allongement du congé paternité dont la durée est passée de onze jours à vingt-huit jours en juillet 2021. Elle a mené une enquête auprès des entrepreneur·ses de cause du sujet : les associations féministes (PA.F, Parents & Féministes, Parent.Egalité) ainsi qu’un groupe de dix pères organisés en collectif. La recherche a consisté à suivre les passages des expériences intimes de la parentalité des acteur·ices à leur engagement politique et collectif dans l’espace public. De son côté, Marion Pillas, journaliste dans une revue engagée qui suit les mobilisations féministes contemporaines, partage son expérience d’un reportage portant sur la convergence des luttes sociales, féministes et antiracistes à la frontière franco-britannique. Elle revient notamment sur le Refugee Women’s Centre à Calais, une association venant en aide aux femmes exilées, confrontées aux interventions régulières de l’État pour démanteler les camps. Malgré ces obstacles, l’engagement des bénévoles et des militantes crée des liens de solidarité entre femmes soutenant la résistance locale. À travers cet échange, le texte explore la place de l’entretien dans leurs pratiques respectives – la recherche et le journalisme – en réfléchissant sur la manière de les aborder, de les mener et de les investir. Elles croisent leurs expériences des entretiens réalisés auprès de divers acteur·trices – militant·es, professionnel·les, artistes, politiques – et présentent la manière dont leurs pratiques, leurs méthodes et leur mode d’écriture de l’entretien se confrontent à la notion d’intime, voire se reconfigurent. Telle une mise en abîme, Laura Verquère engage un dialogue avec Marion Pillas, dont le caractère oralisé des échanges a été conservé. Il révèle les résonances et les écarts entre leurs façons d’aborder l’intimité dans leurs enquêtes respectives. 

Laura Verquère : Quelle place attribuons-nous à l’entretien dans nos pratiques ordinaires de journaliste et de scientifique ?

Marion Pillas : Les entretiens représentent un matériau essentiel de tout travail journalistique, avec l’autre volet qui est la documentation écrite. Ensuite, la taille de l’entretien peut varier, nous pouvons aborder des questions de fond ou nous limiter à deux ou trois questions pour vérifier des informations. Mais dans tous les cas, le fait d’aller directement vers les personnes et de travailler avec des sources vivantes, on peut difficilement en faire l’impasse en tant que journaliste. Spécifiquement à La Déferlante, en tant que média engagé travaillant sur les questions de genre, nous recueillons la parole des personnes concernées car elle nourrit nos analyses et nos réflexions. L’une de nos journalistes a, par exemple, écrit un article sur les mères célibataires. Évidemment, nous pouvons trouver des données chiffrées, de la documentation et des entretiens d’expertes. Mais nous ne pouvons pas nous passer d’un entretien avec une personne concernée, pour qu’elle parle de son vécu souvent inscrit dans le registre de l’intime c’est-à-dire pour raconter la précarité ordinaire de la vie quotidienne (matérielle et affective), y compris dans sa sphère intime, d’une mère en situation de monoparentalité. Ces échanges apportent des connaissances de terrain, des informations empiriques et, surtout, lorsqu’il est question d’un sujet de société, ils nous rappellent les raisons pour lesquelles nous nous y intéressons. Ces récits ancrent notre démarche et nous rappellent l’intérêt de notre travail ainsi que des sujets que nous choisissons de traiter. C’est aussi ce qui définit notre spécificité en tant que journalistes engagées : nous travaillons pour avoir un impact transformateur sur la société. La question du « pour qui » nous faisons du journalisme est centrale, et les entretiens sur l’intime sont là, en partie, pour nous le rappeler.

Laura Verquère : Il y avait aussi cette dimension dans ma recherche, inspirée par les écrits féministes sur les savoirs situés (Haraway, 2007) et le care (Laugier, 2011). Le « pour qui » et le « pourquoi » ? Pourquoi faisons-nous de la recherche, pourquoi choisissons-nous certains sujets : « qu’est-ce qui compte » ? Les entretiens portant sur l’intime avec les enquêté·es représentent une voie pour sonder des intensités, réaffirmer l’importance du sujet, développer des questions de recherche, et, pour toi, j’ai l’impression, d’aller aussi vers de bonnes questions journalistiques qui ne trahissent pas les préoccupations (matérielles, économiques, affectives, politiques, etc.) de ton terrain d’investigation. Initialement, pour ma part, je n’avais pas prévu de mener des entretiens sur les expériences intimes des acteur·ices engagé·es pour l’allongement du congé paternité, et encore moins sur la maternité, imaginant (peut-être naïvement) que ce sujet concernerait avant tout les hommes qui se mobiliseraient naturellement. Mais au contact du terrain, j’ai vite réalisé que l’engagement venait surtout de femmes, et en grande majorité de mères. À quelques exceptions près, elles avaient en commun de s’être mobilisées à partir d’une expérience douloureuse de la maternité : baby blues, dépression, violences obstétricales et gynécologiques, psychose post-partum. La question des expériences intimes de la maternité, à la fois comme déclencheur et moteur de leur engagement, est ainsi devenue centrale. Dans une enquête, rien n’est figé d’avance : je me suis adaptée aux questions qui ont émergé du terrain en lien avec leurs expériences intimes. 

Laura Verquère : Comment t’adaptes-tu et comment mènes-tu les entretiens lorsque tu enquêtes sur l’intime ?

Marion Pillas : D’abord, j’essaie d’avoir une connaissance générale de mon sujet et de comprendre où je mets les pieds. Ensuite, j’identifie les personnes que je pourrais contacter pour établir un premier lien avec mon terrain d’investigation ; un lieu physique où vivent, travaillent, militent les personnes que j’interviewe. Je commence par des entretiens téléphoniques avec toutes les personnes que je vais interviewer par la suite. Je pose le cadre, ce sont des entretiens préparatoires et informels dont je ne publie jamais les propos. En général, une personne interviewée me conseille de contacter d’autres personnes. Avant de rentrer sur le terrain, j’ai donc déjà un carnet très riche, rempli de notes. Ensuite, je vais sur le terrain et je rencontre une seconde fois, en chair et en os, les personnes pour des entretiens plus formels. Parfois, ce qui en ressort est similaire à ce qui a été dit avant, mais d’autres éléments émergent aussi. Parallèlement aux entretiens, je glane des informations sur le terrain, et au moment de l’écriture, je me rends compte s’il y a des manques à combler.

Laura Verquère : Dans mes pratiques de recherche, les entretiens s’imbriquent à d’autres méthodes, comme l’enquête ethnographique ou les analyses sémiotiques et discursives de différents types de corpus pour questionner les médiatisations de la cause du congé paternité dans les médias traditionnels, ainsi que les modes d’engagement des acteur·ices dans l’espace public. Dans mon travail sur les processus de politisation, que j’entends à la fois par la mise en mots et en commun des expériences intimes des femmes engagées pour l’allongement du congé paternité, je n’ai pas mené les entretiens immédiatement. J’ai d’abord pris le temps de m’immerger dans le terrain (les associations féministes et le collectif de pères), de gagner la confiance des enquêté·es et d’identifier leurs préoccupations afin de « viser juste ». J’ai ensuite réalisé deux entretiens semi-directifs avec chacune, espacés dans le temps. Tout en laissant de la place aux enquêté·es, ce type d’entretien permet de conserver une trame générale, afin de rendre les données comparables et de faire émerger du commun. Il me semble que c’est une différence avec les entretiens journalistiques, davantage centrés sur des personnes et des individualités. Le premier, d’ordre biographique, visait à saisir leur parcours d’engagement, le second, centré sur leurs expériences personnelles, intervenait après avoir ouvert un espace de discussion et de confiance au préalable. J’ai donc abordé les entretiens moins comme des modes de recueil de discours sur les pratiques et les expériences à analyser ensuite à l’aide des outils de l’analyse de discours que comme des moments de conversation, permettant d’approfondir certains phénomènes identifiés au fil de l’enquête. Il peut d’ailleurs y avoir une forme de violence méthodologique à vouloir « déconstruire » des récits de souffrance énoncés dans des situations de vulnérabilité : des récits souvent balbutiants, confus, troubles, autrement dit encore peu construits. Une telle démarche peut amener le ou la chercheur·se à adopter une position de surplomb, en ajoutant une couche explicative à des récits de soi qui tentent d’abord de s’énoncer, de trouver une forme et des mots pour rendre intelligible une expérience souvent floue, incertaine et douloureuse. C’est ce processus-là, précisément, que j’ai souhaité d’abord interroger. Dans cette même idée, les entretiens ont également servi à collecter un corpus « d’objets intimes », comme Un podcast à soi de la journaliste Charlotte Bienaimée ou la bande dessinée sur la « charge mentale » de l’artiste Emma, me permettant d’entrer plus en profondeur dans les vécus des enquêtées et leurs univers d’interprétation de la maternité et des rapports sociaux de genre dans la parentalité ; autrement dit, de comprendre leur manière d’appréhender les enjeux d’égalité liés à l’allongement du congé paternité. J’ai profité de ces échanges pour demander aux enquêtées quels objets médiatiques et culturels (podcasts, articles, ouvrages, etc.) avaient accompagné leur processus de politisation. Ensuite, dans une démarche relevant de l’analyse sémiotique, je me suis plongée dans ces matériaux afin d’explorer autrement leurs expériences intimes, de saisir ce qui les reliait les unes aux autres et de mieux comprendre comment elles et ils étaient affecté·es par la cause qu’elles et ils défendaient.

Lorsque nous abordons l’intimité, il est nécessaire, à mon sens, de prendre davantage de précautions. Cela inclut d’anticiper les effets que certaines questions peuvent provoquer, surtout si nous n’avons pas vécu nous-mêmes ces expériences, de rappeler aux enquêté·es qu’ils et elles ne sont pas obligés·es de répondre, et de les informer précisément sur l’utilisation de leurs propos. À mon sens, il est essentiel de leur laisser un maximum de place. Cependant, j’ai réalisé que j’avais parfois tendance à être trop précautionneuse, à traiter l’intimité comme un sujet totalement à part, « différent des autres ». Or, plusieurs enquêté·es n’ont manifesté aucune difficulté à aborder ce thème et en parlaient avec la même aisance que d’autres sujets. Il me semble que ce point interroge également la manière dont nous définissons l’intimité, parfois abordée comme une dimension nécessairement cachée de la vie, ainsi que la façon dont ce terme peut résonner de manière multiple chez les enquêté·es, dessinant des frontières mouvantes entre ce qui relève de l’intimité et ce qui peut être dit ou non publiquement à son sujet. C’est une question de recherche en soi. 

Laura Verquère : Et toi adoptes-tu une posture spécifique lorsqu’il s’agit d’aborder des sujets intimes relatifs à la parentalité, le corps, les affects, la sexualité ?

Marion Pillas : Pour moi, l’intime est une notion large : c’est tout ce qui touche au personnel, au cheminement individuel. Ce n’est pas forcément synonyme de secret. Dans les milieux féministes, l’intime renvoie aux vécus personnels et à l’expérience, susceptibles de se déployer dans une multitude d’aspects de la vie. Selon moi, c’est avant tout le vécu qui définit l’intime.

Laura Verquère : Lorsqu’il s’agit d’aborder l’intimité, un type de vécu personnel particulier, les enquêté·es ont souvent des questions à nous poser, en tant que scientifique : « Pourquoi ce sujet ? », « Es-tu toi-même parent ? », etc. Elles viennent directement questionner ma place dans l’entretien. J’ai donc tendance, dans mes entretiens à y répondre, à établir des liens entre leurs propos et ma propre expérience. Ces mises en résonance permettent parfois de nourrir une réflexion commune et de penser ensemble, tout en maintenant un équilibre : laisser la place à l’autre, ses questionnements et ses préoccupations tout en donnant un peu de soi pour ne pas instaurer une relation trop unilatérale ou ascendante. C’est d’ailleurs cette souplesse qui, à mon sens, donne la possibilité de faire émerger des choses intéressantes et des surprises parfois. C’est, me semble-t-il, ce qui caractérise un entretien semi-directif : tout en orientant la discussion, il s’agit de laisser de l’espace à l’interlocuteur·trice et d’accepter une part de contingence dans l’échange. Cela inclut la manière dont l’enquêté·e interprète et répond à nos questions. L’entretien comporte toujours une part d’improvisation par rapport à la trame de questions établie en amont, une dimension qui me semble essentielle non seulement d’accepter, mais d’embrasser, afin de laisser émerger des aspects inattendus du terrain. Cette dynamique peut même conduire à remettre en question certains postulats initiaux, à prendre conscience du fait que nos interrogations ne reflètent pas toujours les préoccupations des enquêté·es et à ajuster nos questions pour les rendre plus pertinentes et plus justes par rapport aux enjeux spécifiques du terrain. Il existe une pluralité de manières d’aborder « l’exercice » de l’entretien, plus classiquement comme un moment de production de discours, mais aussi comme un espace de réflexivité et une expérience heuristique. Dans mon cas, il s’est agi de faire advenir une parole et un récit intime afin de créer les conditions d’une véritable rencontre entre mes questions de recherche et les préoccupations qui animent les enquêté·es.

Marion Pillas : Tu parles de surprise et je pense que c’est effectivement un point commun avec ce que nous recherchons en tant que journalistes. Plus nous nous investissons personnellement, plus nous pouvons être confrontées à des situations, des propos ou des émotions imprévus ce qui enrichit l’échange. Cela suppose d’adopter une posture particulière qui varie selon les contextes d’entretien. Parfois, cela implique une approche plus horizontale, ouverte et proche des personnes interrogé·es, surtout quand nous abordons des questions intimes. Mais il y a aussi d’autres types de situations. Au tournant des années 2000, alors que je débutais ma carrière journalistique à la rubrique « éco et conso » de France 2, la dynamique était tout autre. J’adoptais une posture de « demande d’explications » face à des sujets que je ne maîtrisais pas.

Les entretiens avec des experts avaient alors pour objectif de me permettre de comprendre leurs recherches afin de mieux retransmettre l’information, et je leur disais souvent : « Expliquez-moi comme si j’étais votre vieille tante à moitié sourde ». Avec certaines personnalités politiques ou face à des chefs d’entreprise, nous pouvons aussi adopter des postures plus fermées car il existe des stratégies de leur part visant à exploiter certaines failles dans l’échange avec le ou la journaliste. Il peut y avoir des rapports de force, ou du moins des asymétries, qui ne vont pas dans un seul sens : du journaliste, qui maîtrise le cadre de l’entretien, vers la personne interrogée, mais aussi dans l’autre sens.

Laura Verquère : Effectivement, les entretiens sur les questions intimes nous engagent de façon singulière. Les différences de statuts et les identités de genre de l’enquêté·e et de l’enquêteur·ice agissent sur le déroulé de l’entretien et possiblement les résultats. Dans mon cas, le fait d’être une femme a constitué, ici, plutôt un avantage pour différentes raisons. Du côté des mères engagées, cela a sans doute favorisé une parole plus libre. Du côté des pères, certains y ont vu l’opportunité d’échanger avec une altérité – qui plus est experte sur le sujet – susceptible de nourrir leur réflexion autour de la réalisation de projets personnels liés à la parentalité et destinés à toucher différents publics : écriture d’un ouvrage, présence sur les réseaux sociaux, création d’une entreprise de conseil sur l’égalité femmes-hommes. 

Marion Pillas : Sur les sujets liés aux violences, il peut être important de poser un cadre, en sachant notamment mettre fin à un entretien. Certaines personnes ayant subi des violences ont besoin de raconter leur vécu. Un entretien avec un·e journaliste peut répondre à ce besoin mais ne doit pas se substituer à un travail thérapeutique. Il s’agit alors d’apprendre, en tant que journaliste, à trouver un équilibre, à orienter l’échange et, lorsque nécessaire, à dire : « je ne suis pas en capacité de vous écouter davantage » et d’orienter la personne vers des tiers plus compétents pour recueillir leur parole (psychologue, association spécialisée, etc.). 

Parfois, nous avons l’impression que c’est justement à la fin de l’entretien formel, lorsque nous basculons dans un échange plus informel, que l’entretien commence et que nous entrons dans le vif du sujet. C’est souvent à ce moment-là que des choses extrêmement intéressantes émergent. Mais si nous voulons retranscrire ces propos, il nous faut redemander l’accord de la personne interrogée. 

Laura Verquère : Les moments de surprise ne surgissent-ils pas souvent là où nous ne les attendons pas ?

Marion Pillas : C’est systématique ! Si je prends l’exemple de Calais, énoncé précédemment, j’ai rencontré des femmes qui se mobilisaient pour défendre les droits de leurs maris, ouvriers, et négocier de meilleures conditions dans le cadre d’un plan social. Je les ai réunies autour d’une table pour un entretien collectif sur le rapport subjectif à leur ville. Plusieurs votent à droite, voire à l’extrême droite. Elles ont exprimé leurs inquiétudes ainsi que leur sentiment d’insécurité, et ont évoqué un sujet qui revient fréquemment dans les discussions locales : les bus. La mairie les a rendus gratuits. Ils sont souvent utilisés par des personnes migrantes. Cette situation nourrit un discours récurrent sur la peur : « les bus sont pleins de migrants, on craint pour nos filles », inscrivant l’échange dans un débat politique. Durant cette conversation, la porte-parole du collectif a soudain pris la parole : « Moi et ma fille, nous n’avons pas peur. Ma fille est quelqu’un qui aime tout le monde ». À ce moment-là, elle a abordé les violences conjugales dont elle a été  victime par le passé, et dont sa fille a été témoin alors qu’elle était enfant, et l’entretien collectif a pris une tout autre direction. C’est aussi souvent le cas quand nous arrêtons l’enregistreur. Nous avons vécu un moment collectivement très fort. 

Laura Verquère : Ton exemple illustre bien ce qui peut émerger d’intéressant en dehors du cadre formel de l’entretien. Mais ce « off » -les coulisses- aussi captivant soit-il, ne peut pas toujours être écrit, raconté ou rendu public. Il me semble que cette question, relative à la responsabilité du journaliste face à la parole recueillie, se pose aussi pour les chercheur·ses même si leurs travaux circulent généralement moins que les productions médiatiques : qu’est-ce que l’on rend visible dans et par notre recherche ? Et qu’est-ce que cela implique, en termes éthiques, du point de vue de la protection des enquêté·es ? Mais cet exemple du « off » parle aussi de la place des digressions, parfois perçues comme des erreurs ou des écarts qu’il faudrait à tout prix recentrer pour rester dans le sujet de l’entretien ou dans le périmètre de la question que nous nous sommes posée initialement. Or, il arrive que ce soit justement dans ces moments imprévus que quelque chose de significatif et les enjeux de l’enquête apparaissent. 

Marion Pillas : Oui, c’est aussi ce qui fait la richesse des articles. Les personnes que nous interviewons ne se résument pas à un seul rôle : une militante, par exemple, a aussi une vie personnelle. Lorsqu’elles nous y autorisent, accéder à ces différentes facettes permet d’éclairer le sujet autrement. C’est un des apports d’une revue engagée et féministe que d’explorer la complexité des identités. En tant que lectrice, ce qui rend un article vivant, c’est aussi l’inattendu, le fait de sortir du cadre strict de l’entretien. Il ne s’agit pas pour la journaliste de seulement rapporter des propos, il s’agit aussi de décrire une attitude et des silences… Ce sont autant d’éléments qui nourrissent le propos et enrichissent la compréhension du sujet, bien qu’ils ne semblent pas s’y rattacher explicitement.

Laura Verquère : À l’inverse, il arrive aussi que l’on connaisse une certaine frustration lorsque l’échange reste en surface et que l’on peine à accéder à cette intimité.

C’est principalement ce que j’ai ressenti en menant des entretiens avec des pères, par opposition aux mères, et ce, pour plusieurs raisons. Ceux qui ont particulièrement attiré l’attention des médias dans la lutte pour l’allongement du congé paternité ont pris l’habitude de se raconter personnellement, leur intimité était déjà largement exposée. Le récit de leur paternité constituait même une sorte de « fonds de commerce » à travers l’écriture d’ouvrages, leur influence sur les réseaux sociaux ou encore leur activité de conseil. Dans les entretiens, leur intimité s’est finalement révélée être un espace où se raconter comme un autre, où je n’ai pu recueillir qu’une version très proche de ce qu’ils donnaient déjà à lire et à voir dans l’espace public : un discours bien construit, qu’ils déroulaient une énième fois. À l’inverse, certaines femmes se racontaient pour la première fois, avec des paroles qui se cherchaient et qui étaient hésitantes, balbutiantes. Sur le moment, les entretiens avec les pères au sujet de la naissance de leur enfant et de la période du post-partum m’ont donné l’impression, une fois terminés, qu’il ne s’était pas passé grand-chose, me laissant peu de matière à analyser.

Marion Pillas : Comme tu le dis, les femmes ayant une certaine visibilité publique maîtrisent souvent leur image et leur parole, et cela aussi pour de bonnes raisons. Nous savons qu’être une femme exposée augmente le risque d’être attaquée (physiquement, verbalement et psychologiquement), ce qui pousse à une vigilance accrue et à éviter de donner prise à l’autre. Je me souviens d’une musicienne qui évoquait constamment un événement marquant de sa vie sans jamais le nommer explicitement. Cela rendait son récit difficile à saisir pleinement, mais il était hors de question de la forcer à en dire plus. Certaines personnes n’ont pas envie de se livrer, pour diverses raisons, et il est essentiel de respecter cela. Se confier à la presse n’est jamais anodin. En tant que journaliste, on doit parfois accepter de ne pas pouvoir donner toutes les clés de compréhension, et faire avec cette part d’incomplétude. Il existe aussi le risque d’une certaine forme de « langue de bois », mais je pense que ces personnes évaluent elles-mêmes l’équilibre entre le risque de paraître « trop prudentes », voire inintéressantes aux yeux du ou de la journaliste, et celui de trop s’exposer.

Laura Verquère : Oui, c’est intéressant, car cela met également en lumière le rapport genré à la visibilité dans l’espace public, ainsi que les inégalités dans la manière dont les femmes et les hommes en bénéficient. En ce qui me concerne, j’ai finalement considéré que ces manques, ces trous ou ces vides étaient en eux-mêmes signifiants et méritaient d’être analysés, notamment en comparaison avec les entretiens menés auprès des mères. Ces écarts ouvraient un espace d’interprétation, en particulier sous l’angle du genre : quel rapport genré à l’écriture et à l’énonciation de soi ? Mais aussi, quel rapport genré à l’espace public et à ses modalités de participation ?

Laura Verquère : Ceci soulève la question de ce que nous faisons ensuite des entretiens, comment nous travaillons avec.  

Marion Pillas : En général, il y a des phrases fortes prononcées par les personnes interviewées que je garde en tête et qui vont constituer la trame de mon papier. J’écris souvent une première version sans relire mes notes, en partant de ce que j’ai en tête, puis je complète avec mes notes pour m’assurer que les citations et les contextes sont les bons. Concernant le sujet sur Calais, j’ai dû prendre un peu de distance pour écrire sans me demander ce que les femmes rencontrées allaient en penser. C’était important pour moi d’écrire librement et de suivre les règles journalistiques. J’ai aussi fait mon travail en leur faisant relire pour ne pas les exposer ou les mettre en difficulté.

Laura Verquère : Cette pratique de relecture des entretiens par les personnes interrogées est moins habituelle dans le travail de recherche. Ce point sur le moment de l’écriture pose aussi la question de la temporalité dans l’enquête. On ne passe pas mécaniquement du dedans au dehors, de l’investigation à l’analyse des résultats puis à l’écriture (une fois les « informations prélevées »), même si parfois on a besoin de moments d’éloignement pour écrire. Nous pouvons aussi garder des liens.

Marion Pillas : je n’arrive pas à adopter le masque de la journaliste distante. Peut-être que je le devrais, mais je n’y parviens pas. Je pense que lorsque nous demandons du temps aux gens pour nous dire des choses, nous expliquer, nous emmener voir, il me paraît évident de donner un peu de soi-même. Donner plus qu’un cadre professionnel, offrir aussi un aperçu de qui je suis. Dans des contextes comme l’enquête à Calais, où je suis restée une longue semaine, je me raconte aussi, en fait. Nous avons aussi des échanges informels. Pendant le reportage, des militantes ont organisé une fête, j’y suis allée, et nous avons échangé dans un autre cadre. J’ai plaisir à garder des liens avec le terrain. Je suis, par exemple, retournée présenter le numéro à Calais. Donc, c’est un terrain auquel je reste reliée. 

Laura Verquère : À cet égard, la question des effets des entretiens et des questions que nous posons sur les personnes interrogées est-elle un sujet pour toi ?

Marion Pillas : Oui, cela me fait penser à un entretien avec une femme du collectif féministe de la ville de Calais. Je l’avais interrogée sur la possibilité d’une convergence des luttes avec ce groupe dont j’ai parlé plus tôt, qui se mobilise pour obtenir des conditions de licenciement décentes pour leurs maris ouvriers, un groupe aux sensibilités politiques assez éloignées de celles du collectif féministe. Sa réponse initiale était qu’elle se posait justement la question de comment créer du lien avec un collectif politiquement hétérogène, et qu’elle n’avait pas encore suffisamment réfléchi à leur charte et à leur positionnement pour envisager leur intégration immédiate. A la suite de cette question posée en entretien, elle m’a réécrit quelques semaines plus tard, pour me dire : « Tu sais, les questions que tu m’as posées sur l’ouverture du collectif, notamment à d’autres luttes de femmes ouvrières, en fait, nous sommes en train d’écrire précisément notre charte et nos valeurs de manière à pouvoir l’ouvrir progressivement à d’autres collectifs qui ne partagent pas toutes nos idées politiques. » J’ai trouvé ça super, que dans le cadre d’une interview journalistique, nous puissions avoir une discussion qui les fasse avancer dans leur réflexion, et me fasse, par la même, réfléchir. Qu’il puisse y avoir cet échange, que ce ne soit pas seulement quelque chose de vertical, où la journaliste pose des questions et elles y répondent, mais que l’interview puisse être la première pierre pour ouvrir un vrai échange des deux côtés.

Laura Verquère : Nous posons souvent des questions que les enquêté·es ne se posent pas, ou du moins pas en ces termes-là. Ainsi, elles et ils se retrouvent à se poser de nouvelles questions en notre présence, des questions qui souvent les travaillent bien au-delà du moment de l’entretien. Nous ouvrons des brèches de réflexivité, surtout quand nous posons des questions sur les pratiques, qui, par définition, sont rarement pensées ; : sur ce que nous faisons, la manière dont nous le faisons et ce que cela engage. Ces questions nous renvoient également à nos propres pratiques de chercheur·es et de journalistes et ce qu’elles impliquent. Pour saisir précisément ce que ce type d’échanges engendre, il faudrait mener de nouveaux entretiens, sur l’expérience même de l’entretien, quelques semaines plus tard.

Les métiers de journaliste et de chercheur·e partagent de nombreux points communs, notamment autour de la place accordée à l’enquête de terrain, dans laquelle s’inscrit la pratique de l’entretien. Des questions de fond traversent également ces deux champs professionnels, comme en témoigne cet échange, où émerge particulièrement la question de la neutralité dans l’exercice du travail journalistique et scientifique ; une question centrale lorsqu’on enquête sur l’intimité et dans des espaces engagés, tels que les associations ou les mobilisations sociales. Plusieurs points de convergence apparaissent ainsi dans les pratiques journalistiques et scientifiques de l’entretien, qui tiennent sans doute autant à des proximités professionnelles qu’à l’adoption d’une posture féministe dans l’enquête, nourrie par des épistémologies, des théories et des réflexions éthiques. En effet, plusieurs résonances sont apparues : la recherche d’une certaine horizontalité entre enquêté·es et enquêteur·ices dans l’entretien ; la place accordée à la contingence et à l’incertain ; la nécessité de co-construire les questions qu’elles soient de recherche ou journalistiques avec les personnes interrogées ; l’appréhension de l’entretien comme une expérience qui continue de travailler des subjectivités et des collectifs au-delà du moment même de l’échange ; la question du maintien ou non des liens avec les enquêté·es ; l’approche pas à pas (prise de contact, exploration du terrain, mobilisation des réseaux d’interconnaissance, puis entretiens portant sur l’intime) ; et enfin, l’adaptation constante de cet exercice aux spécificités des terrains et des sujets abordés. Ensemble, nous avons également relevé des divergences de pratiques : un croisement différent des méthodes d’entretien avec d’autres approches, comme la sémiologie ou l’analyse de discours, là où le journalisme tend plutôt, dans une perspective informationnelle, à y ajouter des données ou de la documentation, dans une démarche moins analytique ; un accent mis sur la réflexivité, considérée en recherche comme un résultat en soi, mais moins adaptée au travail journalistique souvent contraint par une temporalité réduite ; une recherche de comparabilité dans les entretiens pour faire émerger du commun et produire des résultats plus généraux, là où le journalisme s’attache davantage aux parcours individuels ; enfin, des pratiques de relecture des propos plus fréquentes du côté journalistique, une démarche à laquelle, pour ma part, je n’ai pas eu recours.

Auteures

Marion Pillas

Marion Pillas est journaliste, spécialisée sur les questions de genre et les féminismes. Cofondatrice et corédactrice en cheffe de la revue féministe La Déferlante depuis 2021, elle assure également la direction de la newsletter hebdomadaire du média. Elle supervise aussi les événements ainsi que les partenariats avec des institutions culturelles, des festivals et des collectivités locales. Auparavant, elle a travaillé comme productrice indépendante de documentaires pour la télévision.
marion@revueladeferlante.fr

Laura Verquères

Laura Verquère est maîtresse de conférences à l’Université de Lille en sciences de l’information et de la communication, membre du laboratoire Geriico et associée au Gripic (Celsa-Sorbonne Université). Elle est spécialiste des relations entre médias, mouvements sociaux et problèmes publics, et particulièrement des questions de genre et de masculinité. Elle fait également partie du comité éditorial de la revue féministe papier La Déferlante, principalement composé de journalistes et de chercheur.ses en sciences humaines et sociales. 
laura.verquere@univ-lille.fr