-

Le debunking sur YouTube : une nouvelle pratique de lutte contre la désinformation en marge du ­journalisme

17 Nov, 2023

Résumé

Cet article s’intéresse à des acteurs en marge du journalisme, qui produisent des contenus pour lutter contre la désinformation. Ils réalisent des vidéos sur YouTube, qu’ils jugent avoir le plus d’efficacité afin de combattre, « debunker » selon leur terme, c’est-à-dire démystifier des théories, croyances ou informations qu’ils jugent fausses : « fake news », pseudo-sciences et théories complotistes. Ils se revendiquent sceptiques et partie prenante de la zététique. Notre interrogation consiste à comprendre les enjeux du debunking, et ses différences avec le fact-checking, en termes de stratégies et d’effets perçus par rapport aux publics.

Mots clés

debunking, fact-checking, « fake news », théories complotistes, pseudo-sciences, zététique

In English

Title

Debunking on YouTube: a new practice to fight disinformation on the fringes of journalism

Resume

This article examines actors on the fringes of journalism who produce content to fight disinformation. They produce videos on YouTube, which they consider to be the most effective in debunking theories, beliefs or information they consider false: fake news, pseudo-sciences and conspiracy theories. They claim to be sceptics and zetetics. Our question consists in understanding the issues at stake in debunking, and its differences from fact-checking, in terms of strategies and perceived effects on the public.

Keywords

debunking, fact-checking, fake news, conspiracy theories, pseudoscience, zetetic

En Español

Título

Debunking en YouTube: una nueva práctica para combatir la desinformación al margen del periodismo

Resumen

Este artículo se centra en los actores al margen del periodismo que producen contenidos para combatir la desinformación. Producen vídeos en YouTube que consideran lo más eficace para combatir, o «debunker» como ellos lo llaman, teorías, creencias o informaciones que consideran falsas: fake news, pseudociencias y teorías conspirativas. Dicen ser escépticos y zéticos. Nuestra cuestión es comprender lo que está en juego en el debunking, y sus diferencias con el fact-checking, en términos de estrategias y efectos percibidos en el público.

Palabras clave

debunking, fact-checking, fake news, teorías de la conspiración, pseudociencia, zetética

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Dauphin Florian, , « Le debunking sur YouTube : une nouvelle pratique de lutte contre la désinformation en marge du ­journalisme », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/5, , p.31 à 45, consulté le vendredi 27 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2023/supplement-a/02-le-debunking-sur-youtube-une-nouvelle-pratique-de-lutte-contre-la-desinformation-en-marge-du-journalisme/

Introduction

Si la prise en compte des effets de la désinformation sur l’opinion publique et les initiatives pour les réguler n’est pas nouvelle dans l’Histoire, la prolifération des « fake news », des théories complotistes et pseudo-scientifiques qui peuvent les accompagner, semble marquer un certain tournant. D’une part, les réseaux socio-numériques amplifient leur résonance (Cinelli et al ; 2021 ; Vosoughi, Roy, Aral 2018), d’autre part, les effets de la désinformation apparaissent comme un problème public majeur, omniprésent dans les débats. Cette peur devient l’objet d’une « panique sociale » (Cohen, 1972), au sens d’une réaction collective disproportionnée face à des problèmes jugés néfastes pour la société. Cette prise de consciences du problème public a pour effet de reconfigurer les liens entre les différents acteurs concernés (politiques, journalistes et publics-citoyens) et se manifeste essentiellement dans les initiatives visant à enrayer ces « fausses nouvelles ». Parmi les mesures existantes, nous aborderons le debunking. La pratique du debunking, c’est-à-dire la démystification des croyances « fausses », s’impose sur les réseaux socio-numériques pour lutter contre la désinformation. Il s’agit en particulier d’amateurs, parfois à la frontière du professionnalisme, que nous qualifions de « proamateurs », qui se revendiquent « debunkers » et qui agissent essentiellement en produisant des vidéos sur YouTube dans le but de démystifier des croyances qu’ils jugent « fausses » : pseudo-sciences, théories complotistes et fake news. Ces vidéastes actifs sur YouTube se qualifient de debunkers, mais aussi de sceptiques et de zététiciens. La notion de « zététique » (du grec zêtêtikos, qui signifie « qui aime chercher ») proviendrait du philosophe sceptique Pyrrhon d’Élis (vers 365-275 av. j. c.), bien que ce dernier n’ait rien écrit (Goulet-Cazé, 1999, p. 1107). Le terme a été réemployé dans les années 1980, par Henri Broch, un biophysicien français pour désigner un scepticisme critique à l’encontre des phénomènes paranormaux et des pseudo-sciences. Cet « art du doute » au sens que lui donne Broch (2008), s’est par la suite élargi pour s’appliquer à tout type de controverses (vaccination, OGM, changement climatique, etc.) et en s’appuyant notamment sur les théories des biais cognitifs. Le but est aussi de former les citoyens à l’esprit critique face à la désinformation.  Avec le développement d’Internet et en particulier de YouTube, des vidéastes sont apparus depuis 2015 en se revendiquant de la zététique, avec pour objectif de défendre la science et la « Vérité » face à la désinformation, à l’obscurantisme et aux effets d’Internet qu’ils jugent néfastes, puisqu’ils permettraient la promotion des idées qu’ils désirent combattre. Ces individus sont pour la plupart autodidactes en sciences et rencontrent un franc succès, en comptabilisant des millions de vues de leurs vidéos. Cette large audience leur confère une influence auprès de leurs publics, devenant ainsi pour leur « communauté » 1, des figures d’autorité, face à d’autres communautés animées par les « tenants » 2 des idées qu’ils jugent « fausses ». Bien que la majorité d’entre eux soient amateurs en sciences, ils sont des influenceurs des sciences et se placent comme des acteurs de la vulgarisation et de la médiation scientifique. Nous employons ces deux notions indistinctement, même si elles recouvrent des questionnements différents (Jurdant, 2009 ; Bensaude-Vincent, 2010).

La littérature sur le debunking et leurs acteurs, les debunkers, reste largement absente 3, alors que de nombreux travaux francophones et internationaux portent sur le fact-checking (Bigot, 2018 ; Nicey, 2022 ; Vauchez, 2019). Pourtant les pratiques de debunking renouvellent les formes de lutte contre la désinformation, au regard de celles mises en œuvre par les journalistes avec le fact-checking. Ces acteurs interrogent les enjeux de la communication face à la désinformation des publics et sont amenés à penser explicitement les stratégies de lutte contre la désinformation, en termes de forme et de fond, face aux publics et à la prise en compte des effets. Il s’agit alors de comprendre de quelle manière les debunkers se font une place dans la lutte contre la désinformation. Quelles stratégies utilisent-ils pour rencontrer le succès auprès des publics ?

La première partie de cet article analyse les différences de stratégies de lutte contre la désinformation entre le fact-checking, réalisé par des journalistes, et le debunking mis en œuvre par les debunkers. Nous verrons dans une seconde partie comment ces derniers ont des stratégies complexes par rapport aux publics qui les situent parfois dans des situations paradoxales.

Le terme de désinformation est employé ici comme synonyme de mésinformation. Par conséquent, nous ne reprendrons pas la distinction opérée par Wardle et Derakhshan (2017) pour qui la mésinformation fait référence au partage par inadvertance de fausses informations, tandis que la désinformation désigne la création et le partage délibérés d’informations connues pour être fausses. Cette distinction apparaît discutable, car elle suppose la connaissance de l’intentionnalité des acteurs ce qui n’est pas toujours évident de démontrer. Par ailleurs, les sceptiques n’emploient pas le terme de mésinformation. Nous utilisons le terme de fake news, telle que l’emploient les acteurs sans discuter de leurs valeurs épistémologiques, bien que cette notion soulève des problèmes définitionnels et épistémologiques (Tandoc et al., 2018 ; Dauphin, 2019). Il en va de même pour les théories complotistes (Butter et Knight, 2018), mais aussi pour les pseudo-sciences (Lagrange, 1993). Nous ne discutons pas la dimension normative induite par les notions de « vérité » et de « fausseté », qui situe la connaissance dans un rapport au pouvoir (Bodin, Chambru, 2019). Nous nous situons dans une perspective pragmatique (Lemieux, 2007), qui s’attache à comprendre les pratiques et les représentations de ce que les acteurs définissent comme de la désinformation. Par conséquent, le parti-pris est ici de mettre l’expression de « Vérité » avec une majuscule et entre guillemets. De même, les termes « faux » et « juste » seront mis entre guillemets.

La méthodologie de cette enquête repose sur onze entretiens semi-directifs menés auprès de vidéastes, entre 2019 et 2021. L’échantillon représente environ un quart de la population des vidéastes sceptiques francophones existante. Nous avons également sélectionné un corpus de 50 vidéos pour saisir in situ les manières de construire l’argumentation, ainsi que les messages que suscitent ces vidéos par leurs publics. L’anonymat des interviewés a été conservé.

Du fact-checking au debunking : différents enjeux dans la lutte contre la désinformation

Face à la désinformation, deux contre-mesures apparaissent pour rétablir la « Vérité » dans le nouvel environnement informationnel numérique : le fact-checking et le debunking. Les journalistes comme les debunkers sont amenés à se poser la question des meilleures pratiques au regard de l’évaluation des effets escomptés sur les publics. Il apparaît pertinent de distinguer les deux notions puisqu’elles relèvent d’usages et de pratiques différenciés dans la lutte contre la désinformation. Le terme fact-checking désigne l’activité consistant à vérifier l’exactitude des faits contenus dans un écrit ou un discours. En ce sens, il s’agit d’une pratique ancienne, au fondement du journalisme. Cependant, elle s’est popularisée depuis 2008 (Bigot, 2018) et devient particulièrement utilisée et revendiquée par les journalistes, par les rédactions et par les analystes politiques qui voient la désinformation comme un problème public. Elle est utilisée de manière ostentatoire, devenant par là même une forme de labellisation et de légitimation, particulièrement à la suite de situations exceptionnelles (attentats terroristes, théories conspirationnistes et pseudo-scientifiques liées à la crise sanitaire du Covid 19, etc.). Bien qu’il y ait déjà eu des initiatives antérieures, c’est à partir de 2008 que de grands journaux ont lancé des rubriques visant à dénoncer les fausses informations : « Désintox » dans Libération et « Les Décodeurs » dans Le Monde, parmi les premiers. Ces nouveaux espaces sont totalement dédiés à la réfutation des fausses informations et des journalistes sont employés pour cette seule mission. Les discours politiques jugés fallacieux ont motivé la quasi-totalité des médias (presse écrite, radio et télévision) à généraliser les sections de fact-checking en 2012, lors de la campagne pour la présidence de la République française. Ce phénomène de lutte contre la désinformation s’est amplifié en réaction aux campagnes de désinformation qui ont eu un fort écho en France : l’élection de D. Trump aux États-Unis d’Amérique et le Brexit, soutenu par le Premier ministre britannique B. Johnson au Royaume-Uni. Enfin, la montée en puissance des réseaux socio-numériques, insuffisamment régulés et permettant à tout un chacun de dire tout et n’importe quoi, a donné naissance à une volonté de la part des journalistes de reprendre le contrôle de l’information, mais aussi d’avoir une visée pédagogique. Nous soulignons cependant deux limites apparentes dans la revendication ostentatoire de la démarche de fact-checking par les journalistes. Tout d’abord, à travers des espaces de fact-checking spécialisés contre les fake news, les journalistes jouent sur leur crédibilité face à la méfiance du grand public. En même temps, le message implicite est que l’éthique de la profession journalistique en général ne reposerait pas sur l’investigation des sources. Or, celle-ci est au centre de la profession. En second lieu, la notion de fact-checking semble favoriser le mythe commun aux journalistes de l’objectivité absolue de l’information, qui est renforcé par les méthodes du data journalisme.

Alors que l’expression fact-checking fait désormais partie du jargon journalistique, le terme de debunking est employé sur les réseaux socio-numériques par des individus sceptiques et zététiciens contre les pseudo-sciences, le paranormal et les théories complotistes, puis par extension sur d’autres thèmes. Il donne lieu à une appropriation du concept par les amateurs. Dérivé de bunkum (le non-sens), le néologisme anglais debunker dont l’origine remonterait à 1923 (Zimmer, 2019) et qui se traduit par « démystifier », désigne le fait pour un individu, ou pour un groupe, de discréditer une personne considérée comme un imposteur, de réfuter un corpus idéologique jugé faux et de démasquer ce qui est perçu comme un mensonge. L’objectif principal est donc de diminuer l’impact potentiel de la désinformation annoncée, en réinstaurant la « Vérité ». La démarche consiste à répertorier les éléments considérés comme des preuves des fausses informations et à attribuer la provenance des auteurs de la désinformation. C’est le cas par exemple de la chaîne intitulée DeBunKer des Etoiles 4 qui est une chaîne thématique orientée contre les théories complotistes autour des attentats du 11 septembre 2001, l’incendie de Notre-Dame, les chemtrail 5, ou encore sur le programme Apollo. Le but des protagonistes est également de favoriser, chez le public jugé crédule, l’adoption d’un regard critique comme mécanisme d’auto-défense. C’est particulièrement le cas d’une chaîne comme Hygiène Mentale 6 qui en plus du debunking des pseudo-sciences, a pour ambition de transmettre l’apprentissage des théories des biais cognitifs. L’expression est donc utilisée par les amateurs qui produisent des contenus sur Internet visant à démystifier des informations jugées fausses davantage que par les journalistes. Le leitmotiv du debunking est de contrecarrer la désinformation de manière souvent militante.

Il existe des chevauchements entre le debunking et le fact-checking puisque la démarche du debunking utilise la vérification des faits et que le fact-checking vise aussi à restaurer la « Vérité ». Pour autant, il ne s’agit pas des mêmes acteurs qui utilisent ces notions. Les journalistes, rédactions et analystes politiques usent abondamment de la notion de fact-checking ; à l’inverse, ils n’utilisent pas le terme de debunking. Les sceptiques utilisent la notion de fact-checking, mais leur spécialisation est le debunking. Ils sont, non seulement, fact-checkeurs, une expression qu’ils peuvent revendiquer, mais également debunkers. Alors que le fact-checking est mis en œuvre par des professionnels, qui ont un statut de journalistes dans une institution, les debunkers agissent en dehors des institutions et sont des influenceurs « pro-amateurs », c’est-à-dire des individus qui exercent une influence sur leur communauté en leur nom propre. Le debunking est donc une pratique amatrice émanant d’un individu ou d’un petit groupe informel à l’inverse du fact-checking qui est utilisé par des organisations (journalistes, rédactions).

Bien que les debunkers apparaissent à la marge du « champ journalistique » au sens de Bourdieu (1994), ils peuvent entrer en concurrence avec les journalistes portés sur la vulgarisation et la médiation scientifique. Une minorité d’entre eux en fait leur activité principale et n’exclut pas la possibilité de devenir journaliste 7, même s’ils observent une certaine réserve par rapport à la profession. Les debunkers critiquent le manque de compétences des journalistes en sciences et considèrent que ces derniers ne sont pas suffisamment combatifs à l’égard de la désinformation et des désinformateurs. Ce caractère « proamateur » et informel de la démarche induit plusieurs différences par rapport à la pratique journalistique. Tout d’abord, du fait d’un statut institutionnel lié à la pratique, le fact-checking vise à une normalisation qui est enseignée dans les écoles de journalisme et qui se régule dans le cadre d’un média par un contrôle des pairs. A contrario, le debunking est une pratique informelle, autodidacte, construite in situ, à tâtons et qui est rarement corrigée par des pairs. Les deux pratiques sont des « labellisations », des marques de fabrique, qui visent à rencontrer un succès auprès des publics, mais avec des distinctions fortes : les journalistes recherchent une légitimation d’un statut au sein d’une structure, alors que les debunkers visent avant tout une légitimation d’un rôle d’influenceur pour une place dans les réseaux socio-numériques. Il en découle que les premiers ambitionnent une crédibilité auprès des publics, alors que les seconds recherchent davantage le succès via l’approbation de leur communauté qu’ils veulent accroître.

Il existe une autre différence notable entre ces deux pratiques. Le fact-checking se construit sur les notions d’objectivité et d’impartialité qui sont revendiquées par les journalistes. À l’inverse, le debunking ne se veut pas neutre et impartial. Ainsi les debunkers assument-ils d’emblée une stratégie partisane, militante et radicale. Cette remarque doit être nuancée. Les debunkers agissent au « nom des sciences » dont ils ont une conception largement positiviste et scientiste, mélangeant parfois sciences et techniques, perçues comme source de progrès. Le militantisme qu’ils ambitionnent est d’agir contre l’obscurantisme. Il s’agit d’un « combat », d’une « lutte », d’une « croisade », d’un « sacerdoce », comme en parlent les interviewés. Le champ lexical guerrier les place dans une orientation militante des sciences et de la « Vérité ». Ils sont mus par un fort engagement de temps et d’énergie. Ce combat leur confère un sentiment d’utilité sociale (Dauphin, 2022) qui les motive dans cette lutte contre la désinformation et leurs responsables. En revanche, ils ne se situent pas dans un courant politique particulier et n’ont pas réellement conscience des enjeux politiques et sociaux des sciences. Concrètement, ils sont militants de façon unanime contre l’obscurantisme qu’ils caractérisent par le paranormal, les pseudo-sciences (astrologie, sophrologie, etc.), les théories complotistes (chemtrail, platisme 8, pyramidologie 9, etc.) et les fake news. Ces sujets fédèrent le groupe, en constituant un dénominateur commun qui les unit afin de militer pour les sciences de manière apolitique. La zététique est l’un des aboutissements de ce militantisme en faveur de la science (Laurens, 2019), qui suscite une large adhésion au sein de l’Association française pour l’information scientifique (Afis). En se cantonnant à ces sujets, la question politique ne crée pas de dissensions au sein du groupe de vidéastes et ces derniers peuvent se déclarer « apolitiques ». En revanche, dès qu’ils sortent de ces sujets consensuels au sein de la « communauté scientifique » et qu’il s’agit d’aborder des controverses scientifiques contemporaines, les dangers potentiels de telles ou telles innovations (des OGM, du glyphosate, ou encore du nucléaire), les prises de position peuvent être clivantes et liées à des engagements politiques. Le clivage est d’autant plus fort quand les sceptiques s’attaquent à debunker des questions sociales qui concernent par exemple le genre. Selon notre échantillon de vidéastes, seule une minorité d’entre eux se définit comme appartenant à l’extrême gauche. Toutefois des partisans des idées d’extrême-droite dénoncent l’orientation jugée à gauche de la zététique. C’est le cas d’un petit groupe d’individus, largement marginal (le Cercle cobalt) se revendiquant également de la zététique, mais qui s’attache à « debunker » les théories du genre ou bien à rétablir une supposée réalité scientifique de la notion de race humaine. Par conséquent, la pratique du debunking dépend de l’idéologie des acteurs et le complotisme antiféminisme en témoigne (Morin, Mésangeau, 2022). De même, un usage néolibéral du terme de zététique, bien que minoritaire, existe et a fait l’objet de critiques (Andreotti, Noûs, 2020 ; Foucart et al, 2020). Généralement, les prises de positions politiques sont globalement mal perçues par le groupe qui considère les sciences au-dessus de la question politique et qui voudrait avoir une vision descriptive, neutre et objective des sciences. Par conséquent, le militantisme est essentiellement revendiqué comme scientifique, c’est-à-dire qu’ils agissent au « nom de la science ».

Enfin, alors que le fact-checking n’est pas directement ciblé et s’attache avant tout à la vérification de faits, le debunking, lui est utilisé par des individus ou des groupes d’individus pour dénoncer un acteur ou une croyance jugée néfaste. L’engagement axiologique au sens des valeurs de Weber (1959) est assumé. Cette pratique vise donc directement un sujet spécifique (individu ou thématique) avec la volonté de mettre en évidence la désinformation, mais surtout de modifier les croyances des individus qui doutent, ou qui sont influencés par les thèses combattues.

Cette différence d’engagement axiologique dans les deux postures témoigne d’un rapport différent à la « Vérité ». La vérification de faits repose sur des éléments factuels et une conception nuancée du rapport au vrai, tandis que le debunking vise à l’instauration d’une « Vérité » concernant une théorie, ou une croyance, jugée fausse. La recherche de dévoilement du mensonge se joue dans une posture radicale. Par conséquent, le debunking s’inscrit dans une démarche stratégique. Contrairement à la vérification des faits, toutes les faussetés ne se valent pas, car le debunking est centré sur la résolution d’un problème stratégique afin de réduire les conséquences néfastes. De ce fait, il y a une hiérarchie des erreurs à rectifier.

Enfin les pratiques de debunking et de fact-checking sont largement différenciées en fonction des rapports aux publics. Les enjeux de l’action par rapport à des retours du public sont modérés pour ce qui concerne la vérification de faits, puisqu’il s’agit de faits erronés à corriger. En revanche, les enjeux sont forts pour les debunkers puisqu’en démystifiant des croyances fausses, ils s’exposent personnellement à des discours potentiellement haineux et à des actions de la part de leurs adversaires. L’un d’eux déclare :

« Pendant quelques semaines, on sait que ça va être très dur, qu’on va s’en prendre plein la tête, qu’on va avoir des signalements de nos comptes, qu’on va avoir des attaques groupées. Ce qu’on évite principalement, c’est les attaques groupées qui peuvent nuire à l’intégrité de nos comptes YouTube. » (Un debunker spécialisé sur les complots lunaires qui comptabilise plus de 18 millions de vues sur l’ensemble de ses vidéos).

Par ailleurs, dans le cadre du fact-checking, les interactions avec les publics sont faibles et la valeur perçue de l’information est largement liée à la reconnaissance du média, essentiellement dépersonnalisée, à part pour les journalistes qui fédèrent une communauté 10. Par conséquent, les effets supposés sur les publics sont relativement peu évalués et la réflexivité est relative. En revanche, pour la démystification, les interactions avec les publics sont très fortes et l’information est personnalisée. La proximité avec la communauté est forte et le rapport aux publics constitue une mesure d’efficacité : dès lors, la réflexivité est très importante et amplifiée par les réactions des publics. L’enjeu intrinsèque du debunking est son efficacité par rapport à la désinformation. En conséquence, les acteurs mettent en oeuvre des stratégies en lien avec des objectifs et des critères d’évaluation de leur succès. Ainsi, la prise en compte des effets de leur démarche est omniprésente chez les debunkers, alors qu’elle semble davantage secondaire pour les fact-checkeurs. Nous proposons ci-dessous un tableau (fig. 1) récapitulatif des différences entre fact-checking et debunking.

 

Fact-checking

Debunking

Type d’acteurs

Professionnels : journalistes, rédactions, analystes politiques 

Influenceurs pro/amateurs

Statut de la pratique

Vise à une normalisation qui est enseignée dans les écoles de journalisme et qui se régule dans le cadre d’un média par un contrôle de pairs.

Pratique informelle, autodidacte, construite à tâtons qui n’est que rarement corrigée par des pairs.

Usage et sens de la « labellisation »

Journalistes : 

Légitimation d’un statut au sein d’une structure.

Influenceurs :

Légitimation d’un rôle pour une place dans les réseaux socio-numériques.

Enjeux sociaux de la « labellisation »

Recherche de crédibilité 

Recherche du succès et de l’approbation de leur communauté qu’ils visent à agrandir.

Engagement axiologique

Vise à la neutralité

Militantisme 

Recherche de la « Vérité »

Spécifique sur des éléments factuels – posture nuancée

Instauration d’une « Vérité » concernant une théorie ou croyance jugée fausse. Recherche de dévoilement du mensonge – posture radicale ciblée contre les désinformateurs

Enjeux de l’action par rapport à des retours des publics

Modérés, puisqu’il s’agit de « faits » erronés à corriger. 

Fort : discours potentiellement haineux adressés contre des croyances avec des auteurs désignés plus directement. 

Interactions avec les publics

Faibles : information largement liée à la reconnaissance du média. Information essentiellement dépersonnalisée, à part pour les journalistes qui fédèrent une communauté. 

Fortes : Personnalisation de l’information. Forte proximité : lien communautaire.

Prise en compte des publics  

Relative : réflexivité relative

Totale : réflexivité par la rétroaction systématique

Effets sur les publics

Plus ou moins conscientisés

Fortement conscientisés

Figure 1. Différences entre fact-checking et debunking


Des stratégies informationnelles de lutte contre la désinformation en fonction des publics

La pratique du debunking permet d’établir un lien particulier avec les publics. Pour satisfaire les abonnés, existants ou potentiels, les protagonistes mettent en œuvre des stratégies qui constituent également des compétences. Tout d’abord, les debunkers maîtrisent l’environnement médiatique et numérique et y exercent des choix. Ils attribuent aux vidéos et à la plateforme YouTube un effet plus fort sur les publics que les autres supports et que les autres réseaux socio-numériques, même s’ils se servent également des autres réseaux. Hormis YouTube, ils utilisent tous Facebook et Twitter, essentiellement pour renvoyer à leurs contenus YouTube et échanger avec leurs publics. Les vidéastes interviewés attribuent à YouTube une influence particulièrement puissante sur les « jeunes ». Le dispositif sociotechnique est décrit comme favorable à la persuasion de cette population, c’est ce que décrit un vidéaste :

« Ce qui marche le plus dans YouTube, c’est un environnement dans lequel les gens voient quelqu’un face caméra. Ils ont confiance dans un contenu d’autant plus quand il y a quelqu’un qui leur parle. Visiblement, les jeunes préfèrent voir quelqu’un qui parle en vidéo. » (Un sceptique, docteur en biologie, spécialisé contre les pseudosciences qui comptabilise plus de 35 millions de vues sur l’ensemble de ses vidéos. Il est le seul à avoir ce niveau de diplôme en science).

Dans leurs contenus vidéos, ils ont pour objectif d’« accrocher » le public. Ce travail débute dès le choix du thème à debunker, lié aux travaux déjà existants de leurs pairs, mais aussi à des appétences et compétences supposées en la matière, pondéré par le risque de « retour de bâton » inhérent à la démarche. En effet, les debunkers s’exposent à la haine de leurs détracteurs et le savent d’emblée. Le debunking est aussi un gage de succès largement pris en compte par les initiateurs, comme en témoigne l’un d’eux :

« Je dépasse à peine 40 000 abonnés, j’ai une toute petite communauté derrière moi. Mais j’ai presque deux millions de vues, parce que c’est con à dire, mais les vidéos de debunk, ça fonctionne. Et pour 40 000 abonnés, je dois avoir 300 000 et 500 000 vues sur les deux vidéos de debunk. » (Un debunker spécialisé sur la pyramidologie qui a une licence d’archéologie, cadre).

De même, l’usage de « punchlines » créant du « clash » est un élément qui peut être revendiqué par les debunkers. Pour être pertinentes, selon les interviewés, les vidéos doivent contenir de l’humour, parfois au détriment de leurs détracteurs. Des références à la « pop culture » sont habituelles et sont perçues comme accrocheuses. Cet aspect ludique mis en avant est en fait tempéré par une recherche de crédibilité qui s’exprime par un ton sérieux, avec des références jugées adéquates. Il s’agit, selon eux, de trouver le juste milieu entre un contenu ludique et un contenu plus scientifique. L’un des interviewés critique le caractère jugé trop académique des scientifiques qui sont qualifiés de « chiants et de pédants » pour le grand public. Ainsi, les youtubeurs anticipent l’engagement de leurs publics, qu’ils considèrent plus aptes à suivre une vidéo qu’à s’engager dans un article long et fastidieux, notamment pour le public jugé le plus crédule, même s’ils peuvent pour certains rédiger des articles de blogs. La proximité avec leurs publics est revendiquée.  Elle est renforcée par le « face caméra » avec un ton familier. Ainsi, l’un des debunkers évoque-t-il un lien fraternel avec son public, comme un « grand frère » :

« On est un peu le grand frère qui leur donne des conseils, ou le pote qui leur parle de sujets, avec des arguments. On a cette position d’interlocuteur privilégié, un peu intimiste, qui fait qu’on a un contact. Les gens, quand on les rencontre en conventions ou autres, ils nous tutoient tout de suite, ils ont l’impression de nous connaître. Alors c’est un peu déroutant quand on est vidéaste, parce que nous, on ne les connaît pas et eux ont l’impression qu’on est leur pote [rire]. » (Un debunker généraliste qui comptabilise plus de 3 millions de vues sur l’ensemble de ses vidéos).

La stratégie du debunking apparaît multiple. Tout d’abord, elle commence dans une logique du dévoilement, où il s’agit de présenter les informations erronées comme point de départ pour exposer les acteurs et les réseaux à l’origine de la diffusion des fausses informations. Cette démarche va de pair avec la désignation de coupable en collectant des preuves du comportement d’un acteur afin de lui faire honte publiquement et de le sanctionner socialement, voire techniquement. Puis, il s’agit de réinstaurer la « Vérité ». La volonté est également de sensibiliser les publics et de les éduquer à l’esprit critique en dévoilant les techniques de désinformation, en particulier les biais cognitifs. Enfin, l’objectif est de réaliser un inventaire dans le but de restaurer la « Vérité » en développant un ensemble de vidéos sur leur chaîne YouTube pour contrer la désinformation sur un ou plusieurs sujets.

Outre cette synthèse des stratégies des protagonistes propres aux debunkers, les entretiens ont permis de dresser leur propre typologie des publics en fonction de la perception du degré d’adhésion aux idées jugées fausses que les sceptiques combattent. Il ne s’agit donc pas d’une typologie abstraite ou objective, mais compréhensive, c’est-à-dire fondée sur la manière dont les acteurs les définissent eux-mêmes. Cette typologie de leurs publics oriente leurs actions et leurs tactiques de communication. Elle se compose de quatre types de publics présentés ci-dessous : le public convaincu des idées « justes », le public indécis, le public crédule convaincu par les idées « fausses », le public adversaire.

Le public convaincu des idées « justes » et de l’importance de mener les combats contre la désinformation sont ceux qui sont abonnés à leur chaîne, qu’ils appellent leur communauté. Cette dernière constitue la cible des youtubeurs. Pour constituer leur carrière, les vidéastes doivent l’agrandir et la fidéliser. Elle assure aux vidéastes deux fonctions essentielles : la gratification symbolique et la gratification matérielle. La première est la reconnaissance à travers les remerciements et encouragements qui est un leitmotiv pour les youtubeurs. Une sociabilité se construit par des échanges au quotidien avec leurs abonnés, avec qui les vidéastes se sentent les « grands frères », c’est-à-dire conscients d’exercer un pouvoir prescripteur – une influence – sur leur jugement de la « Vérité ». La gratification matérielle s’effectue par la monétisation de leur chaîne et par les dons financiers des abonnés. Concrètement, la communauté est omniprésente dans la manière de debunker la désinformation de plusieurs façons : le feed-back des abonnés influence les vidéastes sur le choix des sujets à démystifier, sur la forme (la tonalité plus ou moins agressive ou pédagogique) et sur le fond (en proposant des nouveaux arguments et des sources). La taille de la communauté est en lien avec la crédibilité et la légitimité des youtubeurs. Elle est donc une force potentielle en offrant une forme de défense face aux détracteurs qui s’attaquent à la réputation de leur « influenceur » et à la pérennité de leur chaîne.  En effet, le combat des idées « justes » sur YouTube donne lieu à des discours haineux et à des stratégies d’invisibilisation et de signalements de fermetures de chaînes (appelées strikes). Par conséquent, bien que les youtubeurs construisent leur légitimité sur un discours de transparence et d’indépendance, ils sont en fait largement tributaires de leurs abonnés dans le debunking. 

Le public indécis est constitué d’individus qui n’ont pas, selon les vidéastes, d’avis tranchés sur les questions qu’ils abordent. Ils composent donc un public à conquérir puisqu’ils sont susceptibles d’être influencés et de faire partie de leurs communautés.  

Le public crédule, convaincu par des idées « fausses » est appelé par les sceptiques les « tenants », c’est-à-dire ceux qui soutiennent des théories erronées. Ce sont les individus qui adhèrent aux croyances que les debunkers contestent.  Face à ce public, les zététiciens observent une certaine ambiguïté, car le but de leur démarche est en principe de convertir les individus qui ont une conception fallacieuse de la réalité. Paradoxalement, les sceptiques se rendent compte que le debunking apparaît inefficace auprès de ce public, voire que leurs vidéos peuvent renforcer les tenants des idées fausses, en les polarisant. Ce public est pris en compte, mais crée un paradoxe, puisque les vidéastes se retrouvent en tension entre le fait d’être pédagogues et bienveillants et le fait de manifester, plus ou moins ouvertement, une certaine haine vis-à-vis des « tenants » des sujets qu’ils combattent. Ce public, considéré par les sceptiques comme crédule, voire idiot, peut devenir potentiellement hostile et basculer dans le « public adversaire ». 

Enfin, le public adversaire est constitué des internautes actifs dans la promotion des idées qu’ils combattent. Ils sont perçus comme des « charlatans » et peuvent les harceler via des messages, demander des fermetures de chaînes par des moyens détournés (non-respect des droits d’auteur, etc.) et inciter leur communauté à effectuer des campagnes de « dislikes » pour faire baisser la popularité de leurs vidéos. Ce public est pris en compte dans le « retour de bâton » qu’il peut constituer, bien loin des questions épistémologiques. S’attaquer à certaines théories (et communautés qui les portent) nécessite, selon les vidéastes, d’être psychologiquement préparés et d’avoir un nombre d’abonnés suffisant pour les défendre. En contrepartie, debunker un sujet polémique peut être aussi source de « buzz », et donc de succès auprès de leurs communautés.

Cette typologie des publics face à la désinformation, construite par les sceptiques est intéressante puisqu’elle traduit dans les pratiques des situations paradoxales pour les vidéastes. Tout d’abord, l’engagement axiologique est particulièrement fort dans la posture de debunking au regard des « vérités » que les protagonistes souhaitent rétablir. Pour les debunkers, la démarche militante et politique « au nom de la science », soulève des questions quant à la réception du public. Si la démarche de debunking rencontre le succès et donne aux acteurs un sentiment d’utilité sociale et une place dans la vulgarisation et dans la médiation scientifique, le travail mené devrait en principe permettre de remettre les « tenants » des idées « fausses » dans le droit chemin. Pourtant, le debunking semble avoir pour effet de polariser les croyances des crédules plutôt que de les convertir en croyances considérées comme justes (Nyhan, Reifler, 2010), bien que cet effet polarisant fasse l’objet de débats (Wood, Porter, 2019 ; Guess, Coppock, 2020). 

Les vidéastes constatent, tout comme les études générales sur le sujet, que la correction des fausses informations ne fonctionne que pour certains individus. Ainsi sont-ils bien conscients qu’une vidéo ne fera pas changer d’avis des individus farouchement convaincus par des idées « fausses » et que la « conversion des croyances » se réalise progressivement. Par conséquent, les vidéastes reconnaissent être conduits à relativiser eux-mêmes les effets de leurs vidéos. 

Un autre paradoxe apparaît : si les protagonistes doutent de l’efficacité du processus de démystification auprès du public crédule, ils sont également conscients du succès du processus auprès du public convaincu, qui constitue leur communauté. L’objectif des youtubeurs, plus ou moins directement assumé, est d’être vus, partagés, commentés et appréciés le plus possible. Ils sont donc conscients que leur contenu doit être « accrocheur ». Les vidéos de leurs détracteurs, contenant des théories du complot et des fake news dans leur effet de dévoilement et de confrontation d’un discours dominant, apparaissent sensationnelles et sont privilégiées par rapport à des contenus jugés plus vrais, mais moins spectaculaires. Certains youtubeurs reconnaissent que la confrontation directe visant à debunker les théories du complot et les fake news – qu’ils appellent un clash – augmente significativement le nombre de vues de leurs vidéos. Cette compétition pour l’audience peut entrainer des effets pervers sur la manière dont les youtubeurs produisent des vidéos. 

Cette prise de conscience de la portée du clash dans la promotion de leurs vidéos semble particulièrement intéressante, car elle fonctionne en miroir avec leurs détracteurs – ceux qui diffusent des théories du complot et des fake news. Par conséquent, les youtubeurs semblent parfois enclins à radicaliser leur point de vue et à être dans l’affrontement et dans l’excès pour se démarquer, et ils le justifient par l’algorithme de YouTube qui a été largement analysé (Covington et al, 2016). La notoriété des youtubeurs dépend du référencement des vidéos par l’algorithme, puisqu’environ 70% des vidéos consommées ne sont pas recherchées par l’utilisateur, mais sont lancées automatiquement en fonction de multiples critères (Faddoul et al, 2020). Cette situation est paradoxale, puisque si les vidéastes veulent adapter leur contenu pour convertir le public crédule en se montrant cordiaux et en évitant de se moquer, de dévaloriser et de disqualifier ceux qui sont dans l’erreur, ils peuvent être jugés par leur communauté déjà convaincue et prosélyte de la « Vérité », comme étant insuffisamment dans l’offensive et ils risquent donc de perdre des abonnés.

Par conséquent, il existe bien des paradoxes dans les représentations et les comportements des debunkers vis-à-vis des publics. Le fait de déconstruire avec fermeté les fausses croyances et théories et de se moquer des crédules diminue les chances d’être entendus par le public croyant des idées « fausses ». En ce sens, le but de certains debunkers serait davantage de fédérer une communauté, de la conforter dans ses croyances et dans un entre-soi de « sachants » que de réduire la désinformation.

Les sceptiques sont confrontés à la potentielle inefficacité de leur démarche voire au fait qu’elle peut s’avérer contre-productive vis-à-vis des tenants des idées « fausses ». Pourtant, le debunking justifie leur carrière. Ils atténuent cette dissonance cognitive en considérant que leur action est utile pour les publics hésitants ou indécis, ou n’ayant pas d’avis sur une croyance ou une théorie qu’ils démystifient.

De plus, les debunkers sont encouragés dans leur lutte contre l’obscurantisme par les messages reçus d’anciens conspirationnistes qui expliquent le fait qu’ils ont changé d’opinion en partie grâce à leur chaîne. Les debunkers insistent sur leur influence, qualitative plutôt que quantitative, et sur leur capacité à « apporter de la nuance et de la complexité aux internautes » comme le souligne un interviewé. Un autre conclut sur sa démarche en arguant qu’il souhaite susciter « l’art du doute plutôt que celui du soupçon ».

Conclusion

En pointant les différences entre le fact-checking et le debunking, nous avons mis en exergue les stratégies différenciées dans la lutte contre la désinformation. Alors que les recherches sur le fact-checking donnent la possibilité de comprendre les enjeux et la reconfiguration du monde journalistique, les recherches sur le debunking sont quasiment absentes de la littérature scientifique. Pourtant, ces vidéastes questionnent plus directement les modalités, les résultats et les limites de la lutte contre la désinformation. En s’attaquant frontalement et personnellement, « face caméra », aux théories et aux croyances erronées, en particulier complotistes et pseudo-scientifiques, ils occupent une place laissée largement vacante par les journalistes et par les scientifiques. En cela, ils proposent une nouvelle action – le debunking – qui rencontre un véritable succès sur les réseaux socio-numériques. Il serait vain de considérer que leur démarche est simplement opportuniste, dans la mesure où les protagonistes interrogés prennent réellement à cœur cette mission, qu’ils vivent comme un sacerdoce, tant elle apparaît chronophage. Ils sont convaincus d’avoir un rôle à jouer contre la désinformation, notamment des plus jeunes alors que leurs publics ne sont pas si jeunes. Selon les chiffres communiqués par nos interviewés, les audiences se constituent en moyenne à 85 % d’hommes et la tranche d’âge des 25-35 ans représente entre 70 % et 80 % du public. Il se joue un « effet miroir » entre les vidéastes et le public, c’est-à-dire une relative homogamie entre les vidéastes et leurs publics. En effet, l’idéal-type du vidéaste « sceptique » est celui d’un homme blanc âgé de 25 à 40 ans, qui a suivi des études supérieures (allant du niveau bac +2 au doctorat) (Dauphin, 2022). Ces influenceurs au nom des sciences, sceptiques et zététiciens, suscitent des controverses de la part de chercheurs qui leur reprochent une conception biaisée des sciences radicalement positiviste (Andreotti, Noûs, 2020 ; Foucart et al, 2020 ; Bodin, 2021 ; Laurens, 2021). Il n’est pas question de juger ici du bien-fondé des démonstrations du debunking, mais de montrer que leur démarche a le mérite de (re)configurer les pratiques de lutte contre la désinformation. 

Nous avons examiné la manière dont les « proamateurs » en marge du journalisme, qui se revendiquent debunkers, combattent la désinformation. Notre enquête questionne les représentations et les pratiques des debunkers dans leurs manières de rectifier la désinformation vis-à-vis des publics. Il apparaît pertinent de se demander si l’efficacité du debunking ne dépend pas, au-delà de la nature du message, de la perception des publics en termes de légitimité (ou d’illégitimité) et d’autorité (ou de discrédit) de la source de l’information. Dès lors, il est possible de s’interroger sur la manière dont se construit la légitimité et l’autorité d’un leader d’une communauté – un influenceur – sur les réseaux socio-numériques par rapport à ses abonnés. La légitimité et l’autorité des debunkers ne reposent pas tant sur des compétences scientifiques, puisque la grande majorité d’entre eux est autodidacte, mais plutôt sur l’affichage d’un dur labeur, d’une honnêteté, d’une transparence et d’indépendance, dont ils feraient preuve dans leur travail. Cette indépendance est en fait très relative, puisque leur communauté représente la finalité de leur travail et qu’ils en sont largement dépendants (potentiellement financièrement, via la monétisation de leur chaîne et les dons). Les retours de la communauté peuvent également influencer les sujets choisis pour être débunkés et la manière dont ils le sont. En cela, leur indépendance vis-à-vis des différents lobbies ne les rend pas indépendants. En outre, leur crédibilité est mesurée par le nombre d’abonnés qu’ils ont. Plus les influenceurs en ont, plus ils sont reconnus comme des figures d’autorité. Les debunkers ont ainsi des avantages par rapport aux journalistes et aux institutions gouvernementales de lutte contre la désinformation, dans la mesure où ils sont perçus par le public comme indépendants et donc plus honnêtes, transparents et moins soumis aux lobbies. Le mot d’ordre des influenceurs est « transparence ». Par conséquent, l’institutionnalisation du fact-checking par les journalistes ou du debunking par les organisations gouvernementales, ou sous le contrôle d’une entreprise, suscite des interrogations légitimes du public sur la transmission de la « Vérité », c’est-à-dire l’indépendance de l’information par rapport aux enjeux politiques, économiques et sociaux. Ainsi, l’institutionnalisation du fact-checking et du debunking peut-elle être perçue comme une source de méfiance de la part du public et suspectée de collusion d’intérêts avec les pouvoirs en place.

Notes

[1] Sur YouTube, les membres abonnés à une chaîne sont appelés « communauté ».

[2] Le terme « tenant » est employé par les debunkers. Il désigne au sens figuré et familier selon le Littré : « Celui qui soutient une opinion contre ceux qui la combattent ». [en ligne], consulté le 29 janvier 2023, https://www.littre.org/definition/tenant. Cette expression est utilisée par les debunkers pour désigner celles et ceux qui défendent des idées jugées fausses.

[3] Les travaux sur les vidéastes youtubeurs qui luttent contre la désinformation sont peu nombreux (Baur, 2021 ; Chevry Pebayle, 2021 ; Dauphin, 2022). Les recherches en sciences sociales sur la zététique sont presque inexistantes à l’exception de l’étude de S. Laurens (2019) qui propose un court chapitre sur la zététique et deux articles (Andreotti, Noûs, 2020 ; Bodin, 2021).

[4] https://www.youtube.com/@debunkerdesetoiles

[5] Le terme « chemtrail » (contraction de « chemical trail ») désigne une thèse complotiste, née aux États-Unis dans les années 1990, qui soutient que les traînées blanches laissées par le passage des avions dans le ciel seraient des produits chimiques intentionnellement disséminés par les gouvernements pour contrôler les masses.

[6] https://www.youtube.com/@HygieneMentale

[7] C’est le cas de deux de nos interviewés, dont l’un a récemment collaboré avec une agence de fact-checking. Un autre déclare en entretien qu’il aimerait devenir journaliste scientifique.

[8] Les platistes postulent que la Terre est plate en utilisant des arguments qu’ils considèrent comme scientifiques, et accusent des institutions telles que la Nasa (National Aeronautics and Space Administration) de cacher la vérité à la population.

[9] Les adeptes de la « pyramidologie » affirment que les pyramides ont été fabriquées par une ancienne civilisation, technologiquement avancée, et pensent qu’il existe un complot visant à faire taire cette vérité.

[10] C’est le cas, par exemple, du journaliste Samuel Etienne sur la plateforme de streaming vidéo Twitch.

Références bibliographiques

Andreotti, Bruno ; Noûs, Camille (2020), « Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme. Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun », Zilsel, vol. 7, n° 2, p. 15-53.

Baur, Monica (2021), « La lutte contre la désinformation sur YouTube », Communication, vol. 38, n° 2, [en ligne], consulté le 29 janvier 2023, https://journals.openedition.org/communication/14314#quotation

Bensaude-Vincent, Bernadette (2010), « Splendeur et décadence de la vulgarisation scientifique », Questions de communication, vol. 17, p. 19-32.

Bigot, Laurent (2018), « Rétablir la vérité via le fact-checking : l’ambivalence des médias face aux fausses informations », Le Temps des médias, vol. 30, n° 1, p. 62-76.

Bodin, Cyrille ; Mikaël, Chambru (2019), « Introduction », Études de communication, vol. 53, p. 7-14.

Bodin, Cyrille (2021), « La zététique ou les usages multiples d’une mise en récit scientiste du monde social », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 22/3b, no. S2, p. 77-89. 

Bourdieu, Pierre (1994), « L’emprise du journalisme », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 101-102, p. 3-9.

Broch, Henri (2008), L’art du doute ou Comment s’affranchir du prêt-à-penser, Valbonne, Éd. Book-e-book, (collection « Une chandelle dans les ténèbres »).

Butter, Michael ; Knight, Peter (2018), « The History of Conspiracy Theory Research: A Review and Commentary » (p. 33-46), in Joseph E. Uscinski (éd.), Conspiracy Theories and the People Who Believe Them, Oxford : Oxford University Press. [en ligne], consulté le 29 janvier 2023, DOI : https://doi.org/10.1093/oso/9780190844073.003.0002

Chevry Pebayle ; Emmanuelle (2021), « Pratiques informationnelles des youtubeurs scientifiques au service de la médiation du savoir », Communication, Vol. 38, n° 2, consulté le 29 janvier 2023, https://journals.openedition.org/communication/14808

Cinelli, Matteo ; De Francisci Morales, Gianmarco, Galeazzi, Alessandro, Quattrociocchi, Walter, Starnini, Michele (2021). « The echo chamber effect on social media », PNAS Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 118(9), 1–8. [en ligne], consulté le 29 janvier 2023, DOI :  https://doi.org/10.1073/pnas.2023301118

Cohen, Stanley (1972), Folk devils and moral panics. London: Mac Gibbon and Kee.

Covington, Paul ; Adams, Jay ; Sargin, Emre. (2016), « Deep Neural Networks for YouTube Recommendations », Proceedings of the 10th ACM Conference on Recommender Systems, [en ligne], consulté le 29 janvier 2023, DOI : https://dl.acm.org/doi/10.1145/2959100.2959190

Dauphin, Florian (2019), « Les Fake News au prisme des théories sur les rumeurs et la propagande », Études de communication, vol. 53, p. 15-32.

Dauphin, Florian (2022), « Succès et limites du debunking pour lutter contre la désinformation », Questions de communication, vol. 42, p. 315-332. 

Faddoul, Marc ; Chaslot, Guillaume ; Farid, Hany (2020), « A Longitudinal Analysis of YouTube’s Promotion of Conspiracy Videos », Cornell University, [en ligne], consulté le 29 janvier 2023, DOI: https://arxiv.org/abs/2003.03318

Foucart, Stéphane ; Horel, Stéphane, Laurens, Sylvain (2020), Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique. La Découverte (collection « Cahiers libres »).

Goulet-Cazé, Marie-Odile (1999), Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. du latin par M.-O. Goulet-Cazé, Paris : Librairie générale française.

Guess, Andrew ; Coppock, Alexander (2020). « Does Counter-Attitudinal Information Cause Backlash? Results from Three Large Survey Experiments », British Journal of Political Science, vol. 50, n°4, 1497-1515.

Jurdant, Baudouin (2009), Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique, Paris : Archives Contemporaines (collection « Études de sciences »).

Lagrange, Pierre (1993), « La sociologie à l’épreuve des parasciences », Ethnologie française, vol. 23, n° 3, p. 311-315. 

Laurens, Sylvain (2019), Militer pour la science. Les mouvements rationalistes en France (1930-2005), Paris : éditions de l’EHESS.

Lemieux, Cyril (2007), « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle, vol. 25 n° 1, p. 191-212.

Morin, Céline ; Mésangeau, Julien (2022), « Les discours complotistes de l’antiféminisme en ligne », Mots. Les langages du politique, vol. 130, n° 3, p. 57-78. 

Nicey, Jérémie (2022), « Le fact-checking en France, une réponse en condensé du journalisme face aux transformations numériques des années 2000 et 2010. », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, vol. 23, n° 1, p. 67-79.

Nyhan, Brendan ; Reifler, Jason (2010), « When corrections fail: The persistence of political misperceptions  », Political Behavior, vol. 32, n°2, p. 303-330.

Tandoc, Edson C. ; Zheng Wei Lim ; Richard Ling (2018), « Defining “Fake News”: A typology of scholarly definitions », Digital Journalism, vol. 6, n° 2, p. 137-153.

Vauchez, Ysé (2019), « Les mythes professionnels des fact-checkeurs. », Politiques de communication, vol. 12, no. 1, p. 21-44. 

Vosoughi, Soroush ; Deb Roy ; Sinan Aral (2018), « The spread of true and false news online », Science, vol. 359, n°6380, p. 1146-1151.

Wardle, Claire ; Hossein, Derakhshan (2017), Information disorder: Toward an interdisciplinary framework for research and policy making, 162317GBR, Conseil de l’Europe.

Weber, Max (1959), Le savant et le politique, trad. par J. Freund, Paris : Plon.

Wood, Thomas ; Porter, Ethan (2019), « The Elusive Backfire Effect: Mass Attitudes’ Steadfast Factual Adherence », Political Behavior, vol. 41, n° 1, p. 135–163.

Zimmer Ben. (2019), « What “Debunking” Owes to a 1923 Novel and Buncombe County, N.C. », The Wall Street Journal, [en ligne], consulté le 29 janvier 2023, https://www.wsj.com/articles/what-debunking-owes-to-a-1923-novel-and-buncombe-county-n-c-11546621971

Auteur

Florian Dauphin

Florian Dauphin est sociologue et maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Picardie Jules Verne. Il est membre du laboratoire Habiter le Monde (UR 4287). Ses travaux portent sur la construction de l’opinion publique et sur les enjeux sociaux et politiques des usages du numérique. Il s’intéresse en particulier à la désinformation (rumeurs, « fake news », théories complotistes).
florian.dauphin@u-picardie.fr