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Apporter du fun, fabriquer des émotions ? Remarques sur l’identité professionnelle des médiateurs et médiatrices scientifiques

8 Nov, 2025

Résumé

Cet article propose quelques pistes exploratoires à propos de l’identité professionnelle des médiateurs et médiatrices scientifiques, au travers d’une enquête par entretiens réalisée en 2015-2017 sur la Semaine du cerveau à Paris. Son hypothèse que cette identité peut être comprise à partir du contexte social d’exercice de la profession, qui paraît en influencer, au moins partiellement, la définition, les missions et les pratiques. S’appuyant sur une comparaison avec des enquêtes plus récentes ainsi qu’avec la situation des bibliothécaires, il vise notamment à suggérer l’inscription instable de la profession de médiateur ou médiatrice scientifique entre trois pôles (professions de la culture, de la recherche et de l’enseignement), potentiellement génératrice de tensions internes à la profession.

Mots clés

Médiateurs et médiatrices scientifiques ; médiation des neurosciences ; Universcience ; Palais de la Découverte (Paris) ; Cité des sciences et de l’industrie (Paris)

In English

Title

Bringing fun, creating emotions? Remarks on the professional identity of science mediators

Abstract

This article proposes some explorary thoughts on the professional identity of science mediators, based on a survey conducted through interviews in 2015-2017 during Brain Awareness Week in Paris. Its main hypothesis is that this identity can be understood in terms of the social context in which the profession is practised, which appears to influence, at least in part, its definition, missions and practices. Drawing on a comparison with more recent enquiries and the situation of librarians, it aims in particular to suggest that the identity of the profession of science mediator is unstable, straddling three areas (culture, research and education), which may generate internal tensions within the profession.

Keywords

Science mediators ; neuroscience mediation ; Universcience ; Palais de la Découverte (Paris) ; Cité des sciences et de l’industrie (Paris)

En Español

Título

¿Aportar diversión, generar emociones? Observaciones sobre la identidad profesional de los mediadores y mediadoras científicos.

Resumen

Este artículo propone algunas pistas exploratorias sobre la identidad profesional de los mediadores y mediadoras científicos, a través de una encuesta realizada mediante entrevistas entre 2015 y 2017 durante la Semana del Cerebro en París. Su hipótesis estreba en que esta identidad puede entenderse a partir del contexto social en el que se ejerce la profesión, que parece influir, al menos parcialmente, en su definición, misiones y prácticas. Basándose en una comparación con encuestas más recientes, así como con la situación de los bibliotecarios, pretende sugerir la inestable inscripción de la profesión de mediador o mediadora científicos entre tres polos (profesiones de la cultura, la investigación y la enseñanza), lo que puede generar tensiones internas en la profesión.

Palabras clave

Mediadores y mediadoras científicos ; mediación de las neurociencias ; Universcience ; Palais de la Découverte (Paris) ; Cité des sciences et de l’industrie (Paris)

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lamerle Sébastien « Apporter du fun, fabriquer des émotions ? Remarques sur l’identité professionnelle des médiateurs et médiatrices scientifiques », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°25/1, , p.95 à 107, consulté le dimanche 9 novembre 2025, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2025/dossier/07-apporter-du-fun-fabriquer-des-emotions-remarques-sur-lidentite-professionnelle-des-mediateurs-et-mediatrices-scientifiques/

Introduction

Depuis une quinzaine d’années, la profession de médiateur scientifique fait l’objet d’études régulières, tant en France que sur le plan international. Elles consistent majoritairement en enquêtes quantitatives sur les caractéristiques et représentations des médiateurs et médiatrices, du projet européen Pilots au début des années 2010 à celui réalisé récemment par le réseau ReMédis (Richard, 2011 ; ReMédis, 2023). D’autres études se sont intéressées aux conditions historiques d’émergence de la profession, dans le sillage de celle de médiateur culturel dans les années 1980-1990 (Bergeron, 2016). La présente étude souhaiterait s’inscrire dans la dimension réflexive de ces dernières en proposant de considérer la profession de médiateur.rice scientifique dans une perspective relationnelle, telle qu’elle a été développée en sociologie par Pierre Bourdieu (Bourdieu et Wacquant, 2014), à partir de l’hypothèse que l’on ne peut pleinement en parler qu’en la replaçant dans son contexte social d’exercice, qui paraît en influencer, au moins partiellement, la définition, les missions et les pratiques. Pour ce faire, elle mobilise aussi les acquis de la sociologie interactionniste de l’art et de la culture d’Howard Becker, notamment sa prise en compte des conventions régissant les relations de travail au sein d’un « monde de l’art » donné et les degrés de participation qui distinguent les professionnels intégrés d’un secteur de ses praticiens amateurs plus ou moins éclairés (Becker, 2010, p. 64 et suiv. et p. 236 et suiv.). Elle s’appuie enfin sur la sociologie des professions d’Andrew Abbott, en particulier sur l’idée capitale selon laquelle la structure sociale des professions et leurs revendications culturelles sont tout aussi importantes à étudier que le travail particulier qu’elles réalisent (Abbott 1988, p. 53).

Ces dimensions semblent avoir été jusqu’ici peu abordées. Elles transparaissent toutefois dans l’enquête Pilots1 . Dans le but de cerner une éventuelle « représentation partagée du métier », les praticien.nes de la médiation scientifique y étaient invité.es à indiquer de quelles autres activités leur profession se rapproche le plus, à partir d’une liste fermée de huit propositions présélectionnées2 . Quatre professions se dégageaient nettement3 : animateur (entertainer), chercheur (scientist), guide et enseignant (teacher) (Richard 2008-2010, p. 33). Au-delà du constat, assez convenu, que la médiation scientifique renvoie à un éventail de compétences et de pratiques « diversifiées », cet article souhaiterait revenir sur cette tripartition faussement évidente entre professions de la culture (représentées par les mentions des métiers d’animateur et de guide), de la recherche et de l’enseignement pour suggérer que la définition même du métier de médiateur pourrait résider dans une inscription instable entre ces trois pôles, potentiellement génératrices de tensions internes à la profession.

Les réflexions exploratoires qui suivent se fondent l’exploitation d’une enquête de terrain menée dans les années 2010 sur l’édition parisienne de la Semaine du cerveau, principale manifestation annuelle de promotion des neurosciences en France. Elle a consisté en deux ans et demi d’observations participantes entre fin 2014 et juin 2017 (participation aux réunions du comité d’organisation ainsi qu’aux manifestations), ainsi qu’une trentaine d’entretiens réalisés auprès de professionnel.les de la diffusion scientifique (médiateurs et médiatrices scientifiques travaillant pour Universcience ou des associations de culture scientifique, membres de services de communication d’établissements de recherche comme l’Inserm, spécialistes de médias spécialisés dans les domaines scientifiques) ou occasionnels (les chercheurs et chercheuses impliqué.es dans la manifestation)4 . Combinant une approche externaliste, une approche communicationnelle et une étude de la façon dont les représentations des intervenant.es de la Semaine du cerveau influencent leurs pratiques, l’analyse menée sur les diverses contraintes pesant sur l’élaboration de l’événement a montré que la vulgarisation des neurosciences, activité semi- autonome devant prendre en compte une multitude de réalités sociales (champ scientifique, autres espaces de production symbolique, logiques des pratiques culturelles contemporaines, nécessité de recourir à des dispositifs discursifs spécifiques, dépendant eux aussi de paramètres culturels et sociaux), ne peut être abordée indépendamment du réseau de relations dans lequel elle se pratique (Lemerle 2021A). L’enquête a aussi permis de dresser un portrait des publics fréquentant l’événement, qui peuvent être caractérisés, de façon attendue, par certaines propriétés sociales, notamment en termes de capital culturel (surreprésentation des diplômés de l’enseignement supérieur, notamment en sciences biomédicales), mais aussi par une prédominance des femmes en leur sein (Lemerle 2022). C’est dans ce cadre qu’un autre thème, inattendu dans le contexte de l’enquête, a émergé des discussions avec les médiatrices et médiateurs scientifiques de l’échantillon, soient cinq femmes et deux hommes, âgé.es de 25 à 40 ans, travaillant soit pour Universcience, soit pour une association de culture scientifique francilienne5 : celui de la position spécifique de la médiation scientifique et de celles et ceux qui la pratiquent vis-à-vis à la fois d’autres agents œuvrant à la diffusion scientifique6 , en premier lieu les chercheurs et les enseignants.

Nous verrons dans un premier temps comment les personnes rencontrées présentaient leur choix de la médiation sous l’angle de la vocation (1) avant d’aborder la définition qu’ils et elles donnaient à celle-ci, décrite en termes de transmission et d’échange (2). Mais cette définition serait incomplète sans ce qu’en affirmant, elle exclut, à savoir d’autres professions elles aussi spécialisées soit dans la transmission des savoirs, soit dans leur production (3). Cette approche relationnelle de la médiation scientifique, prise en tension entre un pôle culturel, un pôle éducatif et un pôle scientifique, n’est pas sans rappeler la situation d’une autre profession, celle des bibliothécaires. Leur comparaison est riche d’enseignements pour proposer une hypothèse plus générale sur les fondements de l’identité sociale de la médiation scientifique (4)7 .

La médiation comme vocation

Dans la présentation de soi par lesquelles ils et elles débutent les entretiens, les médiateur.rices suggèrent que leur entrée dans la profession était liée à une forme de vocation pour la culture scientifique.
Extrait 1 – M3

Je crois qu’il y a une compétence qui est là au départ. Je crois qu’il y a une fibre qui est là. Dans les différents médiateurs avec lesquels je parle, on a tous quelque part cette fibre qui était là en nous, cette qualité ou cette compétence qui était là. Comment vous dire ça ? Moi quand j’étais gamine, j’avais 7-8 ans, je faisais la classe à toutes mes poupées pendant toutes les vacances, je leur expliquais tout, et cette volonté de tout le temps réexpliquer les choses, je l’ai toujours eue.

Cette vocation a pu se traduire par une expérience de recherche (thèse, achevée ou non) ou par un cursus universitaire spécialisé (licence, maîtrise en biologie), générateur dans les deux cas d’un capital scientifique spécifique (Bourdieu 1997). Mais elle semble s’être rapidement accompagnée du besoin de faire partager la culture scientifique, notamment par le suivi de formations spécifiques en communication scientifique (DESS, Master, école de journalisme). Commune à toutes les personnes interrogées, la volonté de « transmettre » des connaissances s’inscrit aussi dans les trajectoires des doctorant.es au travers de la volonté de « faire sortir » les connaissances scientifiques du champ académique.
Extrait 2 – M6

Rapidement, je me suis rendu compte que j’avais envie de partager, de faire de l’enseignement, etc ; […]  je veux enseigner, je veux partager, je ne veux pas que mon savoir soit que pour moi ou pour mes pairs. Du coup, quand j’ai quitté ma thèse, continuer la vulgarisation me permettait de continuer dans le domaine des sciences. […]  J’ai ce côté d’avoir du recul et de transmettre, de partager, de défiger le savoir, d’essayer de le relativiser.
Extrait 3 – M5

 Au final, ça me plaît énormément, la médiation, parce que, comparée au quotidien d’un chercheur, c’est assez intéressant d’essayer de transmettre à des gens qui ne sont pas spécialisés du tout, des choses qui nous semblent vraiment banales et peut-être acquises pour nous depuis un moment. […] il y a un échange qui me plaît énormément, en fait, avec le public.

Ce dernier extrait illustre que derrière l’importance accordée au « partage », on trouve toujours l’intérêt pour les interactions avec le « public », toutefois jamais complètement défini : « en faisant l’école de journalisme, je me suis rendu compte que moi, ce que j’aimais, c’était le contact direct avec le public » (M7). Ce désir d’interaction, voire ce souci pour les « publics », est attesté par les engagements de certaines personnes interrogées dans différentes formes de bénévolat en hôpital (M5), de conférences dans des associations, médiathèques ou universités populaires (M3, M6), de reconversion dans la formation professionnelle à la médiation (M7).

« Transmettre et échanger »

L’évocation par les personnes interrogées de la mise en œuvre de cet idéal de transmission et d’interaction avec les publics présente de nombreux points communs, comme le donnent à voir les extraits ci-dessous.
Extrait 4 – M4

On sait très bien, enfin moi je n’ai pas lu beaucoup de trucs, mais en termes de pédagogie, que le côté frontal, “je sais tout, tu ne sais rien, je vais t’apprendre”, ça marche vachement moins bien que “viens, on fait un truc ensemble et tu découvres par toi-même”.
Extrait 5 – M7

Comment essayer au maximum d’éviter d’être dans un discours descendant et d’être dans quelque chose de beaucoup plus horizontal ? […] Il y a quand même des choses auxquelles je crois aussi, par exemple, beaucoup au fait de ne pas être dans un discours descendant.

Les remarques sur le « frontal », c’est-à-dire un discours prononcé ex cathedra, sans possibilité laissée au public de dialoguer avec l’intervenant, renvoient à ce qu’on pourrait appeler un discours d’autorité. Celui-ci implique une asymétrie entre le médiateur et son public, voire une relation de domination, plus apparente encore dans l’emploi du qualificatif « descendant » : « La vision qu’on a, qui est souvent très descendante, on a un public qui ne sait pas, mais qui [pourtant] sait des choses. » (M6) Le souci proclamé du public s’accommode en effet mal de ce genre de pratique dont on reconnaît toutefois le caractère répandu, notamment dans le cadre de la Semaine du cerveau. Tous ces termes renvoient au modèle du « déficit », considéré comme dépassé, voire honni, dans les représentations professionnelles (Lemerle 2021a). Ce qui est en revanche valorisé, c’est la connaissance et la proximité avec ce dernier, qui passent notamment par la connaissance de ses « représentations », afin d’articuler les médiations à ses connaissances, ses préjugés ou ses ignorances :
Extrait 6 – M7 

Moi, mes valeurs, c’est vraiment s’adapter à ces publics, faire attention aux représentations de ces publics et essayer au maximum d’abandonner, enfin, d’avoir conscience de son niveau d’expertise pour pouvoir abandonner tous les arguments d’autorité de son statut d’expert. […] Et comment amener, justement, la discussion et le dialogue plus informel avec les publics et ne pas être dans un moment super descendant. 

Interroger les représentations du public (« Tout est dans l’art de questionner leurs représentations », M3 ; « Une fois que vous avez posé les questions, vous avez identifié les préjugés ou les représentations des gens », M4) permet non seulement d’ajuster les discours et les animations, mais aussi de montrer dans quelle direction aller. Paradoxalement, l’arrière-plan demeure d’un déficit de connaissances ou de connaissances erronées sur certains sujets, puisque l’enjeu final quand même est de modifier ces représentations.
Extrait 7 – M4

Je pense que ce qui nous intéresse c’est d’échanger avec les gens, et d’essayer de changer leurs représentations, essayer de les faire réfléchir. En fait, mon objectif en tant que médiatrice c’est ça. C’est quand je vois dans leurs yeux que je les ai perturbés. Et il y a un truc qu’ils sont en train de comprendre avec moi, là je me dis que j’ai gagné ma journée.

La modification des représentations peut déboucher sur l’adoption de nouvelles postures, façons de penser, et désirs d’approfondir par soi-même. La transmission de savoirs en revanche paraît souvent reléguée dans un au-delà de la visite, laissé à l’entière initiative des visiteurs :
Extrait 8 – M7

Mais finalement, même si les gens ont des idées fausses, ce n’est pas grave, ce n’est pas ça qu’on va chercher à travailler avec eux. […] Le médiateur ou la médiatrice scientifique ne se présente pas comme un expert du sujet, mais juste comme un facilitateur du débat, et un animateur, une animatrice du débat. Et donc, on se dit qu’à la fin de la séance, si les publics repartent avec des idées fausses, ce n’est pas grave. Ce qui est important, c’est qu’ils aient pu exprimer leurs opinions, voir si c’étaient des connaissances, ou si c’étaient des idées fausses, ou si c’étaient des opinions, justement, faire la part des choses entre les deux, et qu’ils aient pu argumenter, qu’ils aient pu écouter les arguments des autres, et voir ce que ça provoquait. Avec l’idée que peut-être, dans quelque temps, ils changent. 

Ce type de posture peut néanmoins se révéler ambigu dans le rapport aux savoirs qu’il entend promouvoir. L’indifférence aux idées fausses du public est loin d’être une attitude unanimement partagée, puisque d’autres insistent sur l’importance de transmettre quand même un certain nombre de notions scientifiquement validées : « Il faut aussi avoir des moments où on dit les choses telles qu’elles sont, et de façon convaincue. […] Ça, ça peut les faire réagir aussi. […] Après, du coup, c’est un peu tranché. » (M4)

Ni prof ni chercheur

Les éléments présentés jusqu’ici inciteraient à penser que les médiateurs voient leur activité sous un angle essentiellement pédagogique (corriger les représentations, influencer les manières de penser, transmettre des savoirs scientifiquement valides), sorte de prolongement ou de complément de celle des enseignants. Pour de nombreuses personnes interrogées, la vocation pour la culture scientifique a d’ailleurs pour origine un projet de travailler dans l’enseignement. Pour autant, les médiateurs aiment à souligner les différences entre leurs métiers et celui des enseignants, comme s’il était nécessaire de se distinguer de cette position indissociablement liée. Ainsi que le résume l’une d’entre elles, « il ne faut pas être là comme un prof » (M5).
Extrait 9 – M3

Je pense qu’il y a une obligation de résultat [chez les enseignants] qu’on n’a pas. Et quand je vois les profs qui viennent ici ou j’ai des amis qui sont profs en lycée ou en collège, il y a tout un aspect disciplinaire, maintien de la classe, maintien du respect, tout ça, cet aspect-là on ne l’a pas du tout. […] S’ils ont passé un bon moment, ça c’est déjà quelque chose de bien. S’ils se sont fait chier, j’ai raté. […]  Si au moins, même s’ils n’ont pas retenu les idées importantes, les images ou les manips, s’ils n’ont rien retenu de tout ça, et que je vois qu’ils sont contents, qu’ils ont passé un bon moment, pour moi c’est déjà un premier pas. Parce que ça leur donnera envie peut être de revenir, d’être dans une meilleure envie et peut-être que là du coup, il y a des messages qui pourront passer. […] Le but premier ce n’est pas d’enfoncer une connaissance comme un prof peut l’avoir pour ses élèves.

Cet extrait est emblématique d’une posture partagée par l’ensemble des personnes interrogées. L’idéal qui s’en dégage est celui de la transmission, non comme à l’image, quelque peu stéréotypée, que l’on peut se faire de l’activité d’un enseignant, mais en instaurant une proximité, en procurant du plaisir, dans un cadre divertissant, sans objectif contraignant ni de public captif. Comme on le voit aussi dans l’extrait 8, l’ethos professionnel de la médiatrice se veut à la fois lucide et modeste : la transmission du savoir est tout sauf garantie. Il intègre le fait que la médiation scientifique se pratique dans des enceintes dédiées à une forme de divertissement, fondée sur la libre participation, au mieux d’éducation non formelle, non sanctionnée par une évaluation ou un diplôme (Jacobi, 2018 ; Jacobi, Schiele et Cyr, 1990). La distinction est surtout sensible quand la discussion aborde les moyens mis en œuvre dans les actions de médiation (récits, anecdotes, images, débats, manipulations, jeux) connus et abondamment traités ailleurs (Lemerle, 2021a). Ceux-ci ont clairement pour objectif d’obtenir l’engagement émotionnel, voire le plaisir des visiteurs, présenté comme antithétique à une démarche d’apprentissage scolaire, parfois caricaturé, comme on le voit dans l’extrait 9, sous les traits de la contrainte et du manque d’enthousiasme. Cette posture raisonnablement optimiste (on peut amener certains visiteurs à aller se renseigner ensuite) implique aussi l’intériorisation du fait qu’on a affaire à un public ayant la compétence d’aller ensuite trouver l’information fiable par ses propres moyens, intériorisation qui renvoie à une forme d’impensé relativement aux caractéristiques réelles des publics de la culture scientifique (ici neuroscientifique), socialement très spécifiques (Lemerle, 2022) et potentiellement contradictoires avec l’idéal professé de transmission des savoirs la plus large possible.

Cet idéal de transmission des connaissances, qui permet de résister à certains impératifs institutionnels (sensibles par exemple dans les incitations à proposer des animations sur des sujets en vogue, dont les retombées en termes de chiffres de fréquentation sembleraient garanties), cherchait aussi à se distinguer d’une exigence d’exactitude prêtée aux chercheurs scientifiques en situation de vulgarisation, qui recourraient souvent à un discours trop dense et jargonnant. Lors des réunions de préparation de la Semaine du cerveau (SdC), des oppositions discrètes étaient ainsi apparues ponctuellement entre les points de vue en faveur d’une fidélité au discours scientifique et des positions davantage soucieuses de dimensions communicationnelles, voire relevant du divertissement. « Il faut qu’il y ait un sens scientifique », déclarait une directrice de recherches du CNRS, en critiquant une proposition d’animation par une artiste plasticienne jugée trop éloignée des exigences de la SdC (Lemerle, 2021a, p. 133). Ces oppositions suivaient majoritairement une ligne de séparation entre médiateur.rices « amateurs », issues des rangs de la recherche, d’une part et d’autre part professionnel.les de la médiation et de la communication scientifiques. Tandis que ces difficultés étaient souvent rarement abordées dans les entretiens avec les scientifiques, elles faisaient souvent l’objet d’une réflexion élaborée chez les médiateur.rices professionnel.les, qui regrettaient à la fois le souci d’exactitude scientifique considéré comme souvent disproportionné et le manque d’imagination communicationnelle de leurs collègues chercheur.es.

À travers l’évocation des critiques dont leurs propositions étaient parfois l’objet lors des réunions de préparation de la SdC, les personnes interrogées faisaient parfois plus largement état de la position difficile qui était la leur, résumée par le dilemme entre cet impératif d’exactitude scientifique, difficile à contester face à des chercheur.es, et cet autre impératif d’attirer et surtout de satisfaire les publics, notamment par l’attractivité et l’accessibilité des animations présentées. Cette préoccupation des publics nourrissant une réflexivité sur leurs relations avec leurs collègues, à la fois scientifiques chevronnés mais médiateurs amateurs, était une autre façon de retrouver les linéaments d’un éthos professionnel qui a pu être décrit ailleurs (Chaumier et Mairesse, 2017, p. 133-134). En plus des conceptions présentées comme datées de la vulgarisation scientifique, en premier lieu du modèle « descendant » considéré comme dépassé, cet éthos semblait donc aussi chercher à s’autonomiser de la parole des chercheurs. L’objectif, déjà évoqué, de susciter des « envies » (de poursuivre la recherche d’information après la médiation, de changer ses représentations) plutôt que de procurer un grand nombre de connaissances justifiait de tolérer l’approximation et d’éviter tout degré de précision exagéré. Dans l’extrait ci-dessous, cet aspect est particulièrement souligné par des médiateurs ayant dû composer avec un conseil d’experts scientifiques :
Extrait 10 – M1 et M2

Et donc là, on se retrouve toujours dans une confrontation entre ce que, nous, nous faisons, ce que, nous, on veut apporter au public, et les connaissances qu’on peut vouloir faire passer, et les conceptions que peuvent vouloir faire passer les scientifiques experts. C’est-à-dire qu’en fait, eux, ils vont toujours avoir des attentes supplémentaires par rapport à nous. Nous, on se dit : « Ceci, ça va suffire pour que le public comprenne… » […] nous, on veut que les gens s’amusent, on veut que les gens profitent et aiment la science, en fait. Et puis, les experts scientifiques, des chercheurs, en fait, eux, ils ont le côté… : « Bon, il faut introduire ce mot-là, hyper compliqué, puis il faut donner des définitions. »

La revendication d’une distance au discours scientifique était cependant plus ou moins affirmée selon les établissements où exerçaient les personnes interrogées, les membres du Palais de la Découverte semblant plus attachés à une expertise disciplinaire que ceux de la CSI ou des associations de culture scientifique, du fait probablement de leur plus grande proximité avec le monde de la recherche, reflétée par exemple par leur niveau de formation (doctorat). Il n’empêche que tous et toutes reconnaissaient la nécessité de recourir à une forme ou une autre de reformulation afin de simplifier le discours scientifique pour des publics majoritairement non spécialistes8 .

Trouver sa place

Les médiateurs et médiatrices interrogées paraissaient ainsi avoir une vision relativement claire de leur position en tant que diffuseurs de culture scientifique. Mais certains commentaires donnaient à penser que les choses n’étaient pas aussi évidentes et que la situation d’entretien avait pu inciter à livrer une vision idéal-typique d’une activité au périmètre en réalité beaucoup plus flou.
Extrait 11 – M6 

On fait un exposé pour faire quoi ? Quel est son objectif ? Est-ce que c’est un objectif pédagogique ? C’est-à-dire, est-ce qu’on veut que les gens ressortent avec du contenu ? Que les gens, juste, aient passé un bon moment ? Est-ce qu’on veut que les gens soient sensibilisés à quelque chose ? […] Et ça, ça n’a jamais été clairement défini. […] C’est le vrai problème, pour moi, je pense, de l’histoire de la médiation. C’est pour ça qu’il y a des courants et des gens qui se battent. Ils ne sont pas d’accord. […] Donc, il y a des gens qui se disent qu’il faut faire du contenu. Il y en a qui se disent non, on fait de l’éducation populaire. [D’autres disent :] « C’est juste de l’amusement. Le contenu, c’est moins important. On peut juste sensibiliser les gens. » La réponse n’est pas donnée.

Cette hésitation relative au « contenu » ou à la « forme », à la médiation vue comme activité éducative ou comme divertissement « intelligent » suggère la singularité d’une profession, qui peut faire penser à la situation d’une autre profession culturelle, celle des bibliothécaires. Dans son enquête sur le réseau de la ville de Paris dans les années 2000-2010, Cécile Rabot a notamment montré que la posture de ces dernier.ères relevait pour une part essentielle d’un « effet de champ ». Par cette notion, Pierre Bourdieu entend que « les modifications de comportement d’un agent » sont « liées à l’existence d’autres agents » au sein d’un champ, espace social relativement autonome doté de ses propres règles de fonctionnement. L’effet de champ se manifeste aussi par des effets de « retraduction ou de réfraction » que la logique du champ considéré impose aux influences externes sur ce dernier (Bourdieu 2021, p. 578 et 198). La posture professionnelle des bibliothécaires, explique ainsi C. Rabot, « est à mettre en relation avec la position occupée par la profession à l’intersection de trois champs » : le champ littéraire, celui des politiques culturelles et celui de la transmission du savoir (ou champ éducatif). « La spécificité des bibliothécaires est d’occuper dans chacun de ces trois espaces une position dominée, peu reconnue des autres acteurs du champ. » (Rabot 2015, p. 223). Dans le champ littéraire, les bibliothécaires participent ainsi à la « production de la valeur » des œuvres et des auteurs, en faisant par exemple connaître des primo-romanciers, sans que ce rôle soit pleinement reconnu par les éditeurs. À l’égard du champ éducatif, la fonction des bibliothécaires apparaît complémentaire de celle des enseignants, ce « qui se traduit par des collaborations, mais aussi par une division du travail fondée sur la construction par la bibliothèque d’un modèle de lecture antiscolaire (lecture plaisir cursive et libre par opposition à des analyses fastidieuses et contraintes d’extraits difficiles). L’opposition est renforcée par les rapports que certains bibliothécaires entretiennent avec le monde scolaire ou avec une profession d’enseignants qu’ils ont cherché à éviter. » (ibid., p. 224). Enfin, dans le champ des instances de conservation et de diffusion de la culture, les bibliothèques semblent souffrir d’une « banalisation », voire d’une « invisibilisation » qui contribuent à leur marginalisation dans les politiques publiques, au bénéfice des actions en faveur du patrimoine, du spectacle vivant, etc. (ibid., p. 226). 

Même si les situations sont évidemment différentes, l’examen des propos tenus par les médiateur.rices scientifiques rencontré.es frappe par les possibilités de comparaison qu’il offre avec certains aspects de la situation des bibliothécaires et par les multiples indices qu’il permet de recueillir en faveur de l’hypothèse de l’existence d’effets de champ influençant leur conception de leur profession. D’une part, les médiateur.rices participent au fonctionnement du champ scientifique, dans la circulation de ses résultats, dans la construction de sa légitimité auprès de différents groupes sociaux. Mais elles et ils le font à partir d’une position peu valorisée par les autres membres du champ scientifique. Leur moindre reconnaissance est décelable par exemple aux critiques adressées à des actions jugées trop ludiques (M1, M3) ou aux difficultés évoquées par les médiatrices par ailleurs engagées dans la recherche (doctorante, postdoctorante) pour convaincre de la légitimité de leur activité de médiation : « dès qu’on prend du temps pour faire autre chose, on est des mauvais scientifiques, quelque part. » (M2)

Relativement à la transmission du savoir, l’effet de champ se mesure à la volonté proclamée par toutes les personnes interrogées de se démarquer d’une posture attribuée aux enseignants, en accentuant la dimension de plaisir et de désintéressement qui serait inhérente aux situations de médiation scientifique. Cette opposition est renforcée par les rapports ambivalents entretenus par les médiateurs avec la profession d’enseignant ou d’enseignant-chercheur. Cette opposition apparaissait déjà, en des termes similaires, dans l’enquête Pilots, au point qu’on peut se demander si elle ne remplit pas une fonction de topique négatif dans la définition même du métier de médiateur. Les médiateurs déclaraient souhaiter « éveiller la curiosité » et être « une source d’inspiration, non seulement lors de la visite, mais aussi au-delà, sur le long terme », c’est-à-dire « qu’en rentrant chez eux, les visiteurs poussent encore plus loin leur réflexion et continuent à se documenter ». Leur conception de leur « mission » était « de transmettre un goût pour les sciences, une soif d’apprendre et de comprendre ». Dans ce but, ils estimaient que « leur principal atout [était] leur capacité à faire passer l’information autrement, c’est-à-dire par d’autres biais que les schémas classiques d’apprentissage plus formels, école, livres, conférences […] : interpeller le public, créer l’interaction pour lui donner envie de se prêter au jeu. » Se définissant tantôt comme passeurs, relayeurs ou facilitateurs, ils visaient à « partager un savoir scientifique en privilégiant la perspective du jeu à celle de la conférence qui se prend trop au sérieux. » (Richard, 2008-2010, p. 32)

Enfin, concernant la position des médiateur.rices dans le champ culturel, l’accent mis dans les entretiens sur le rôle de « facilitateur », d’éveilleur de conscience, ou plus simplement encore sur la proximité avec les publics, apparaît parfois comme une critique en creux de l’attention de leurs établissements d’exercice pour les chiffres de fréquentation (« Ce qu’ils regardent, c’est les chiffres, c’est le nombre d’entrées », M3)  ou la priorité donnée aux considérations financières :
Extrait 12 – M4

La Cité des sciences a toujours eu pour vocation de faire payer, de faire tout un tas de trucs très chers, et d’autant plus dans le cadre de la fusion [de la CSI et du Palais dans le cadre d’Universcience], on est dans le cadre des RGPP [Révision générale des politiques publiques ] et on nous demande plus en plus […] de générer de l’argent.  […]  C’est ma double fierté. Normalement la Semaine du cerveau est gratuite. On était les seuls, avec le Palais [de la Découverte], à faire des choses payantes. En fait, on s’est battu depuis l’année dernière pour faire un stand au niveau zéro en bas et à la Rotonde, pour M39 .

Cette posture plus ou moins ouvertement critique peut être là aussi mise en parallèle avec celle des médiateurs culturels en bibliothèque étudiée par Marie-Christine Bordeaux, qui « occupent une place peu élevée dans l’échelle hiérarchique » et « travaillent le plus souvent en bout de chaîne, une fois le travail d’acquisition, d’étude scientifique et de programmation achevé. » De fait, « ils peuvent être amenés à jouer contre leur hiérarchie, car ils sont parfois seuls porteurs des valeurs qui sous-tendent leurs actions » et compensent ainsi « la faiblesse de leur capital symbolique au sein de leur monde professionnel par la certitude qu’ils défendent une haute idée du service public dans la culture. » (Bordeaux 2008, p. 66-67) Ce type de divergence entre la vision qu’ont les médiateur.rices de leur métier et celle qu’en ont leurs employeurs apparaît aussi en creux dans l’enquête Pilots dans laquelle 70% des « managers » des établissements de culture scientifique voient le métier de médiateur comme celui d’un « entertainer » contre seulement 55% des médiateur.rices (Richard 2008-2010, p. 33). De façon plus générale, certains entretiens ont aussi confirmé les difficultés en matière de visibilité et de reconnaissance des médiateur.rices au sein de leurs institutions et des politiques de culture scientifique en général que d’autres enquêtes avaient repérées à la même époque (Richard et Barrett 2011, p. 11). La question de leur place dans la politique des établissements peut se voir par exemple dans le cas de la CSI, où la dotation en capital symbolique des médiateur.rices est moindre par rapport à celle des muséographes, en charge de la conception des produits-phares que sont les expositions (M4).

Conclusion

Les positions exprimées par les médiateur.rices vis-à-vis du champ éducatif et du champ scientifique, pourraient bien exprimer, sous la forme d’une retraduction en termes d’enjeux professionnels, l’influence d’effets de champs, qui expliqueraient au moins en partie la préférence pour des politiques d’animation plus orientées vers le divertissement, véritable moyen de distinction par rapport aux pratiques et dispositions des chercheurs et des enseignants. Si elle s’avérait juste, une telle hypothèse permettrait d’affiner notre compréhension des objectifs et des pratiques de la médiation scientifique contemporaine. Comme écrit précédemment, il existe malheureusement peu d’études récentes qui permettraient sa vérification, à l’exception de l’enquête du réseau « Recherche sur la médiation des sciences » (ReMédis), réalisée en 2022-2023 dans les réseaux professionnels de la médiation (OCIM, AMCSTI…) et centrée sur les relations entre les médiateu.rices et la recherche. Cette enquête, dont l’un des principaux mérites est d’exister s’agissant d’un secteur relativement délaissé par la recherche académique, propose des éléments statistiques dont la construction présente plusieurs défauts méthodologiques10 , mais qui n’en permettent pas moins de faire quelques comparaisons avec l’enquête Pilots du début des années 2010. Elle a aussi une utilité en tant que manifestation d’une tendance objective en matière de représentations de la profession, y compris chez ses initiateurs. Ainsi, selon cette enquête, l’atelier arrive en tête parmi les formats de médiation les plus pratiqués de nos jours (67% des réponses), devant la conférence/exposé (57%, mais sur-représentée dans les universités et les centres de recherche), la visite guidée (42%, mais sur-représentée dans les musées) et les activités ludiques (38%), équitablement représentées dans les différentes institutions de médiation (musées, centres de science, université et centres de recherche, autres). Sont également cités parmi les réponses les pratiques artistiques et les spectacles (14%) (ReMédis 2023, p. 19). Comment, dans chaque cas, sont négociées la proximité indispensable et la nécessaire distance avec le discours scientifique « d’origine » et la posture descendante héritée d’une certaine tradition scolaire ? Comme on l’a vu dans les entretiens, le rapport au plaisir, à l’émotion, des publics semble être l’une des voies favorisées ces dernières décennies, ce qu’indiquait déjà l’enquête Pilots où la fonction d’entertainer, de l’« animateur qui apporte du “fun” » (Richard, 2008-2010, p. 32) était l’aspect le plus cité dans la définition que donnaient les médiateurs européens de leur métier. Cette tendance semble confirmée par l’essor de l’« événementialisation » de la culture scientifique, autour des manifestations comme la Fête de la Science ou la Semaine du cerveau, qu’Élodie Billon définit comme « une ”fabrique émotionnelle” qui utilise divers moyens concourant justement à rendre l’expérience [des participant.es] extraordinaire. » (Billon 2020, p. 353). 

Avec la notion d’effets de champ, ces remarques exploratoires proposent une problématisation sociologique de ces évolutions. Elles appellent de nouvelles enquêtes pour en vérifier la portée heuristique dans un contexte actuel décrit comme une phase de « structuration du métier », lisible au « resserrement vers le champ lexical de la médiation », plutôt que vers celui de l’animation, des intitulés de poste de la profession (ReMédis 2023, p. 9). Cette attention portée à la délimitation plus stricte du périmètre de la médiation vis-à-vis de l’animation alors même que le contenu des activités aurait tendance à s’en rapprocher, dénote en effet une volonté de distinction de plus en plus spécifique. Cette « structuration » semble notamment se faire à distance de la recherche, comme en témoigne, parmi les répondant.es à l’enquête ReMédis, la forte proportion de médiateur.rices n’ayant jamais exercé d’activité de ce type, en particulier dans les institutions patrimoniales (73%) et les CSTI (53%), ainsi que chez les médiateur.rices âgé.es de moins de 30 ans (60%) (ibid., p. 23-24). La recherche de professionnalisation s’accompagne ainsi de la revendication d’une autonomie accrue des principes présidant à l’activité, sur les limites desquels on peut s’interroger, notamment du fait des interdépendances objectives avec le champ scientifique. « Le travail de la médiation, souvent présenté comme un ensemble de formes de facilitation d’accès et de traduction de l’offre culturelle » doit être « analysé comme un travail sur les normes » (Bordeaux, 2008, p. 61). La « forte tension sur les régimes de grandeur » (ibid., p.65) auxquels les médiateur.rices se rattachent, par exemple l’autonomie et le prestige de la recherche scientifique d’une part et d’autre part le souci, à forte teneur politique, pour les publics, contribue à cette position d’entre-deux qui semble demeurer une condition structurale de l’exercice de la profession.

Notes

[1] Réalisé entre 2008 et 2010, le projet « Professionalisation in Learning Technology and Science » a regroupé plusieurs institutions partenaires spécialisées dans la culture scientifique (dont Universcience pour la France) pour mener plusieurs études menées à travers l’Union européenne (UE) auprès des médiateur.rices et managers de musées et centres de sciences (Richard, 2008-2010). L’une d’entre elles a été une enquête quantitative sur un échantillon de 236 personnes travaillant dans 115 établissements répartis dans 18 pays de l’UE, dont j’utilise ici certains résultats.

[2] Ces huit propositions étaient les suivantes : entertainer, scientist, teacher, actor, designer, manager, journalist. Les répondants (médiateurs et managers) pouvaient noter chaque proposition sur une échelle de 5 (« tout à fait d’accord ») à 0 (« pas du tout d’accord »).

[3] C’est-à-dire avec des scores moyens de réponse supérieurs à 3 chez les médiateurs. On n’a seulement pris en compte ici les réponses des médiateurs. Les réponses des managers sont similaires, avec un accent encore plus poussé sur la fonction d’entertainer. Si on considérait les scores de réponses supérieurs à 2,5, on pourrait aussi intégrer la réponse « actor », ce qui ne changerait pas fondamentalement l’analyse présentée ici.

[4] On trouvera une présentation détaillée de l’enquête ainsi que la liste des personnes interrogées dans (Lemerle 2021a et 2021b), ainsi que, en annexe du présent article, celle des personnes, désignées par la lettre M (pour médiateur) suivie d’un chiffre (M1, M2, etc.), dont les entretiens ont été retenus pour cette étude.

[5] Voir les caractéristiques de l’échantillon en annexe. En plus des 7 personnes de l’échantillon retenues pour cette étude, la population totale de l’enquête comprenait 31 personnes, dont 13 chercheur.es et enseignants-chercheurs et 5 doctorantes en neurosciences organisant et/ou intervenant à la Semaine du cerveau, 3 chargées de communication (Inserm, etc.), 2 journalistes, ainsi que la secrétaire générale de l’École des neurosciences de Paris (Lemerle 2021B).

[6] Au sens de Canguilhem de diffusion sociale des connaissances et de la démarche scientifiques (Canguilhem, 1961).

[7] Je souhaite adresser mes remerciements aux collègues m’ayant fait bénéficier de leur aide et/ou de leurs lectures critiques de versions intermédiaires de ce texte, en particulier Marie-Christine Bordeaux et Jesús Cabello i Garcia.

[8] Sur ces pratiques de reformulation, voir Lemerle 2021a.

[9] Zones non payantes de la CSI et du Palais de la Découverte.

[10] Par exemple, ses résultats portent sur 302 réponses, mais plus d’un tiers (34%) des répondants déclarent travailler en « université ou organisme de recherche » (sans que l’on ait davantage de détails à ce sujet), contre 31% en CCSTI, 24% en musées et 8% dans le secteur associatif (ReMédis 2023, p. 18). Parmi les autres aspects méthodologiquement critiquables :  un questionnaire auto-administré en ligne, l’absence de contrôle des profils de répondants, l’absence d’éléments sur la représentativité de l’échantillon par rapport à la population globale des médiateur.rices, l’absence d’accès aux données brutes de l’enquête.

Références bibliographiques

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Lemerle, Sébastien (2021B) « Annexes de l’article “La Semaine du cerveau à Paris (2014-2017) : étude sur les contraintes de la vulgarisation des neurosciences” », Sociologie, [en ligne], n° 2, vol. 12 , consulté le 12 septembre 2024, http://journals.openedition.org/sociologie/8516. 

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Richard, Olivier (2008-2010), Pilots. Professionalisation for learning in technology and science. D3.3 : Profils et rôles des médiateurs scientifiques en Europe, [Paris], Cité des Sciences et de l’industrie.

Annexes

Entretiens utilisés

 

Sexe

Age

Formation

Institution

Durée

Date entretien

M1

H

25-30

Licence physique-chimie
Master Communication scientifique

Association culture scientifique

2h10

01/06/2015

M2

F

25-30

Thèse en neurosciences 
(en cours)

M3

F

35-40

Thèse en neurosciences

Palais de la Découverte

1h30

02/02/2016

M4

F

35-40

Maîtrise en biologie
DESS Communication scientifique

Cité des Sciences

1h40

26/02/2016

M5

F

25-30

Thèse en neurosciences, post-doctorat

Palais de la Découverte

1h

28/03/2017

M6

H

35-40

Thèse en neurosciences (non achevée)

Palais de la Découverte

1h20

14/04/2017

M7

F

35-40

Licence en biologie
DEA en muséologie
École de journalisme

Cité des sciences
Ecole de la médiation

1h50

19/07/2017

 

Auteur

Sébastien Lamerle

Professeur des universités en sociologie à l’université Paris-Nanterre et membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris. Ses derniers travaux portent sur la sociologie de la vulgarisation des neurosciences. Dernier livre paru : Le cerveau reptilien. Sur la popularité d’une erreur scientifique, nvelle éd. augm. CNRS Éd., 2024.
slemerle@parisnanterre.fr