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L’autorité journalistique et ses failles : factualité, « bullshit » et « presque-vérité »

17 Nov, 2023

Résumé

Face aux fake news, le fact-checking rappelle les faits et atteste de leur véracité. Il passe toutefois sous silence la portée communicationnelle du journalisme qui, en s’adressant au public, vise aussi à donner du sens aux évènements. De ce point de vue, le journalisme semble démuni face au « bullshit », à savoir tous ces énoncés performatifs qui ignorent les faits plus qu’ils ne les trahissent. L’autorité du jour- nalisme s’en trouve affaiblie faute d’affirmer sa dimension politique, à savoir l’engagement qui consiste, pour son public, à interpréter les évènements dans une perspective la plus rationnelle possible. C’est ce qu’illustre le discours sur l’éducation aux médias associé au Décodex ou le fact-checking du débat de l’entre-deux tours de la présidentielle française de 2022 par CheckNews et les Décodeurs.

Mots clés

Fact-checking, éducation aux médias, véracité et vérité journalistique, sources primaires, transparence, fake news.

In English

Title

Journalistic authority and its vulnerabilities: factuality, bullshit and « almost-truth »

Resume

In response to fake news, fact-checking recalls the facts and attests to their ­veracity. It thus ignores the communication dimension of journalism. By addressing the public, journalism also aims to give meaning to events. Otherwise, it seems powerless against bullshit, that is, all those performative statements that ignore the facts more than they betray them. The authority of journalism is thus weakened by not claiming its political dimension, namely the commitment, for its public, to interpreting the facts in a strong rational perspective. Topical examples illustrate this approach: the discourse on media literacy by journalists of the Decodex; the fact-checking by CheckNews and the Décodeurs of the Macron – Le Pen presidential debate of 2022. 

Keywords

Fact-checking, media literacy, journalistic veracity and journalistic truth, primary sources, transparency, fake news.

En Español

Título

La autoridad periodística y sus fallas: factualidad, “bullshit” y “casi verdad”

Resumen

Frente a las «fake news», el fact-checking recuerda los hechos y da fe de su veracidad. Sin embargo, ignora la función comunicativa del periodismo mientras que, dirigiéndose al público, pretenda también dar sentido a los acontecimientos. Desde este punto de vista, el periodismo parece impotente frente al « bullshit», es decir todas esas declaraciones performativas que ignoran los hechos más que los traicionan. La autoridad del periodismo se debilita al no hacer valer su dimensión política, es decir, el compromiso que consiste, para su público, en interpretar los acontecimientos desde la perspectiva más racional posible. Así lo ilustra el discurso sobre la alfabetización mediática asociado al Decodex y al fact-checking del debate entre las dos vueltas de las elecciones presidenciales francesas de 2022 realizado por CheckNews y Les Décodeurs.

Palabras clave

Fact-checking, alfabetización mediática, veracidad y verdad periodísticas, fuentes ­primarias, transparencia, fake news.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Joux Alexandre, , « L’autorité journalistique et ses failles : factualité, « bullshit » et « presque-vérité » », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/5, , p.15 à 29, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2023/supplement-a/01-lautorite-journalistique-et-ses-failles-factualite-bullshit-et-presque-verite/

Introduction

Le succès du fact-checking dans les rédactions françaises témoigne d’un rapport ­nouveau des journalistes avec leurs publics depuis que la question des fake news a été mise à l’agenda, essentiellement après la campagne présidentielle américaine de 2016 et, la même année, le vote des Britanniques en faveur du Brexit. Importées en France, les pratiques de fact-checking ont d’abord concerné la parole publique – principalement celle des politiques. A partir de 2017, elles vont porter sur des thématiques nouvelles, la ­santé par exemple, favorisant le debunking, à savoir l’identification et la dénonciation des rumeurs et autres théories complotistes. Le fact-checking retrouve alors son sens originel de vérification systématique, de garantie pour l’offre d’information professionnelle, et s’impose finalement dans les rédactions comme un moyen de réaffirmer l’excellence journalistique auprès des publics (Bigot, 2019).

Cette évolution n’est pas sans conséquences. La dénonciation argumentée des fake news conduit à revendiquer une épistémologie pour le journalisme et un rôle social ­exceptionnel. Le cas du Décodex est exemplaire : en accordant son label aux rédactions instituées alors que plus de 600 sites web sont considérés comme non fiables, il vient « réaffirmer le rôle des médias d’information comme institution essentielle de la démocratie à travers la mise en transparence des discours qui traversent l’espace public et leur contrôle par des méthodes jugées incontestables » (Joux, Sebbah, 2020, p. 176). Le fact-checking, et plus largement la lutte contre la désinformation et la prétention des médias à une information vérifiée, découlent tous trois d’une réaffirmation de l’autorité journalistique – autorité à laquelle est alors apposée une dimension communicationnelle.

Mais cette autorité, bien que fondée sur des attributs intrinsèques à la profession comme la référence aux chartes et codes de déontologie ou les pratiques et méthodes expertes pour établir la véracité des faits, suppose aussi et immanquablement une « relation asymétrique » avec les publics (Carlson, 2017, p. 9) – ces derniers devant reconnaître aux journalistes leur ascendance dans le domaine de l’information d’actualité. Longtemps considérée comme une évidence, cette autorité s’est progressivement construite depuis le 20e siècle autour de normes professionnelles (Schudson, 2001) devenues « idéologie » (Deuze, 2005). Elle est de plus en plus contestée, notamment parce que la ­numérisation a fragilisé les rédactions et que des pratiques nouvelles et posant problème attestent régulièrement des insuffisances des médias d’information. Les chiffres du Baromètre de la confiance dans les médias, publié depuis 1987 par La Croix avec l’institut Kantar, illustrent cette perte d’autorité. Pour la contrebalancer, le « retour » du fact-checking s’est imposé comme une norme dans les rédactions. Néanmoins, rien ne dit que ce « retour » d’une pratique professionnelle historique doit ou va coïncider avec le retour d’une relation de confiance avec les publics qui puisse restaurer l’autorité du journalisme.

Parce que l’autorité est relationnelle, pour reprendre les termes de Matt Carlson (2017), il convient de saisir la dimension socioculturelle qui caractérise les relations entre  rédactions, journalistes et publics dans un contexte où fleurissent les fake news (ce mot- valise est ici utilisé pour désigner pêle-mêle toutes les formes possibles de la « mauvaise » information). Cette dimension socioculturelle s’incarne justement dans les votes américain et britannique de 2016, témoins des failles de l’autorité journalistique puisque les grands médias étatsuniens étaient très majoritairement critiques à l’égard de Donald Trump, quand les médias de référence au Royaume-Uni défendaient le remain. Ainsi, cet article ambitionne de proposer un cadre conceptuel pour penser cette perte d’autorité du journalisme dans l’espace public. Il repose sur une approche info-communicationnelle du journalisme qui relève des journalism studies, où la pratique journalistique est inscrite dans un environnement large (Westlund, 2015) tout en jouant sur ce qui fait la spécificité des sciences de l’information et de la communication, la réflexion sur les relations entre l’information et la communication (CPDirSic, 2018). Ce type d’approche s’intéresse donc aux discours tenus par les journalistes, à travers ce que leurs productions disent ou montrent de leurs objectifs ou à travers les propos que les journalistes adressent à leurs publics ou à leurs pairs (Carlson, 2016 ; Ringoot, 2014). Notre approche de l’autorité est donc toute discursive. A cet égard, les genres journalistiques que nous avons convoqués ont pour intérêt de promouvoir une sorte d’idéal-type du journalisme, du fait de leur prétention normative, même s’ils ne représentent pas la diversité des régimes d’énonciation de vérités par les journalistes.

Après avoir détaillé ce que nous entendons par « approche info-communicationnelle » du journalisme et comment cette approche permet de penser la question de l’autorité journalistique et de ses limites, nous explorerons ces limites en montrant que les journalistes, dans la lutte contre les fake news, mettent en avant une épistémologie qui repose sur la factualité tout en occultant la dimension narrative de leurs productions. C’est ce que révèlent les conclusions tirées de l’étude des deux terrains convoqués dans cet article pour illustrer nos propos. Nous nous appuierons ainsi sur le discours des journalistes du Décodex quand ils précisent leur conception de l’éducation aux médias et sur le fact-checking du débat de l’entre-deux tours de la présidentielle française de 2022 par CheckNews et par les Décodeurs. Sur le plan méthodologique, ces deux exemples reposent pour le premier sur l’analyse d’entretiens qualitatifs, pour le second sur l’analyse d’un corpus documentaire. Nous détaillerons leur périmètre lors de leur analyse.

La narration sous silence ou le triomphe du « bullshit »

Sans préjuger d’une relation de cause à effet, au moins peut-on constater la simultanéité de la montée en puissance des inquiétudes sur les fake news et du succès de pratiques journalistiques émergentes, le fact-checking moderne (Dobbs, 2012) comme le data journalisme (Kayser-Brill & al., 2013), les deux s’imposant dans les rédactions durant les années 2010. 

Ces pratiques partagent une même revendication : la possibilité pour le journalisme de faire émerger des vérités, qu’il s’agisse de dénoncer de manière certaine de fausses informations ou d’établir des faits grâce au traitement de masses de données. Ces deux pratiques se caractérisent également par la mise à disposition des sources : les fact-checkeurs indiquent les sources primaires consultées tandis que les data-journalistes rendent souvent disponibles leurs données, ne serait-ce qu’en mettant à disposition des services de datavisualisation.

Cette prétention à dire la vérité procède d’une volonté de réaffirmation du journalisme dans l’espace public. Elle se retrouve chez les data journalistes (Vauchez, 2019) comme chez les fact-checkeurs (Bigot, 2017), ces deux pratiques étant souvent réunies dans les cellules de fact-checking parce qu’elles ont en commun de relever d’un journalisme de documents (Anderson, 2015). Elles permettent à ces journalistes d’afficher, vis-à-vis de leurs pairs et de leurs publics, une certaine assurance épistémologique grâce à la transparence des méthodes d’établissement de l’information d’actualité.

Mais si le journalisme peut ambitionner de dire la vérité, c’est toujours dans un contexte socio-culturel qui sanctionne la pertinence du mode d’établissement de cette vérité journalistique. Cette dernière, à l’instar de la vérité des scientifiques, est donc toute anthropologique. Nous nous inspirons ici de Karl Popper pour qui « l’objectivité des énoncés scientifiques réside dans le fait qu’ils peuvent être intersubjectivement soumis à des tests » (1934/1984, p. 41). Ces « tests » sont autant d’occasions d’anticiper la possibilité de contestation de l’énoncé qui devient plus solide à mesure que les tests se multiplient : la vérité de l’énoncé est donc reconnue par la communauté scientifique pour sa pertinence heuristique. Ce contexte intersubjectif, éminemment socio-culturel, justifie d’ailleurs l’importance conférée aux fake news et les inquiétudes que ces dernières peuvent susciter. Car les fake news contestent, du fait même de leur existence, le consensus anthropologique espéré par la science comme par le journalisme quand ils ont confronté leurs énoncés au test du réel. Dans une perspective plus philosophique, Bernard Williams lie explicitement « sens du réel » et sincérité comme critère de la véracité des assertions et condition de la croyance dans leur vérité (2002/2006). Sans surprise, les fake news sont donc définies de manière négative par rapport à l’information des journalistes : est fake ce qui ne saurait être confondu avec une news. Cette approche binaire des fake news, même si elle a fait l’objet de nombreuses nuances et précisions (Wardle, Derakhshan, 2017), ne donne pas la possibilité de saisir l’un des enjeux majeurs de la « non-information » : l’oubli du journalisme et le fait d’ignorer ses prétentions à établir une information qui puisse servir de socle au débat public parce qu’elle revendique une certaine universalité qui repose sur la reconnaissance de la véracité des faits (Wolton, 2003). Souvent qualifié de post-truth politics, parfois de post-factualisme (Gautier, 2018 ; Pélissier, 2018), cet oubli volontaire de l’information des journalistes qui permet de s’affranchir du « test » de réalité pour reprendre la terminologie poppérienne, rappelle que l’information a vocation à être communiquée et reconnue comme la production d’une forme particulière de connaissance (Anderson, Schudson, 2019).

La notion même de post-factualisme est éclairante : elle ramène le journalisme aux faits alors que la production de connaissances par les journalistes possède aussi une ­dimension politique. Le lecteur comme le citoyen doit reconnaître au journaliste sa prétention à rendre compte du monde au quotidien, sans trahison des faits, pour ensuite pouvoir débattre des enjeux associés à cet état des lieux. Et ce débat fait partie de l’offre journalistique. Il correspond à l’idéal de vérité journalistique selon Lippmann (1922) pour qui les journalistes ne doivent pas seulement rendre compte des faits mais les contextualiser pour proposer une image de la réalité sur laquelle l’homme puisse agir 1. Il est en effet possible de proposer des lectures différentes d’une même actualité et de ses enjeux, d’en débattre, donc de communiquer, mais cette possibilité repose sur l’acceptation inconditionnelle d’une actualité partagée et dévoilée.

Cette partie « non factuelle » du travail journalistique, celle qui repose sur le choix de l’angle, la contextualisation, plus généralement sur la dimension analytique, est peu débattue par les journalistes parce que la règle veut que les faits et les commentaires soient séparés. Sauf que les commentaires font la plus-value du journalisme en ce qu’ils sont une manière de dire le réel et de se l’approprier dans des mots, avec des logiques argumentatives qui l’objectivent. Cette narration-là, au-delà du rappel des faits qui sied particulièrement bien au style télégraphique, est inévitablement « engagée ». Le journaliste écrit pour son lecteur, avec son regard mais, en tant que journaliste, et c’est ce qui le distingue, il prend aussi un engagement d’honnêteté intellectuelle. Il doit faire cet effort de compréhension de l’actualité pour en rendre compte de la manière la plus rationnelle possible ; il doit donc garantir l’inscription de son propos dans un certain registre de ­vérité.

C’est la raison pour laquelle les journalistes revendiquent de plus en plus la ­« ­transparence » au détriment de l’objectivité. La transparence est perçue comme un moyen de gagner la confiance des publics (Karlsson, 2020). Elle met en lumière la démarche journalistique, la méthode employée pour établir les faits et les choix du journaliste quand il cherche, à ­partir des faits, à établir un constat argumenté. La transparence dédouble en fait ­l’exercice de narration qui va porter sur l’actualité et sur la manière dont le journaliste s’en saisit.

Cette dimension communicationnelle du journalisme s’inscrit ainsi dans un rapport d’influence face au « bullshit » qui ignore l’impératif factuel mais pas l’impératif communicationnel. Nous empruntons ce terme à Ran Halévi (2017) qui le convoque pour souligner la spécificité des post-truth politics, à savoir non pas la contestation de ­l’information des journalistes, mais sa non prise en compte, la non prise en compte des faits qui ouvre alors un boulevard au « baratin », au « bullshit », », un mot intraduisible en français, entre « baratin » et « mauvaise foi ». Donald Trump répondait « who cares » quand les journalistes lui opposaient les « faits », redéfinissant le rapport du public à l’information : cette dernière devient un énoncé parmi d’autres, au même titre que les propos « bullshit ». La légitimité du propos repose alors, non pas sur sa capacité à entretenir un lien avec le réel, mais sur sa performance communicationnelle. La communication ne repose plus sur l’information quand, dans la perspective journalistique, l’information appelle la communication. De ce point de vue, les discours des journalistes fact-checkeurs et des data journalistes peuvent être saisis, au-delà de la sociologie de la profession et des logiques de légitimation vis-à-vis des pairs et des publics, dans une perspective plus politique qui rappelle, contre le « bullshit », que le journalisme est capable d’établir, à sa manière, des vérités (Cornu, 2009 ; Grevisse, 2016). 

Pourtant, à considérer les productions journalistiques, il apparaît très vite que discours et pratiques sont souvent contradictoires. Faute de moyens pour travailler ­correctement et faute de temps, les textes produits par les journalistes peuvent témoigner de ­fragilités. Il est dès lors facile de disqualifier la prétention du journalisme à la vérité en lui opposant ses productions, une posture qui a permis à la sociologie critique de déconstruire la notion d’objectivité à partir des années 1970 et de rappeler ensuite que cette prétention épistémologique est d’abord une construction discursive et une manière ­aussi ­d’échapper à la critique, ce que les travaux de Michael Schudson (1978) ou de Gaye Tuchman (1972) ont mis en évidence. Ekström et Westlund (2019) soulignent toutefois que la perspective constructiviste est d’abord une sociologie de la « faillibilité » de l’information, qui a pu être détournée. Mais ces approches critiques ont, elles aussi, leurs faiblesses : elles s’inscrivent là encore dans une approche binaire qui confronte discours et pratiques. C’est ce que souligne Bertrand Labasse dans ses réflexions sur l’épistémologie du journalisme (2015) en rappelant la nécessité de penser conjointement pratiques et cadre épistémique. Sinon, le journalisme peut être idéalisé, pour ne pas dire essentialisé, et séparé de ses modes d’exercice. A l’inverse, il est aussi possible de manquer ses enjeux en s’en tenant à ses seules productions.

Les limites constatées de certaines productions 2 expliquent l’extrême prudence des journalistes quand on les interroge sur leur rapport à l’idéal d’objectivité. Elles indiquent en creux la priorité donnée aux « faits » et à leur véracité, un domaine où le « réalisme » – la correspondance donc du texte journalistique et de son objet- est considéré comme valable. Or, le « bullshit » révèle les insuffisances de cette approche. Face à lui, s’il y a un problème d’autorité du journalisme, c’est parce que ce dernier, ayant renoncé à sa prétention interprétative, s’en remet à la seule factualité dans l’affirmation de la vérité au risque d’essentialiser cette vérité. De ce point de vue, la prétention épistémologique du journalisme doit être saisie à son juste niveau qui n’est pas « la vérité au sens absolu ou philosophique du terme » (Kovach, Rosentiel, 2014, p. 73), mais qui ne saurait être, non plus, « la seule véracité des faits rapportés », sans quoi le journalisme ne répond pas à sa mission ou « nous laisse sur notre faim » (ibid. p. 74). La vérité journalistique mérite de ce point de vue d’être saisie dans une perspective communicationnelle qui distingue l’épreuve des faits puis leur interprétation et le travail de narration (Cornu, 2009). Il y a d’une part un engagement à faire l’expérience du « terrain » et, d’autre part, la manière d’en rendre compte pour un public, ce qui suppose des choix qui introduisent, immanquablement, une espèce de négociation vis-à-vis de l’expérience initiale du terrain – d’où la notion de « presque-vérité » journalistique que nous privilégions (Joux, 2021a).

Dans cette perspective, le journalisme est en quelque sorte le parangon de la posture intellectuelle qui autorise un débat public raisonné, dans une perspective toute habermassienne. Il doit aussi renoncer à sa posture de neutralité pour endosser un rôle social : face au « bullshit », aux mensonges et à toutes les postures qui privilégient la performativité de la communication sur l’information, le journalisme rappelle aux autres, influenceurs et politiques, qu’il ambitionne de les soumettre à ses propres critères de vérité. Lucas Graves (2016) l’a montré pour le fact-checking politique qui conduit à juger la parole politique plutôt qu’à se contenter de rendre compte de manière distanciée de la diversité des positions. Cette démarche se retrouve aussi en France quand le fact-checking prend parti, sans quoi il renoncerait à son ambition en se satisfaisant de vérifier chiffres et lois.

La vérification contre l’interprétation : deux terrains d’enquête

La performance communicationnelle du « bullshit » repose sur une stratégie d’ignorance volontaire des faits. Cette stratégie a conduit nombre de journalistes en lutte contre les fake news à réaffirmer l’importance de l’établissement de la véracité des faits, sans souligner aussi que le journalisme est une narration argumentée de l’actualité, ce qui donne au lecteur les moyens d’agir et explique son intérêt pour l’information d’actualité. Cette mise en sourdine de la dimension narrative, où se joue le rapport aux publics, fournit une explication à la perte d’autorité du journalisme. En effet, le rappel des faits et de la méthode pour les établir favorise une émancipation informationnelle face aux fake news, mais il ne permet pas de tirer pleinement profit d’une compréhension fine parce que complexe de l’actualité. Afin d’illustrer nos propos, deux terrains sont mobilisés bien que, dans le cadre de cet article, il ne puisse s’agir d’en épuiser la richesse et la complexité : le discours des journalistes du Décodex sur l’éducation à l’information ; le fact-checking du débat de l’entre-deux tours de la présidentielle française de 2022 par les Décodeurs et CheckNews.

En ce qui concerne le Décodex, nous avons réalisé cinq entretiens semi-directifs avec une partie de l’équipe des journalistes mobilisés pour le lancement du service en 2017 3. Il s’est agi d’analyser moins les pratiques des journalistes que ce qu’ils en disent, dans une logique réflexive de justification, les propos tenus étant considérés comme un « ­exercice rhétorique » (Lewis, 2012) qui illustre la dimension normative que les journalistes ont associé au fact-checking lors du lancement du Décodex. Initié au sein des Décodeurs, la cellule de fact checking du Monde, le Décodex est un dispositif de signalisation de la ­fiabilité des sources en ligne qui remonte des fake news à leurs émetteurs afin de gagner en efficacité dans la discrimination entre bonne et mauvaise information. Ce souci d’une plus grande efficacité dans la lutte contre les fake news s’incarne autrement dans l’extension Décodex pour navigateur qui fait de cet outil un compagnon de l’internaute dans sa navigation avec l’idée que ses premiers utilisateurs ne seront pas nécessairement les lecteurs avertis du Monde (Joux, 2020). Le dispositif s’inscrit donc dans un environnement particulier, celui d’un service dédié à la vérification mais qui a pour objectif, depuis l’origine, de contribuer à l’éducation aux médias et à l’information – l’EMI (Joux, 2021b). C’est que le fact-checking est très proche de l’EMI dans ses intentions, bien qu’il en diffère dans ses modalités. Le fact-checking répond en effet aux deux exigences qui sont celles de l’EMI selon Ott et Mack (2020) : la compréhension des modalités d’établissement de l’information et celles de son contexte de diffusion.

Cette transparence sur la méthode journalistique est un moyen de réaffirmer l’autorité journalistique parce qu’elle vise à prouver la pertinence et la qualité du travail fourni. En matière d’EMI, le Décodex propose « un guide pour vous aider à y voir plus clair dans les informations sur Internet » afin de « donner, au plus grand nombre les clés de compréhension pour naviguer dans l’océan de l’offre médiatique » (Décodex, 2017, en ligne). Le public visé est donc bien plus large que les seuls utilisateurs du Décodex et les journalistes comptent aussi sur le travail des enseignants pour que leurs méthodes essaiment et que leur autorité s’impose. Mais la relation reste asymétrique entre les journalistes et leurs publics, les premiers donnant aux seconds les bonnes méthodes en matière d’information. Ils le revendiquent d’ailleurs, puisque l’équipe des Décodeurs considère comme « essentiel de revenir à la base du problème, et d’expliquer aux adolescents, particulièrement vulnérables aux fausses nouvelles, ce qu’est une information, pour qu’ils apprennent à adopter, pour eux mêmes, des réflexes journalistiques » (ibid.). 

Toutefois, fact-checking et EMI autorisent une certaine horizontalité puisque les ­publics, s’ils en ont le temps, sont considérés comme capables, à leur tour, d’une véritable démarche journalistique.

Cette approche du fact-checking et de l’EMI valorise une pratique journalistique bien particulière : la vérification. Mais à des échelles différentes : le guide Décodex à destination des éducateurs vise à élargir le public du fact-checking quand le travail des Décodeurs reste cantonné au monde.fr. Les non-lecteurs du Monde s’informent autrement et attendent probablement des médias plus que des faits vérifiés, notamment avoir accès au débat d’opinion et le décrypter. Or ces attentes-là ne sont pas questionnées et réduisent drastiquement le périmètre du fact-checking :

« C’est vraiment notre objectif dans les articles, s’appuyer sur des faits que l’on peut vérifier, que l’on peut vraiment démonter et qui ne relèvent pas de l’ordre de l’opinion, de l’interprétation qui peut en être faite » (J1)

L’interprétation est exclue du périmètre de la vérité journalistique. Il n’y a pas, dans le Décodex, de proposition réflexive évidente sur les marqueurs de la ligne éditoriale des médias, ces médias qui proposent une lecture anglée du monde, mais qui peuvent respecter les faits. C’est ici toute l’ambiguïté du fact-checking moderne qui peut mettre sur le même plan opinion et désinformation parce que les deux s’éloignent des faits, ce que révèle ce propos :

« Il y a eu grosso modo deux débats, Fakir et Valeurs Actuelles. Fakir parce que les gens n’ont pas compris qu’on l’ait mis en orange. On s’est dit qu’il relevait finalement plutôt de l’opinion, donc a plutôt requalifié en neutre mais opinion […] Et il y a eu Valeurs Actuelles où, dans l’autre sens, on avait mis un nodule neutre qui donnait quand même quelques exemples de fausses infos. On nous a envoyé beaucoup d’autres exemples en disant ‘quand même, il y a beaucoup de fois sur certains sujets, l’immigration, ils disent des fausses vérités’. Là on a entendu l’idée qu’effectivement cela paraissait assez logique de les mettre en orange » (J2)

Si cet échange témoigne de la collaboration entre journalistes et publics dans l’établissement de l’index des sites par le Décodex, la relation asymétrique entre les journalistes et leurs publics est toutefois évidente car c’est bien l’expertise journalistique qui permet de décider contre « les gens » pour Fakir et avec eux, après les avoir entendus, pour Valeurs Actuelles. La qualification comme « orange » est perçue comme une sanction : le journalisme d’opinion est plutôt condamné. Pour Fakir car il y a un risque de conflit d’intérêts (« Fakir, c’est François Ruffin, c’est un homme politique France Insoumise » J2) ; pour Valeurs Actuelles car la défense de la ligne éditoriale conduit parfois à publier des fausses informations. Pourtant, la notice du Décodex sur les pastilles 4 indique pour la couleur « orange » : « Ce site peut être régulièrement imprécis, ne précisant pas ses sources et reprenant des informations sans vérification. Soyez prudent et cherchez d’autres sources. Si possible, remontez à l’origine de l’information ». Or les propos tenus par les journalistes soulignent la dimension engagée ou d’« opinion » des sites classés orange, ce qui n’a rien à voir avec l’imprécision des sources : la frontière entre l’opinion et la mauvaise information semble bien fine et la prudence recommandée aux publics eu égard aux « informations sans vérification » s’apparente, en fait, à un devoir de prudence à l’égard des médias engagés ou partisans. Le « bon » journaliste, celui classé en « vert » comme plutôt fiable, a pour particularité de ne pas se laisser déborder par ses engagements, il privilégie les faits sur leur interprétation. Autant dire que le fact-checking étend au  journalisme sa propre perspective qui priorise les faits sur le commentaire et incite à renoncer à la dimension toute politique de leur interprétation. Il y aurait ainsi comme une sorte de continuum qui, du journalisme d’opinion conduit aux fausses informations. Un autre journaliste des Décodex le dit autrement :

« Si tout le monde voulait faire son Décodex, cela fonctionnerait finalement aussi. Si Valeurs actuelles et d’autres faisaient le leur, on finirait par tomber d’accord sur certains sites, si on est honnête intellectuellement. Qu’on soit de gauche ou de droite, on dirait ça c’est de la fake » (J3)

Cette frilosité vis-à-vis du journalisme d’opinion conduit à reléguer ce journalisme-là plutôt du côté des propos à risque, comme l’est le «  bullshit ». C’est prendre le risque d’enfermer le journalisme « plutôt fiable » dans une surenchère de factualité, étrangère en grande partie à la portée communicationnelle de l’activité journalistique.

Ce risque est mis en lumière par l’évolution du fact-checking en France. Au départ ­instauré comme fact-checking politique, il s’est concentré sur la vérification des chiffres, des dates, des lois. Il faut, dans ce cas, de bons « clients » (des politiciens adeptes de l’approximation ou du mensonge). Quand ces derniers sont moins nombreux, le fact-checking politique perd en grande partie de son intérêt car il ne parvient pas à traiter des enjeux politiques faute de recourir à l’interprétation. Sans « fake », sans fausseté pour affirmer son ­discours de vérité, le fact checking est en effet confronté aux limites de son positionnement épistémologique qui ne questionne pas la dimension narrative du journalisme. Certains fact-checkeurs l’ont bien à l’esprit comme le souligne l’un des fondateurs du Décodex, qui rappelle combien la priorité a été donnée aux chiffres faux pour mieux montrer la pertinence et le sérieux de la vérification :

« L’erreur de jeunesse du fact-checking en France c’est que c’était sous le quinquennat de Sarkozy qui disait des chiffres en permanence et des chiffres faux – donc il y avait des pourcentages dans tous les sens, c’était assez simple pour nous. […] Après le problème quand c’est pas chiffré, c’est un peu plus compliqué d’expliquer le mécanisme même si c’est totalement faux » (J4)

Cette limite du fact-checking, qui ne peut pas s’en remettre à la seule factualité quand il s’agit de contester également des affirmations qui relèvent de l’opinion, est révélée par notre second terrain : l’analyse du fact-checking du débat de l’entre-deux tours de la présidentielle française opposant, pour une deuxième fois, Emmanuel Macron à Marine Le Pen. Il s’agit de fact-checking politique, exercice classique puisque qu’après Nicolas Sarkozy et ses « chiffres faux », Marine Le Pen a offert aux journalistes une série de « fausses informations » lors du débat de 2017, permettant au fact-checking politique et à la lutte contre les fake-news de se superposer. Nous avions analysé le fact checking du débat de 2017 (Joux, 2019) et le parallèle avec le débat de 2022 nous a semblé pertinent. Il part d’un constat partagé avec les journalistes des Décodeurs :

« Leur précédente confrontation, en 2017, avait été très virulente et le débat n’avait été qu’invectives et fausses informations. Le ton, cette année, était plus policé, bien que les désaccords fussent manifestes sur la plupart des points abordés. A défaut d’erreurs factuelles évidentes, chacun des candidats a tenté de décrédibiliser le programme de l’adversaire en prenant des libertés avec les faits et en s’abstenant de préciser le contexte nécessaire pour les appréhender » (Décodeurs, 2022a, en ligne)

Le fact-checking répond alors à deux enjeux, celui d’assigner un certain crédit aux débatteurs parce qu’ils maîtriseraient leurs chiffres et lois, ce qui fut flagrant en 2017, mais également celui de la contextualisation des propos, plus prégnant en 2022 à défaut de « fausses informations » en nombre. A vérifier des chiffres et des dates, le fact-checking prend alors le risque de se concentrer sur des éléments de peu d’importance quand les enjeux politiques sont pourtant majeurs, par exemple la possibilité d’une sortie de l’Union européenne, même non explicite, en cas de victoire du Rassemblement national. La difficulté à se saisir des enjeux politiques et à pratiquer un journalisme qui atteste d’un certain engagement, se retrouve dans les deux exercices de fact-checking les plus complets de ce débat 5: celui des Décodeurs (2022a, 2022b), et celui de CheckNews (2022), le service de fact-checking de Libération. Nous avons récupéré l’ensemble des propos vérifiés et nous avons identifié, pour chacun d’eux, le type de propos (chiffres, déclaration, loi, etc.), le « verdict » journalistique (plutôt vrai, faux, etc.), l’argumentaire associé, les sources primaires mobilisées et leur nature.

Il ressort de cette analyse que CheckNews comme les Décodeurs ont favorisé les vérifications qui permettent de s’appuyer sur des « faits », évitant ainsi le risque d’avoir à proposer des contextualisations plus complexes. Certes, le presque-direct de la vérification interdisait toute forme d’approfondissement par des interviews ou des recherches de long cours puisque les articles de fact-checking ont été publiés durant la nuit, quelques heures après la fin du débat. Sur 18 propos vérifiés par CheckNews, 12 portent sur des chiffres, 1 sur la comptabilisation de votes, 5 seulement sur des déclarations politiques. Les Décodeurs ont vérifié 19 propos, dont 10 portent sur des chiffres, 2 sur des votes, 2 sur le rappel de la loi, 5 sur des déclarations politiques (par exemple, Marine Le Pen, sur les maths au bac « vous êtes un peu confus. Vous avez supprimé les mathématiques, vous les avez rétablies »). Les propos de Marine Le Pen sont particulièrement scrutés par les Décodeurs avec 12 vérifications contre 5 pour Emmanuel Macron. CheckNews est plus équilibré avec 7 propos de Marine le Pen, 5 propos d’Emmanuel Macron et 6 propos impliquant les deux candidats. Rappelons ici que le service, initié sous le nom de Désintox en 2008, s’est vu reproché son partisanisme par certains internautes lors de la précédente présidentielle pour avoir plus fact-checké Marine Le Pen et François Fillon que les autres candidats. En réponse, il est devenu CheckNews en septembre 2017 et propose désormais aux internautes de soumettre eux-mêmes les sujets à fact-checker afin que la rédaction n’impose plus ses choix. Cette participation du public est originale mais elle n’est pas revendiquée dans le fact-checking du débat d’entre-deux tours et c’est bien CheckNews, sa rédaction, qui a « passé au crible » les propos des candidats.

Les chiffres du fact-checking attestent de la priorité attribuée aux assertions facilement vérifiables parce qu’une source primaire est accessible et que son autorité est ­considérée comme acquise. C’est le cas par exemple des chiffres sur le nombre de chômeurs, Emmanuel Macron se félicitant des chiffres du chômage pour les personnes dites de catégorie A quand Marine Le Pen, contre la norme interprétative reconnue, a pris pêle-mêle les catégories A, B, C pour ternir le bilan du Président sortant. CheckNews comme les Décodeurs rappellent que la norme est de considérer les seuls chômeurs de catégorie A, c’est-à-dire ceux qui ne travaillent pas du tout, et dénoncent ainsi les calculs de Marine Le Pen. Les Décodeurs ont également produit un article de « décryptage », en plus de celui de « vérification », qui leur donne la possibilité d’échapper aux codes stylistiques 6du fact-checking et de gagner en liberté éditoriale. Une liberté assumée puisque les propos de Marine Le Pen sur le chômage y sont qualifiés de « faux », pas que ses chiffres soient erronés, mais parce que sa définition du chômage n’est pas celle du Bureau International du Travail. Or il y a matière à interprétation sur cette « fausseté » annoncée : l’affirmation de Marine Le Pen est présentée sous un tout autre angle par Francetvinfo qui note effectivement une baisse du nombre de chômeurs de catégorie A, mais une hausse de la précarité (catégories B et C), le propos de Marine Le Pen étant dans ce cas « en partie vrai ».

Malgré tous les chiffres communiqués, l’enjeu journalistique se concentre sur la définition du « chômeur » et masque le véritable sujet politique : les bons chiffres du chômage ont-ils pour contrepartie la précarité ? Ce sujet politique est presque traité par les Décodeurs. Comme fact-checkeurs, ils considèrent dans leur décryptage les propos jugés comme faux car les catégories B et C ne sont pas des chômeurs « à proprement parler » (Décodeurs, 2022b). Mais, comme journalistes qui cherchent à interpréter une situation, ils soulignent « l’ubérisation » du travail en renvoyant par un hyperlien à un article d’analyse du monde.fr (Décodeurs, 2022a). C’est donc à d’autres journalistes, plus sensibles finalement à la nécessité d’interpréter, qu’il revient de compléter l’information des fact-checkeurs. A cet égard, le choix de qualifier comme « faux » les propos de Marine Le Pen dans l’article de « décryptage », qui reprend en partie les codes du fact checking, témoigne d’une volonté d’engagement des Décodeurs qui n’est pas manifeste. Ne s’agissait-il pas ici de s’opposer à Marine Le Pen, ce qui peut être défendu de manière tout à fait rationnelle, mais en mobilisant un rapport tout différent à la vérité journalistique, où l’interprétation argumentée l’emporte sur le seul rappel des faits ?

Ce silence sur la dimension toute politique du journalisme en tant qu’interprète de l’actualité se retrouve à plusieurs reprises dans le fact checking du débat. Par exemple, CheckNews ne traite pas la question européenne, pourtant majeure dans cette élection, les orientations de Marine Le Pen devant conduire à une mise à l’écart de la France en Europe. Les Décodeurs l’abordent sur la possibilité constitutionnelle d’un référendum sur la préférence nationale, autant dire un point de détail réglementaire. C’est seulement dans leur article de Décryptage que les Décodeurs renvoient, par un hyperlien, à un article qu’ils ont produit en amont du débat où ils rappellent le risque de « lourdes sanctions financières ou un « Frexit » déguisé » (2022c).

A l’évidence, chez les Décodeurs, le fact-checking est en train d’opérer un glissement vers un journalisme plus interprétatif, qui s’autorise une analyse des faits et pas seulement une vérification de leur véracité, ce qui permet aux journalistes de se saisir de sujets de nature politique. Mais ce glissement est timide parce que le fact-checking proposé ne s’émancipe pas des codes stylistiques qui favorisent le rappel des chiffres, des lois et déclarations. Chez CheckNews, ce glissement n’est pas explicite et domine encore une pratique du fact-checking centrée sur l’explication des chiffres et des lois. Quand CheckNews s’essaie à l’interprétation, c’est toujours indirectement en rapportant les propos de sources autorisées (Cour des Comptes, INSEE, OFCE) qui doivent aider le lecteur à se forger un jugement.

Conclusion

Le « bullshit », parce qu’il ignore le journalisme et sa prétention à dire le vrai, souligne les failles de l’autorité sociale des journalistes. Le fact-checking, en insistant sur les méthodes d’établissement des faits et en incitant les publics à entreprendre une démarche critique vis-à vis des sources, légitime à l’inverse le journalisme, seul susceptible d’établir au quotidien la véracité des faits, de corriger les propos imprécis ou malintentionnés. La démarche journalistique est alors étendue à l’ensemble des acteurs qui doivent se soumettre à ses canons. Mais ces mêmes journalistes ne communiquent pas sur la nécessité d’une réflexion critique ni sur la manière de transformer cette démarche en narration journalistique. Nous faisons ici l’hypothèse que ce choix est stratégique, la dimension narrative du journalisme étant conflictuelle et prêtant le flanc à la critique constructiviste. Cette mise en sourdine des logiques de narration permet ainsi d’éviter la question de la construction ou de l’éditorialisation de l’information des journalistes, celle-là même qui leur confère pourtant leur autorité sociale. Cette dernière, en effet, repose sur l’utilité de l’information pour les publics, d’où l’importance des approches info-communicationnelles de l’information qui pensent la production journalistique dans son environnement, avec ses publics et au sein de l’espace public.

Appliquée à des dispositifs de fact-checking, notre approche permet de mettre en évidence une évolution des pratiques des journalistes fact checkeurs, plus enclins pour certains à laisser une place à l’interprétation des faits et non à leur seule vérification. Ce faisant, les journalistes fact-checkeurs développent une expertise journalistique classique, à savoir l’anticipation des attentes des publics, quand leur posture historique était surtout construite dans le rapport aux sources. Nos analyses confirment ainsi la dimension bipolaire de l’expertise journalistique avec, dans des proportions variables, une maitrise du rapport aux sources et une capacité à saisir les attentes des publics (Reich, 2012). Cette expertise-là est intimement liée à la dimension info-communicationnelle du journalisme qui le conduit à proposer des « presque-vérités » dans l’espace public car, si les faits sont sacrés, leur interprétation autorise des lectures rationnelles différentes et interdit d’essentialiser la vérité.

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Notes

[1] « The function of news is to signalize an event, the function of truth is to bring to light the hidden facts, to set them into relation with each other, and make a picture of reality on which men can act » (Lippmann, 1922, p. 226).

[2] Nous ne disposons pas ici de l’espace pour circonscrire les « fautes » journalistiques mais nous renvoyons utilement aux travaux du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) ou, dans une pers- pective sociologique, aux travaux de Cyril Lemieux (2000).

[3] 5 entretiens réalisés avec Brigitte Sebbah, sur 12 journalistes au Décodex à l’époque. Nous ne retenons ici que les propos liés à l’éducation à l’information. Nous nommerons les journalistes par un J suivi d’un chiffre afin de garantir leur anonymat, ces journalistes étant très exposés sur les réseaux sociaux numériques.

[4] Ces dernières ont été très vite supprimées car les reproches ont fusé sur l’effet de labellisation ainsi créé.

[5] Nous avons aussi consulté les fact-checking proposés par Francetv.info, Le Parisien, 20 Minutes et le JDD. CheckNews et les Décodeurs l’emportent en nombre de propos fact-checkés. Ces deux cellules de fact-checking comptent aussi parmi les premières lancées en France (Bigot, 2018).

[6] Généralement, la reprise de l’assertion à vérifier, complété par le « verdict » (parfois avec le qualificatif « vrai/faux ») appuyé le cas échéant par la mise à disposition des sources utilisées (Bigot, 2019, p. 114).

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Auteur

Alexandre Joux

Alexandre Joux est professeur en Sciences de l’information et de la communication à Aix Marseille ­Université. Ses recherches portent sur l’économie de l’information et des industries culturelles, sur les évolutions du journalisme et la désinformation. Il est le responsable de l’équipe de recherche «Mutations du journalisme et environnements médiatiques» à l’IMSIC et enseigne à l’EJCAM (Ecole de journalisme et de communication d’Aix Marseille).
alexandre.joux@univ-amu.fr