De « chiens de garde » à traducteurs de signaux : sur la relation entre les journalistes économiques et les sources du monde de la politique monétaire
Résumé
Cet article s’intéresse à la relation entre les journalistes économiques et les sources du monde de la politique monétaire, et ce plus particulièrement lors de la publication du Rapport sur la politique monétaire par la Banque du Canada. Cette relation est analysée en termes d’asymétrie et de collaboration : les sources de la Banque du Canada et les économistes des banques privées s’imposent comme un passage obligé lors du travail de couverture, mais les journalistes tirent également profit de cette collaboration car celle-ci leur permet d’être plus efficaces et de gagner du temps. La politique monétaire est très peu propice au travail d’enquête car les journalistes économiques considèrent que leur rôle n’est pas de critiquer ou de surveiller la banque centrale, mais bien de « traduire » ses signaux vers le public.
Mots clés
Journalisme économique, banque du Canada, relations médias-sources, sociologie du journalisme, politique monétaire
In English
Title
From «watchdogs» to signal translators: on the relationship between business journalists and the monetary policy sources
Abstract
This article examines the relationship between business journalists and monetary policy media sources, particularly in the publication cycle of the Monetary Policy Report by the Bank of Canada. This relationship is analyzed in terms of asymmetry and collaboration: Bank of Canada sources and private bank economists stand out as a necessary step in the media work, but journalists also benefit from this collaboration because it allows them to be more efficient and save time. Monetary policy, on the other hand, is hardly conducive to investigative work, as business journalists see their role not to criticize or monitor the central bank, but to «translate» its signals to the public.
Keywords
Business journalism, Bank of Canada, media-source relations, sociology of journalism, Monetary Policy
En Español
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Lamoureux Samuel, « De « chiens de garde » à traducteurs de signaux : sur la relation entre les journalistes économiques et les sources du monde de la politique monétaire », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/2, 2021, p.55 à 67, consulté le mercredi 4 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2022/varia/04-de-chiens-de-garde-a-traducteurs-de-signaux-sur-la-relation-entre-les-journalistes-economiques-et-les-sources-du-monde-de-la-politique-monetaire/
Introduction
Le choix des nouvelles dignes d’attention par les médias est en grande partie dû à l’interaction entre les journalistes et leurs sources (Neveu, 2013; Schlesinger, 1992). Une question classique de la sociologie du journalisme est alors de savoir comment ce choix est influencé par la relation entre le journaliste et ses sources et surtout s’il existe un rapport d’infériorité, et donc un rapport de pouvoir, au centre de cette relation (Schudson, 2003). Si des recherches se sont intéressées à de multiples spécialisations dans les dernières années comme le journalisme politique, culturel ou militaire (Bunce, 2017; Broustau et Francoeur, 2017; Gingras, 2012, Bizimana, 2011; Saïtta, 2008; Manning, 2001; Charron, 1994), la spécialisation du journalisme économique reste toutefois peu étudiée, surtout en ce qui a trait à sa relation avec les sources du monde de la politique monétaire (Machut, 2019; Riutort, 2006). Les enjeux économiques sont pourtant centraux dans les médias, pensons aux crises financières, à l’inflation, aux accords de libre-échange ou encore en cette période post-pandémique, à l’endettement de masse. Ce texte participe à répondre à ce manque en analysant la relation entre les journalistes économiques et leurs sources, plus particulièrement dans le cadre de la publication du Rapport sur la politique monétaire par la Banque du Canada.
Sur la relation média-sources
Les premières études sur la relation médias-sources soulignaient le fait que les médias privilégient les sources officielles dans leur travail quotidien, du gouvernement et de la police par exemple, ce qui introduit une dynamique de pouvoir dans la production de l’information (Shaw, 2016; Chomsky et Herman, 2002; Gans, 1983). Hall (1978) parle en ce sens du rôle des définisseurs primaires et secondaires. Les routines journalistiques (automatisme de classement, sens pratique, hiérarchisation de l’information) pousseraient la presse à chercher d’abord l’information vers les sources accréditées (les définisseurs primaires) qui peuvent définir ou cadrer la situation. Le travail journalistique est ainsi considéré comme un travail de (co)-construction de la réalité gouvernée par l’élite (Schudson, 2003 : 150). La concentration des entreprises de presse, la précarisation des salles de rédaction, la convergence vers le multiplateforme et la montée des techniques de l’information ainsi que des médias sociaux (qui donnent plus d’outils aux organisations) sont d’autres facteurs renforçant l’influence des sources institutionnelles sur les pratiques journalistiques ces dernières années (Wilkinson et Winseck, 2019; George, 2015; Duval, 2000; Bourdieu, 1996).
Toutefois la relation médias-sources, pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage de Broustau et Francoeur (2017), n’est pas composée uniquement de conflits, elle repose aussi sur la collaboration et le consentement. Les journalistes ne sont jamais totalement dominés par leurs sources et ceux-ci peuvent au contraire tirer un avantage de cette collaboration (Macnamara, 2014; Charron, Lemieux et Sauvageau, 1991). Francoeur (2017) parle des trois types de relations entre les journalistes et les relationnistes : une relation où les relationnistes s’imposent comme un passage obligé par leur contrôle hermétique de l’information (c’est le cas des sources militaires), une relation où les journalistes contournent les relationnistes et n’y font appel que pour suivre leurs normes professionnelles (par exemple à la fin d’une enquête où les reporters vont laisser l’organisation ou l’institution prise en défaut répondre aux diverses accusations) et enfin une relation de collaboration où les journalistes et les relationnistes tirent profit de leur travail d’équipe (dans le monde de la culture, par exemple).
C’est en ce sens que Legavre (2011) présente les journalistes et les relationnistes comme des « associés-rivaux » qui cultivent des relations de « coopération-concurrentielle ». Des rivaux parce que les journalistes et les relationnistes luttent constamment pour la « vraie » version des nouvelles, mais aussi des associés parce que ces derniers ont tous les deux intérêt à ce que les nouvelles soient, au final, publiées. Et c’est au quotidien que sera négociée cette relation : le même relationniste sera parfois, dépendamment des événements, une source crédible, un fournisseur de pistes de réflexion ou encore un obstacle à contourner (Francoeur, 2018; Legavre, 2014).
Du côté du journalisme économique, si les études sont rares, une certaine évolution a lieu après la crise économique de 2007-2008 où de nombreux débats sont publiés sur la relation entre les journalistes et les sources du monde des affaires (Schifferes et Robert, 2015; Tambini, 2010). Pour certains, les journalistes économiques, puisqu’ils n’auraient pas vu venir la crise, auraient tout simplement été des « chiens de garde qui n’ont pas aboyés » (Starkman, 2015, p. 6). Starkman souligne le fait que les journalistes économiques existeraient dans la « sous-culture » de Wall Street et, en ce sens, adopteraient ses coutumes et ses expressions langagières (Starkman, 2015, p. 15). D’autres auteurs (Lee, 2014; Knowles, 2013; Manning, 2013; Davis, 2000) adoptent une posture semblable, par exemple Riutort (2006) qui considère que les journalistes économiques ont une « posture privilégiée de domination consentie envers leurs sources principales » (p. 137). D’autres chercheurs défendent plutôt le travail des journalistes lors de cette même crise. Tambini (2010) rapporte que les journalistes économiques ne se considèrent pas comme des chiens de garde, mais bien comme des intermédiaires. Leur rôle n’est pas ainsi pas « d’aboyer », mais de conserver la stabilité du système financier. Roush (2015), de son côté, pointe plutôt du doigt les régulateurs qui auraient fermé les yeux sur les excès des banques, au contraire des journalistes qui auraient émis des avertissements suffisants.
Or, entre l’argument critique qui dépeint les journalistes économiques comme entièrement absorbés par leurs sources du monde des affaires et l’argument plutôt libéral qui les décrit comme indépendants face aux multiples pressions, notre hypothèse est plutôt, et ce en suivant les analyses récentes de la sociologie du journalisme, que les journalistes économiques ont probablement une relation beaucoup plus subtile avec leurs sources, une relation qui vogue entre le conflictuel et le contractuel, entre le conflit et la coopération (Legavre, 2014; Charron, Lemieux et Sauvageau, 1991). Notre hypothèse est aussi que cette relation d’associés-rivaux doit être mise en lien avec les mutations institutionnelles du capitalisme avancé (Pineault, 2008), notamment le déclin de la sphère publique traditionnelle et la montée du marché financier comme mécanisme central de transmission de l’information (Davies, 2017; Ouellet, 2016). Les premières analyses de Hall (1978) sur les définisseurs primaires ont eu lieu dans un contexte où le modèle de l’élite libérale (intellectuel, juriste, bureaucrate, journaliste) dominait toujours (Carroll, 2007; Fround et al., 2006). Or, pour Davies (2017), les élites économiques traditionnelles du libéralisme sont profondément transformées par la montée du capitalisme financier qui est accompagnée par l’apparition de deux nouvelles figures : les « intermédiaires cybernétiques » qui transmettent les informations (le système de prix, les marchés financiers), et les « intermédiaires diplomatiques » qui traduisent ces signaux a-signifiants vers le public (les consultants financiers, les « think tank », les économistes, les gouverneurs des banques centrales). C’est à partir de ces éléments que nous examinerons le travail des journalistes économiques québécois dans le cadre de la publication du Rapport sur la politique monétaire par la Banque du Canada.
Banque du Canada et rapport sur la politique monétaire
La littérature scientifique s’intéresse surtout au travail du journaliste économique en temps de crise ou dans sa relation avec les sources du monde des affaires et des grandes entreprises (Schifferes et Robert, 2015; Junghans, 2006; Duval, 2004), or cette attention laisse de côté les interactions plus routinières sur un sujet plus important que le monde des affaires (quoique peut-être plus aride) : la politique monétaire et la communication des banques centrales.
En effet, les banques centrales font partie des principaux producteurs de la rationalité économique orthodoxe dans le discours public (Lebaron et Dogan, 2020). C’est grâce aux communications de ces institutions que les postulats néoclassiques de l’économie, par exemple le fait que l’inflation serait un phénomène strictement monétaire ou que le libre-échange est absolument nécessaire, trouvent leur place régulièrement dans les médias (Lebaron, 2013; Stirner, 2011). Bien que la diffusion des nouvelles en économie dépende de multiples acteurs, le gouverneur de la banque centrale reste sa figure la plus emblématique (Lebaron, 2000 : 207). Les banques centrales sont donc les institutions économiques qui possèdent le plus haut niveau de capital symbolique (Bourdieu, 1997 : 53), d’où l’intérêt d’examiner la relation des journalistes avec ce type d’institution.
Au Canada, la banque centrale, créée en 1934 et nationalisée en 1938, se nomme la Banque du Canada (Jenkins, 2004). Une banque centrale peut se définir comme : « une institution qui à son niveau le plus général exerce, pour le compte d’un État, le monopole de l’émission de monnaie à cours légal sur son territoire national » (Pineault, 1998 : 29). La Banque du Canada a quatre fonctions : gérer les billets de banque du pays, être l’agent financier du gouvernement fédéral et le prêteur en dernier ressort des institutions de dépôt en plus de mettre en œuvre la politique monétaire, c’est-à-dire préserver la valeur de la monnaie et maintenir l’inflation à un niveau bas et stable (Scialom, 2013).
Pour atteindre ce dernier objectif, la banque centrale publie quatre fois par an (deux publications et deux mises à jour) un Rapport sur la politique monétaire; document d’une trentaine de pages qui décrit la situation économique du pays et qui annonce si la banque relève, baisse ou ne change pas son taux directeur. Généralement, quand l’économie « va bien » la banque va monter son taux pour contenir l’inflation et, dans le cas contraire, baisser son taux lors d’une crise économique pour stimuler la croissance et l’investissement (Scialom, 2013). Les communications des banques centrales sont toutes préétablies d’avance. La publication du Rapport sur la politique monétaire a toujours lieu en avril et en octobre, et la mise à jour du Rapport s’effectue en janvier et en juillet. Par ailleurs, ce n’est pas le seul type communication de la Banque du Canada; celle-ci publie des allocutions, des témoignages, des conférences de presse et des entrevues. Toutefois, le Rapport reste certainement la communication la plus attendue des analystes et la plus influente sur l’état de l’économie, car il s’agit du moment où l’institution décide de changer on non son taux directeur, ce qui affecte par la suite toutes les banques et tous les emprunteurs au pays (Jenkins, 2004).
Pour nos fins, nous avons réalisé huit entrevues semi-dirigées (Savoie-Zajc, 2009) avec des journalistes économiques québécois couvrant la Banque du Canada et, plus précisément, le Rapport sur la politique monétaire. La population qui nous intéresse est très restreinte : nous évaluons à seulement douze les journalistes au Québec couvrant régulièrement les communications de la Banque du Canada. De ce nombre, encore moins se déplacent à Ottawa pour couvrir en personne la conférence de presse encadrant la publication du Rapport. Nous avons donc choisi la totalité de ces journalistes pour une entrevue semi-dirigée. Huit ont répondu à notre sollicitation, tandis que les autres ont décliné l’offre par indisponibilité. L’échantillon est diversifié et représentatif de des médias québécois : il regroupe des jeunes diplômés et des journalistes retraités, travaillant pour des médias publics et privés, des journaux, des magazines et des agences de presse. Un journaliste indépendant est également présent dans l’échantillon.
Seul un journaliste interviewé avait fait des études en économie. L’économie est, avec la science, une spécialisation particulièrement malaimée dans les médias québécois. Selon les journalistes interviewés, un article en économie se retrouvera, par exemple, rarement en Une, attirera très peu d’attention de la part des rédacteurs en chef ou des collègues et recevra peu d’éloges lors des remises de prix. Les journalistes interviewés rêvaient d’être correspondants à l’étranger ou de travailler sur la colline parlementaire, c’est donc presque systématiquement par hasard (une place qui se libère) ou par opportunisme (pour obtenir un emploi plus facilement) qu’ils se sont retrouvés à couvrir l’économie.
L’utilisation de l’entrevue semi-dirigée, qui implique l’utilisation de questions ouvertes et qui encourage la description détaillée (Savoie-Zajc, 2009 : 340), a permis de nous concentrer sur la perception individuelle qu’ont les journalistes de leur relation avec la Banque du Canada et les autres sources entourant la couverture de la politique monétaire. Nous avons posé des questions pour tenter de cerner la construction sociale des textes journalistiques portant sur les communications de la Banque du Canada. La construction sociale des textes renvoie au processus d’écriture dans son ensemble (Neveu, 2013), c’est-à-dire la situation sociale et intellectuelle du journaliste (son éducation et sa place dans le domaine journalistique), ses conditions de travail, sa journée de travail typique la journée de la sortie du Rapport, ses relations avec ses sources, avec ses patrons, ses pairs. En d’autres termes, tout ce qui se rapporte à la collecte, à la réception de l’information et à l’écriture de l’article. Nous nous sommes particulièrement concentré sur la description de la journée de travail du journaliste le jour du dévoilement du Rapport, bien que le travail en amont ou en aval, notamment la rédaction du « pré-papier » la veille, nous ait aussi intéressé.
Huit entrevues semi-dirigées d’environ 1h30 ont été réalisées. Elles ont été enregistrées, transcrites en verbatim mots à mots et codées manuellement pour repérer les thèmes principaux qui ont émergé de manière inductive : nous avons lu les verbatims pour chercher des répétitions, des similarités ou des divergences dans la parole des interviewés (Ryan & Bernard, 2003 : 89-94). Nous avons anonymisé chaque journaliste dans le verbatim et les citerons dans la prochaine section en utilisant un code alphanumérique (J1 À J8).
Couverture journalistique du Rapport sur la politique monétaire : une journée typique
Le fait de nous concentrer particulièrement sur la description de la journée de travail du journaliste économique le jour de la sortie du Rapport sur la politique monétaire permet d’analyser finement la relation du journalisme économique avec ses sources lors de ce travail de couverture. La couverture des communications de la Banque du Canada est tout d’abord un travail routinier. Les journalistes connaissent un an à l’avance les dates importantes. La préparation de la couverture de la publication du Rapport sur la politique monétaire passe par la réalisation d’une revue de presse, la lecture des anciens articles écrits sur le sujet et les dernières publications de la Banque du Canada.
Selon les journalistes il y a deux manières de couvrir le Rapport sur la politique monétaire : aller directement le matin à Ottawa (la capitale nationale) ou attendre la conférence de presse en ligne à 11h. Le premier scénario est davantage réservé aux journalistes qui travaillent pour des agences de presse ou pour les médias nationaux les plus importants, tandis que le second s’adresse à ceux qui travaillent pour des médias avec moins de ressources et qui donc doivent couvrir plusieurs sujets dans la même journée. Les journalistes qui se déplacent dans la capitale nationale participent à ce qu’on appelle le « huis clos » ou le « lock in » en anglais qui se tient dans l’édifice de la Banque du Canada de 7h à 10h le jour du dévoilement du Rapport sur la politique monétaire et pour lequel il faut être accrédité d’avance. L’édifice n’est pas accessible au public. Dès leur arrivée, les journalistes sont donc fouillés et contrôlés « comme dans un aéroport » (J8), pour ensuite être invités vers une salle de presse où leur sont remis le Rapport sur la politique monétaire et le communiqué de la banque centrale sur la décision de faire varier ou non le taux directeur. Ces deux nouvelles sont sous embargo jusqu’à 10h et ne peuvent être rendues publiques.
Le huis clos de la Banque du Canada n’a rien à voir avec l’image de la conférence de presse classique et décontractée décrite par Lévêque (1992) durant laquelle les journalistes arrivent en retard, font des blagues et posent des questions arrogantes ou impertinentes. Au contraire, la conférence de presse est caractérisée par une grande austérité de la part des journalistes, ceux-ci se tiennent « dans leur coin », ils ne se parlent « presque pas », ils « lisent et prennent des notes », ils se « préparent » et sont « attentionnés » (J4). Dans la première heure, les journalistes vont en effet essentiellement lire le Rapport et commencer à écrire leur article. Ils vont surtout tenter de repérer la nouvelle, c’est-à-dire l’élément principal de leur article, ce qui doit ressortir en premier de la lecture d’un texte.
« On n’a pas beaucoup de temps entre le moment où on lit le truc et on écoute la conférence de presse. Ce qui fait que on scanne assez vite le Rapport on essaie d’identifier ce qui nous semble être la nouvelle » (J2). Certains journalistes travaillant pour Reuters ou Market News vont eux plutôt s’attarder à construire des tableaux et des statistiques. Puis, dès 8h, deux sous-gouverneurs de la banque centrale font un briefing.
« À 8h, il y a un briefing. Y’a deux sous-gouverneurs qui viennent donner un briefing et un conseiller technique. Généralement, dans les deux sous-gouverneurs il y en a un qui parle bien français. Y’en a qui honnêtement ne sont pas capables. Y’en a d’autres qui parlent français correctement, mais avec un accent épouvantable. C’est difficile de les comprendre » (J4).
Dans le briefing, les deux sous-gouverneurs vont essentiellement répondre aux questions des journalistes et les orienter vers ce qu’ils jugent la nouvelle la plus importante. « Des fois ça change un peu notre focus » (J8). Des responsables des communications de la banque centrale sont aussi présents sur les lieux pour aider les journalistes ayant des questions. À 10h, l’embargo est levé et les agences de presse envoient leur premier texte qui, bien souvent, donne le ton aux médias qui n’ont pas assisté au huis clos.
« À 10h j’ai mon texte. Mais je sais toujours ça va changer au complet, parce qu’après ça on a des réactions, les marchés, on a aussi bien sûr la conférence de presse avec Poloz et Wilkins, et je sais certainement que le lead va changer un peu, parce qu’il y a toujours plus de détails qui vient de la conférence de presse après » (J8).
À 11h, c’est l’heure du point de presse d’une heure par le gouverneur de la Banque du Canada Stephen Poloz. Cette conférence est diffusée en direct en ligne et donc disponible pour tous. C’est à ce moment que les autres journalistes n’ayant pas eu l’opportunité d’assister au huis clos se connectent et écoutent les propos du gouverneur.
« On écoute la conférence de presse. Ça nous permet deux choses : aller chercher les compléments d’information, la couleur, les déclarations, les citations qu’on va retenir à propos de la nouvelle. Aussi ça nous permet avec les questions des collègues journalistes de voir un peu s’ils ont le même feeling que nous, si la nouvelle se situe au même endroit. Ça permet de tester si j’ai le même lead que les autres. Si j’ai l’air de m’aligner vers le même lead que les autres » (J2).
« Là je m’en vais à la conférence de presse et je nuance mon texte après pour inclure des éléments de la conférence. La réécriture… en fait ce n’est pas tant une réécriture que, c’est une refonte, dans lequel les éléments que j’ai donnés le matin, à part peut-être le lead, vont se retrouver beaucoup plus loin dans le texte » (J4).
Après la conférence de presse qui se termine à midi les journalistes écrivent ou bonifient leur texte dépendamment de leurs médias (journal généraliste ou agence de presse). Ils ont en main le Rapport, le communiqué, la conférence de presse de Monsieur Poloz, les dépêches des agences de presse et ils peuvent poser des questions à la banque centrale pour des explications.
« En après-midi commencent à rentrer les analyses. Toutes les banques analysent. Ensuite je parlais des agences de presse. Les agences de presse vont aller sonder d’autres analystes. Là on commence à voir comment la nouvelle se place. On voit aussi comment les marchés commencent à réagir à la nouvelle. Là l’idée commence à se former. Ce qui semble être la nouvelle importante » (J2).
En après-midi, comme l’explique ce journaliste, deux éléments s’ajoutent : les rapports d’analyse des banques privées canadiennes et la réaction des marchés financiers (qui prend la forme de la baisse, de la hausse ou du maintien de la valeur des indices des principales bourses). En effet, toutes les grandes banques envoient à leurs abonnés (les journalistes s’abonnent aux publications des banques privées) des rapports d’analyses sur la décision de la Banque du Canada. Les journalistes citent ces rapports dans leur texte.
« Je suis abonné aux analyses économiques des différentes banques. Donc là je regarde aussi leur perception. Moi je m’abreuve à ça, je m’abreuve à leur propos » (J3).
« Les économistes au Canada maintenant ont pris le tour de bien livrer ce qu’ils pensent et ça sauve beaucoup beaucoup de temps à ceux comme moi qui doivent relayer ces histoires-là. Alors ça devient une sorte de course à relais si tu veux, où l’économiste court le premier tronçon avant de nous passer le bâton » (J6).
Dans ces rapports d’analyse, les banques privées commentent la décision de la banque centrale et y vont de leur propre analyse de la conjoncture économique du pays. Qui plus est, les économistes en chef des banques respectives écrivent des commentaires « courts et punchés » (J2) sur leurs prévisions des prochains mouvements de la Banque du Canada. Les journalistes avouent être très dépendants de ces rapports : ils citent les économistes en chef parce qu’ils sont les plus rapides et les plus disponibles pour commenter.
« Pourquoi faut-il parler aux mêmes économistes en chef des banques privées ? Bonne question. Parce que c’est le plus facile. Parce qu’ils t’envoient ça. On est abonné à différents analystes et ils sont super vite sur le piton. Ils t’envoient… les six grandes banques émettent ça très très rapidement. Ils sont bons. Ils sont punchés. Ils maitrisent tout à fait les communications avec les médias. Eux-mêmes font un résumé de ce qu’ils leur semblent être les principaux éléments de la nouvelle du jour. Ensuite ils y vont d’éléments d’analyse qui leur sont propres et ils finissent en plus par une opinion personnelle souvent assez bien ramassée, assez punchée, c’est du bonbon pour les médias » (J2).
Au final, écrire un article sur la sortie du Rapport sur la politique monétaire est un travail très balisé pour les journalistes. « Comme reporter quand tu dois faire quelque chose là-dessus tu n’as pas 100 000 histoires à raconter c’est toujours la même histoire que tu racontes » (J1). La nouvelle est souvent la même (c’est en quelque sorte un marronnier [Legavre, 2011]) et le lendemain matin les journalistes consultent les médias concurrents pour voir si une source pertinente à ajouter à leur carnet de contacts leur a échappée.
Une relation entre asymétrie et collaboration
Comme l’écrivent Charron et de Bonville, « un texte journalistique n’est pas uniquement l’œuvre d’un sujet individuel, mais le produit d’un système de relations dans lequel le journaliste n’intervient, à titre d’acteur, qu’à l’étape (quasi-) finale » (Charron et de Bonville, 2002 : 30). Comment est-il alors possible de décrire le « système de relations » journalistique lors de la couverture du Rapport sur la politique monétaire et surtout la relation entre les journalistes économiques et leurs sources ? Existe-t-il un rapport de domination dans cette relation dans laquelle la Banque du Canada absorberait les journalistes dans sa « sous-culture » comme le dit Starkman (2015) ?
La relation entre les journalistes et la Banque du Canada est d’abord une relation asymétrique. Les journalistes n’ont pas la possibilité de consulter l’information ailleurs que sur place ou encore de vérifier les bases de données de la banque centrale. Ils doivent se fier seulement aux déclarations écrites dans le Rapport et aux propos du gouverneur de la banque centrale. La Banque du Canada, « a accès à une masse d’informations et elle a une capacité de traiter cette information-là qui est exceptionnelle » (J2). La banque accrédite, guide et supervise les journalistes dans leur décryptage. Plusieurs experts internes à l’institution sont d’abord disponibles (sur place ou par téléphone) pour bien expliquer le Rapport et ses implications aux journalistes. Ensuite, en après-midi, les économistes des banques privées envoient leur analyse juste lorsque les journalistes disent qu’ils ont besoin de sources supplémentaires pour étoffer leurs propos. Selon les journalistes rencontrés le point de vue des économistes (influencé par l’économie néoclassique) s’impose alors comme un passage obligé. Comme le dit un journaliste : « c’est un peu difficile d’avoir des points de vue extrêmement divergents sur cette question-là. […] La politique monétaire est un tronc d’informations » (J3). Il ne semble pas y avoir de possibilité pour les journalistes d’échapper à ce « tronc », il faut apprendre à « négocier » (Legavre, 2011, p. 108) avec celui-ci.
Un autre élément de réponse expliquant cette asymétrie provient de la constitution de la science économique elle-même qui est un champ scientifique très homogène et intégré (Fourcade, Ollion et Algan, 2015; Lebaron, 2000). Un journalisme indique que face à ses contraintes de temps, il n’existe selon lui aucune source crédible qui pourrait apporter un regard critique sur le Rapport de la Banque du Canada. Plusieurs groupes de recherche sont impliqués au Québec dans la critique de la politique budgétaire (comme l’IRIS), mais quand vient le temps d’analyser la politique monétaire, il est très difficile de trouver des sources, excluant les grandes banques, qui effectuent de l’analyse prospective au jour le jour. « Nous autres on travaille dans un quotidien. Et une banque aussi travaille et commente le quotidien » (J4).
Mais la relation entre les journalistes économiques et leurs sources n’est pas qu’asymétrique, elle est aussi collaborative. Rappelons à cet égard la métaphore de la « course à relais » où l’économiste court en quelque sorte le premier tronçon et donne son analyse aux journalistes qui parcourent le reste du trajet. Il serait inadéquat de parler de système de domination ou encore de prison dans laquelle les journalistes seraient complètement absorbés par les sources de la Banque du Canada ou des banques privées. Comme le dit un journaliste à propos du choix des sources :
« C’est intéressant comment on choisit nos sources, il n’y a pas un système vraiment, c’est juste on prend les gens des fois il y a des gens qui sont disponibles, pour nous le travail c’est très très vite, il faut avoir des gens qui sont disponibles, vite, des fois c’est juste comme ça qu’on choisit. Il n’y a pas comme choix quelque chose de plus jugé » (J8).
Le recours aux économistes permet de gagner du temps. Cela rejoint plusieurs recherches sur l’efficacité des relations publiques pour la pratique journalistique (Broustau et Francoeur, 2017; Maisonneuve, 2010). Cela est particulièrement important à l’heure du capitalisme financier où les nouvelles économiques circulent parfois en temps réel (Strauss, 2019). Les économistes ne sont donc pas incontournables, mais ils sont certainement plus efficaces que les autres sources qui pourraient apporter une vision critique de l’économie, par exemple les professeurs d’université qui, comme dit un journaliste, « retournent rarement leurs appels » (J7) ou pire veulent donner « un cours du soir » (J6). Le recours à ces sources permet par conséquent de remplir une partie du rôle des journalistes qui sont coincés par des contraintes d’espace et de temps.
Plusieurs facteurs propres à la communauté des journalistes économiques entrent en jeu pour expliquer cette tendance à la collaboration avec les sources (Machut, 2019). Les journalistes économiques, en grande majorité, ne considèrent pas que leur rôle est de critiquer les grandes institutions financières. Au fil de leurs expériences ceux-ci apprennent plutôt à se considérer comme des relais qui doivent, par ailleurs, tout faire pour ne pas faire circuler de rumeurs qui pourraient déstabiliser les marchés financiers (ou dans le cas des banques centrales, la stabilité de la monnaie) qui sont des éléments très volatils. Tambini (2010) rappelle que les journalistes économiques ont subi un grand nombre de critiques après la crise de 2007-2008, et même avant lors de la bulle internet des années 1990. Une certaine « obligation morale » de ne pas déstabiliser l’économie s’est alors imposée dans le métier (elle a été intériorisée comme dit Legavre [2011, p. 113]), et ce précisément pour préserver la réputation et l’autonomie de la spécialisation.
C’est en ce sens que Machut (2019) indique que les journalistes économiques font désormais partie de la grande division du travail existant dans le monde de la communication des informations financières. Ceux-ci se considèrent comme des intermédiaires entre les marchés et les institutions. Non seulement sont-ils des intermédiaires, mais ceux-ci se considèrent également comme des « traducteurs ». Un journaliste indique qu’après plusieurs années de travail à couvrir les actualités de la Banque du Canada, il est finalement en mesure de « lire » le Rapport et ses subtilités.
« Aujourd’hui, je suis capable de lire le texte de la Banque du Canada et de savoir si celle-ci adoucit son propos, change son propos, augmente la pression, envoie des signaux de hausse, réduit ses signaux de hausse. Je suis capable de le percevoir maintenant parce que tout est dans les mots qu’on ajoute ou qu’on enlève » (J3).
Pour Davies (2017), les acteurs gravitant autour de la monnaie ou des marchés financiers ont pour rôle de traduire les signaux des marchés ou des institutions monétaires. Pour lui, les « élites », qui se situaient auparavant dans la sphère publique classique comme les journalistes (mais aussi les universitaires, les économistes), se reconfigurent sous le capitalisme financier en « intermédiaires diplomatiques » dont le travail est essentiellement d’interpréter les signaux des marchés financiers pour mieux les communiquer vers le public. Un autre journaliste indique clairement que pour lui la communication de la banque est une action à interpréter.
« [La banque centrale] envoie des signaux au marché. Et ça en soi, c’est une action. La banque du Canada a besoin des médias pour relayer son message et pour expliquer son message pour que le public en général, les investisseurs et les acteurs économiques agissent en conséquence » (J2).
Les journalistes économiques mettent donc de côté leur rivalité avec les sources aux dépens d’une obligation morale plus grande qui est celle de préserver la stabilité du système financier. Pour Tambini (2010, p. 171) c’est spécifiquement le respect de cette obligation morale, qui passe par le fait d’agir comme des intermédiaires ou des traducteurs, qui procure de l’autonomie et des privilèges professionnels aux journalistes économiques. Ceux-ci ont donc un intérêt majeur à maintenir cette relation de collaboration.
En terminant, rappelons que notre analyse portait spécifiquement sur le jour de la sortie du Rapport sur la politique monétaire. Pour certains journalistes, cette journée n’est pas le moment de réinventer le système ou encore d’explorer de nouveaux enjeux. « Une décision comme celle-là [la modification du taux directeur] est suffisamment importante et significative pour que tu la présentes bien, clairement, nettement » (J2). Des moments de « soft news » ou encore de « feature » sont considérés par les journalistes interviewés comme plus propices pour raconter certaines histoires alternatives (par exemple l’été lorsqu’il y a moins de nouvelles économiques), comparativement à la journée de la sortie du Rapport qui est considérée comme du « hard news » (des nouvelles factuelles qui doivent être rapportées dans l’urgence, pour une distinction entre hard et soft news, voir Digital News Report, 2016).
Certains journalistes travaillant pour de grands médias ont par exemple le privilège d’interviewer une fois par année le gouverneur de la banque centrale. Un journaliste indique que c’est lors de cette entrevue annuelle qu’il essaie « de sortir du discours un peu officiel » (J3). Il ne s’agit pas de « confronter » les sources comme peuvent le faire les journalistes face à leurs sources du monde politique ou syndical (Lévêque, 1992), mais bien de savoir « comment aller plus loin, comment essayer d’en savoir un petit peu plus » (J3). Même lorsque le gouverneur se retrouve dans une salle de rédaction, l’objectif du journaliste est toujours de mieux traduire ses propos, pour ensuite les vulgariser vers le public.
Conclusion
Cet article avait pour but d’analyser la relation entre les journalistes économiques et les sources du monde de la politique monétaire, et ce plus précisément lors de la publication du Rapport sur la politique monétaire par la Banque du Canada. Nos résultats démontrent que cette relation est à la fois asymétrique et collaborative. Les sources internes de la Banque du Canada et les économistes en chef des banques privées sont des passages obligés dans la rédaction des articles. Par contre, ces sources sont aussi utilisées parce qu’elles se sont adaptées aux contraintes propres de la production journalistique, ce qui rend service aux journalistes. La relation de collaboration peut s’expliquer à la fois parce que 1), les journalistes ne se considèrent pas comme des critiques de l’institution, mais bien comme des intermédiaires dont le rôle est de traduire les signaux de la banque centrale vers le public; 2) la pensée économique néoclassique laisse très peu de place aux penseurs critiques qui, eux-mêmes, ne considèrent pas que les interactions avec les médias sont une priorité; 3), le jour de la sortie du Rapport sur la politique monétaire est un moment de « hard news » qui a lieu dans l’urgence, or, c’est plutôt dans les moments de « soft news » que les journalistes économiques tentent d’aller plus loin ou de raconter des histoires alternatives.
Pour finir, une des limites de cette recherche pourrait être le caractère trop média-centré des données. Nous n’avons pas interviewé des représentants de la Banque du Canada ni des économistes de banques privées pour obtenir d’autres points de vue. Les recherches qui confrontent le propos des journalistes avec celui de leurs sources professionnelles offrent parfois des résultats plus nuancés (Maillé, Saint-Charles, et Lucotte, 2010).
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Auteur
Samuel Lamoureux
Samuel Lamoureux est doctorant en communication à l’Université du Québec à Montréal. Il se spécialise en études médiatiques et en critique de l’économie politique. Il est uxiliaire de recherche au Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS).
lamoureux.samuel@uqam.ca