Saisir les pratiques de production et de réception des « fake news » en contexte numérique
Mots clés
Comprendre les « fake news » dans un contexte numérique, La vérification des faits comme pratique de (dé)légitimation, La circulation et la réception des « fake news » en ligne, La confiance dans les médias et le lien entre les journalistes et leur public.
In English
Title
Understanding the prodUction and reception of « fake news » in a digital context
Keywords
Paper’s outline, Understanding ‘fake news’ ina a digital context, Fact-checking as a (de) legitimization practice, Online circulation and reception of ‘fake news’, Media trust and the link between journalists and their audiences
En Español
Título
Entender la prodUcción y la recepción de « fake news » en Un contexto digital
Palabras clave
Entender las « fake news » en el entorno digital, El fact-checking como práctica de (des) legitimación, Circulación y recepción en línea de las « fake news », La confianza en los medios y el vínculo entre los periodistas y su público
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Carlino Vincent, Pignard-Cheynel Nathalie, « Saisir les pratiques de production et de réception des « fake news » en contexte numérique », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/5, 2023, p.7 à 16, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2023/supplement-a/00-saisir-les-pratiques-de-production-et-de-reception-des-fake-news-en-contexte-numerique/
Introduction
Mensonge, rumeur, propagande, désinformation, manipulation de l’opinion : les notions que réactive l’expression fake news ne manquent pas. La production d’information médiatique est désormais confrontée à la circulation de contenus trompeurs vis-à-vis desquels les journalistes s’inscrivent en faux ou se voient reprochés d’être les relais. Du côté des récepteurs, l’accès à l’information s’effectue de plus en plus sur des plateformes numériques fondées sur la recommandation de contenus. Ces derniers cohabitent alors dans des espaces filtrés par des algorithmes, formant un ensemble hétérogène susceptible d’altérer l’accès aux informations vérifiées. En réaction, des observateurs reprochent aux individus leur manque de discernement critique qui les rendrait «crédules». Ainsi posée, la situation paraît alarmante, si bien que des travaux soulignent la «panique morale» que peuvent générer les fake news (Vauchez, 2022). Et pour cause, la notion a connu un usage massif, notamment dans le contexte d’événements politiques. L’élection présidentielle américaine de 2016 et le vote du Brexit constituent souvent les repères de l’entrée dans une période marquée par la production de contenus trompeurs, mais également par l’apparition de stratégies de délégitimation de journalistes et de médias par des acteurs politiques (Egelhofer et Lecheler, 2019).
De nombreux travaux en sciences humaines et sociales proposent une approche plus critique du phénomène des fake news qui relativise la nouveauté des questionnements que l’expression suscite, mais aussi les « effets » et « influences » qui lui sont souvent imputés. L’approche historique voit dans les fake news une actualisation par le numérique de pratiques anciennes telles que la désinformation, la rumeur ou la propagande politique (Brétéché et Cohen, 2018 ; Pinker, 2020). D’autres travaux, qui rapprochent les fake news de l’adhésion aux théories complotistes, se situent au croisement d’une sociologie du numérique attentive à la compréhension des plateformes et d’une sociologie des sciences et des techniques qui souligne la dimension controversée des énoncés scientifiques et, par extension, du caractère conflictuel de la prétention à dire le «vrai» dans l’espace public (Bodin et Chambru, 2019 ; Boullier et al., 2021). La crise sanitaire du Covid-19 a prolongé ces approches en interrogeant la circulation d’expertises concurrentes, y compris erronées, sur les origines du virus (Giry, 2022 ; Monnier, 2020), ainsi qu’un approfondissement de la compréhension des mécanismes psychosociaux d’adhésion aux théories complotistes (De Coninck et al., 2021).
Cette mise à distance critique de la part de chercheurs en SHS se double de perspectives plus compréhensives qui reconnaissent une spécificité à la notion de fake news en tant que notion circulant dans le débat public, faisant sens pour des acteurs. La fausseté des contenus est alors comprise à l’aune de l’intentionnalité des personnes qui les produisent, les diffusent et les partagent. Les fake news désignent alors la production de contenus délibérément faux. La définition du «désordre informationnel» proposée par Wardle et Derakhshan (2017) s’inscrit dans cette approche en invitant à prendre en considération à la fois le degré de véracité de l’information et l’intention de nuire. Reprochant le flou définitionnel de la formule fake news (Krieg-Planque, 2009), les auteurs suggèrent les termes de «désinformation» et de «mésinformation» qui désignent respectivement la production de contenus mensongers dans le but de tromper et la diffusion (ou mise en circulation) involontaire de fausses informations. L’intention de nuire ou d’induire en erreur interroge également un possible changement de posture à l’égard de l’information qui se traduirait par une prise de distance vis-à-vis des faits et de la vérité (Tandoc et al., 2018) qui fait écho à la notion de «post-vérité».
Ainsi, la littérature scientifique sur les fake news a favorisé un foisonnement théorique essentiellement tourné vers des questions définitionnelles et épistémologiques (en par- ticulier dans le rapport à la vérité), avec pour enjeu une reconnaissance de la (non-) pertinence de l’expression elle-même. En parallèle, l’approche info-communicationnelle, davantage attentive aux médiations techniques et sociales, porte notamment intérêt aux pratiques des acteurs (qu’ils soient producteurs ou récepteurs des contenus d’informa- tion) et aux logiques à l’œuvre au sein de l’espace informationnel numérique. C’est dans cette perspective, et avec cet ancrage disciplinaire, que le présent supplément explore la notion de fake news et les pratiques qui y sont associées, sans les essentialiser ou les réifier, mais au contraire en s’attachant à documenter et à analyser les discours et usages des acteurs impliqués dans la production, la diffusion et la réception d’information.
Les « fake news » saisies dans leur environnement numérique
Afin de ne pas réduire les fake news au seul enjeu de la véracité, il convient de saisir les pratiques des acteurs dans leur diversité et dans l’environnement numérique où elles se déploient. Des espaces régis et structurés par une poignée de plateformes dont les fonctionnements socio-techniques (rôle des algorithmes), le modèle économique (quête de l’attention et vente de publicités) et les stratégies d’éditorialisation structurent les modalités de diffusion de ces contenus (Frau-Meigs, 2019). Les fake news ne sont dès lors pas considérées comme un phénomène isolé ; elles s’inscrivent dans un cadre socio- technique et cohabitent également avec des régimes informationnels préexistants (Allen et al., 2020) et plus largement dans une « économie numérique des émotions » et de l’attention, où l’affect est fortement mobilisé (Alloing et Pierre, 2017). Autant d’éléments qui nécessitent une appréhension large du rôle des plateformes numériques au-delà de la simple amplification des contenus publiés en ligne (Lazer et al., 2018 ; Vosoughi et al., 2018).
Bien qu’ils contribuent à leur « viralité », les plateformes numériques sont plus largement impliquées à la fois dans la production et dans la mise à distance des fausses informations. En effet, leur caractère « endémique » (Giry, 2020, p. 386) implique qu’elles naissent, se développent et se diffusent en ligne. Il est alors nécessaire d’élargir la perspective de l’analyse pour prendre en compte l’évolution des pratiques de production et de réception de l’information face aux fake news. Trois entrées permettent de rendre compte de ce processus. Elles structurent les contributions à ce dossier dont l’objectif est de penser la production d’information d’actualité, sa mise en circulation et son commentaire sur les réseaux socio-numériques, ainsi que l’éducation critique aux médias.
La vérification des faits comme facteur de (dé)légitimation
Du côté des journalistes, et plus largement des professionnels de l’information, les fake news conduisent à un renforcement des pratiques de vérification et de légitimation des contenus, que rend visible le développement du fact-checking à travers des formats, des rubriques voire des équipes spécialisées au sein des médias. Déployée dans un premier temps dans le champ professionnel anglo-saxon, cette pratique s’est développée en France dès les années 2010 dans un grand nombre de médias (Bigot, 2019). La constitution de ce « genre » journalistique en réaction à la diffusion de fake news a notamment participé à la légitimation de pratiques professionnelles fondées sur la vérification et le journalisme de données (Vauchez, 2019 ; Doutreix et Barbe, 2019). Elle s’inscrit dans une défense normative du travail journalistique qui valorise la notion de « vérité », pilier du journa- lisme qui doit la « rechercher » et la « respecter », selon les diverses chartes déontologiques qui l’encadrent (Cornu, 1998). La contribution d’Alexandre Joux prolonge cette réflexion en montrant que les journalistes valorisent une posture de transparence avant celle de l’objectivité dans leur réaction aux fake news. À partir d’une étude de contenus de « fact-checking », le chercheur défend « une approche info-communicationnelle de l’information» qui interroge l’épistémologie du journalisme qui ne se réduise pas à la contradiction de fausses informations. Ainsi reprend-il le constat d’une efficacité relative du fact checking chez les individus doutant de légitimité des médias d’information (Bigot, 2019) afin de souligner l’engagement des journalistes dans leur narration. La capacité du journalisme à défendre des valeurs et des engagements face à des communautés idéologiques qui s’accommodent d’un autre rapport à la vérité se trouve alors directement questionnée.
Cantonnée dans un premier temps à la production de vérifications réactives, en particulier des discours politiques, cette pratique s’est progressivement élargie, embras- sant d’autres thèmes mais dépassant également le strict travail de vérification des faits. Cette évolution suit celle des types de désinformation en jeu, via notamment la circulation de rumeurs et autres théories conspirationnistes sur les plateformes numériques. Le financement de contenus de vérification par des partenariats qui allient Google, Facebook et des médias d’information illustre cette tendance d’une incitation à vérifier des rumeurs plutôt que des déclarations politiques (Graves, Mantzarlis 2020 ; Nicey et Bigot 2020). Le fact-checking journalistique (que d’aucuns estiment être l’essence même du métier) s’inspire dès lors des pratiques de debunking qui vise à « déconstruire («démystifier») des rumeurs, des théories ou des fake news » (Pignard-Cheynel et Carlino, 2023). Il ne s’agit plus seulement de décréter ce qui serait vrai ou faux, mais d’apporter de la contextuali- sation et de la profondeur permettant de comprendre de quelle manière une rumeur ou une fake news a émergé dans l’espace médiatique et numérique et s’est diffusée, en s’attachant notamment à clarifier les intentions de leurs auteurs mais aussi les zones d’incertitudes. Les journalistes adoptent une perspective compréhensive et tournée tout autant vers l’information et les faits à vérifier que vers les conditions de circulation et de réception de ces contenus et donc in fine les publics « dans l’espoir de les émanciper en les rendant acteurs de leur consommation d’informations » (ibid.). Le positionne- ment du champ professionnel à l’égard des fake news est double. Il renforce à la fois les fondements normatifs de la quête de vérité et favorise une plus grande prise en compte par les journalistes des processus de circulation et de réception des contenus auxquels participent les lecteurs.
L’article de Florian Dauphin approfondit le développement de pratiques de debunking sur YouTube en marge des pratiques journalistiques. L’auteur montre que les créateurs de contenus assument des prises de position partisanes qui se réclament notamment de la zététique, dans le but de constituer des communautés en ligne. L’article identifie alors un paradoxe : alors même qu’il vise à combattre la désinformation, le debunking risque de « conforter une audience dans ses croyances et un entre-soi de «sachants» » et de marginaliser les publics qui pourraient croire aux propos qui sont démentis dans les vidéos. Les mécanismes de circulation et de réception des contenus médiatiques en ligne doivent alors être analysés pour dépasser les écueils des pratiques de vérification professionnelles et amateures.
Les logiques plurielles de circulation et de réception des « fake news »
Lorsque la recherche en sciences de l’information et de la communication s’attache à explorer la mise en circulation et la réception des fake news, elle s’en saisit comme d’un processus communicationnel, en mettant à distance l’idée d’une influence directe des contenus sur des individus jugés crédules, vision héritée des effets forts des médias, parfois réactivée par les approches cognitivistes. Les pratiques de réception sont davantage étudiées à l’aune des sociabilités numériques, des communautés politiques ou idéolo- giques, mais également de la littératie numérique. Dans ce cadre, le partage de conte- nus trompeurs n’est pas envisagé comme le simple indice d’une adhésion d’internautes naïfs, mais plutôt de publics portant un regard critique sur les institutions (politiques, médiatiques, etc.) voire nourrissant un « sentiment d’exclusion […] de l’espace médiatique, de l’espace public, des lieux de prise de décision politique » (Proulx, 2018, p.71). Pour Serge Proulx, les fake news en tant que « phénomène fortement médiatisé » sont un « révélateur social supplémentaire de la crise de confiance en la démocratie représentative » (ibid., p.63). Les pratiques informationnelles des publics participent de cette politisation, à travers l’utilisation des fonctionnalités de partage, de commentaire, ou de « like » spécifiques aux réseaux socio-numériques qui contribuent à renforcer la visibilité des contenus dans des arènes numériques (Badouard, Mabi, Monnoyer-Smith, 2016).
C’est ce qu’illustre l’article de Camille Alloing à propos de militants anti-éoliens qui «affectent» stratégiquement les contenus médiatiques pour accroître leur visibilité sur les plateformes. En partageant des vidéos informatives dans des groupes anti-éoliens qui y apposent des commentaires, les militants contribuent à ce que l’algorithme de YouTube recommande ces vidéos d’information aux côtés d’autres plus engagées et ouvertement opposées à l’éolien. En dépliant la chaîne des partages d’informations sur l’éolien, le chercheur met au jour une altération graduée et progressive des contenus qui peuvent devenir de fausses informations sans qu’elles ne se rattachent à une volonté de nuire. Le rôle et l’éthique des modèles socio-économiques des plateformes numériques sont alors questionnés dans la mesure où ils incitent les individus à jouer avec le faux pour augmenter la portée de leurs discours.
Le geste politique peut également consister en l’accusation publique de propager un contenu fallacieux, le plus souvent pour discréditer un adversaire, comme Donald Trump lui-même a ouvert la voie en 2016 lors de sa première conférence de presse en tant que président en assénant un « You are fake news » à un journaliste de CNN.
La contribution d’Anaïs Théviot explore cet enjeu en analysant les relations et tensions entre journalistes localiers et les candidats et militants politiques dans le cadre d’une campagne électorale locale. Elle met en évidence la manière dont les fake news sont utilisées comme arme de communication et de déstabilisation politique pour discréditer adversaires et surtout journalistes, lorsque la couverture médiatique déplait. Cette opposition n’est pas si simpliste et binaire et les journalistes, par l’évolution de leurs pratiques et de leurs conditions de travail (production dans l’urgence, réduction des effectifs, quête d’audience voire de sensationnalisme) nourrissent la défiance et les accusations. Les acteurs utilisent la notion de fake news comme outil d’accusation et d’instrumentalisation du rapport de pouvoir entre acteurs des champs politique et médiatique.
Les études de réception invitent également à dépasser le constat d’une expansion de la circulation de ces contenus pour saisir les modalités d’appropriation et le rôle actif des récepteurs dans la mise en circulation des fausses informations (Pennycook et Rand, 2019). La séparation entre activité de réception et de diffusion de la part des usagers se brouille, en particulier lorsqu’il s’agit d’étudier les pratiques sociales de partage et mise en discussion sur les réseaux socio-numériques ou applications de messagerie (Machado et al., 2019 ; Berriche et Altay, 2020). Les approches compréhensives offrent une mise à distance des discours alarmistes sur une dégradation des pratiques informationnelles, en particulier des jeunes, perçus comme peu armés et candides face aux contenus qu’ils consomment en ligne, alors même qu’ils mobilisent des comportements, des expertises et des valeurs qui vont souvent à l’encontre des idées reçues (Cordier, 2019). L’éducation aux médias et à l’information s’est d’ailleurs emparée des questions posées par l’utilisation des fake news pour en faire un axe de développement prioritaire.
L’article de Manon Berriche s’inscrit dans la continuité de ces travaux, en particulier sur les activités de mise en discussion et de réception « active » (Bastard, 2019 ; Boullier, 2004). Revendiquant une approche pragmatique et interactionniste, elle étudie la réception et le partage de fake news chez les adolescents par la mise en place d’un dispositif expérimental co-construit avec des collégiens. Tout en confirmant des résultats déjà connus comme les phénomènes d’exposition accidentelle qui définissent en grande partie le rapport des jeunes à l’information, l’auteure approfondit les connaissances sur les logiques de réception, en particulier la manière dont les jeunes identifient les « règles de grammaire » qui accompagnent les contenus d’information ou de désinformation sur les plateformes numériques. La chercheuse met en évidence que l’axe « vrai ou faux », si structurant dans la définition de l’information journalistique et des fake news, apparaît moins central dans les arbitrages des jeunes publics, en particulier dans la mise en circulation de contenus. En effet, les sociabilités associées au partage d’information mettent davantage en jeu la gestion de l’identité numérique.
Au-delà de l’apprentissage de compétences informationnelles (repérage, vérification et évaluation, discussion, etc.), l’enjeu pour l’éducation aux médias et à l’information est notamment d’arrimer une approche critique de l’information et des médias à celle du numérique, favorisant une meilleure compréhension du fonctionnement et du rôle des infomédiaires dans l’accès à la (dés)information, bien que ces démarches demeurent encore émergentes voire impensées (Saemmer et Jehel, 2020).
Les liens entre journalistes et publics au cœur de la confiance dans les médias
La troisième entrée pour saisir les fake news en contexte numérique est celle du rapport entre les journalistes et leurs publics. L’évolution conjointe des pratiques de vérification, de production et de diffusion de l’information nécessite d’interroger les liens entre les journalistes et leurs publics. La sociologie du journalisme a déjà nourri ces questionnements à travers notamment la thématique du journalisme citoyen et celle de la participation de lecteurs amateurs à l’écriture de l’actualité (Pignard-Cheynel, 2018). La notion d’engaged journalism, héritière du public journalism des années 1990, a pour sa part souligné l’étroite interdépendance entre les journalistes et leurs publics autour d’un projet éditorial commun et partagé. Le rôle du journaliste se trouve réaffirmé dans l’espace public en tant que défenseur de ce projet au nom des publics qui ont placé leur confiance dans le média qui le porte. Face aux fake news, la vérification d’informations ne constitue qu’une réponse partielle pour donner à voir la manière dont le phénomène est vécu par les journalistes.
L’article d’Alexandre Coutant et Mathieu-Robert Sauvé contribue à cette description. À partir du cas de de la loi française de 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, les auteurs interrogent les représentations des fake news en tant que phénomène social et politique par les journalistes. Si leur approche confirme une méfiance partagée dans la profession, elle rend aussi compte de la nécessité d’interro- ger les pratiques professionnelles en profondeur. Bien que la vérification d’informations soit avancée comme un principe déontologique, elle active plus rarement une réflexion de fond sur l’engagement des journalistes et les actions à mener au-delà ou en deçà de la vérification des faits. En réaction au débat sur la loi française contre les fake news, les journalistes dénoncent la responsabilité des plateformes numériques dans la circulation de contenus erronés, ainsi qu’un risque de surveillance par l’État en période électorale. La loi renforce un idéal des pratiques professionnelles qui se fonde sur la vérification des informations et la reconnaissance de l’autorité journalistique, ce qui tend à limiter l’intervention des journalistes dans l’espace numérique à ces aspects.
L’approche info-communicationnelle qui s’exprime dans ce dossier complexifie l’appréhension des fake news qui constituent aussi un problème pour les journalistes et dépasse la seule question de la fabrication d’une information vérifiée et de qualité. Il est également nécessaire d’interroger sa déformation, ses cadrages, voire l’instrumentalisa- tion des fausses informations.
La contribution de Gulnara Zakharova prolonge la dimension politique de la régulation des fake news à travers l’interdiction de diffusion de la chaîne RT France. La chercheuse indique que la chaîne se positionne en France comme victime de censure et de discri- mination, mise au ban de l’espace public médiatique et institutionnel et cherchant à créer une adhésion avec son public. L’usage de l’étiquette fake news attribué à RT France pour la disqualifier et même l’interdire est dénoncé par la chaîne elle-même et par ses partisans comme une injustice qui repose sur un sentiment partagé de marginalisation entre la chaîne et ses publics. Les fake news deviennent alors l’expression d’un lien entre le média et ses sympathisants, un point d’accroche et d’adhésion permettant de faire communauté, mais également de cultiver une opposition et un discrédit à l’égard des instances ennemies. L’analyse de ce processus permet de sortir de la dichotomie entre les journalistes et leurs publics et donne à voir la manière dont se construit une forme de confiance autour d’un média et de son idéologie, indépendamment de sa capacité à fournir une information fiable et vérifiée.
Pour clore ce supplément, Muriel Béasse interroge les liens qui se nouent entre journalistes et publics à travers certains récits d’information (webdocumentaire et bande dessinée). Cette contribution avance la notion de véridicité pour proposer une grille d’analyse des énoncés journalistiques et des stratégies discursives qui les sous-tendent. Les contenus analysés par l’auteure sont présentés comme des supports mobilisables dans le cadre de dispositifs d’éducation aux médias, en favorisant notamment la compré- hension des conditions de fabrication de l’information et en décryptant les régimes du vrai et du faux. L’auteure souligne le fait que c’est notamment dans les interstices de la production journalistique que se joue un renouvellement de la relation aux publics, grâce à des marqueurs de transparence et de fiabilité qui renforcent la confiance.
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Auteurs
Vincent Carlino
Chercheur au laboratoire Arènes (UMR 6051), Vincent Carlino est maître de conférences à l’Université catholique de l’Ouest et rattaché au Centre Humanités et sociétés. Ses travaux portent sur les enquêtes citoyennes et la production d’informations, les mobilisations politiques sur les plateformes numériques et la critique écologique des techniques.
vincent.carlino@uco.fr
Nathalie Pignard-Cheynel
Nathalie Pignard-Cheynel est professeure ordinaire en journalisme et communication numérique à l’Académie du journalisme et des médias, Université de Neuchâtel. Ses recherches portent sur les mutations des pratiques journalistiques et les changements dans les rédactions en contexte de numérisation ainsi que sur les liens avec les publics.
nathalie.pignard-cheynel@unine.ch