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Converser avec des « quasi-collègues ». L’entretien comme outil d’objectivation des pratiques et de construction d’une identité professionnelle en sciences humaines et sociales

19 Déc, 2025

Résumé

Cette contribution opère un retour réflexif sur l’entretien de recherche semi-directif – pris dans un plus large dispositif d’enquête croisant diverses méthodes mixtes – comme moyen de documenter les pratiques informationnelles des chercheur·euses sur deux plateformes numériques en accès ouvert (Gallica et OpenEdition). Dans un contexte où enquêteur·ice et enquêté·e sont mutuellement des « professionnel·les du discours » et, plus encore, des professionnel·les du discours sur leur méthode, l’entretien peut être vu comme une épreuve d’objectivation réciproque des pratiques : il se transforme en une conversation entre « quasi-collègues » qui sont mis en demeure de justifier des pratiques qui relèvent du familier. En creux, se construit alors une identité professionnelle commune articulée à une communauté de pratiques.

Mots clés

Entretien de recherche, conversation, pratiques informationnelles, objectivation, identité professionnelle, méthodes mixtes.

In English

Title

Conversing with colleagues: The interview as a tool for objectifying practices and building a professional identity in the social sciences.

Abstract

This contribution takes a reflexive look at the semi-structured research interview—as part of a wider methodology involving various mixed methods—as a means of documenting researchers’ informational practices on two open-access digital platforms (Gallica and OpenEdition). In a context where interviewer and interviewee are mutually “discourse professionals” and, even more so, professionals in the discourse on their method, the interview can be seen as a test or trial (an épreuve) of reciprocal objectification of practices: it becomes a conversation between “quasi-colleagues” who are challenged to justify practices that fall within the realm of the familiar. The result is the construction of a shared professional identity, linked to a community of practices.

Keywords

Research interview, conversation, informational practices, objectification, professional identity, mixed methods.

En Español

Título

Conversando con colegas. La entrevista como herramienta de objetivación de las prácticas y de construcción de la identidad profesional en las ciencias sociales.

Resumen

En esta contribución se reflexiona sobre la entrevista de investigación semiestructurada – como parte de un estudio más amplio que incluye varios métodos mixtos – como medio para documentar las prácticas informativas de los investigadores en dos plataformas digitales de acceso abierto (Gallica y OpenEdition). En un contexto en el que tanto el entrevistador como el entrevistado son «profesionales del discurso» y, más aún, profesionales del discurso sobre su método, la entrevista puede verse como una prueba de objetivación mutua de las prácticas: se convierte en una conversación entre «cuasi-colegas» que se enfrentan al reto de justificar prácticas que les son familiares. El resultado es la construcción de una identidad profesional compartida vinculada a una comunidad de práctica.

Palabras clave

Entrevistas de investigación, conversación, prácticas informativas, objetivación, identidad profesional, métodos mixtos.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Ioanna Faïta, Dumas-Primbault, « Converser avec des « quasi-collègues ». L’entretien comme outil d’objectivation des pratiques et de construction d’une identité professionnelle en sciences humaines et sociales », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°25/3, , p.48 à 65, consulté le lundi 22 décembre 2025, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2025/supplement-a/05-converser-avec-des-quasi-collegues-lentretien-comme-outil-dobjectivation-des-pratiques-et-de-construction-dune-identite-professionnelle-en-sciences-humaines-et-sociales/

Introduction : l’entretien comme conversation

Les pratiques informationnelles sont notoirement difficiles à observer en régime numérique (Ghitalla et al., 2003 ; Gilliotte, 2022). À la relative publicité des lieux de savoir traditionnels et aux pratiques « infra-ordinaires » (Souchier et al., 2003) viennent s’ajouter des « pratiques d’écran » moins directement observables dans leur irréductible spécificité et dans leurs liens complexes avec d’autres pratiques matérielles. De nombreux travaux sur les effets de la « digitalisation et de la dématérialisation » des processus au sein des organisations (Chartron, 2024), redéfinissent l’intermédiation (Chartron, 2013) et renouvellent les enjeux liés à l’étude des pratiques informationnelles des chercheur·euses. Cependant, une grande partie de ces études sont de nature quantitative (ex. Wojciechowska, 2012).

Bien que les pratiques d’écran laissent des traces d’usage (Galinon-Mélénec et Zlitni, 2013), elles ne peuvent être réduites à ces traces minimales (Mœglin, 2015), de plus en plus partiales et partielles. Comment, dès lors, documenter l’enchevêtrement d’une pluralité de pratiques dans toute leur épaisseur anthropologique, sociologique et sémiotique ? En effet, pour mieux appréhender ce que recouvre la notion d’« intelligence informationnelle » (Chartron, 2022), il devient nécessaire d’articuler méthodes quantitatives et méthodes qualitatives (Derfoufi, 2012 ; Fry, 2012 ; Thelwall, 2006). C’est dans cette perspective que l’entretien apparaît comme un outil pour révéler (Fry, 2012) des usages et comportements informationnels, en s’appuyant toutefois sur une observation empirique à laquelle Mahé et Epron (2012) accordent une attention particulière, afin de mettre en lumière des phénomènes « réels plutôt que déclarés ». Si l’entretien semi-directif est une méthode souvent déployée dans ce contexte, le rapport qui s’établit durant celui-ci entre enquêté·e et enquêteur·ice comme professionnel·les du discours est peu discuté. Malgré une littérature abondante sur l’entretien avec les journalistes, il existe peu de travaux sur l’entretien de recherche avec les chercheur·euses en tant que professionnel·les du discours et encore moins sur leurs pratiques informationnelles.

Dans cet article, la notion d’« entretien semi-directif », seule, nous semble insuffisante pour couvrir le spectre plus large de l’entretien à la fois comme situation de parole, comme espace d’interaction et comme terrain de négociation. Plus encore qu’un « témoignage » (Sardan, 1995), l’entretien entre professionnel·les du discours peut en effet être vu comme un espace conversationnel, un « contexte » (Paganelli, 2016) de production de sens au sein duquel l’organisation des échanges, cadrés par les questions posées, la matérialité du langage employé et le pouvoir qu’il a de guider le déroulement, influe non seulement sur la collecte des informations mais également sur le rapport qui s’y crée entre enquêté·e et enquêteur·ice. L’entretien de recherche, en tant que situation de communication, repose en effet sur un partage entre enquêté·e et enquêteur·ice, au cœur duquel s’articulent observation, dialogue et reconnaissance mutuelle (Le Marec et Faury, 2013). Cette relation est, par ailleurs, nuancée par Bosi (2006) à travers l’idée d’un horizon commun facilitant les échanges : dans notre cas, il s’agit d’une communauté de pratiques. Dans un processus d’auto-exploration, les enquêté·es décrivent et analysent leurs pratiques (Poupart, 2012, p. 64), tout en s’inscrivant dans un « rapport maïeutique bilatéral, dans lequel chacun permet à l’autre d’exercer et d’accroître son jugement réflexif à l’égard de sa pratique professionnelle » (Broustau et al., 2012, p. 9).

Nous avons tou·tes deux été confronté·es à ce questionnement, à la fois méthodologique et info-communicationnel dans le cadre de nos travaux visant à documenter les pratiques, les usages et l’appropriation de contenus de sciences humaines et sociales en accès ouvert (Dumas Primbault, 2023 ; Faïta, 2025). Lors de campagnes d’entretiens entre 2020 et 2024, nous avons pris pour terrains Gallica, ainsi que les quatre plateformes d’OpenEdition, pour la diffusion de contenus scientifiques de SHS en accès ouvert.

La réflexivité et la systématisation des entretiens et leur contextualisation sont indispensables pour transformer l’entretien en matériau de recherche (Poupart, 2012, p. 61). La présente contribution est un retour sur notre usage de l’entretien avec des collègues et « quasi-collègues » au sujet de leurs pratiques informationnelles, visant à mettre en lumière ce qui se joue durant ce moment de discussion : l’objectivation réciproque de nos pratiques et la concomitante construction d’une identité professionnelle partagée.

Nous reviendrons en particulier sur le choix de l’entretien avec des chercheur·euses universitaires ou amateur·ices, l’articulation de ce dispositif avec la mise en situation des enquêté·es, l’analyse des transcriptions et l’analyse computationnelle de logs serveurs. Enfin, en montrant les interactions réciproques entre enquêté·es et enquêteur·ice, nous verrons de quelle manière le rapport qui se construit entre elles et eux fait de l’entretien semi-directif non seulement un outil d’objectivation des pratiques documentaires de collègues et « quasi-collègues » mais également une conversation et le lieu de la construction d’une identité professionnelle autour d’une communauté de pratiques.

Saisir des pratiques numériques

Deux observatoires

Le premier de nos terrains concerne Gallica, la plateforme numérique de la BnF. Investie d’une mission patrimoniale (Béquet, 2014 ; Bermès, 2020), Gallica permet aujourd’hui la consultation de plus de dix millions de documents numérisés du domaine public. Deux campagnes d’entretiens et trois campagnes d’analyses de logs ont été menées sur Gallica entre 2020 et 2024 dans la continuité des travaux de l’« Observatoire pluriannuel des publics de la BnF » (Pardé et Bastard, 2020 ; Nouvellon et Couillard, 2024) ainsi que dans celle d’autres analyses de pratiques menées précédemment (Beaudouin et Denis, 2014 ; Zaslavsky et Bastard, 2024).

Le périmètre du second terrain est circonscrit par le consortium COMMONS, visant à fédérer les trois infrastructures OpenEdition, Métopes et Huma-Num dans un environnement intégré et interopérable. COMMONS a mis en place un « Observatoire des usages », au sein duquel une étude sur les pratiques et sur les usages a été élaborée. Le terrain dont nous tirons nos observations pour cet article correspond à une enquête exploratoire : il s’agit de deux revues et d’une collection de livres ayant fait l’objet d’un changement de modalité d’accès sur les plateformes OpenEdition Journals et OpenEdition Books.

L’inscription de ces études au sein de dispositifs à la fois scientifiques, institutionnels et administratifs qualifiés d’observatoires revêt un intérêt particulier. Dans leur spécificité historique, les observatoires se situent à l’intersection d’une double lignée, à la fois astronomique et sociologique (Piponnier, 2012) en tant que « dispositifs sociotechniques et communicationnels dédiés à l’activité d’observation […] [qui] témoignent de pratiques en tension » (Piponnier, 2012, p. 2). L’observatoire joue un double rôle : celui d’instrument permettant une pratique et celui de sa représentation instrumentée. Il affirme ainsi l’importance de la question examinée tout en lui attribuant une place et un cadre où elle peut être observée. La spécificité de l’observatoire réside dans le fait qu’il « devient le levier et le vecteur des formes de réflexivité » (Piponnier, 2012, p. 11), une idée partagée par Joëlle Le Marec et Florence Belaën qui le décrivent comme un « dispositif ambivalent » de réflexivité (Le Marec et Belaën, 2012, p. 2). Cette caractéristique souligne l’importance de prendre en compte le rôle de la réflexivité, non seulement par rapport à notre posture de chercheur·euse, qui implique un retour critique sur nos méthodes, mais également par rapport à la dimension constitutive de l’enquête elle-même.

Une constellation de méthodes mixtes

Dans le cadre de ces observatoires, l’entretien n’est jamais mobilisé comme une méthode isolée mais fait partie d’une méthodologie mixte et s’imbrique à un travail de terrain numérique plus large. C’est cette articulation continue entre le travail d’enquête plus largement et le terrain plus spécifiquement, qui permet, une fois familiarisé·es avec ce dernier, de créer une grille d’entretien adaptée aux spécificités de la recherche, une voie moyenne entre nos préoccupations et nos questions de recherche et celles de la personne avec qui nous entrons en dialogue. Nous avons ainsi déployé une constellation interdisciplinaire de méthodes mixtes (voir Annexe 1), un « chassé-croisé méthodologique » (Souchier et al., 2003).

La présente contribution s’appesantit sur une ethnographie des pratiques des usagers de Gallica et OpenEdition faisant appel à des méthodes qualitatives et quantitatives (voir illus. 1). Le versant qualitatif consiste en trois campagnes d’entretiens avec des usagers des plateformes : en 2020 et en 2023 pour Gallica (verbatim notés respectivement E et RG), où le recrutement a été effectué parmi les répondant·es à l’observatoire des publics ; en 2024 pour OpenEdition (verbatim notés RCL), grâce à un recrutement à l’issue d’un court questionnaire circulé sur des listes de diffusion et réseaux sociaux, et dans le cadre d’une plus vaste enquête incluant également des agent·es d’OpenEdition et des chargé·es d’édition (voir illus. 2).

Ces trois campagnes représentent un total de 29 entretiens d’une durée moyenne d’environ 1h10mn – les profils, la trame et les transcriptions sont disponibles en ligne (Dumas Primbault, 2023b ; Dumas Primbault, 2025d ; Faïta, 2025). La spécificité des plateformes étudiées ainsi que les modes de recrutement ont conduit à un échantillon relativement homogène : des acteur·ices (para)académiques dont on peut considérer que ce sont des « professionnel·les du discours ». Tous les entretiens, réalisés via Zoom, visaient à mettre en lumière divers régimes de pratiques : recherche dirigée, recherche exploratoire, d’abord sur la plateforme concernée puis plus généralement, pratiques de lecture et de prise de note. Chaque entretien se conclut par une mise en situation : les enquêté·es sont invité·es à partager leur écran et à montrer une session de recherche. Cette seconde partie de l’entretien, qui dure en moyenne entre 20 et 30 mn, donne la possibilité de mettre en lumière l’écart entre les discours et les pratiques autant que les implicites ou les évidences.

Illustration 1. Articulation des méthodes ethnographiques qualitative et quantitative

Le versant quantitatif de cette ethnographie des pratiques repose sur l’analyse computationnelle des logs serveurs des plateformes. Ces documents textuels, qui recensent toutes les « transactions » numériques entre des machines clients et les serveurs de Gallica ou OpenEdition, sont générés automatiquement pour la maintenance des infrastructures. En les détournant grâce à des méthodes de science des données, il est possible de reconstruire des parcours de navigation individuels à travers les plateformes et de regrouper statistiquement (clustering) ceux-ci en régimes idéaux-typiques de pratiques. Cette analyse se fait en plusieurs campagnes également (Kaabachi et Dumas Primbault, 2023 ; Dumas Primbault, 2025c ; Tettoni et Dumas Primbault, 2024 ; Aabid, 2025).

Les deux versants, qualitatif et quantitatif, sont mis en relation : les entretiens sont utilisés pour modéliser les parcours usagers dans les logs – ex. des seuils de fréquence d’actions permettent de filtrer les robots – ainsi que pour les interpréter – ex. les métaphores des usagers permettent de qualifier les régimes idéaux-typiques – ; réciproquement, les visualisations produites par l’analyse de logs – qu’il s’agisse de représentations de parcours types ou de cartographies du corpus – peuvent être présentées comme support de discussion lors de l’entretien.

Illustration 2. Protocole schématique de l’articulation des méthodes sur le terrain OE

L’entretien dans la constellation

Toute pratique documentaire, de la recherche d’information à des formes complexes de navigation entre numérique et papier, est contextuelle et ancrée dans le temps comme processus cognitif autant qu’activité sociale. Inspirés par la vidéo-ethnographie déployée par Rollet et al. (2017) sur les usages de Gallica et afin de tenter de saisir leur action en contexte, nous avons pris la triple décision de demander aux enquêté·es d’allumer leur caméra dès le début de l’entretien, de partager leur écran pour la mise en situation qui suit la partie narrative et enfin la permission d’enregistrer les entretiens. Observer les enquêté·es dans le réel de l’usage quotidien, dans un de leurs espaces de travail, contextualise ainsi leurs pratiques dans des lieux, des objets ou des éléments de fond qui sont « aussi significatifs (et parfois plus) que ce que les personnes disent » (Lahire, 2012, p. 26). Durant la première partie de l’entretien, les enquêté·es sont amené·es à décrire leur environnement physique et numérique de travail, à domicile (RCL_2, RCL_4, RCL_6), en bibliothèque ou en archive (RG6), leur « bibliothèque personnelle » (RG3) et détaillent les pratiques permettant d’organiser cet environnement en espace familier (Dumas Primbault, 2025c). Un enquêté nous a reçu dans les combles de sa maison, installé dans un large fauteuil de cuir et muni d’une télécommande pour moduler le son d’un opéra diffusé sur une télévision hors champ (RG1). Tandis que d’autres, étudiants en master ou en doctorat, parlaient à leur téléphone depuis une cour bruyante manifestement en travaux (RG14) ou depuis une cafétéria universitaire (RCL_3).

Dans ce contexte méthodologique, l’entretien en ligne suivi d’une mise en situation offre la possibilité de bien saisir certaines des pratiques documentaires des enquêté·es. En particulier, cette méthode permet de donner une plus grande épaisseur aux énoncés des répondant·es, révélant ainsi la représentation qu’ils et elles ont de leurs pratiques. Plus que le simple récit d’une séquence d’actions, l’entretien offre une fenêtre sur la manière dont les individus se représentent et justifient leurs processus de recherche d’information. La complémentarité ou la contradiction entre ces deux étapes sont relevées par certains chercheurs : « entre ce que je vous ai dit et ce que j’ai montré, ça correspond à ce que j’ai l’habitude de faire » (RCL_5) ; « j’ai ça un peu en permanence un compromis entre le fait qu’à un moment donné on se fait une image d’un ensemble, et on le structure pour pouvoir s’y retrouver » (RG1).

Les chercheur·euses comme professionnel·les du discours

Interroger des « quasi-collègues »

Par la spécificité des terrains d’enquête – des plateformes à portée académique – et des campagnes de recrutement – principalement diffusées via les listes universitaires –, nous avons largement été confronté·es à des chercheur·euses. Ainsi, sur nos 29 enquêté·es interrogé·es : 10 enseignant·es-chercheur·euses sont en activité, 3 enseignant·es-chercheur·euses à la retraite, 7 archivistes-convervateur·ices-ingénieur-généalogiste, 5 étudiant·es en doctorat, 2 enseignant·es dans le secondaire, 1 étudiant en master, 1 chargée d’édition.

Si certain·es sont des « quasi-collègues » (Bourdon, 1992, p. 57) avec qui nous partageons des caractéristiques sociales, beaucoup sont aussi de véritables collègues qui exercent la même profession que nous – à des niveaux de carrière et d’ancienneté variables –, dans les mêmes institutions – universités, CNRS –, et avec qui nous partageons donc non seulement des questionnements professionnels et un vocabulaire mais encore des pratiques de recherche ou informationnelles. Par ailleurs, de nombreuses analyses convergent vers l’idée que le critère disciplinaire constitue un facteur déterminant des pratiques informationnelles (Chartron, 2012), ce qui, dans notre contexte, fonde l’usage des termes « collègue » et « quasi-collègue » pour les personnes faisant partie de communautés voisines. 

Ces enquêté·es sont également des « professionnel·les du discours » en ce que leur activité scientifique les amène régulièrement à s’exprimer publiquement, tant à l’oral qu’à l’écrit. Leur capacité discursive et leur facilité à s’exprimer sont telles que nous sommes rarement confrontés à des silences. Par exemple, un jeune historien, après avoir très longuement parlé de ses intérêts de recherche plutôt que de ses pratiques, annonce : « Voilà, je m’arrête là parce que comme c’est des sujets qui m’intéressent, je peux en parler des heures, mais j’imagine que vos entretiens, ça se passe un peu comme ça » (RG13). Un chercheur en anthropologie et chargé d’édition se reprend après avoir divagué : « Et oui, donc parfois, pour répondre à votre question » (RCL_5).

Ces personnes, qui ont un parcours similaire au nôtre, sont également familières des mécanismes par lesquels les procédures de recherche se mettent en place. Elles savent « jouer le jeu » et maîtrisent les règles d’un échange formel destiné à nourrir une recherche. Souvent, elles anticipent cette interaction et y participent dans un esprit de soutien entre collègues, comme cela a pu être exprimé en début ou en fin d’entretien : « j’essaie d’aider » (RG10). Cette expérience de l’entretien se manifeste notamment à travers des demandes spécifiques, par exemple de pseudonymisation : « Si jamais je viens à être cité pour ce qui est de la partie entretien je préférerais que ce soit sous pseudo. Avec les données que je vous ai données » (RCL_3) ; ou au contraire une volonté d’apparaître sous son vrai nom en tant que collaborateur (RG1).

Certaines personnes préparent l’entretien, ayant par exemple déjà réalisé en amont une recherche à montrer, ou anticipent les questions – « c’est peut-être sûrement une de vos questions » (RCL_3) – manifestant ainsi leur familiarité avec la procédure. D’autres encore renversent la situation d’entretien en présentant un intérêt pour notre projet de recherche, par curiosité mais aussi afin d’exercer leur jugement de chercheur·euse sur la problématique ou l’approche et, ce faisant, évaluer sur le plan symbolique leur implication personnelle dans le projet (Broustau et al., 2012). Par exemple, en fin d’entretien : « Vous avez déjà interrogé beaucoup de gens ? » suivi de questions sur l’objectif, l’avancement ou même le cadre contractuel de la recherche (RG10, RCL_3) ; « Vous avez prévu combien d’entretiens pour votre échantillonnage ? » (RG12) ; « et [votre] labo, il s’appelle comment ? » (RG13) ; « votre recherche m’intéresse parce que c’est une occasion un peu de faire un retour sur ses propres pratiques. Donc [je suis] très intéressé des résultats que vous allez en tirer » (RCL_3).

Ce phénomène est encore plus marqué lorsque la personne possède une expérience dans le domaine abordé, que ce soit dans les sciences de l’information et de la communication (SIC), dans les humanités numériques, en sociologie du numérique, en histoire des sciences – c’est le cas d’un enquêté qui se renseigne sur la thèse réalisée dans ce domaine par son enquêteur puis s’épanche sur la sienne (RG3) – ou encore les conservateur·ices et archivistes qui font preuve d’une expertise en usages documentaires (RG5). Alors, l’enquêté·e est un·e professionnel·le non seulement du discours mais plus encore de notre discours disciplinaire. Partant, elle peut aussi nous adresser des questions sur le cadre d’inscription de la recherche menée pour évaluer sa qualité et comprendre le contexte dans lequel est recueillie leur parole. C’est le cas d’une doctorante en SIC travaillant sur les pratiques de science ouverte dans une université, qui attend que l’enregistrement s’arrête pour discuter « en off » de ce sujet commun, et d’évoquer des références et noms d’auteur·ices (RG11, non retranscrit).

Rapports symboliques et mise à l’épreuve mutuelle

Enfin, dans la relation entre enquêteur·ice et enquêté·e, se jouent des dynamiques liées aux statuts symboliques et aux rapports de pouvoir entre les deux. Les distances sociales, qu’elles soient liées au genre, à l’âge, au statut académique, à l’institution représentée ou même à la provenance de l’enquêtrice qui a un accent, peuvent influencer l’interaction. L’entretien devient ainsi un terrain d’activation ou de réactivation de rapports de domination symbolique (Broustau et al., 2012). Ainsi que nous allons voir : un chercheur senior, par son expérience et son positionnement à l’échelle professionnelle de la recherche, aura une attitude différente de celle d’un étudiant en master, dont la jeunesse, le statut précaire et la proximité à une enquêtrice en thèse induisent un autre rapport de force dans l’échange.

Au cours de l’entretien, ces relations se manifestent par des jeux d’ascendance parfois implicites. Il arrive que l’enquêté·e exerce une forme d’autorité subtile sur l’enquêteur·ice, que ce soit en adoptant un ton didactique ou en appuyant leur propre expertise. Par exemple, un ingénieur retraité, devenu historien amateur, légitime sa pratique par référence à son entourage – « mon épouse est à l’EHESS […] elle me dit les auteurs du moment » (RG4) – et clôt l’entretien en souhaitant « bonnes élections pour les postes » (RG4) à un enquêteur pourtant déjà passé par là. Ces remarques telles que « bon courage pour la recherche » (RCL_1, RCL_3), selon le ton et la personne révèlent une conscience des enjeux auxquels les chercheur·euses sont confronté·es et surtout une volonté de rendre évidente cette connaissance. Les formulations rappellent aussi les inégalités statutaires et symboliques qui structurent un échange dans lequel chacun a un rôle mais cumule tous ses autres rôles par ailleurs.

Ces écarts se manifestent parfois lors de la sollicitation d’un entretien. Certain·es enquêté·es, trop pris·es par leurs responsabilités se désistent parfois au dernier moment, illustrant combien la disponibilité même devient un marqueur de pouvoir ou de statut. L’accès à l’entretien dépend d’une reconnaissance des positions respectives : un cadre supérieur ou une professeure émérite sont plus difficilement sollicité·e par une jeune doctorante que par un chercheur plus établi. Une enquêtée affirme n’avoir qu’une heure, mais fait patienter son rendez-vous suivant, appréciant l’échange (RCL_1).

Cela se manifeste aussi par des remarques valorisant les questions qu’on leur adresse – « Vous me posez une bonne question » (RCL_3) ou « C’est passionnant » (RG5) –, surtout si la personne a une proximité disciplinaire. Ou bien encore, dans un retournement de situation, il arrive que des enquêté·es nous retournent la question avant de fournir une réponse (ex. « qu’est-ce que la science ouverte représente pour vous ? » question à laquelle la personne rétorque « Qu’est-ce que vous définissez comme la science ouverte ? » (RCL_1)). Pour nombre de chercheur·euses en SHS, donner son avis ne compromet pas la supposée neutralité de sa posture, car « l’interaction ne change pas de « nature » […], [elle est] une interaction où des agents sociaux […] coproduisent une réalité » (Legavre, 1996, p. 208-221). Dans ce cas, notre stratégie consiste à répondre à l’interrogation et livrer du soi sur un plan descriptif sans rentrer dans un débat d’opinion.

Cette négociation des rôles au cours de l’entretien – par la reconnaissance des expertises partagées, le retournement des questions ou la conscience d’un rapport symbolique – illustre que l’enquêteur·ice n’a pas le monopole de l’interprétation dans une situation où le savoir se construit dans une relation dialogique. Cette relation qu’est l’objectivation réciproque des pratiques et des personnes lors d’un entretien entre (quasi-)collègues s’illustre par un moment souvent négligé – et que nous n’avons d’ailleurs pas retranscrit – : l’introduction de l’entretien au cours de laquelle l’enquêteur·ice objective ses propres pratiques en explicitant les tenants et aboutissants de sa recherche et, plus précisément, de l’échange qui s’apprête à avoir lieu. C’est l’occasion pour les enquêté·es de “mettre à l’épreuve” l’enquêteur·ice.

Objectiver les pratiques

Cette mise à l’épreuve réciproque se poursuit lors de l’entretien car les pratiques informationnelles revêtent souvent un caractère d’évidence toute subjective pour les enquêté·es et leur enquêteur·ice. En effet, « le caractère vernaculaire des pratiques » (Rollet et al., 2017, p 5) travaille les opérations et leurs discours d’escorte, construisant l’évidence de celles-ci à l’instant où elles sont objectivées. Si l’enregistrement met en tension discours et pratiques en soulignant d’éventuelles contradictions, il crée en même temps une zone grise comprenant tout ce qui est hors champ : en tant que perspective, il invisibilise une foule de pratiques que l’enquêteur·ice se devra d’aller saisir autrement, soit en « grattant » la surface des apparences, soit par d’autres moyens comme l’analyse de logs. Un exemple de cette zone grise concerne une enquêtée Gallica qui assure fermement ne prendre des notes que sur des feuilles volantes puis, déplaçant quelques objets sur sa place de travail, fait passer un cahier dans le champ de la caméra. L’interrogeant sur cette pratique, elle revient sur ses dires : « Je vous dis que je ne prends rien sur des petits carnets. Mais si, j’ai des cahiers A5 » (E6) et détaille par le menu ses nombreux cahiers, chacun ayant une fonction bien spécifique.

Il revient donc à l’enquêteur·ice, au cours de l’entretien, de favoriser l’objectivation de celles-ci – et, partant, de mettre à l’épreuve ses propres pratiques d’entretien. Il est alors important de se rendre attentif·ves aux “prises” discursives (Blanchet, 1985) et matérielles (Chateauraynaud et Bessy, 2014 [1995]) de l’objectivation, mobilisées pour construire un discours rationnel sur leurs pratiques. Ce retour phénoménologique aux objets donne la possibilité à l’enquêteur·ice de se saisir de leur expérience car ces prises montrent l’orientation dans un espace matériel et intellectuel des usages et met l’accent sur l’expérience vécue d’habiter un corps (Ahmed, 2006, p.17) qui est indispensable à la compréhension de leurs pratiques.

Les prises observées se répartissent en quatre grandes catégories. D’une part, les prises numériques : éléments d’interface, logiciels, outils bibliographiques… Elles sont souvent mobilisées spontanément par les enquêté·es, qui ouvrent une fenêtre ou partagent leur écran pour illustrer leurs pratiques (RG9, RCL_6). D’autre part, les prises métaphoriques : images mobilisées pour structurer le récit, notamment autour de la navigation numérique (pêche, entonnoir, autoroute…). Ces métaphores, souvent partagées entre usager·es, témoignent de représentations collectives (Dumas Primbault, 2023a). Un troisième type est celui des prises matérielles : livres, carnets ou objets saisis pour illustrer leurs pratiques d’agencement de leur espace de travail, de lecture ou d’archivage. Enfin, l’absence de prise constitue une catégorie à part, souvent associée à un discours généralisant et abstrait sur les usages numériques et les plateformes. C’est le cas d’une professeure émérite refusant de partager son écran, arguant que cela ne serait pas intéressant car elle « a tout dans [s]a tête » (RCL_1) et que ses recherches vont donc directement droit au but.

Enfin, inspiré·es par la méthode d’autoconfrontation (Boubée et Tricot, 2010), nous avons introduit des « sondes [probes] » (Boehner et al., 2007) dans les entretiens, i.e. des objets visuels tirés de l’analyse de logs, afin de servir de prise supplémentaire à la discussion. Ne pouvant pas fournir aux enquêté·es leurs propres données, nous avons extrait des parcours de navigation anonymes dont les thématiques rejoignent les leurs (Gallica) et nous avons exploité les visualisations de log, clusters et typologies de navigation incluant les sites étudiés (OpenEdition). Dans l’idée de confronter les enquêté·es à ces traces d’un usage qui aurait pu être le leur et afin de leur faire « revivre » une situation de recherche passée (Guerin, 2004), nous leur avons demandé de commenter librement ce support : soit pour s’identifier – et, ce faisant, valider la pertinence du modèle computationnel en même temps que recueillir des informations sur leurs pratiques – ou, dans le cas contraire, discuter des raisons pour lesquelles cela ne leur semble pas pertinent.

La rationalisation des pratiques

Ce n’est pas uniquement en raison de leur statut, de leur expérience du dispositif ou de leur connaissance des procédures que nous les considérons comme des professionnel·les du discours. Plus encore, les chercheur·euses doivent être des professionnel·les du discours réflexif sur leurs pratiques : l’explicitation de la méthode selon des canons disciplinaires est à la fois un attendu épistémologique dans l’administration de la preuve et un outil de distinction sociale qui légitime la professionnalisation de leur activité – comme c’est le cas pour l’enquêteur·ice en introduction de l’entretien. De façon prégnante, nous avons noté une tendance de ces enquêté·es à la rationalisation de leur activité qu’ils  et elles rapportent presque systématiquement comme orientée vers une fin univoque et structurée en conséquence – « je sais déjà ce que je cherche […] je sais où le trouver » (E5) ; « au risque de paraître immodeste je sais toujours ce que je vais chercher » (RG4). Ce discours se construit en opposition à des formes de recherche plus exploratoire – « Non. Non. En général, je cherche que des choses qui m’intéressent précisément. » (E6) –, de flânerie – « Non, [je flâne] très rarement. Je crois qu’il y a quand même un point A, un point B. Je sais ce que je veux quand j’ouvre l’URL de Gallica. […] je pense qu[e mes navigations] sont dans 95% des cas linéaires » (RG13) –, d’usages à visée non professionnelle – « Oui, j’ai toujours un document précis à chercher, en fait, presque toujours. Sauf quand c’est mon usage personnel » (E2) –, ou en opposition à d’autres usagers – « Non, je ne suis pas une touriste de Gallica, je suis vraiment une utilisatrice » (E7).

Cette tendance est rendue manifeste lorsque nous comparons ces entretiens avec ceux réalisés auprès d’usagers non professionnels de la recherche universitaire (généalogiste, chercheur·euses amateur·ices, Wikipédien·nes) qui se distinguent par un rapport d’emblée moins rationalisant à leurs pratiques, plus facilement objectivées comme un bricolage. Un historien de formation, enseignant dans le secondaire, reconnaît volontiers les moments « non linéaires » de ses navigations sur Gallica : « Or, parfois, ça ne mène à rien, c’est juste qu’on s’est perdu, ça arrive, on papillonne, donc on est distrait. » (E3) Une généalogiste admet également se « perdre » ou bien se distraire sur Gallica – « Je dirais, c’est mon Candy Crush à moi. Plutôt que de scroller sur Insta » (RG6). Un professeur agrégé retraité explicite le temps non contraint dont il dispose pour sa pratique : « La question que vous me posez, c’est une problématique de chercheur, on n’a jamais fini, comme vous le savez » (RG3).

Réciproquement, moins les enquêté·es mobilisent de prises matérielles pour construire leur discours, plus ils et elles ont tendance à adopter un registre général surplombant et à rationaliser les pratiques à l’aide de grandes catégories leur permettant de monter en généralité. En effet, il arrive que des enquêté·es s’écartent du thème et recourent à un discours surplombant. Ils / elles apportent des réponses générales, avançant des explications socio-historiques et techniques à l’évolution des pratiques informationnelles en régime numérique – à travers l’histoire d’un institut d’information scientifique et technique (RG1) ou des considérations sur l’irruption de Google (RG10) – et en regard de l’accélération de la science – « C’est pour vous donner un peu mon ressenti d’expérience après 50 ans quasiment de travail intellectuel » (RG8) – ou en discutant du lien science et politique ; « les décideurs sont dans leur sphère et les chercheurs de l’autre côté, on a une mission de service public à s’adresser aux décideurs pour dire que [ce] qu’ils proposent c’est erroné  » (RCL_1).

La tendance des chercheur·euses professionnel·les à rationaliser leurs pratiques s’estompe cependant à mesure que l’entretien avance – en fin d’entretien, une chercheuse du patrimoine avoue qu’« on trouve en bidouillant » (RG16) – jusqu’à disparaître dans les contradictions émergeant entre discours et pratiques lors de la mise en situation (Giddens, 1987) – « j’ai le réflexe de faire ça (GScholar), d’ailleurs là par exemple pourquoi j’ai ouvert ça (Google) ? Je ne sais pas » (RCL_2). En effet, c’est souvent la confrontation aux prises matérielles des plateformes qui emmène les enquêté·es sur le champ de l’incertain – « s’il y a besoin de filtrer ou pas, ou de reformuler. C’est vraiment du tâtonnement » (RG15) – et les pousse à une plus grande réflexivité – « Bon, c’est bien cette question, parce que ça force à un petit peu rationaliser ces pratiques. […] effectivement, je n’avais pas pensé ça. » (RCL_3). Jusqu’à cet enquêté qui, évoquant par le menu des souvenirs matériels de terrain, caméra au poing, à l’étranger, décrit la posture de recherche précisément comme l’accueil de l’inattendu : « Si vous savez à l’avance ce que vous allez trouver, vous ne faites pas un métier de chercheur. Vous faites un métier d’idéologue. » (RG12) Les prises peuvent ainsi être envisagées comme la pierre de touche de l’objectivation réciproque des pratiques de l’enquêteur·ice et de l’enquêté·e : elles sont des éléments saillants du discours et de leur contexte matériel qui mettent à l’épreuve autant l’aspect déclaratif des témoignages des enquêté·es que l’aspect protocolaire de l’enquête qui, souvent, s’apparente à du bricolage dans l’incertain.

Conclusion

Ainsi pris dans un réseau de méthodes mixtes interdisciplinaires – mise en situation, entretiens avec des para-académiques, analyse de données, étude sémiotique –, l’entretien avec des professionnel·les de la recherche au sujet de leurs pratiques documentaires s’avère un outil puissant qui, s’il est manipulé réflexivement, renseigne non seulement sur lesdites pratiques mais également sur la construction épistémique et symbolique d’une identité professionnelle, autant que sur notre posture d’enquêteur·ice. En effet, si les pratiques sont essentiellement de l’ordre du local et du contextuel, de l’implicite et de l’incorporé, de l’habitude et de l’évident, alors l’entretien apparaît comme une épreuve, au sens de la sociologie pragmatique (Lemieux, 2018), c’est-à-dire comme évènement au cours duquel sont éprouvées les compétences pratiques des enquêté·es, leur capacité à objectiver celles-ci ainsi que leur inscription dans le canon d’une communauté professionnelle. Les enquêté·es recourent alors à des prises matérielles et discursives, des schèmes interprétatifs, des conventions sémiotiques et épistémiques mais également des représentations réputées partagées de l’ethos savant. Alors, ce qui relève d’un « régime d’engagement familier » (Thévenot, 2006) est mis en demeure d’être « justifiable » sous le regard d’un·e « quasi-collègue ».

Réciproquement, l’enquêteur·ice éprouve à chaque instant des entretiens successifs la consistance de son dispositif d’enquête, sa capacité à tenir son objet – en guidant l’échange selon une trame, en s’écartant de celle-ci le cas échéant –, ses compétences maïeutiques et herméneutiques – en sachant se détacher des apparences, saisir une saillance du discours de l’autre ou encore interpréter celui-ci par-delà les conventions. Nul n’a l’objectivation infuse et la difficulté qu’ont les enquêté·es à objectiver leurs pratiques se reflète dans la difficulté de l’exercice réflexif auquel l’enquêteur·ice se soumet par la présente contribution. Dans une dynamique où enquêteur·ice et enquêté·e sont des professionnel·les du discours qui entrent dans une relation sociale pour les nécessités de l’entretien de recherche, l’instrument est également un moyen d’objectiver les acteur·ices. En creux, l’entretien devient alors l’espace d’une conversation entre pairs et, comme d’autres espaces où se rejoue une identité professionnelle partagée – la soutenance, la conférence, la revue – participe de la construction de celle-ci par la mise à l’épreuve de nos pratiques respectives. 

L’une de nos enquêtées, enseignante dans le secondaire à la retraite, Wikipédienne assidue et concernée par sa situation d’énonciation, qui s’est soumise à l’entretien par volonté de prendre part à cette conversation en dépit de son isolement géographique, technique et symbolique, ne s’y est pas trompée : « Je ne cherche que ça, un petit peu plus de lien avec la recherche telle qu’elle se fait » (RG7).

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Annexe 1 : Une constellation de méthodes mixtes

Le premier pôle de cette constellation concerne le passé des plateformes étudiées et vise à comprendre, par la contextualisation historique, la genèse et le rôle de nos terrains respectifs dans un plus large paysage institutionnel, technique, informationnel (ex. Dumas Primbault, 2025b).

Illustration 3. Schéma de méthode du « chassé-croisé » général

Le second pôle vise à analyser les objets socio-techniques que sont ces plateformes comme des environnements numériques dont la sémiotique – sédimentée sur trois niveaux (voir illus. 4) – est la condition de possibilité des pratiques déployées par les usagers.

Illustration 4. Couches sémiotiques d’une plateforme

Annexe 2 : Tableau récapitulatif des personnes enquêtées

Convention de nommage

Âge

Profession

Discipline

Gallica, première campagne (2020)

E1

31-50

Enseignant dans le secondaire et doctorante

Histoire de l’art

E2

51-64

Maîtresse de conférence et conservatrice

Bibliothéconomie et histoire des bibliothèques

E3

31-50

Enseignant-chercheur et enseignant dans le secondaire

Histoire militaire

E4

19-30

Doctorant

Histoire du cinéma

E5

31-50

Enseignant-chercheur

Histoire culturelle

E6

31-50

Archiviste

Histoire médiévale

E7

31-50

Conservatrice

Histoire urbaine

Gallica, seconde campagne (2023)

RG1

65+

Ingénieur CNRS à la recherche

Information scientifique et technique

RG2

Données supprimées à la demande de la personne.

RG3

65+

Professeur de classe préparatoire à la retraite

Histoire

RG4

65+

Ingénieur de l’armement retraité – historien amateur

Histoire

RG5

51-64

Conservatrice de musée

Histoire médiévale

RG6

31-50

Généalogiste

 

RG7

65+

Enseignante dans le secondaire – Wikipédienne

Histoire

RG8

65+

Enseignant-chercheur retraité

Philosophie des sciences

RG9

51-64

Chercheuse INRAE

Socioéconomiste

RG10

31-50

Enseignant-chercheur

Humanités numériques

RG11

19-30

Doctorante

Sciences de l’information et de la communication

RG12

65+

Enseignant-chercheur à la retraite

Sciences politiques

RG13

19-30

Ingénieur chargé du traitement des données scientifiques – historien amateur

 

RG14

19-30

Etudiant en master

Sciences de l’information et de la communication

RG15

19-30

Doctorant

Histoire des techniques

RG16

31-50

Chercheuse au service de l’inventaire du patrimoine

Histoire

RG17

31-50

Maîtresse de conférences

Sciences de l’éducation, psychologie

OpenEdition, première campagne (2024)

RCL_1

65+

Chercheur CNRS – professeur émérite 

Science politique

RCL_2

31-50

Chercheuse et post-doctorante

Sciences de l’information et de la communication

RCL_3

19-30

Doctorant

Science politique

RCL_4

31-50

Enseignante chercheuse – ATER

Sciences de l’information et de la communication

RCL_5

31-50

Chercheur –  éditeur

Anthropologie

RCL_6

31-50

Chargée d’édition

Sciences humaines et sociales

Auteurs

Ioanna Faïta

Ioanna Faïta est doctorante en sciences de l’information et de la communication (OpenEdition Laboratoire Elico). Elle étudie les usages et pratiques informationnelles des usage·res de plateformes en accès ouvert en sciences humaines et sociales. Après un parcours interdisciplinaire en lettres classiques et humanités numériques, elle explore les interactions entre techniques, savoirs et communautés scientifiques.
ioanna.faita@openedition.org

Dumas-Primbault

Historien des sciences de formation, Simon Dumas Primbault est chercheur en sciences de l’information et de la communication au CNRS. Il est coordinateur d’OpenEdition Lab, service de recherche dédié aux pratiques savantes de sciences humaines et sociales en régime de science ouverte. Il est notamment l’auteur de la monographie Un galiléen d’encre et de papier (Éditions de la Sorbonne).
simon.dumas-primbault@openedition.org