Introduction : L’entretien de recherche en sciences de l’information et de la communication : interroger les « professionnel·les du discours » ?
Résumé
Ce supplément propose une mise en perspective de l’entretien de recherche en sciences de l’information et de la communication dont les acteurs et actrices des terrains étudiés s’avèrent fréquemment relever de professionnel·les du discours » et qui, plus largement, partagent des caractéristiques sociales avec les chercheur·ses (diplômes, expertises, engagements, goûts culturels, etc.). Il vient clôturer un séminaire portant sur cette thématique, qui s’est déroulé pendant trois années, d’abord à Grenoble, au sein du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec), puis sous forme d’un séminaire croisé entre le Gresec et l’Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication (Elico).
Mots clés
Entretien, discours, professionnel, expert
In English
Title
Specific to information and communication sciences : the challenges of leading semi-structured interviews with discourse experts.
Abstract
This supplement offers perspectives on semi-structured interviews in information and communication sciences, in which the actors and actresses in the studied fields are often “discourse professionals” and, more broadly, share social characteristics with academics (degrees, expertise, commitments, cultural tastes, etc.). These articles conclude a three-year seminar on this topic, which took place first in Grenoble, within the Research Group on Communication Issues (Gresec), and then in the form of a joint seminar between Gresec and the Lyon Research Team in Information and Communication Sciences (Elico).
Keywords
Interview, discourse, professional, expert
En Español
Título
La entrevista en ciencias de la información y la comunicación: ¿interrogar a los «profesionales del discurso»?
Resumen
Este suplemento ofrece una perspectiva sobre las entrevistas de investigación en ciencias de la información y la comunicación, cuyos participantes suelen ser « profesionales del discurso » y que, en términos más generales, comparten características sociales con los investigadores (títulos, experiencia, compromisos, gustos culturales, etc.). Cierra un seminario sobre este tema, que se ha desarrollado durante tres años, primero en Grenoble, en el seno del Grupo de Investigación sobre los Retos de la Comunicación (Gresec), y luego en forma de seminario cruzado entre el Gresec y el Equipo de Investigación de Lyon en Ciencias de la Información y la Comunicación (Elico).
Palabras clave
Entrevista, discurso, profesional, experto
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Jean-Philippe De Oliveira, Simon Gadras, Chloë Salles, « Introduction : L’entretien de recherche en sciences de l’information et de la communication : interroger les « professionnel·les du discours » ? », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°25/3, 2025, p.5 à 10, consulté le lundi 22 décembre 2025, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2025/supplement-a/01-introduction-lentretien-de-recherche-en-sciences-de-linformation-et-de-la-communication-interroger-les-professionnelles-du-discours/
Introduction
Ce supplément ambitionne de remettre en perspective la pratique de l’entretien de recherche en sciences de l’information et de la communication dont les acteurs et actrices des terrains étudiés s’avèrent fréquemment relever d’« experts de la parole » (Broustau et al., 2012, p. 7), pour certain∙es rompu∙es à l’exercice de l’entretien professionnel et qui, plus largement, partagent des caractéristiques sociales avec les chercheur·es (diplômes, expertises, engagements, goûts culturels, etc.). Il vient clôturer un séminaire portant sur cette thématique, qui s’est déroulé pendant trois années, d’abord à l’Université Grenoble Alpes, au sein du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec)1, puis sous forme d’un séminaire croisé entre le Gresec et l’Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication (Elico). L’ambition initiale de ce séminaire et, par extension, de ce supplément, était de faire partager les expériences concrètes de chercheur·es qui ont mobilisé l’entretien semi-directif comme outil de collecte de données dans le cadre de leurs recherches. Débutant par l’intervention de chercheur·es ayant interrogé des journalistes ou des communicant·es professionnel·les, le séminaire s’est progressivement élargi à des recherches portant sur d’autres types d’acteurs.
L’entretien de recherche en tensions
L’entretien de recherche bénéficie d’une littérature relativement significative parmi les manuels de méthodologie en sciences humaines et sociales (Kaufmann, 2016 ; Paillé et Mucchielli, 2021 ; Marquet, Van Campenhoudt et Quivy, 2022). Il fait également l’objet de nombreuses publications en sociologie, discipline qui a érigé l’entretien en « méthode par excellence pour saisir les expériences vécues des membres de collectivités, pour comprendre les significations attribuées à une activité par ceux qui y sont engagés, pour appréhender les interprétations que les individus font des situations et mondes auxquels ils participent » (Demazières, 2012, p.30). En sciences de l’information et de la communication néanmoins, alors que de nombreux manuels s’intéressent aux méthodes sur corpus, aucun ne traite spécifiquement de l’entretien. Il est toutefois abordé parmi d’autres méthodes dans les rares manuels transversaux (Seurrat, 2014). En dehors de ces ouvrages, quelques chercheur·ses ont émis des propositions sur les conditions de l’entretien et de son traitement (Bertaux, 1997, 2016) et ont partagé leurs réflexions sur l’utilisation de cette méthode (Legavre, 2013 ; Le Marec et Molinier, 2015), mais peu ont finalement interrogé l’enjeu dont la caractéristique est de se dérouler auprès de professionnel·les habitués de l’entretien (Bastin, 2012).
L’ambition de ce supplément repose donc sur le constat de l’écart entre les nombreuses questions opérationnelles que se posent étudiant·es, doctorant·es, comme chercheur·es confirmé·es concernant les modalités d’organisation d’entretiens de recherche, et le faible nombre des ressources scientifiques sur le sujet. Cet écart est d’autant plus étonnant que les entretiens de recherche sont souvent mobilisés par les étudiant·es, y compris sur la suggestion de leurs encadrant·es. Le constat de départ est aussi celui de nombreux échanges informels au sujet de situations de recherche impliquant l’entretien, entre doctorant·es comme entre chercheur·es plus expérimenté·es qui partagent fréquemment leurs surprises liées au déroulement d’entretiens de recherche. En outre, ces étonnements semblent régulièrement nourrir des résultats qui seront ensuite formalisés dans les publications et autres communications scientifiques issues de ladite recherche. Ce supplément prétend donc enrichir la littérature à ce sujet en publiant une série d’articles discutant très concrètement du recours aux entretiens dans différents contextes de recherche en sciences de l’information et de la communication.
Nous présentons une plongée dans la mise en œuvre effective et concrète de l’entretien comme méthode de recherche. Il s’agit de mettre à jour les tensions qui peuvent exister entre les principes méthodologiques qui norment le recours à l’entretien et la réalité de sa mise en œuvre qui, selon notre expérience, repose bien souvent sur un ensemble d’ajustements plus ou moins maîtrisés. Nous partageons l’idée selon laquelle les difficultés rencontrées au cours d’une recherche « peuvent être considérées comme des sources potentielles d’enrichissement de la recherche et peuvent notamment conduire à s’interroger sur la pertinence des angles d’analyse retenus à travers les problématiques formulées » (Guionnet, 2015, p.26). Les articles proposés illustrent à quel point les écarts entre la norme scientifique et la mise en oeuvre de chaque entretien sont autant d’éléments utiles à l’analyse, plus que des problèmes à limiter ou, pire, à masquer.
Les spécificités discursives des enquêté·es
Ce supplément repose sur un postulat : celui d’une spécificité des sciences de l’information et de la communication liée au fait que les objets qu’elles étudient relèvent d’une façon ou d’une autre des champs sociaux, culturels ou professionnels de l’information et de la communication. Ainsi, lorsque les recherches dans cette discipline mobilisent des entretiens de recherche, ceux-ci sont fréquemment susceptibles de porter sur des acteurs qui bénéficient d’une forme d’expertise communicationnelle. Nous entendons par là que les entretiens sont menés auprès d’enquêté·es qui déploient des compétences interactives et langagières dans leurs activités, tels que les journalistes, les chargé·es de communication, les responsables d’associations, de syndicats et de partis politiques, les hommes et les femmes politiques, les scientifiques, etc. Ainsi, alors que selon Pierre Bourdieu « c’est l’enquêteur qui engage le jeu et institue la règle du jeu, [qui] assigne à l’entretien, de manière unilatérale et sans négociation préalable des objectifs et des usages » (Bourdieu, 2015, p.1393), comment les conditions de l’exercice se trouvent-elles remises en cause face à des acteurs·trices qui en maîtrisent les enjeux ? In fine, ce supplément participe aux études qui construisent un « cadre épistémologique, théorique et méthodologique, mais aussi politique, qui se manifeste dans une série de décisions prises au cours de chaque enquête, mais que nous pouvons aussi partager entre chercheurs, au-delà des différences disciplinaires » (Cordonnier, 2015).
Nous faisons le choix, dès le titre, d’employer l’expression « professionnel·les du discours ». Elle permet de désigner en quelques mots, tout en les caractérisant, les personnes dotées de compétences communicationnelles spécifiques rencontrées dans le cadre d’enquêtes en sciences sociales, notamment en Sic. La pertinence de cette formulation n’a d’ailleurs pas réellement été discutée dans la littérature, sans doute parce que, très explicite, elle se comprend facilement et s’impose telle une évidence. Trois des articles publiés ici la mobilisent telle quelle pour qualifier des intellectuels écologistes (Gotte) ou des chercheurs (Brard ; Faïta et Dumas Primbault). Moreira Cesar choisit d’appliquer le professionnalisme aux discours des communicants politiques qu’elle interroge, plutôt qu’aux enquêtés eux-mêmes. Les autres articles mettent encore davantage en tension ce postulat du professionnalisme, lui préférant notamment l’idée d’expertise, que mobilise Riou dans son enquête chez les militantes qu’elle interroge, professionnelles comme profanes. Quiroga s’interroge, quant à elle, sur la façon dont, en étudiant les controverses environnementales, la recherche peut éviter de se limiter à la parole expert·e, dominante, pour accéder aux « voix moins audibles ». Favel-Kapoian et Reboul assument d’interroger les enjeux de la récolte de la parole des adolescent·es par des chercheur·es, « professionnels du discours », pour collecter une parole d’enquêté·es qui « rechignent à se confier », les adolescent·es. Dans ce contexte, nous faisons le choix de maintenir systématiquement cette expression entre guillemets, lui attribuant un statut de formule (Krieg-Planq, 2009) utilisée par commodité, pour désigner une variété de profils sans pour autant masquer la diversité des situations d’entretien qu’elle désigne.
L’entretien selon des rapports
L’objectif de ce supplément est ainsi de montrer les difficultés rencontrées avant et pendant les entretiens menés avec ce type d’enquêté·es. En amont, il ne s’agit pas seulement de susciter une adhésion au projet de l’entretien mais aussi de négocier les conditions dans lesquelles il sera conduit, de distiller les informations concernant la recherche menée, de façon à rassurer les enquêtés sans biaiser les résultats de l’entretien, et de convaincre de l’intérêt de recueillir leurs propos ainsi que de rester fidèles à ceux-ci tout en se gardant de préciser les hypothèses que leurs réponses viendront confirmer ou infirmer.
Pendant l’entretien, d’autres formes de négociation peuvent encore avoir lieu, virant parfois à un rapport de force dans lequel le·la chercheur·e se trouve en position de dominé·e : que se passe-t-il quand l’enquêté·e se refuse à répondre à des questions ? Quand le lieu prévu ou le temps imparti, se trouvent spontanément modifiés, offrant des conditions peu propices à la conduite d’entretien ? Quand l’enquêté·e exige de l’enquêteur·trice de parler davantage de sa recherche ? Les auteures·trices montrent la manière dont ces situations remettent en cause le postulat bourdieusien selon lequel l’enquêteur se trouve dans une position dominante vis à vis de l’enquêté (Bourdieu, 2015). Cela concerne des acteurs dominants par leur proximité avec le pouvoir politique (Moreira Cesar) ou par leur statut d’intellectuels (Gotte). Par ailleurs, le supplément aborde également le cas de l’entretien avec les pairs (Brard ; Faïta et Dumas Primbault). Comment aborder un entretien avec des enquêté·es qui, sans être forcément des “professionnel·les du discours”, sont amené·es, par leur métier, à conduire eux-mêmes des entretiens et, formé·es à aux techniques d’enquête, sont susceptibles de déceler les attentes sous-tendues par les questions qui leur sont posées, voire à ré-orienter celles-ci vers des formulations qui leur semblent plus judicieuses ?
Enfin, le dossier aborde aussi les difficultés rencontrées avec d’autres types de publics. Certes, les “professionnel·les du discours” présentent des caractéristiques socio-professionnelles qui suscitent des appréhensions diverses de la part du· de la chercheur·e qui souhaite les interroger dans le cadre d’une enquête. Mais d’autres difficultés apparaissent aussi avec des publics qui, au contraire, ont peu l’habitude de la prise de parole, encore moins d’être interrogés et qui, globalement, sont sous-représentés dans l’espace public. C’est le cas par exemple des adolescents (Favel-Kapoian et Reboul) ou de certaines parties prenantes dans les controverses (Quiroga Cortés). En outre, les recherches sur les controverses mêlent souvent des entretiens menés à la fois avec des acteurs rompus à l’exercice et d’autres plus en retrait de la scène publique et moins diserts pour répondre aux questions de l’enquêteur·trice.
A travers ces pratiques, le supplément pose en filigrane la question de la posture du·de la chercheur·e dans la conduite d’entretien. Il montre également en quoi la situation de face-à-face entre enquêteur et sujet de son enquête est révélatrice de rapports sociaux pré-existants : c’est le cas quand l’interaction est rendue difficile par les statuts différents en termes de position sociale, de genre ou d’âge. Nous avons souligné également la difficulté de mener des entretiens sur des sujets relevant de l’intime en clôturant le supplément par un article traitant d’entretiens avec des expert·es de violences conjugales (Riou) et un entretien croisé entre une chercheuse et une journaliste travaillant sur les égalités femmes-hommes et les questions de genre de manière plus générale (Verquère et Pillas). L’entretien, rédigé à partir de l’une des séances du séminaire, vise à mettre en miroir la perception du travail d’enquêtrice entre une universitaire et une journaliste, et les modalités d’exploitation des résultats.
Notes
[1] Ce séminaire a en effet été créé à l’initiative de Roselyne Ringoot (Gresec, Université Grenoble Alpes) sous forme d’un séminaire doctoral au sein de l’axe « Communication, médias et champs sociaux ». Attirant l’intérêt de nombreux collègues, ce séminaire s’est par la suite ouvert pour devenir le premier séminaire croisé entre les laboratoires lyonnais et grenoblois en sciences de l’information et de la communication.
Références bibliographiques
Bastin, Gilles (2012), « Le « cas Mathieu » ou l’entretien renversé, Sur le journalisme, 1 (1), pp.40-51.
Bertaux, Daniel (1997), Les récits de vie : perspective ethnosociologique, Paris : Nathan Université.
Bertaux, Daniel (2016), Le récit de vie-4e édition, Armand Colin.
Bourdieu, Pierre (2015/1993), La misère du monde, Éditions du Seuil.
Broustau, Nadège ; Jeanne-Perrier, Valérie ; Le Cam, Florence ; Pereira, Fabio Henrique, (2012), « L’entretien de recherche avec des journalistes, Propos introductifs », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo, 1(1).
Cordonnier, Sarah. (2015), (dir.), Trajectoire et témoignage. Editions des Archives Contemporaines, 2015
Demazière, Didier (2012), « L’entretien de recherche et ses conditions de réalisation. Variété des sujets enquêtés et des objets de l’enquête », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo, 1(1).
Kaufmann, Jean-Claude (2016), L’entretien compréhensif, Paris : Armand Colin.
Krieg-Planque, Alice (2009), La notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Presses universitaires de Franche-Comté.
Legavre, Jean-Baptiste (2013), « L’entretien. Une technique et quelques-unes de ses « ficelles » », (p.35-55) in Olivesi Stéphane (dir.), Introduction à la recherche en SIC, Presses universitaires de Grenoble.
Le Marec, Joëlle ; Molinier Pierre ; Le Forestier Mélanie (2014), « L’entretien, l’expérience et la pratique. La créativité méthodologique en communication », Sciences de la société, 92.
Marquet, Jacques ; Van Campenhoudt, Luc ; Quivy, Raymond, (2022), Manuel de recherche en sciences sociales, Armand Colin.
Paillé, Pierre ; Mucchielli, Alex, (2021), L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, Armand Colin.
Seurrat, Aude, (dir.), (2014), Écrire un mémoire en sciences de l’information et de la communication. Récits de cas, démarches et méthodes, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.
Auteurs
Jean-Philippe De Oliveira
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Jean-Moulin Lyon 3 et membre de Elico. Ses travaux portent sur la communication des organisations en lien avec la construction des problèmes publics. Ses publications ont porté, entre autres, sur les enjeux liés à la prévention du sida, sur la question de l’alimentation et sur celle des risques naturels.
Jean-Philippe.De-Oliveira@univ-lyon3.fr
Simon Gadras
Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2 et membre de Elico. Ses recherches portent sur les mutations contemporaines de l’espace public, à travers l’analyse de l’évolution des pratiques de communication et de production de l’information d’actualité par des professionnel·les comme par des acteurs externes au champ journalistiques.
Simon.Gadras@univ-lyon2.fr
Chloë Salles
Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication et membre du Gresec, Université Grenoble Alpes, Chloë Salles est également directrice des études de l’École de Journalisme de Grenoble. Ses recherches portent sur les mutations des pratiques journalistiques à l’aune des dispositifs numériques ainsi que sur les sujets émanant de la sphère privée et en devenirs médiatiques (récits de vécus, féminicide).
Chloe.salles@univ-grenoble-alpes.fr