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Introduction du supplément 2022 A : La concertation citoyenne en environnement

5 Déc, 2022

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Allard-Huver François, Stein Marieke, « Introduction du supplément 2022 A : La concertation citoyenne en environnement », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/2, , p.5 à 14, consulté le mercredi 18 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2022/supplement-a/introduction-du-supplement-2022-a-la-concertation-citoyenne-en-environnement/

Introduction

En septembre 2021, à l’occasion de l’ouverture d’une enquête publique sur la demande de déclaration d’utilité publique du centre d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure, en Lorraine, des militants se proclament « Ni DUP ni DAC ¹ » et lancent un appel à boycotter la participation à ce dispositif : « Nous ne voulons plus dialoguer avec celles et ceux qui depuis 30 ans se sont assis sur nos craintes, nos oppositions et nos colères, quelle que soit la manière que nous avions de les formuler, dans des actions, dans des débats publics ou des tribunes, dans la rue ou dans des pétitions, dans une forêt occupée ou sous les dorures des cabinets ministériels ».  Plus qu’un refus de participation, c’est une incitation au désordre, au « Zbeule » qui s’affirme. La rupture semble ici consommée entre les militants et les acteurs en charge d’un dossier controversé de longue date et autour d’un dispositif complexe de participation des citoyens, construit initialement autour de l’expertise scientifique (Carlino, 2018). Quelques années plus tôt, et dans le contexte (un peu) moins tendu du débat régional organisé après l’explosion de l’usine chimique ZAF de Toulouse, des problématiques similaires ont été observées. Marie-Gabrielle Suraud analyse dans les dispositifs de concertation alors mis en place ce qu’elle appelle leurs « effets en retour », lorsque leurs conditions de mise en œuvre marginalisent la parole des acteurs issus de la société civile. Il en résulte alors un renforcement de la contestation par la structuration des oppositions lorsque « au lieu de rétablir le dialogue ou la confiance, une procédure institutionnelle de débat peut déboucher sur un résultat contraire à celui qui est visé : radicaliser la contestation et non la réguler » (2006, p. 25). Nonobstant, apparaissent là les effets positifs de la radicalisation induite par le refus de la concertation tout comme un développement accru des expertises citoyennes, et, en définitive, une autonomisation des citoyens impliqués.

Dans le domaine environnemental, ces cas semblent emblématiques de la complexité inhérente aux dispositifs de consultation du public autour de projets extractifs, énergétiques ou d’aménagement qui se sont multipliés depuis les années 1980, favorisés par plusieurs textes réglementaires et législatifs. En 1992, le décret Bianco crée des débats sous autorité préfectorale puis en 1995 la loi Barnier entérine la création de la Commission Nationale du Débat Public. Dans les années 2000, c’est la loi de 2002 sur la « démocratie de proximité », et la loi dite « Grenelle II » de 2010 prévoyant notamment que « les décisions réglementaires de l’État et de ses décisions publiques sont soumises à participation du public lorsqu’elles ont une incidence directe et significative sur l’environnement » (article L. 120-1 du code de l’environnement, cité par Sauvé, 2013, p. 22) qui renforce l’arsenal législatif. Plus récemment, se sont ajoutées à ces dispositifs réglementés, d’autres expérimentations de concertation citoyenne, comme la Conférence citoyenne pour le climat mise en place en France fin 2019. Pourtant, de tels dispositifs n’empêchent pas un certain nombre de projets contestés d’évoluer vers des controverses publiques, voire vers des contestations radicales. Ces dispositifs, tantôt présentés comme délibératifs (lorsque le citoyen prend part à l’élaboration d’une décision), tantôt comme consultatifs (visant à engager en amont des décisions une conciliation en vue d’éviter des conflits futurs), sont souvent désignés par le terme général et ambigu de « participation » puisque « du statut de simple représenté, le citoyen devient un véritable acteur en participant activement au processus d’élaboration des décisions publiques » (Conseil d’État, 2013, p. 16). Dès lors, une majorité de ces dispositifs se déploie au niveau local, départemental ou régional. On observe par exemple, la multiplication des réunions publiques, des réunions de concertation, des enquêtes publiques, des débats CNDP, des commissions de suivi ou encore des réunions des Conseils départementaux de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST). Tous ces dispositifs sont promus pour donner la possibilité aux différentes parties prenantes – dont les citoyens – de s’exprimer sur les projets qui les concernent, à l’échelle des territoires. L’offre est riche, multiple, avec toujours une promesse souvent implicite : impliquer le citoyen dans les décisions qui peuvent impacter son environnement. Comment alors expliquer que ces dispositifs, au lieu d’apaiser les dissensions, radicalisent souvent les positions des uns et des autres ?

De nombreux travaux ont été consacrés à la définition même de la participation, notamment dans le domaine environnemental, que ce soit en science politique, en sociologie ou en sciences de l’information et de la communication. L’enjeu pour les chercheurs est de comprendre le fonctionnement et les enjeux des dispositifs relatifs à la « démocratie environnementale », le cadrage des débats tout autant que les processus de légitimation des savoirs qui en découlent (Barbier et Larrue, 2011 ; Sauvé, 2013 ; Chambru, 2015). De plus, dans la société postindustrielle, s’ajoutent à ces enjeux de participation, des contextes souvent propres aux risques et à leur cortège d’incertitudes (Beck, 2001). Dès lors, face aux risques, l’inégalité d’accès aux ressources informationnelles et communicationnelles et l’asymétrie des connaissances dont disposent les différents acteurs (opérateurs de projets industriels ou d’aménagement, pouvoirs publics, riverains ou opposants par exemple) se trouvent bien souvent au cœur des tensions et des résistances. Ces tensions, provoquées ou accentuées par les dispositifs concertatifs plus que résolues par ceux-ci, sont, depuis la naissance de ces dispositifs, au cœur des études qui y sont consacrées. De fait, comme évoqué précédemment, de nombreux travaux de recherche ont montré que les modalités de participation des citoyens aux décisions qui les concernent (enquêtes publiques, réunions de concertation, etc.) sont souvent décevantes pour les citoyens impliqués, notamment lorsqu’elles relèvent d’une mise en œuvre insincère ou instrumentaliste par les pouvoirs publics, au point d’engendrer plus souvent amertume et frustration qu’une réelle implication des citoyens dans les projets controversés (Blatrix et al., 2007). Par leur incapacité à produire une réelle inclusion – quand bien même elle ne serait que minime – des nouveaux publics dans les processus de décision, les dispositifs de concertation territoriaux en environnement créent une conflictualité qu’ils sont pourtant censés réduire. Plus encore, ils rompent une communication entre les différentes catégories d’acteurs qu’ils devraient amener à dialoguer.

Dès 2001, au moment où le Parlement français adoptait un projet de loi visant la mise en place des conseils de quartier et le renforcement de la participation du public à l’élaboration des grands projets, Loïc Blondiaux montrait, dans un article intitulé « Démocratie locale et participation citoyenne : la promesse et le piège », que l’apparent consensus autour de la mise en œuvre d’une démocratie de proximité allait de pair avec des applications extrêmement timides. Dans ce texte, il mettait en cause notamment le flou conceptuel sur lequel repose cet apparent consensus, et les objectifs extrêmement divers des dispositifs mis en place à l’échelle locale, depuis la rationalisation des processus administratifs jusqu’à la captation des attentes du public. « Le risque n’est nullement négligeable que ce grand écart entre les ambitions affichées et la faiblesse des réalisations concrètes finisse par vider le concept de démocratie participative de toute substance », avertissait le sociologue (2001 : 44). Et il énumérait les contraintes matérielles procédurales et politiques qui contribuent à brider les échanges et à empêcher le partage, même minime, du pouvoir de décision. Vingt ans plus tard, ce constat d’une relative impuissance de la concertation territoriale à associer les citoyens à la gestion de leur environnent, particulièrement en contexte sensible, est-il toujours valable ? Quels sont les progrès constatés en matière de démocratie environnementale au niveau des territoires ? Dresser un nouvel état des lieux est l’un des objectifs du Projet Cap-Controverses : « Capacité d’Agir des Publics dans les controverses » entamé en 2018 et financé au travers d’un fond Ariane / Feder / Grand Est.

Le projet Cap-Controverses (Ariane/Feder)

Ce projet est né de l’initiative d’un groupe de chercheurs de l’Université de Lorraine, autour de l’ambition de penser et d’éclairer la question des controverses sous un angle nouveau, celui des publics et de leur capacité d’agir. Le projet a permis la création d’une communauté de chercheurs internationaux, venant d’horizons disciplinaires variés (sciences de l’information et de la communication, sociologie, science politique, sciences du langage…) et spécialistes de l’analyse des controverses, de l’argumentation, des publics, de la participation et des dispositifs numériques. Ainsi, partant du constat d’un accroissement des contestations de projets d’aménagements, extractifs ou industriels, issus d’une concertation limitée, voire inefficiente, l’enjeu premier de Cap-Controverses était d’améliorer la compréhension réciproque des différents acteurs (opérateurs de projets industriels ou d’aménagement, pouvoirs publics, riverains ou opposants, etc.) autour de choix de développement territorial et régional. Grâce à des rencontres régulières, des enquêtes de terrain et des travaux collaboratifs avec l’ensemble des parties prenantes (citoyens, élus, associations, entreprises, etc.), cette équipe a identifié les points qui sont au cœur des tensions et des résistances, pour comprendre en quoi les modalités de participation des citoyens aux décisions qui les concernent sont souvent mal comprises, mal maîtrisées de part et d’autre, et engendrent amertume et frustration. 

Le supplément ici proposé est l’aboutissement des recherches collectives mais aussi individuelles des chercheurs impliqués dans le programme Cap-Controverses (Carbonnel, Desmartin & Gouju ; Patsias ; Serrano & Zoungrana ; Chambru), enrichies de contributions extérieures qui ont fait suite à un appel à articles (Agbessi et Duracka ; Germain) afin d’éclairer les travaux du collectif par l’actualité des questionnements d’autres chercheurs. Il se propose d’approfondir l’analyse des dispositifs dits « concertatifs » au regard de la participation des acteurs territoriaux qui en sont parties-prenantes, comme les citoyens, les associations, les élus locaux, etc. Plusieurs questions ont animé les séances de travail du groupe et les rencontres entre les acteurs. Il s’agissait, d’une part, de mieux comprendre les raisons qui poussent ces acteurs territoriaux à intégrer de tels dispositifs ou à proposer leurs contributions (lors d’enquêtes publiques, par exemple), d’autre part, de cerner les enjeux de leur participation, telle qu’ils se les représentent, enfin, d’expliciter les effets de cette participation sur leur représentation des projets discutés, des dispositifs auxquels ils ont participé et de leur propre rôle dans la gouvernance territoriale de tels projets. En définitive, les contributions de ce volume se proposent d’éclairer les raisons de l’incapacité souvent constatée des dispositifs dits « consultatifs », « concertatifs » ou « participatifs » à empêcher l’évolution des débats vers des contestations plus radicales, tout comme d’identifier les effets des failles observées dans ces dispositifs en termes de redéfinition des questions environnementales ou de reconfiguration de l’espace public et de la démocratie.

A l’instar d’un projet construit dès son dépôt dans une perspective pluridisciplinaire, les différentes approches disciplinaires des contributions de ce dossier relèvent essentiellement des sciences de l’information et de la communication, enrichies d’approches gestionnaires et sociologiques. Dans l’ensemble des textes, l’attention aux processus info-communicationnels est au cœur de la démarche des auteurs. Par ailleurs, ce numéro privilégie des regards scientifiques situés au plus près des dispositifs et des acteurs étudiés, d’où une majorité de contributions qui résultent de participations observantes, recherches collaboratives et recherches-actions. La dimension méthodologique, clairement explicitée dans chaque contribution, est l’un des points forts de cette publication, les méthodes impliquées étant une modalité particulièrement heuristique d’appréhension de la concertation. Les articles retenus permettent alors d’envisager la participation de différentes catégories d’acteurs, citoyens, élus locaux, services de l’Etat aux dispositifs de concertation suscités localement ou régionalement. Deux des contributions s’intéressent à des dispositifs concertatifs étrangers (BAPE et conseils d’arrondissement au Québec) afin d’ouvrir une perspective internationale – et comparative – qui nous paraît particulièrement éclairante. 

Politisation de l’environnement, politisation de la concertation

Dans une perspective qui prend à rebours la question de l’implication des citoyens dans les choix environnementaux locaux, Caroline Patsias s’intéresse aux raisons de l’opposition des citoyens des classes moyennes et paupérisées aux politiques vertes dans des conseils d’arrondissement montréalais. Dans sa contribution intitulée « Justice environnementale et ressentiment vert : l’exemple d’arrondissements montréalais », elle montre l’existence d’un « ressentiment vert » chez certains citoyens qui se sentent emportés par une « révolution verte » dont ils supporteront la majeure partie des coûts sans en retirer de bénéfices à court terme. Elle examine notamment la manière dont la notion de « justice environnementale » est différemment perçue selon les catégories socio-culturelles et socio-économiques. Comme cela a été maintes fois souligné sur le territoire français, il apparaît qu’à Montréal, les contestations croisent toujours une critique procédurale de la gouvernance locale. En effet, dans le cas montréalais comme dans les autres cas étudiés dans ce volume, les dispositifs « consultatifs », « concertatifs » ou « participatifs » semblent n’aboutir quasiment jamais à la prise en compte des propositions citoyennes, cantonnant en définitive ces espaces de discussion à des espaces d’expression de contestations. Ainsi Caroline Patsias illustre-t-elle bien la manière dont les argumentaires déployés par les citoyens impliqués dans les conseils de quartier montréalais articulent une dimension procédurale, renvoyant aux modalités des politiques vertes, et une dimension substantielle, concernant la portée redistributive de ces politiques. Cette articulation interroge la démocratie dans ses formes, ses actions et sa définition du bien commun. Dépassant les limites du dispositif, l’analyse souligne que la question environnementale sous-tend des conceptions parfois divergentes de la démocratie et de l’environnement, entendu non seulement comme un espace sauvage et non humain à préserver, mais également comme communs.

Cette contribution fait écho à l’article d’Eric Agbessi et de Nicolas Duracka, qui questionnent un dispositif de participation proche des conseils d’arrondissement montréalais, dispositif dont la popularité est croissante et qui sera sans doute amené à se multiplier dans les années à venir : le budget participatif. Ici les chercheurs s’intéressent au budget participatif de la Ville de Clermont-Ferrand, avec pour enjeu de montrer comment ce type de dispositif peut amener à l’émergence de questionnements environnementaux tout comme il met en visibilité les préoccupations des citoyens pour le développement durable. Dans ce texte, la question de la ville durable et de sa complexité sont bien abordées au travers du prisme des sciences de l’information et de la communication et ce notamment par un travail de référence fourni et par la confrontation de corpus théoriques complémentaires sur la participation et sur la sphère publique. Ainsi, dans une première partie du texte, les chercheurs reviennent sur le caractère parfois opportuniste de la « participation » et de ses différents avatars, notamment ceux liés à la concertation. En s’interrogeant à raison sur les liens entre concertation environnementale et dispositifs participatifs, ils mettent en évidence leurs limites qui tendent parfois vers « l’incommunication » entre les acteurs. Ce faisant, ils posent aussi une question d’ordre communicationnel sur la nature même de ces processus et à plus forte raison lorsqu’ils abordent des objets environnementaux controversés. Considéré comme un « catalyseur » de la question environnementale, le budget participatif de la ville de Clermont-Ferrand fait apparaître, lors de ses différentes phases, des processus délibératifs complexes, parfois conflictuels, qui amènent à la sélection et au vote de près d’un quart des projets en lien avec l’écologie et l’environnement. En mêlant observation participante, entretiens et focus groups, Eric Agbessi et Nicolas Duracka construisent une méthodologie solide qui leur permet de mettre à jour certaines dynamiques de la concertation environnementale autour d’un budget participatif. L’affrontement entre quatre différents imaginaires propres à l’anthropocène – « illimitiste », « soutenabiliste », « décroissant », « résilient » – et les postures résultantes retiennent en premier lieu leur attention. Ces imaginaires peuvent alors contraindre les acteurs, limiter leur capacité d’agir et de penser collectivement, tout comme ils amènent parfois à l’apparition d’espaces conflictuels. Dans ce cadre, les auteurs mettent bien en avant l’importance des chercheurs dans les dispositifs de concertation. Tiers extérieurs aux problématiques, ils peuvent bien souvent assumer le rôle de « traducteur des imaginaires » et permettre d’éviter les écueils de l’incommunication. L’enjeu de la communication reste dès lors central au sein des micro-espaces publics délibératifs, voire controversés, que sont les budgets participatifs.

Concertation et conflictualité : usage agonistique de la participation, usage participatif du conflit

Dans la droite lignée des questions posées par le programme de recherche Cap-Controverses, et au cœur des territoires du Grand Est, l’article d’Anne Carbonnel, Manon Desmartin et Alissia Goujou, s’interroge sur la participation citoyenne au travers de l’analyse double d’un terrain au cœur des tensions et controverses environnementales actuelles sur la forêt et ses aménagements futurs. En posant, d’une part, l’étude d’un plan de paysage (PP) et, d’autre part, l’analyse de l’émergence d’un collectif citoyen en réponse à ce PP, le « Collectif Forêt », les auteurs cherchent à éclairer les processus de construction d’un objet environnemental complexe au prisme de la participation citoyenne. Bien que s’appuyant majoritairement sur les travaux de la sociologie de l’acteur-réseau, les chercheuses inscrivent bien leur travail dans une approche en sciences de l’information et de la communication en décrivant la participation et ses ressorts informationnels, communicationnels et documentaires. En effet, elles s’attachent non seulement à décrire la circulation de l’information sur le PP – mêlant médias en ligne, presse ou encore affichage public – mais également à comprendre la manière dont le dispositif de participation est perçu, adopté ou non, puis intégré dans une production discursive qui nourrit à son tour les débats autour des points d’achoppements majeurs comme la « friche ». La communication « élément clé de la participation » est aussi analysée au travers des dispositifs de participation comme les jeux de rôles – dont on note ici l’écho aux travaux de Cap-Controverses – ou par l’observation des dynamiques entre les participants lors des ateliers, tout particulièrement les tensions entre les « sachants » et les habitants des territoires concernés. Enfin, l’intégration des productions documentaires dans le périmètre de l’étude, qu’il s’agisse de courriels ou des comptes-rendus des ateliers, enrichit encore un corpus déjà important et inédit. En comparant sans les opposer, par des allers-retours et des observations croisées, le dispositif institutionnel du plan de paysage et les réponses citoyennes du Collectif forêt, les autrices montrent bien les limites d’un dispositif de participation citoyenne environnementale. Il se heurte en effet à plusieurs écueils allant des difficultés de représentativité de certains acteurs citoyens « enrôlés » à l’absence de véritable pouvoir décisionnaire de celles et ceux qu’on invite à participer. In fine, Anna Carbonnel, Manon Desmartin et Alissia Goujou déplorent l’impossibilité des animateurs du PP à véritablement convaincre du caractère participatif du dispositif, souvent perçu comme un simple outil de consultation. Ces échecs semblent éloigner peu à peu les citoyens qui s’engagent alors dans des revendications plus fortes par d’autres moyens ; apparaissent alors des tensions observées sur les terrains d’autres controverses et dans la littérature scientifique sur ces objets. 

Sur un terrain plus conflictuel, Mikael Chambru développe lui aussi une réflexion sur la manière dont s’articulent dispositifs concertatifs et conflictualité, dont ils s’alimentent l’un l’autre et dont ils s’instrumentalisent mutuellement. En effet, dans « Débattre de l’énergie électronucléaire ? Conflictualités, participation et activisme délibératif des mouvements sociaux », l’enseignant-chercheur s’intéresse aux dispositifs délibératifs mis en place localement dans le cadre du projet de Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) des années 2000 et 2010 et se propose de conceptualiser les conflits et les désaccords au sein de ces instances délibératives. Il pointe un premier paradoxe : ces instances délibératives ont été instaurées localement alors même que la question du stockage de déchets radioactifs concerne l’ensemble de la filière électronucléaire française, voire européenne. Cette articulation d’échelles spatiales – mais aussi temporelles – diverses produit des effets intéressants en termes de redéfinition des stratégies des acteurs respectifs du débat national, mais aussi international, sur le nucléaire. Dans la lignée d’autres sociologues (dont Sezin Topçu, 2013), Mikael Chambru met en question la « gouvernance participative française » de ce problème public, à l’œuvre depuis les années soixante-dix, qui vise en définitive à faire participer afin de construire l’acceptabilité sociale des projets contestés. Le pouvoir politique instaure ainsi régulièrement des dispositifs de concertation aux dimensions participatives circonscrites pour tenter de réguler la controverse électronucléaire. Ces débats publics visent systématiquement à encadrer les conflits et à maîtriser les interactions entre les publics et le maître d’ouvrage : ils sont un outil de médiation politique et de communication dont l’objectif est de produire de la légitimité et de construire l’acceptabilité sociale de l’énergie électronucléaire. Face à l’artifice communicationnel de l’inclusion participative et délibérative, les mouvements sociaux s’engagent dans ces débats publics pour en contester la légitimé et en détourner l’usage initialement prévu. Dès lors, les dispositifs institués deviennent le creuset de nouvelles expérimentations démocratiques : les différentes composantes s’interrogent et expérimentent, en marge de l’espace public institué et de ces procédures codifiées, les meilleures modalités de discussions et de prises de décisions pour atteindre une forme idéale de fonctionnement approchant leurs idéaux délibératifs. Le conflit apparaît non plus comme une « pathologie » de la démocratie mais comme une modalité de participation au débat public, constitutive des dynamiques territoriales de la démocratie environnementale. La délibération est ici saisie comme une pratique sociale incluant un large éventail de formes de communication et comme un instrument de construction d’un consensus plus qu’un outil de dévoilement ; elle tend à transformer les modes de participation des mouvements sociaux à la vie politique et à reconfigurer simultanément l’espace public et les mouvements contestataires.

Concertation et communication : carences médiatiques et carences informationnelles 

En situation de controverses, le rôle des médias dans la visibilisation des différents acteurs impliqués n’est pas négligeable. Dans leur texte, Yeny Serrano et Jean Zoungrana interrogent à leur tour la place des citoyens en controverse mais cette fois-ci au travers du discours médiatique et plus spécifiquement celui de la presse quotidienne régionale. À l’instar d’autres travaux réunis autour du projet Cap Controverses, leur terrain de recherche se situe dans le Grand-Est, dans l’Eurométropole de Strasbourg. Ici, c’est la controverse au long cours autour d’un projet de géothermie profonde qui a retenu l’attention des chercheurs et qui les amène à questionner la posture des journalistes dans le traitement médiatique de la controverse. En s’appuyant sur un large corpus d’article de la presse ainsi que des entretiens, associé à une connaissance fine de la controverse, les chercheurs mettent en question la « neutralité » des journalistes dans leur cadrage du sujet. En effet, dès la première partie de leur article, ils indiquent que certains mécanismes censés garantir la neutralité du cadrage journalistique servent parfois l’acceptabilité des projets plutôt que l’enrichissement du débat public par l’information. En effet, bien que ces derniers affirment respecter l’équilibre des sources, ils semblent souvent privilégier les discours des promoteurs et défenseurs des projets (industriels ou opérateurs) au détriment des acteurs qui présentent un discours alternatif mais surtout des scientifiques. Au-delà d’informations parfois tronquées ou inexactes sur les projets, ces pratiques conduisent aussi à traiter de manière négative les citoyens et à valoriser les dispositifs de consultation, comme l’enquête ouverte ou les comités de suivi, quand bien même ces derniers sont loin de faire l’unanimité. Nonobstant la question de la neutralité journalistique, les chercheurs questionnent les contraintes éditoriales et économiques des acteurs de la presse locale et se demandent en quoi ces processus d’énonciation éditoriale amènent à une (re)présentation tronquée des enjeux du débat public sur les controverses environnementales. En effet, les représentations médiatiques des citoyens en controverse construites par les médias locaux interrogent : ces derniers sont majoritairement présentés par les journalistes comme « craintifs » ou « angoissés ». En conséquence, les chercheurs démontrent quela presse semble privilégier une forme de mise en « minorité » intellectuelle des citoyens qui doivent alors être « rassurés » par des informations généralistes. Plus encore, en jouant sur le registre de la peur et de la crainte, les médias paraissent faire le choix d’une mise en scène agonistique du rapport entre les différents acteurs dans les dispositifs de participation, mise en scène au service d’un « objectif d’audience » qui déprécie à nouveau l’image des citoyens. Le texte de Yeny Serrano et Jean Zoungrana apporte à l’analyse médiatique des controverses un éclairage important et met bien à jour des mécanismes qui font parfois de la presse quotidienne régionale un relais de la communiction d’acceptabilité de certains acteurs défendant un intérêt catégoriel.

Ce constat de l’ambiguïté du discours médiatique face aux acteurs impliqués dans la contestation de projets ayant un lourd impact environnemental s’impose tout autant à l’étranger. Dans son article « L’accès à l’information : enjeu de la participation citoyenne au Québec face aux projets miniers en région éloigné », Sara Germain envisage certaines carences dans la médiatisation des conflits autour de projets extractifs et les problèmes qu’elle pose en termes d’accès à l’information des acteurs. Ce constat découle de son analyse d’un dispositif souvent étudié, et souvent cité comme modèle en matière de participation du public aux décisions affectant l’environnement, le bureau d’audiences publiques en environnement (Bape). La chercheuse nuance cependant l’efficacité de ce dispositif en s’intéressant à ses modalités d’application dans le domaine particulier de l’industrie minière, remarquant que dans ce domaine, et malgré de fortes oppositions citoyennes, aucun projet n’a jamais été refusé par le gouvernement québécois. De fait, la procédure du BAPE ne s’applique qu’à des projets impliquant un certain volume de production – volume essentiellement déclaratif, ce qui incite certaines entreprises minières à présenter des volumes inférieurs à leurs prévisions réelles pour échapper à la procédure et à les remplacer par des dispositifs mis en œuvre par les sociétés minières elles-mêmes. Sara Germain pose la question – cruciale – de la culture des élus : leur perspective historiquement économique les amène à soutenir systématiquement les porteurs de projets miniers – constat qu’on peut étendre assez largement aux projets industriels, et qui est loin de se limiter au Québec. Elle interroge notamment le paradoxe de dispostifs de consultation citoyenne qui sont mis en œuvre par les promoteurs de projets miniers eux-mêmes, aussitôt que la production prévue est inférieure à un certain seuil – et où l’accès à l’information est restreint par ces mêmes opérateurs miniers – et constate qu’au Québec, dans le secteur minier, comme en France d’ailleurs ou plus largement en Europe, le cadre légal est particulièrement permissif pour les entreprises minières et perpétue en outre des rapports de pouvoir inégaux entre les représentants de l’industrie – largement soutenus par les élus et les pouvoirs publics – et les citoyens. Elle aborde aussi le rôle des médias (traditionnels et socio-numériques) dans l’acceptabilité territoriale de ces projets à fort impact environnemental. Cette acceptabilité ne se réalise qu’à travers un accès non restreint – et non biaisé – à l’information. L’accès à l’information est en effet une condition essentielle à la participation des citoyens, et elle fait bien souvent défaut : secret industriel, absence de transparence des entreprises et des services publics, carences médiatiques. De fait, la structuration de la presse, au Québec, ne favorise pas la médiatisation de problèmes publics localisés. Le sous-financement chronique des médias régionaux et la concentration médiatique dans les grands centres, notamment, conduisent à l’invisibilité de certains conflits, de certains acteurs et de certaines informations, compromettant par là-même la participation citoyenne, conditionnée par un large accès à l’information.

L’écart entre les ambitions affichées par les dispositifs territoriaux de concertation dans le domaine environnemental et la faiblesse des réalisations concrètes a-t-il fini, comme le craignait Loïc Blondiaux, par « vider le concept de démocratie participative de toute substance » ? (2001 : 44) La question ne saurait être tranchée par ces six articles, mais ceux-ci contribuent toutefois à conforter la littérature sur certains points et à ouvrir des perspectives. En ce qui concerne les éléments de continuité, les travaux ne contredisent pas la quasi-totalité des études existantes, qui soulignent que la concertation, en environnement comme dans d’autres domaines, ne redistribue pas le pouvoir, n’inclut pas sérieusement les citoyens, et, globalement, déçoit les attentes des participants issus de la société civile, au risque de radicaliser les oppositions. De fait, aucun de ces dispositifs n’est jamais contraignant : ni les conseils de quartier montréalais, ni le BAPE, ni les budgets participatifs, ni les enquêtes publiques… Ce caractère non contraignant finit par décourager les citoyens d’y participer et de s’y investir, et par nourrir une perte de confiance voire une profonde amertume vis-à-vis de la démocratie représentative. Entre tactiques d’évitement (du côté des industriels) et dévoiement des dispositifs institutionnels en formes de participations symboliques (du côté des responsables publics), ces dispositifs ne modifient pas les rapports entre différentes catégories d’acteurs. Ces constats ne sont pas nouveaux. Leur mérite est toutefois d’indiquer que les situations ne changent pas et que les dispositifs existants restent très majoritairement, pour les élus et les responsables institutionnels, des obligations procédurales dont il faut surtout éviter qu’elles questionnent la répartition du pouvoir au sein des collectivités territoriales. Ces études mettent aussi en évidence, en creux, les grands absents des études sur la participation environnementale, appréhendée au niveau des territoires, les élus locaux. Plusieurs des études présentées dans ce volume montrent en effet que les citoyens reprochent aux élus un manque de transparence dans leurs décisions et leur propre mise à l’écart par les élus des processus consultatifs et décisionnels. 

Mais ces recherches montrent aussi – et c’est la note positive de ce supplément – que le fait même que ces dispositifs soient décevants entraine de nombreux effets positifs qui, eux, pour être indirects, n’en renouvellent pas moins l’exercice démocratique. De prime abord, s’observe une autonomisation des groupes citoyens contraints de mettre en œuvre d’autres arènes de délibérations, de prendre en charge l’information et la communication relative au sujet débattu, de mettre au point des stratégies les amenant à questionner les instances délibératives et à inventer de nouvelles formes de délibération. Deuxièmement, se manifeste une politisation accrue des questions environnementales qui contribue à les inscrire dans la gestion des communs. En troisième lieu, en réponse à une demande d’expertise indépendante et plurielle, la consolidation et le partage des savoirs citoyens sont également au cœur des transformations observées. In fine, la question environnementale engage une refonte majeure de la pratique de la démocratie locale, notamment en favorisant le renouvellement des normes participatives et délibératives instituées, et rejoint les ambitions du projet Cap-Controverse qui visait à favoriser une interconnaissance entre les acteurs. Car la méconnaissance des motivations des acteurs respectifs n’est-elle pas en définitive l’un des principaux obstacles à la délibération ? N’est-elle pas due au fait que les instances de concertation s’apparentent trop souvent à ce « dialogue de sourds » décrit par Marc Angenot (2008) ? Les cas étudiés dans ce numéro, s’ils négligent un peu le rôle et la posture des élus locaux et des opérateurs de grands projets dans les instances de concertation, font avancer la connaissance des acteurs associatifs et citoyens, soulignant leur attachement profond à leur territoire, attachement qui interroge leur perception comme étant des « opposants ». La contestation n’est-elle pas alors un appel à une demande de co-construction des dispositifs de participation par ceux qui devaient en être les premiers bénéficiaires ? Ne sont-ils pas avant tout des défenseurs constructifs, non certes de projets économiques, mais de territoires équilibrés et durables ?

Notes

[1] De DUP (“Déclaration d’Utilité Publique”) et DAC (“Demande d’Autorisation de Création”.  (Appel  « ZBEULE TON ENQUÊTE PUBLIQUE ! » | Cigéo, on est pas DUP ! (noblogs.org).

Références bibliographiques

Angenot, Marc (2008), Dialogue de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris : Éditions des Mille et une nuits.

Barbier, Rémi ; Larrue, Corinne (2011), « Démocratie environnementale et territoires : un bilan d’étape », Participations, vol. 67, n° 1, p. 67-104.

Blondiaux, Loïc (2002), « Démocratie locale et participation citoyenne : la promesse et le piège », Mouvements, n°18, p. 44-51.

Carlino, Vincent (2018), « Temporalités de la controverse sur le nucléaire en Lorraine. Temps « long » des désaccords, temps « infini » des déchets radioactifs », Questions de communication, 2018/2, n° 34, p. 155-172. URL : https://www.cairn.info/revue-questions-de communication-2018-2-page-155.html

Chambru, Mikaël (2015), « L’utopie délibérative de la mouvance antinucléaire et les paradoxes de son expérimentation », Communication et organisation, p. 61-72.

Conseil d’État (2013), La démocratie environnementale. Un cycle de conférences du Conseil d’État, Paris : La documentation française.

Revel, Martine ; Blatrix, Cécile ; Blondiaux, Loïc ; Fourniau, Jean-Michel ; Heriard Dubreuil, Bertrand ; Lefebvre, Rémi, (dir.)(2007), Le débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris : La Découverte.

Sauvé, Jean-Marc (2013), « La démocratie environnementale aujourd’hui. Introduction » (p. 19-27), in Conseil d’État, La démocratie environnementale. Un cycle de conférences du Conseil d’État, Paris : La documentation française.

Suraud, Marie-Gabrielle (2006), « L’espace public : Entre autonomie et institutionnalisation. Le cas d’un débat sur les risques industriels », Communication, vol. 24, n°2, p. 9-28.

Auteurs

François Allard-Huver

Maître de Conférences en Communication stratégique, numérique et RSE à l’Université de Lorraine, Nancy, chercheur au Centre de recherche sur les médiations (Crem). Ses travaux de recherche s’intéressent à la RSE, aux controverses scientifiques, environnementales et sanitaires et plus spécifiquement aux pesticides et à l’alimentation.

Marieke Stein

Maître de conférences HDR à l’ENSTA Bretagne, spécialiste des controverses environnementales, notamment autour de projets extractifs. Membre du Centre de recherche sur les médiations (Crem) et enseignante-chercheuse à l’Université de Lorraine jusqu’en 2022, elle y a co-dirigé avec François Allard-Huver le programme “Cap Controverses” (CPER/Ariane) de 2018 à 2021.