Les « projets numériques patrimoniaux » : une dépolitisation au service des entreprises du numérique
Résumé
À partir d’un corpus de huit applications mobiles patrimoniales en région Auvergne-Rhône-Alpes, l’étude qualitative proposée met en lumière de nouvelles modalités d’exercice du pouvoir politique qui dépassent celles propres au processus de patrimonialisation et en renouvellent les parties prenantes. À un premier niveau, est révélée une horizontalisation de l’organisation sous la forme d’une dynamique de gouvernance partagée et répartie entre les différents acteurs. À un second niveau, le pouvoir s’exprime de manière privilégiée au travers de dynamiques temporelles multiples qui témoignent des modalités de négociation à l’œuvre dans ces projets. De manière transversale, apparaît alors un déplacement progressif du pouvoir depuis les acteurs politiques vers les entreprises prestataires impliquées œuvrant dans le domaine du numérique.
Mots clés
Application mobile, projets numériques, patrimoine, territoire, pouvoir local.
In English
Title
« Digital heritage projects »: depoliticisation in the service of digital companies
Abstract
Based on a corpus of eight heritage mobile applications in the Auvergne-Rhône-Alpes region, this qualitative study highlights new ways of exercising political power that go beyond those specific to the heritage process and renew the stakeholders. At a first level, a horizontalization of the organization is revealed in the form of a shared and distributed governance dynamic between the different actors. At a second level, power is expressed in a privileged way through multiple temporal dynamics which underline the process of negociations at work in these projects. In a transversal way, a progressive shift of power appears, from political actors to the service providers involved in the digital field.
Keywords
Mobile application, digital projects, heritage, territory, local government.
En Español
Título
« Proyectos de patrimonio digital »: la despolitización al servicio de las empresas digitales
Resumen
A partir de un corpus de ocho aplicaciones móviles del patrimonio en la región de Auvergne-Rhône-Alpes, el estudio cualitativo propuesto pone de relieve nuevas formas de ejercicio del poder político que van más allá de las específicas del proceso patrimonial y renuevan a los actores. En un primer nivel, se revela una horizontalización de la organización en forma de una dinámica de gobernanza compartida y distribuida entre los diferentes actores. En un segundo nivel, el poder se expresa de forma privilegiada a través de múltiples dinámicas temporales que muestran las modalidades de negociación que operan en estos proyectos. De forma transversal, aparece un desplazamiento progresivo del poder desde los actores políticos hacia los proveedores de servicios implicados en el ámbito digital.
Palabras clave
Aplicación móvil, proyectos digitales, patrimonio, territorio, poder local.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Navarro Nicolas, Alexis Lucie, Bernetière Camille, Valex Mathias, « Les « projets numériques patrimoniaux » : une dépolitisation au service des entreprises du numérique », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/4, 2023, p.27 à 41, consulté le mercredi 4 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2023/dossier/02-les-projets-numeriques-patrimoniaux-une-depolitisation-au-service-des-entreprises-du-numerique/
Introduction
Le développement des outils numériques dans le champ des institutions patrimoniales est désormais ancien, l’informatisation des collections et les médiations documentaires qu’elle induit débutant dès les années 1970. Depuis cette période, il est à noter une densification exponentielle de l’offre de médiation, à l’appui de ces techniques numériques (Parry, 2010). Ces dernières s’intègrent à l’ensemble des politiques de patrimonialisation et des processus communicationnels qu’elles sous-tendent, s’associant, par exemple, aux inventaires des collections (via les bases de données informatiques, la numérisation des objets, etc.), aux projets de signalétique patrimoniale dans les espaces urbains (mobilisant QR codes, dispositifs dits « interactifs », etc.) ou aux expositions temporaires et permanentes dans les musées et monuments historiques (incluant cartels numériques, tables tactiles, etc.). Parmi cette offre florissante, souvent étiquetée sous l’expression de « médiation numérique » (Navarro, Renaud, 2019), les applications mobiles de visites patrimoniales se développent depuis le tournant des années 2010, favorisées par le mouvement de démocratisation du téléphone intelligent.
Cette émergence s’inscrit en parallèle dans un contexte institutionnel en profond bouleversement depuis les années 1980. Les institutions muséales et patrimoniales sont en effet marquées par un « tournant » à la fois communicationnel et gestionnaire. Le premier illustre, d’une certaine manière, l’intégration du patrimoine dans une dynamique événementielle de valorisation. Depuis l’acte fondateur que représente l’Année du Patrimoine en 1980, suivie peu après par les premières Journées européennes du Patrimoine (intitulées initialement Portes ouvertes dans les monuments historiques en 1984), les politiques de patrimonialisation entrent de plain-pied dans l’espace public et dans le champ médiatique. L’enjeu de leur médiatisation est au cœur du déploiement d’outils de communication qui en font la promotion, tout en permettant la mise en œuvre d’une démocratisation culturelle. L’exemple du développement des expositions temporaires dans les musées à partir de cette période illustre parfaitement cette tendance (Jacobi, 2012). Le second tournant témoigne de son côté de l’évolution des logiques davantage institutionnelles, reposant sur une professionnalisation accrue des différents secteurs de la culture et l’intégration plus forte dans les modèles néo-managériaux des politiques publiques (Tobelem, 2010). Les institutions muséales et patrimoniales, en majorité publiques pour le cas français qui nous intéresse ici, se retrouvent aux prises avec des logiques gestionnaires renforcées, nécessitant une diversification des ressources et une meilleure « efficacité » des politiques publiques à même d’en « justifier » l’existence (Boltanski, Thévenot, 1991).
Par ailleurs, si l’insertion du numérique dans les politiques patrimoniales semble a priori favoriser la participation (Severo, Thuillas, 2022), il n’en est souvent rien. Les fonctionnalités dites « participatives » se résument fréquemment, quand elles existent, à une simple possibilité de partage d’informations, sans construction commune du contenu avec les utilisateurs. Ce constat illustre une dimension politique révélée dans la rencontre entre la culture numérique et le processus de patrimonialisation. D’une part, les travaux portant sur les industries numériques ont montré les multiples promesses politiques associées à ces outils (égalité, démocratie, transparence, etc.), tant par les institutions que les entreprises fournissant des outils numériques (Cardon, 2010 ; 2019). D’autre part, cette dimension rend compte d’un des enjeux premiers du processus de patrimonialisation : le pouvoir accordé à certains dans la désignation de ce qui fait patrimoine. Les travaux menés sur ce sujet ont ainsi souligné l’importance de l’acte de désignation et le pouvoir symbolique qui lui est associé (Davallon, 2006). Le courant des critical heritage studies insiste en particulier sur la manière dont s’orchestrent ces relations de pouvoir, n’accordant l’expertise patrimoniale qu’aux acteurs publics et rejouant par-là des processus de domination (Smith, 2006 ; Harrison, 2013). Avec les applications mobiles de visites patrimoniales, en l’absence de fonctionnalité « participative », cette configuration semble se reproduire : les tenants du pouvoir local (élus ou institutions publiques) maintiennent et conservent leur auctorialité. Ces dispositifs sont ainsi principalement conçus comme des outils de diffusion d’un savoir institué, souvent à l’appui d’une politique revendiquée de démocratisation culturelle (Pianezza, Navarro, Renaud, 2019).
Pourtant, au-delà de ces seuls impératifs culturels, ces applications se construisent également comme des projets politiques, dimension particulièrement perceptible dans les discours promotionnels. La notion de « projet » est convoquée ici pour insister sur la part organisationnelle liée à la conception-réalisation d’un outil numérique, dans la lignée des travaux de sociologie politique (Boltanski, Chiapello, 1999) ou de sciences politiques portant en particulier sur les projets urbains (Pinson, 2009). C’est sur cet aspect que notre article souhaite plus précisément se concentrer en interrogeant les modalités d’organisations qui se pratiquent dans le développement des applications mobiles. Sans perdre de vue les jeux de pouvoir induits par le processus de patrimonialisation, il nous semble ainsi que ces projets numériques s’accompagnent de nouvelles formes de gouvernance ou de répartition des pouvoirs, en raison notamment de la mobilisation de nouveaux acteurs : les entreprises du numérique.
Cette perspective nous invite alors à interroger la « politisation » propre à ces projets patrimoniaux, entendue ici comme « processus par lequel des questions ou des activités se trouvent dotées d’une signification politique et, par conséquent, sont appropriées par les actions impliquées dans le champ politique (élus, partis, journalistes politiques, porte-parole de mouvements sociaux, etc.) et, parfois, font l’objet d’une réponse par les institutions politiques (par exemple sous la forme d’une politique publique) » (Nay et al., 2014, p. 446-447). En effet, en l’absence de logique « participative » revendiquée par ces projets, l’analyse portée dans le cadre de cet article n’envisage donc pas la politisation à travers l’implication de la population à l’action politique, mais dans la manière dont celle-ci est explicitée par les acteurs eux mêmes et ce, dès sa mise en œuvre. L’orientation adoptée considère ainsi la part communicationnelle de ce processus de politisation afin d’envisager la façon dont les projets d’application patrimoniale sont construits, dans le temps et au travers des discours des acteurs, au cœur des processus de légitimation de l’action publique.
Nous nous appuyons ici sur les travaux menés dans le cadre d’un projet de recherche collectif 1. Un corpus non exhaustif de huit applications (Figure 1) a été constitué sur l’ensemble du territoire de la région Auvergne-Rhône-Alpes à partir d’une recherche des applications de visites patrimoniales disponibles sur les stores au démarrage du projet. Une approche qualitative a été privilégiée afin de mettre à jour la densité des enjeux politiques portés par chacun des projets étudiés. Ceux-ci ont été choisis au regard de la diversité des territoires (urbains, ruraux) et des types de patrimoines considérés (patrimoine antique, médiéval ou plus contemporain, matériel ou immatériel). Enfin, dans l’intérêt d’observer la persistance de chacun des projets, l’étendue temporelle des dates de lancement a été un critère décisif. Ainsi le corpus regroupe-t-il des applications lancées entre 2011 et 2020.Une série de 18 entretiens a été réalisée auprès des acteurs de ces projets : acteurs de services patrimoniaux et touristiques, élus locaux, conseillers scientifiques et agence de design ont été sollicités pour chacun d’eux.
Le tableau ci-dessus fait ainsi état des projets analysés et des entretiens obtenus au moment de la rédaction de cet article (avril 2022). Lors de la campagne d’entretiens, pour certains projets d’application initialement identifiés (telle l’application Traboules), aucune réponse aux sollicitations auprès des collaborateurs n’a été obtenue ou des réponses négatives ont été formalisées. Pour d’autres, il n’a pas été possible de réaliser tous les entretiens souhaités, notamment du fait de l’impossibilité de retrouver trace des entreprises concernées et de la difficulté à obtenir l’accord ou parfois même, simplement, le contact des élus locaux. Ce résultat s’explique, entre autres, par l’ancienneté des projets et la volatilité des professionnels du patrimoine et de l’informatique et élus en poste.
L’analyse montre ainsi que ces applications, entendues ici comme « projets numériques », mettent en jeu de nouvelles modalités d’exercice du pouvoir politique qui dépassent celles propres au processus de patrimonialisation et en renouvellent les parties prenantes. À un premier niveau, se met en place une horizontalisation de l’organisation sous la forme d’une dynamique de gouvernance avec des pouvoirs partagés et répartis entre les différents acteurs au sein de « mini-espaces de calcul » (Boltanski, Chiapello, 1999). À un second niveau, le pouvoir s’exprime de manière privilégiée au travers de temporalités multiples qui témoignent des modalités de négociation à l’œuvre dans ces projets.
Gouvernance et expertises : des pouvoirs reconfigurés ?
Les travaux menés sur la notion de « projet », dans le cadre des politiques publiques, mettent en avant comme l’une de ses dynamiques fondamentales, la revendication d’une plus grande horizontalité dans l’organisation et la répartition des pouvoirs. La métaphore du réseau (Boltanksi, Chiapello, 1999) et la notion de gouvernance (Pinson, 2009) sont alors fréquemment mobilisées. Cette horizontalité illustre bien l’enjeu organisationnel inhérent au projet qui ne tend pas prioritairement à relier l’acteur politique au citoyen, mais plutôt à faire travailler les différents acteurs territoriaux ensemble et à permettre l’introduction dans les politiques publiques de nouveaux acteurs, ainsi que l’écrit Gilles Pinson : « Le projet tend, sinon à décentrer, au moins à euphémiser le poids des acteurs politiques dans les processus d’action. Il s’agit de donner à voir les acteurs politiques comme des acteurs parmi d’autres dans ces processus, chargés davantage d’offrir un cadre aux interactions entre acteurs impliqués et prendre acte des accords obtenus que d’orienter les processus en fonction d’objectifs politiques prédéterminés » (2009, p. 28).
Ainsi, dans le cadre des projets d’application étudiés, la question plus précise de la gouvernance semble cruciale dans la compréhension des « formes de pilotage, de coordination et de direction des individus, des groupes, des secteurs, des territoires, et de la société, au-delà des organes classiques du gouvernement » (Le Galès, 2019, p. 297). D’abord, la constitution d’un réseau d’acteurs plus ou moins dense autour du projet conduit dès lors à des modalités de mise en relation et de contractualisation parfois complexes pour aboutir à la production de l’application. Ensuite, cette organisation reconfigure les expertises mobilisées dans le processus de patrimonialisation en en reconnaissant de nouvelles et en construisant de nouvelles hiérarchies entre les acteurs.
La constitution d’un réseau d’acteurs : l’application mobile comme objet-frontière
L’émergence d’un projet d’application de visites patrimoniales conduit à la constitution progressive d’un réseau d’acteurs dont l’articulation des compétences multiples doit favoriser l’aboutissement du projet. Pourtant, avant cette dynamique de mise en réseau, une première étape consiste en l’émergence de celui-ci et de son idée. On note parfois une absence complète de revendication de paternité de la part de tous les acteurs (application Vienne Antique 3D), voire une construction et une définition précise du projet uniquement après l’obtention d’un financement (application Saint-Étienne Balades). D’autres fois, ce projet est au contraire très fortement personnalisé, initié et porté par un acteur spécifique (une chercheuse en histoire pour l’application Vichy 39-45 ou une guide de l’office de tourisme pour l’application ViAnnecy). En d’autres termes, dans notre corpus, l’émergence de l’application en elle-même ne semble pas s’appuyer sur un projet politique mais plutôt tenir de circonstances, d’une ou de volonté(s) individuelle(s) émanant des services administratifs ou d’acteurs indépendants de ces mêmes services. Le caractère aléatoire de la genèse de ces projets explique donc la constitution conjoncturelle d’un réseau d’acteurs : à l’initiative soit des acteurs du patrimoine, soit des entreprises œuvrant dans le domaine du numérique.
Dès lors, une « tête de réseau », voire un « entremetteur » comme cela a été évoqué pour l’application Saint-Étienne Balades, devient l’instigateur d’un « réseau de coopération » (Becker, 1988) mettant en branle une grande diversité d’acteurs amenés à travailler ensemble. Si ce réseau se résume parfois à la relation entre une entreprise développant l’application et un commanditaire du secteur de la culture ou du tourisme (Moulins dans ma Poche, ViAnnecy), souvent le réseau apparaît plus dense et nécessite le recours à des compétences diverses pour mener à bien le projet : « C’est le seul projet moi que j’ai eu assez récemment où les personnes du numérique, toutes les personnes des services innovants, numériques et les personnes on va dire des arts, de la culture, du patrimoine, du tourisme avec les Offices du tourisme, étaient autour de la table et étaient conscients de ce qu’on était en train de faire » (Saint-Étienne Balades, coordinateur du projet d’application).
Dans le cadre d’un projet d’application de grande ampleur, en plus du recours à de nombreux services de la collectivité (tourisme, patrimoine, communication, système d’informations, etc.), c’est également une multiplicité des prestataires techniques hébergeur, développeur web, modélisation 3D, système de géolocalisation, etc.) qui est à l’origine d’un réseau de coopération particulièrement complexe. L’application fonctionne alors comme un « objet-frontière », c’est-à-dire « une entité qui sert d’interface entre des mondes sociaux et des acteurs ayant des perspectives différentes » (Latzko-Toth, Millerand, 2015, p. 163). Dans ce cadre, les modalités de coopération apparaissent multiples.
D’une part, s’exprime une volonté claire de coopération horizontale entre services publics afin de dépasser des freins institutionnels identifiés par les acteurs territoriaux : l’application Ponts du Rhône donne la possibilité de faire travailler ensemble les trois régions limitrophes du fleuve (Auvergne-Rhône Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Occitanie) ; l’application Saint-Étienne Balades permet de préfigurer des projets patrimoniaux passant de l’échelle municipale (Saint-Étienne) à l’échelle intercommunale (Saint-Étienne Métropole). D’autre part, la coopération s’observe également de façon verticale, dans le cadre de contractualisation entre administrations ou institutions patrimoniales, et entreprises privées. Les formes de contrats sont diverses qu’il s’agisse de prestation sur facture (Vienne Antique 3D, Vichy 39-45), de contrat de licence ou de « marque blanche » qui revient, pour les institutions, à s’appuyer sur l’ « architexte » (Jeanneret, Souchier, 1999) de l’application fourni par l’entreprise développeur, ainsi que l’explique le prestataire technique de Saint-Étienne Balades : « [Une marque blanche] c’est la reprise de la technologie de l’application d’origine, et développée sous le nom d’une application, Saint-Étienne Balades par exemple » (prestataire technique de guidage de l’application).
Toutefois, ces modalités de coopération apparaissent très fréquemment influencées par des contraintes territoriales. Au cœur de ce réseau d’acteurs, se révèle, a posteriori, réinvesti un enjeu d’économie locale ou de proximité. Cette dimension économique est souvent à l’appui d’un réseau entretenu préalablement, comme avec l’exemple de la Cité du Design stéphanoise qui fonctionne comme une pépinière d’entreprises dans le domaine de l’innovation : « Et comme c’est un petit village Saint-Étienne, les prestataires qui bossent par exemple sur la vidéo, ils ont déjà eu des projets avec ces mêmes acteurs, donc ils se connaissent aussi. On a rarement un prestataire qui vient d’ailleurs » (Saint-Etienne Balades, agence de design- développeur de l’application).
Du côté de Vienne Antique 3D, l’importance de l’inscription territoriale est également revendiquée : « Nous on a fait des coûts moins chers qu’ailleurs : si vous demandez ailleurs, ils peuvent être jusqu’à trois fois plus chers. Nous on n’est pas à Lyon, pas à Paris, on est à Vienne, il faut qu’on reste compétitif » (Vienne Antique 3D, directeur de l’entreprise développeur).
Ainsi dans les projets, il est fréquemment mentionné la volonté de « travailler en local », développée à la fois comme un argument économique mais aussi et surtout comme un argument politique qui se teinte par là d’une axiologie positive. Le travail en local permet de construire ou renforcer une image du territoire : « C’est aussi pour mettre l’accent sur ce côté très identitaire de Saint-Étienne, du passé industriel et de l’effervescence culturelle qui existe aujourd’hui. La corrélation entre cet esprit créatif d’avant et d’aujourd’hui. Donc voilà on est vraiment dans cette création, dans cette identité forte. […] Faire ce lien entre industrie et culture qui est un peu…qui fait partie de l’ADN stéphanois, ce qui reflète l’identité du territoire » (Saint-Étienne Balades, chargée de projet numérique ville et métropole de Saint-Étienne).
Ce retour au local s’exprime aussi dans les modalités de contractualisation évoquées précédemment. Le recours aux marques blanches offre la possibilité, en autorisant un nom original pour l’application, de faire de celle-ci un outil au service du marketing territorial, parfois à rebours des enjeux d’efficacité du dispositif lui-même : « La création d’une marque blanche c’est purement marketing. C’est le seul intérêt. Fonctionnellement, c’est moins intéressant car l’application va évoluer beaucoup moins vite et les moyens ne sont pas les mêmes. Et donc, ils ont voulu promouvoir d’un point de vue marketing leur territoire. […] Ils mettent en valeur leur territoire aussi sur les app store […] Et donc, comme d’un point de vue utilisateur final, ce n’est pas extrêmement performant, c’est uniquement marketing, communication, promotion du territoire une marque blanche » (ViAnnecy, responsable clientèle de l’entreprise développeur de l’application).
La constitution d’un réseau d’acteurs, en vue de la réalisation des projets d’application, est donc une obligation du fait de l’absence de compétences techniques au sein des collectivités territoriales. Pour ce faire, de nombreux acteurs sont fréquemment mobilisés pour développer un projet dont l’origine apparaît généralement dépolitisée. Cette dépolitisation est perceptible d’abord par une implication d’apparence faible des élus politiques laissant la part belle aux acteurs des services administratifs. Elle l’est également du fait d’une vision essentiellement opérationnelle dans l’objectif de production d’un dispositif dont n’est reconstruite qu’a posteriori l’inscription dans une politique publique. En effet, une repolitisation semble s’opérer par l’entremise d’un « travail territorial » (Noyer, Raoul, 2011) et d’un récit local convoqué après le lancement de l’application. Le réseau d’acteurs est ainsi fortement territorialisé et l’évolution des projets souligne une densification de ce réseau à l’échelle locale plus qu’une expansion géographique.
Le déplacement de l’expertise vers les industries du numérique
Les projets d’application étudiés construisent donc un réseau d’acteurs qui amène à faire dialoguer et travailler ensemble, des expertises jugées complémentaires. Dans le cadre des outils numériques de médiation patrimoniale, deux registres d’expertise sont constamment mobilisés et pensés en opposition : d’une part, l’expertise scientifique et d’autre part, l’expertise technique. Cette bipartition classique oppose, de manière parfois très schématique, les acteurs du patrimoine (au sens large : conservateur, chercheur, chargé d’inventaire ou de médiation) aux acteurs du numérique (concepteur, développeur, designer, etc.), comme le montre l’exemple de Vienne antique 3D : « Les monuments sont construits à partir des hypothèses de [l’archéologue], et nous avons dû adapter ses hypothèses pour les faire en 3D. Lui, il s’appuie sur des livres, des poèmes qui décrivent l’architecture. Nous, on travaillait sur la création 3D de ce qu’il nous disait. Il y avait des allers-retours pour corriger/améliorer les dimensions des objets » (directeur de l’entreprise développeur).
Ces va-et-vient entre les savoirs apportés et les réponses techniques construisent une vision techniciste de l’application qui s’apparente à une forme de solutionnisme technique (Ellul, [1988], 2017) et qui s’appuie sur une opposition entre « contenu » et « enveloppe » : « Ça (Les contenus) c’est plutôt les historiens, c’est plutôt effectivement eux qui voulaient raconter l’histoire et qui ont été force de proposition. Et ça a été pas mal vu avec [l’agence de design] qui lui est plutôt bon là-dedans. C’était surtout sa partie ça aussi, le fait de pouvoir être force de proposition vis-à-vis de comment on met en place tel ou tel parcours et la pertinence de mettre en place, des items à l’intérieur qui soit un peu sexy, en l’occurrence des coulisses, des trucs comme ça… » (Saint-Étienne Balades, coordinateur du projet de l’application).
Dès lors, dans le cadre d’une stratégie de légitimation, l’expertise technique des entreprises du numérique se combine fréquemment avec une expertise en termes de médiation : ces derniers se positionnent comme des experts de la « médiation numérique », insistant notamment sur les dimensions « ludiques » qu’ils sont susceptibles d’apporter à l’outil. Pour les applications Ponts du Rhône et Patrimoine industriel, cette dimension a été un argument fort de l’entreprise conceptrice auprès des commanditaires et a conduit à l’ajout de jeux et de productions audiovisuelles. Pour l’application Saint-Étienne Balades, « c’est venu d’une volonté de gamifier en fait, de se dire il faut que ça soit une balade en fait. Il faut que d’un coup on ait envie de découvrir la ville en mode balade » (coordinateur du projet d’application).
Cette vision de la médiation s’appuie à la fois sur une réflexion portant sur la transmission des savoirs (vision pédagogique versus vision ludique), mais également sur la finalité même de l’application, entre apprentissage et loisirs, comme le prouve l’argumentaire énoncé par le service de la communication de Saint-Étienne : « On avait axé sur tout ce qui était ludique parce que c’était une application de découverte du patrimoine, mais participative je veux dire, qui engage aussi le public. On ne va pas suivre une visite de façon passive comme on pourrait le faire parfois avec un guide » (Saint-Étienne Balades, chargée de communication culturelle à la ville et métropole de Saint-Étienne).
Dans ce ballet des expertises, l’important est souvent de savoir qui mène la danse. Si les dynamiques varient fortement en fonction des projets et de leur portage, des jeux de pouvoir sont constamment en action pour la maîtrise de certaines composantes du projet : un back office difficilement maîtrisé par les « créateurs de contenus patrimoniaux » permet aux entreprises du numérique de garder la main (Saint Étienne Balades) ; le verrouillage de la validation des contenus par un comité scientifique restreint offre la possibilité de limiter les possibilités d’actualisation (Archiguide) ; une connaissance approfondie et unique du territoire par les scientifiques impliqués permet de développer des contenus originaux (ViAnnecy, Vichy 39-45) ; la transmission à échéances régulières de rapports « digestes » des données issues de Google Analytics donne aux entreprises la main sur la lecture des usages de l’application (Moulins dans ma poche). Une organisation ad hoc du projet est alors déployée, de manière plus ou moins appuyée, afin de rééquilibrer la place de chacun : « On a arbitré ensemble mais on était assez en phase dans l’idée que ce ne soit pas trop lourd. Souvent quand on travaille avec les archives, les gens du patrimoine, on aurait tendance à avoir trop de contenu. Et là, c’est plutôt bien passé » (Saint-Étienne Balades, coordinateur du projet d’application).
Cette organisation conduit parfois à la mise en place de réunions collégiales : « On a fait beaucoup de réunions très agiles, avec des schémas en mindmap, pour qu’on vienne phosphorer ensemble à ce qui nous semblerait être la bonne façon de construire le cahier des charges permettant la mise en œuvre de Saint-Étienne Balades » (coordinateur du projet d’application). Mais parfois, aussi, à des rendez vous en binôme entre l’acteur du patrimoine et l’entreprise du numérique : « Il vient, on se pose devant l’ordinateur. Il dit “je veux ça, ça, ça” et je lui dis ce qu’on peut faire, combien ça peut coûter. C’est comme ça qu’on fait » (Vienne Antique 3D, directeur de l’entreprise développeur).
La mise en relation de ces expertises aux « exigences qui se présentent a priori comme antagonistes » s’articule donc dans « une multitude de mini-espaces de calcul, à l’intérieur desquels des ordres peuvent être engendrés et justifiés » (Boltanski, Chiapello, 1999, p. 157). Parmi ces ordres, rares sont les projets développés appuyés par un discours politique, ils sont davantage centrés sur la création d’un nouveau « produit ». Cette dépolitisation a priori des projets d’applications ne semble s’inscrire dans un processus de repolitisation que de manière aléatoire et reconstruit a posteriori au gré des agendas politiques. L’argument alors fréquemment mobilisé est celui de la démonstration du dynamisme d’une politique économique locale témoignant plutôt d’un déplacement de ces applications vers des dispositifs vus essentiellement comme des techniques numériques. En d’autres termes, si dans le cadre des applications, « la démarche de projet s’envisage ainsi comme un phénomène de redistribution de l’autorité politique » (Pinson, 2009, p.19), celle-ci semble s’opérer en faveur des entreprises prestataires.
Afin d’aller plus loin dans la compréhension de cette variabilité de l’intervention politique, et pour mieux comprendre la manière dont s’exprime néanmoins un pouvoir politique local, nous proposons maintenant d’interroger ces projets de façon diachronique.
Des temporalités en tension : entre logiques patrimoniales, politiques et industrielles.
Les projets numériques patrimoniaux étudiés dans le cadre de cet article sont inscrits dans des temporalités multiples. D’un point de vue synchronique, une temporalité courte est celle de l’événement que représentent le lancement d’une application et sa célébration potentielle dans la communication politique locale. Au-delà, se note, d’un point de vue diachronique, la diversité des années de lancement entre 2011 et 2020 (cf. Figure 1) qui construit une longévité diverse de ces projets et pose l’enjeu de la pérennisation des outils sur plus d’une décennie parfois. Dans la perspective de l’analyse des politiques publiques qui interrogent les phases successives de la construction de l’action publique depuis sa mise à l’agenda jusqu’à la proposition de réponses publiques (Hassenteufel, 2021, p. 24), nous proposons de rendre compte de ces multiples temporalités. Elles témoignent de la perception de ces applications en tant que projet, c’est-à-dire des « conduites d’anticipation » (Boutinet, 2012) qui dépassent de fait le seul moment de la conception-réalisation d’un outil numérique pour le saisir également dans sa circulation sociale et symbolique.
Une mise à l’agenda circonstanciée
Les applications étudiées s’ancrent dans des dynamiques politiques locales multiples, en lien avec des processus de patrimonialisation en cours ou aboutis, mais aussi souvent dépendent d’agendas locaux extérieurs. Ce caractère fortement circonstancié illustre la dimension non structurante de ces outils dans les politiques locales.
De ce fait, concernant les outils traitant du patrimoine, un questionnement central est celui de leur inscription dans les processus de conservation, d’inventaire ou de valorisation qui leur préexistent. Chaque projet d’application va ainsi s’arrimer, de manière différente, aux processus de patrimonialisation appliqués aux objets dont il cherche à faire la médiation. D’un côté, certaines applications constituent des outils de valorisation de processus aboutis : un parcours de l’application Saint-Étienne Balades est créé à la suite d’un ouvrage publié par une médiathèque de la ville ; l’application Vichy 39-45 apparaît en parallèle de la publication d’un ouvrage issu d’une thèse de doctorat en histoire ; l’application Archiguide fait suite à des publications de corpus d’œuvres architecturales contemporaines de Lyon par Archipel, centre de culture urbaine. D’un autre côté, certaines applications s’inscrivent dans des processus patrimoniaux en cours ou des inventaires, pour lesquels elles constituent une modalité de diffusion des résultats. C’est en particulier le cas pour les applications Ponts du Rhône et Patrimoine industriel, prises en charge par le service régional de l’inventaire et faisant état des objets patrimoniaux relevés par le travail scientifique de celui-ci. Pourtant, et particulièrement dans ces seconds cas, ces applications sont peu conçues comme des outils évolutifs, auxquels il serait possible d’ajouter en continu de nouveaux contenus à la suite de travaux en cours. Ces mises à jour, parfois évoquées par les acteurs patrimoniaux, semblent pâtir d’une lourdeur et d’une difficulté d’accès en raison de l’impossibilité de les effectuer sans le recours au prestataire développeur, ou bien d’un back-office peu adapté à un usager non-professionnel de l’informatique. Cet enjeu est ainsi au cœur d’une refonte en cours de l’application Saint-Étienne Balades visant à faciliter l’ajout de parcours directement par des acteurs patrimoniaux de la métropole stéphanoise.
Mais, non seulement incluses dans les processus de patrimonialisation, ces applications sont également parties prenantes d’autres agendas locaux. À un premier niveau, se dessine une association de ces applications aux agendas culturels et touristiques. Un nouveau parcours de l’application Saint-Étienne Balades, sur la thématique du design, doit ainsi être lancé en 2022 dans le cadre de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne. L’application Ponts du Rhône est elle-même née d’une volonté de création d’un circuit touristique sur « l’autoroute des vacances », regroupant les trois régions de la vallée du Rhône. Cette application reçoit le label « territoire innovant » peu après sa sortie en 2011, ce qui convainc les élus de la région Rhône-Alpes de produire rapidement une deuxième application, Patrimoine industriel, selon un cahier des charges similaire associant le même prestataire. Les services de l’Inventaire ont dès lors dû travailler dans l’urgence pour répondre à cette injonction.
Ainsi, l’inscription à l’agenda ne s’effectue pas nécessairement en fonction d’un objectif mais parfois en raison des opportunités. C’est la raison pour laquelle les entreprises du numérique font fréquemment du démarchage auprès des collectivités territoriales pour leur proposer leurs services, comme pour le cas de l’application ViAnnecy : « En général, ça se produit comme ça. On fait du démarchage commercial. Et Annecy, au début, ils étaient sur l’application Mhikes en abonnement pro, donc un des abonnements à moindre coût et puis, pas de création/développement d’application, c’est un des avantages de cette app. Et ils ont dû être motivés pour promouvoir leur territoire d’un aspect digital. C’est à la mode en ce moment quand on va voir les acteurs territoriaux » (responsable clientèle de l’entreprise développeur de l’application).
La mise à l’agenda apparaît ainsi plutôt contingente à des enjeux qui dépassent les projets en eux-mêmes : le lancement de l’application Saint-Étienne Balades a été repoussée en raison du report des élections municipales dû à la crise sanitaire en 2020 ; la conception rapide de l’application Patrimoine industriel est liée à un financement annuel. Autrement dit, ces applications se présentent souvent comme un outil-vitrine pour le territoire, parfois pour une meilleure communication d’événements connexes dans une logique de communication politique, voire de marketing territorial. Quelle que soit la date de lancement de l’application, une campagne de communication est souvent développée, tant sous une forme traditionnelle (affiches, flyers, etc.) que par une présence importante sur les stores, en particulier dans le cas des applications sous marques blanches qui nécessitent leur propre communication indépendamment de la notoriété de l’application mère. Mais, au-delà du moment du lancement de l’application, se pose la question du maintien et de la pérennisation de la communication dans le temps, et donc d’une inscription de l’application au sein d’une politique plus large de valorisation du patrimoine.
La difficile pérennisation d’un instrument de l’action publique
La variabilité du rattachement de ces applications dans les politiques publiques rend fragile leur inscription dans le temps. Les coûts humain et financier liés à la pérennisation de ces projets conduisent fréquemment à une logique court-termiste faisant de ces outils un instrument supplémentaire mais non structurant de l’action publique locale.
En effet, les projets, à la suite de leur mise à l’agenda, peuvent être associés à des politiques tenant à des champs multiples de l’action publique. À ce titre, le cas de Saint-Étienne Balades est intéressant. En effet, si le projet d’application émerge après l’obtention d’une subvention du département, il s’arrime progressivement à une restructuration des politiques patrimoniales locales, et en particulier dans le projet de passage de la labellisation « Ville d’art et d’histoire » en un « Pays d’art et d’histoire » métropolitain. L’application est alors remobilisée a posteriori de sa création, comme un élément de préfiguration de cette nouvelle étape du label, en tant qu’outil favorisant l’autonomie des petites communes de la métropole dans la conception de parcours de valorisation de leur patrimoine. Elle est en parallèle mentionnée sur les pages consacrées aux politiques Smart City de la Ville et de la Métropole de Saint-Étienne. Ainsi l’application se greffe davantage sur une politique numérique que sur une politique patrimoniale, ce que confirme la chargée de projet dans ce domaine à la métropole : « Ça joue aussi de la politique du numérique de la ville et de la métropole, c’est pour ça que je vous en parle – en termes justement de découverte patrimoniale […]. Je trouve que c’était important de vous en parler parce que ça fait totalement partie de cette ambition sur le numérique sur la métropole » (Saint-Étienne Balades, chargée de projet numérique de la ville et métropole de Saint-Étienne).
Cet enjeu de l’inscription dans une politique pérenne, au-delà du seul projet de développement et de production d’une application, est essentiel, en particulier pour des applications dont la mise à disposition auprès des utilisateurs date, parfois, de plus d’une dizaine d’années. La question des mises à jour régulières et de la maintenance est une réflexion au cœur de ces projets, en particulier menée par les acteurs des administrations publiques. Le responsable clientèle de l’entreprise développeur de l’application ViAnnecy explicite parfaitement ces enjeux : « Les applications dans les iOS et Android évoluent constamment. Des nouveaux téléphones sortent, il faut s’adapter. Donc c’est des gros moyens pour maintenir une application chaque année, sans la faire évoluer, juste pour qu’elle reste fonctionnelle sur tous les téléphones. Et en fait les territoires, ils ont très peu de moyens de fonctionnement. Donc ils n’ont pas beaucoup le choix. Et nous, on communautarise comme ça les coûts de maintenance annuelle. Pour vous donner un ordre de grandeur, pour maintenir une application chaque année pour une mise à jour, c’est plus de 20 000 euros par an » (responsable clientèle de l’entreprise développeur de l’application).
La question des coûts d’hébergement et de maintenance, voire de mise à jour en cas d’ajout de nouvelles fonctionnalités, est un enjeu crucial pour les collectivités territoriales, mais également pour les entreprises du numérique. Cela implique, pour les premiers, un budget de fonctionnement annuel, plus ou moins conséquent selon les formes de contractualisation (marques blanches ou licence). Certains acteurs se passent de ces contrats de maintenance, faute de moyens pérennes (Archiguide) ; pour d’autres, ce sont les alternances politiques qui portent un coup fatal à ces lignes budgétaires (Ponts du Rhône et Patrimoine industriel). Pour les entreprises prestataires, l’enjeu est également celui du maintien d’une technique parfois dépassée au bout de quelques années et dont les revenus des contrats de maintenance se révèlent bien moins profitables que la vente d’un produit nouveau : « [L’application] n’évolue plus là, juste, on la maintient en vie on va dire. Pour nous, c’est un produit qui est un peu démodé, qui ne peut plus évoluer parce que ce sont des technos qui n’existent plus. C’est un peu un produit qu’on laisse mourir à petit feu. C’est pour ça qu’on en signe plus et qu’on essaie plus. Il en reste 5 là, mais on en perd tous les ans. Ce sont des contrats annuels de maintenance. On est passé sur d’autres technos donc on essaie de migrer petit à petit nos clients vers ces nouvelles technologies » (Moulins dans ma poche, chargé de développement de l’application).
Il apparaît donc, au fil de cette lecture diachronique des projets, qu’au-delà de l’événementialisation liée au lancement de l’application, cette dernière est très peu inscrite dans une action publique à moyen ou long termes. Celle-ci est alors déclinée, voire dans certains cas réduite, en un simple déploiement d’outils, une « instrumentation de l’action publique » (Lascoumes, Le Galès, 2005, p. 11) qui ne permet pas réellement la structuration d’une politique publique, ici dans le champ du patrimoine. Au final, la pérennité de ces projets reste fragile et dépend d’une concordance à plusieurs variables entre des acteurs hétérogènes (services patrimoniaux et touristiques, élus locaux, conseillers scientifiques et agence de design…) soumis à des logiques différenciées sinon opposées. La concomitance de temporalités constitue ainsi une condition de pérennisation essentielle au sein de ces projets : l’entrechoquement des temporalités de chacun des acteurs, dont l’interdépendance est constitutive de leur dynamique, est, à cet égard, souvent un motif d’abandon, à terme, de la maintenance de ces applications.
Conclusion : un déplacement progressif du pouvoir vers les entreprises du numérique
Les projets d’application de visites patrimoniales sont soumis à une mise à l’agenda très conjoncturelle, fortement influencée par la dynamique horizontale du réseau d’acteurs constitué. Si le moment du lancement de l’application est parfois construit comme un événement important dans la politique locale, le projet en lui-même n’apparaît que peu structurant d’une politique plus globale. En ce sens, le constat de la dépolitisation de ces projets s’inscrit dans une tendance à la dépolitisation des politiques culturelles et patrimoniales au profit d’enjeux d’événementialisation (Teillet, 2019), exemple parmi d’autres des injonctions supportées par les institutions culturelles (Alexis, Appiotti, Sandri, 2019). De plus, il témoigne de la circulation et de l’appropriation par les acteurs locaux d’une axiologie positive associée aux outils numériques, « entre fascination et consentement » (Miège, 2020, p.19-34), lesquels sont considérés comme des outils affublés de propriétés « naturellement » bénéfiques à la démocratisation de la culture (Cardon, 2010).
Pourtant, à l’analyse, ces projets semblent tout de même dotés d’une dimension politique forte, parfois perceptible en creux dans les entretiens : celle portée par une reconstruction narrative téléologique du projet comme symbole du territoire et de la vivacité de son économie locale. Il s’intègre ainsi plus largement dans des dynamiques de promotion territoriale dont témoignent les fréquentes récompenses sous forme de label que reçoivent ces projets numériques. Ce récit territorial peu polémique, tout comme ceux associés à la ville intelligente (Bonaccorsi, 2018, p. 229), s’écrit souvent a posteriori du lancement des applications, et profite ainsi de l’arrivée de nouveaux protagonistes sur la scène locale que sont les entreprises œuvrant dans le domaine du numérique.
En effet, les réseaux de coopérations indiquent qu’une nouvelle gouvernance est à l’œuvre dans les politiques numériques et patrimoniales des territoires. Le pouvoir local semble progressivement se partager avec, voire se déplacer vers les entreprises conceptrices ou vers les développeurs qui, par la maîtrise du back-office ou par la contractualisation par le biais de licences, ne sont plus de simples prestataires d’un service auprès des collectivités, mais bien des partenaires au long cours d’un projet de médiation patrimoniale. Ce déplacement progressif des rôles et des pouvoirs qui leur sont associés interroge alors sur les possibles effets sur un processus de patrimonialisation, traditionnellement et toujours, entre les mains des pouvoirs publics.
Notes
[1] AP-PAT : Les applications mobiles de visite de sites patrimoniaux, appel à projets interdisciplinaire interne de l’Université Lumière Lyon 2, 2020-2022.
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Auteurs
Nicolas Navarro
Nicolas Navarro est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Lumière Lyon 2 et au sein du laboratoire Elico (UR 4157). Ses travaux portent sur la mise en communication des territoires, du patrimoine et des musées à travers une approche ethno-sémiotique des objets et êtres culturels et de leurs médiations.
n.navarro@univ-lyon2.fr
Lucie Alexis
Lucie Alexis est maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication, à l’Université Grenoble Alpes, chercheure au Gresec (Groupe de recherche sur les enjeux de la communication) et associée au Carism. Elle travaille sur la médiatisation de la culture à la télévision publique et sur la mutation des formes audiovisuelles. Elle est chercheuse associée à l’Institut national de l’audiovisuel pour la période 2020-2022.
lucie.alexis@univ-grenoble-alpes.fr
Camille Bernetière
Camille Bernetière est maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’IUT Jean Moulin – Lyon 3 et au sein du laboratoire Elico (UR 4157). Elle analyse les représentations des territoires et leur construction au sein d’institutions culturelles et d’industries médiatiques, notamment orchestrées par des dispositifs numériques.
camille.bernetiere@univ-lyon3.fr
Mathias Valex
Mathias Valex est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Lumière Lyon 2 et au sein du laboratoire Elico (UR4157). Ses recherches portent sur les constructions discursives de représentations à propos d’objets territoriaux, qu’ils soient matériels, géographiques ou socio-symboliques, mais aussi sur les acteurs pluriels qui les portent.
mathias.valex1@univ-lyon2.fr
Plan de l’article
Gouvernance et expertises : des pouvoirs reconfigurés ?
Des temporalités en tension : entre logiques patrimoniales, politiques et industrielles.
Conclusion : un déplacement progressif du pouvoir vers les entreprises du numérique
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