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Homophilie et cybernétique dans les médias contemporains

26 Sep, 2022

Résumé

En vingt-cinq ans de mutation du journalisme, les professionnels de l’information ont dû faire face à l’évolution de leurs pratiques. Aujourd’hui, l’information-médiatique (la mise en forme par les médias) s’agrège à l’information-donnée (la codification binaire) au sein de réseaux socionumériques. L’enjeu principal de cette évolution est l’homophilie, issue des logiques cybernétiques. En renouant avec des figures fondatrices des sciences de l’information et de la communication comme Norbert Wiener pour la cybernétique, et Paul F. Lazarsfeld pour l’homophilie, nous réinterrogeons le concept d’information à l’aune du nouvel écosystème médiatique.

Mots clés

Médias, journalisme, cybernétique, homophilie, numérique, information.

In English

Title

Homophily and cybernetics in contemporary media

Abstract

In twenty-five years of journalism’s transformation, journalists have to deal with changes in their practices. Today, media-information (information setting) aggregates information-data (binary codification) with social-digital networks. The main issue of this development is homophilia resulting from cybernetic logic. By reconnecting with founding figures of information and communication sciences such as Norbert Wiener for cybernetics, and Paul F. Lazarsfeld for homophilia, we re-examine the concept of information in the light of the new media ecosystem.

Keywords

Media, journalism, cybernetics, homophilia, digital, information.

En Español

Título

Homofilia y Cibernética en los Medios Contemporáneos 

Resumen

En veinticinco años de cambio del periodismo, los profesionales de la información han tenido que hacer frente a la evolucion de sus prácticas. Hoy en día, la información mediatica (la puesta en forma por los medios) se agrega a la information-datos (la codificación binaria) dentro de redes sociodigitales. La principal apuesta de este desarrollo es la homofilia, resultado de la lógica cibernética. Al reconectarnos con figuras fundadoras de las ciencias de la información y la comunicación, como Norbert Wiener para la cibernética y Paul F. Lazarsfeld para la homofilia, reexaminamos el concepto de información a la luz del nuevo ecosistema de medios.

Palabras clave

Medios, periodismo, cibernética, homofilia, digital, información.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lukasik Stéphanie, Galli David, « Homophilie et cybernétique dans les médias contemporains », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/1, , p.113 à 127, consulté le mercredi 18 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2022/dossier/08-homophilie-et-cybernetique-dans-les-medias-contemporains/

Introduction

En vingt-cinq ans de mutation du journalisme, les professionnels se sont rapprochés des logiques socionumériques 1 pour reconquérir leurs publics. À partir de plateformes, les médias professionnels s’entremêlent aux médias socionumériques (Coutant, 2016) ou « sociaux » (Mercier et Pignard-Cheynel, 2014) en cherchant à créer des groupes désincarnés sur internet. En rejoignant ces logiques, les individus peuvent interagir entre eux sans l’embarras des corps. C’est le principe de la cybernétique et des théories qui s’en inspirent : simplifier la complexité des relations humaines par l’intermédiaire d’un pharmakon au sens de Platon, un régulateur à la fois « remède et poison » (Derrida, 1972 ; Stiegler, 2020). Mais ces logiques réduisent dans un même temps l’environnement médiatique 2 à des transferts d’information de plus en plus homogènes. 

Notre démarche consiste à discuter le concept d’information à partir de deux figures historiques : Norbert Wiener (pour la cybernétique, « piloter, gouverner » en grec) et Paul F. Lazarsfeld (pour l’homophilie, « l’amour du semblable » en grec). Cette dynamique vers les fondements de la discipline (Paul et Perriault, 2004) permet de nourrir « l’impensé des médias socionumériques » (Coutant, 2016, p. 108). L’intérêt de cet article ne se trouve pas tant dans la mobilisation de Norbert Wiener (1894-1964) et Paul F. Lazarsfeld (1906-1976) – références anciennes et fonctionnalistes – que dans la création d’un dialogue entre eux pour interroger l’information contemporaine. Comme l’explique Ronan Le Roux pour Wiener, celui-ci développe une approche de l’humain et de la communication fonctionnaliste, approche que nous rejetons mais qui pose des questions au XXIème siècle, au moment où nous échangeons de plus en plus avec nos machines informationnelles : « l’information sémantiquement significative, pour la machine comme pour l’homme, est l’information qui traverse un mécanisme d’activation dans le système qui la reçoit, en dépit des tentatives de la nature pour la subvertir » (Wiener, 2014, p. 123). Lazarsfeld de son côté, est lui aussi fonctionnaliste à sa manière : il n’appréhende aucunement les médias comme « nouveaux outils de la démocratie moderne » (Mattelart & Mattelart, 2004, p. 39). Selon Lazarsfeld, tous les acteurs de l’écosystème médiatique (médias et récepteurs) sont en interaction, ils forment un tout. Aussi bien pour Wiener que pour Lazarsfeld, le « reste », l’incalculable, l’inattendu, est écarté de leurs modèles. Or, ce reste est un point d’appui pour la différence, la singularité, la pluralité de l’information. Nous tenterons donc de contribuer au savoir problématique de la recherche en journalisme (Pélissier et Demers, 2014) en renouvelant les interrogations des professionnels d’une part, et celles des chercheurs attentifs à l’épistémologie de leur discipline d’autre part.

Le journalisme cybernétique

Les professionnels de l’information ont dû faire face à l’évolution numérique des supports (Charon et Le Floch, 2011) et des conditions de travail à travers la temporalité et la polyvalence (Pignard-Cheynel et Sebbah, 2013 ; Escobar, 2018). Ces changements ont mis en évidence le passage de la diffusion verticale de l’information (modèle classique des rédactions : du média vers les récepteurs) à la diffusion horizontale de l’information (entre les médias et les usagers-récepteurs) via les plateformes. C’est désormais l’individu, au centre d’un web social (Millerand et al., 2010) qui choisit ses sources d’information (par le biais des abonnements) et ses contenus. Il devient ainsi usager-récepteur (modèle horizontal) et non plus un simple récepteur (modèle vertical). L’horizontalité est même renforcée par la traduction du vocabulaire de l’oralité en logiques informationnelles : les plateformes incitent à « partager » et à « converser ». 

Aujourd’hui, l’information-médiatique (la mise en forme par les médias) s’agrège à l’information-donnée (la codification binaire) au sein des plateformes. L’information à la fois informatique et d’actualité (Francœur et al., 2020) rassemble le numérique, le social et les médias. Des traces interindividuelles deviennent la matière première et les principaux produits de ces plateformes (Boullier, 2015). Ce qui a pour conséquence un brouillage des frontières entre contenus médiatiques et non médiatiques de plus en plus fréquent (Chupin et al., 2012). Sur les fils d’actualités des réseaux socionumériques, toutes les informations sont reléguées au même plan. Les informations plurielles (Marty et al., 2012) se succèdent les unes aux autres, en influençant parfois la qualité (Lyubareva et al., 2020) voire en ayant même comme seul objectif de susciter l’intérêt du public. Pour faire face à cette « infobésité » (Gross, 1962 ; Toffler, 1970), les plateformes ont mis en place un système de priorisation où l’usager-récepteur ne discerne qu’une partie des contenus auxquels il est abonné. Ne voit-on pas là une traduction mécanique des échanges humains par atomisation, découpe ou division ? D’où viennent ces logiques qui s’organisent autour du concept d’information ? 

La cybernétique – que ce soit dans sa première variante (rétroaction) ou ses autres formes plus tardives (auto-organisation) – est au départ une réflexion collective sur des mécanismes de régulation inspirés de la biologie et de la physique. Elle est devenue au fil des décennies une « pensée machine » (Lafontaine, 2004) qui alimente encore notre vie quotidienne, nos systèmes complexes, mais aussi nos médias contemporains. Ces dernières années, des automates ont organisé les informations par une régulation mathématique et codifiée. Peu à peu, un rouage ordonne les utilisateurs en groupes en fonction de leurs affinités informationnelles. C’est l’homophilie : le rassemblement des individus par affinité commune (Merton et Lazarsfeld, 1950 ; Katz et Lazarsfeld, (1955) 2008 ; Lukasik, 2020). L’homophilie est un phénomène au cœur de la socialisation du numérique que les concepteurs des outils socionumériques cherchent à reproduire. Une stratégie homophile consiste à créer des groupes homogènes par une gestion « optimisée » de l’information. Mais quand certains individus essaient ainsi de reproduire avec des messages ce qui est du ressort des relations (Wolton, 2009), ils se confrontent à des points de butée indépassables (Renucci, 2014). En première ligne, la butée du « bruit » se retrouve dans les échanges. Encombrant mais décisif, le bruit résiste aux travaux du XXème siècle qui cherchaient une théorie de l’efficacité des échanges humains (de Shannon à Bateson en passant par les sciences cognitives plus récentes). Pour les humains, le bruit reste un point d’appui car il perturbe l’homophilie en créant de la différenciation, du nouveau, de la néguentropie (Stiegler, 2020). Le bruit surgit dans les interactions sans qu’il ne soit possible de l’anticiper totalement par un système de rétroaction (première cybernétique), auto-organisé (deuxième cybernétique) ou même socionumérique. Dans ce contexte, nous distinguons les canaux numériques (diffusion) des réseaux socionumériques (rétroaction). Ces idées restent des impensés pour le journalisme.

Déjà, pour les quinze ans de la presse en ligne (Dagiral et Parasie, 2010), la cybernétique était peu mobilisée dans les analyses portant sur l’innovation de la presse. Pourtant, les héritiers de la cybernétique – qu’ils soient concepteurs, développeurs, ingénieurs, inventeurs – transforment l’écosystème. Ils peuvent organiser aujourd’hui la catégorisation de groupes socionumériques qui semblent penser la même chose. Aussitôt, l’information peut être programmée pour cibler les préférences des usagers-récepteurs. Par le calcul, l’homophilie reproduite sur les réseaux socionumériques tente de réduire l’écart, le « bruit », entre l’attente des usagers-récepteurs et l’offre informationnelle. De plus, ces logiques traversent aujourd’hui les plateformes par des bulles de filtres (Pariser 2011 ; Pignard Cheynel et al., 2017). Pour faire de l’audience, les concepteurs souhaitent capter l’attention (Citton, 2014) en pénétrant les régulations de l’information : faire assimiler le plus de données captivantes dans un délai court. Une telle assimilation de contenus n’est alors possible qu’avec des gratifications (Katz et al., 1974 ; Lukasik, 2021) où les usagers-récepteurs se sentent intégrés au groupe. Un sytème de récompense calqué sur les motivations biologiques les plus classiques des mammifères.

Mais si l’homophilie devenait le principal moyen de régulation en ligne, alors le système informationnel pourrait se fermer et s’affaiblir. C’est le risque de « l’établissement d’une régulation homéostatique » (Wiener, 2000, p. 103), mécanique, à l’envers de l’homéostasie vivante (Damasio, 2021), et plus encore humaine, comme principe de régulation. Ce principe se nourrit de la différence et en produit par ses échanges. Or, quand les concepteurs numériques organisent les plateformes (Josset, 2016), l’homéostasie tend vers l’homophilie : de l’ouverture vers la différence à l’enfermement dans la circularité de l’information. Réduites à des bulles de filtres (Pariser, 2011), les marges de manœuvre s’amenuisent, et les médias – comme ceux que nous avons interrogés ci-après – ne semblent pas avoir complètement intégré cet enjeu. Ils font encore le choix de la réception asymétrique de l’information (Marty et al., 2016) à la place de l’usager-récepteur. Sur les réseaux socionumériques, les médias limitent même leur action à la gestion informationnelle des plateformes avec leur community manager ou leur social media editor (Pignard-Cheynel et Amigo, 2019). 

L’information, concept qui revient depuis le début de notre propos, se loge donc à l’intersection des études sur les médias et celles sur la cybernétique. Avec l’information, on peut faire dialoguer les contenus médiatiques avec les régulations socionumériques. Ce qui est visible sur les plateformes (articles, images, messages, etc.) s’articule avec ce qui ne l’est pas directement (codification, algorithmes, gestion des données, etc.). Ces courroies informationnelles, homophiles, sont lucratives pour les propriétaires de plateformes car elles réduisent le « bruit » entre émetteurs et usagers-récepteurs. En connaissant les intérêts des groupes homophiles, les concepteurs peuvent cibler ces groupes et limiter les erreurs de transmission. Ces logiques s’inscrivent typiquement dans la tradition cybernétique. Plus de soixante-dix ans après les premières Conférences Macy (Le Roux, 2018 ; Dupuy, 1995), elles constituent un moyen de réguler la diffusion d’information à grande échelle. Mais elles ont aussi un coût : la différence. Plus les réseaux sont homophiles, plus la calculabilité l’emporte sur le surgissement d’idées incalculables. Si médias et journalistes ne s’en préoccupent pas encore sur le plan théorique, leur regard est néanmoins éclairant. En effet, quand on interroge ces acteurs, il y a une tension entre leur lecture de la diffusion d’information et les logiques socionumériques sous-jacentes.

Les médias informateurs

Nous avons analysé sept entretiens réalisés par téléphone du 8 au 26 mai 2020 avec des professionnels en charge de la stratégie numérique de médias. Notre choix s’est porté sur un échantillon de six médias à l’identité professionnelle forte. Ces médias ont des modèles économiques variés avec une diversité de lignes éditoriales, de points de vue et de supports. Nous avons souhaité interroger plus précisément les enjeux médiatiques en nous inspirant d’études sur les médias auprès des praticiens (Hallin et Mancini, 2017 ; Thibault et al., 2020). De fait, notre démarche consiste à produire des questions (entre guillemets ci-après) au fil de nos échanges avec des interlocuteurs qui s’occupent de réseaux socionumériques dans ces médias. Les entretiens ont duré en moyenne quarante-cinq minutes et nous avons retranscrit l’ensemble des verbatims. Une sélection a été opérée, les noms et médias de nos interlocuteurs (E) ont été anonymisés. 

Tout d’abord, nous nous sommes entretenus avec E1, responsable d’activités numériques d’un média. Selon lui, l’information diffusée sur les réseaux socionumériques est protéiforme, obèse en comparaison avec celle issue d’un média : 

« […] on a tendance à appeler de l’information des choses qui ne sont pas de l’information. Il y a des gens qui disent «je m’informe» via les réseaux sociaux, ils ne font pas que s’informer malheureusement, ils lisent, écoutent, ils regardent beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec de l’information ». 

Cette « infobésité » est liée à un autre changement de taille de ce nouvel écosystème : s’informer via les réseaux socionumériques suppose une activité de l’usager-récepteur. E1 estime que sans les plateformes, la fréquentation de son média serait amoindrie. Le trafic provenant des réseaux socionumériques a représenté 13% des visites du site de son média en avril 2020. À l’heure actuelle, l’audience engendrée par les plateformes constitue un cercle vertueux pour le média. La clef de voûte de l’écosystème est l’activité cybernétique des usagers-récepteurs. Réactions, commentaires et diffusion sont autant d’actions codifiées qui s’inscrivent dans la logique de la « rétroaction ». Le feedback sert à « alimenter » (feed) les bases de données « en retour » (back) de premières informations diffusées sur les réseaux socionumériques. Quant aux commentaires, ils constituent un nouvel espace d’échange informationnel. 

Question produite après l’entretien E1 : « La quantité de ces données implique-t-elle pour autant la pluralité du traitement de l’information ? » 

Nous avons ensuite pu interroger à la fois E2 et E3, tous les deux responsables d’activités numériques au sein d’un autre média. Pour E2, le « partage » constitue une façon de relayer l’information par le biais de la recommandation à ses amis. E3, lui, explique que leurs réseaux socionumériques – à savoir Facebook, Twitter et Instagram – s’imposent même comme des prolongements du média papier dans le but d’accéder à une autre communauté :

« Les réseaux sociaux […] sont des prolongements de notre offre d’informations sur internet pour s’ouvrir à une nouvelle communauté […] souvent plus jeune, qui est plus large que la communauté qu’on arrive à capter aussi sur notre site internet ».

E2 partage cette vision : 

« On a beaucoup plus de proximité avec les gens forcément sur les réseaux sociaux que sur le site. C’est d’ailleurs pour ça que les réseaux sociaux se sont créés, parce que le site internet quelque part ça déshumanise totalement les interactions entre les gens. Les réseaux sociaux qu’est-ce que ça fait… ça les rapproche ». 

Les déclarations de nos interlocuteurs rejoignent notre vision de ces médias, cybernétiques, évoluant comme des prolongements du corps, des organes exosomatiques (Stiegler, 2020), c’est-à-dire des organes construits artificiellement pour augmenter les capacités des organes biologiques. Les journaux, remèdes techniques, comme plus tard les outils numériques, sont autant d’organes exosomatiques destinés à la régulation informationnelle, politique et cybernétique des sociétés humaines. Cette régulation, E2 la décrit en différenciant les publics du journal de ceux des réseaux socionumériques. E2 s’appuie même sur le mécanisme de renforcement des algorithmes – organes artificiels en mouvement – car selon lui, les 

« algorithmes de ces réseaux […] analysent notre comportement, analysent ce qu’on aime, ce qu’on aime consommer comme information ».

E2 explique que ces deux audiences se distinguent dans leur manière de s’informer. Pour lui, les contenus socionumériques diffusés par le média ne sont pas de simples portes d’accès vers les pages d’information du média.  

Question produite après les entretiens E2 et E3 : « Les interactions présentées comme participatives par ces médias ne s’appuient-elles pas sur une forme contemporaine de rétroaction ? » 

Cette question est également partagée par E4, responsable d’activités numériques au sein d’un autre média. L’information diffusée sur les plateformes entretient des groupes de lecteurs du journal. Elle permet l’interaction avec les usagers-récepteurs. Ces derniers qui se sont abonnés constituent de fortes propensions homophiles. Et pour cause, même si 99% des usagers-récepteurs du site web ne sont pas identifiés, selon E4 l’audience cible demeure les CSP+ entre 25 et 45 ans : 

« […] c’est un média qui est très CSP+. On le voit dans les études, donc on a vraiment affaire à un public éduqué et qui a des revenus, avec vraisemblablement une sensibilité de gauche, en tout cas humaniste, progressiste, attaché à des valeurs sociales. Et donc ces gens-là, je pense qu’on les touche ».

C’est à partir de cette audience que ce média va décider de sa stratégie publicitaire et d’abonnements. 

Question produite après l’entretien E4 : « Le suivi stratégique de groupes homophiles permet-il plusieurs angles informationnels ? » 

Pour E5, journaliste au sein d’un autre média, les réseaux socionumériques constituent plutôt une véritable porte d’entrée vers le média. L’information diffusée via les plateformes est une version réduite de l’information disponible sur le site web :

« L’information sur les réseaux socionumériques, c’est une version nécessairement abrégée de celle qu’on peut publier sur notre site.  […] on ne peut pas vraiment informer pleinement les gens uniquement par Twitter, si on s’informe uniquement par Twitter, on va avoir les titres des articles, des chapô et des accroches […] mais c’est une information qui sera très tronquée ». 

Lors de notre entretien avec E5, est survenu l’enjeu de la réduction informationnelle. L’information-médiatique est soumise aux contraintes de l’information-donnée qui formate les plateformes. 

Question produite après l’entretien E5 : « L’information abrégée ne contribue-t-elle pas à l’homogénéité informationnelle ? »

Cette homogénéité, pour E6, responsable d’activités numériques au sein d’un autre média, nous la retrouvons sur les plateformes au sein de l’entremêlement des contenus médiatiques et des échanges socionumériques. Ainsi, être présent sur les plateformes relève d’une volonté de capter l’attention des usagers-récepteurs car ces derniers ne cliquent que très peu sur le contenu, seulement 1% selon E6. Même si ce 1% semble faible, cela génère du trafic sur le site. Un tiers de la fréquentation provient des réseaux socionumériques grâce au partage. Ce partage, indicateur de viralité de contenu, permet un calcul des échanges que l’on retrouvait déjà dans les idées des précurseurs de la cybernétique. Une quantification que E6 assimile à un « engagement » de la part des usagers-récepteurs. 

Question produite après l’entretien E6 : « L’engagement des humains serait-il calculable ? »

Sur ces différentes plateformes, E6 et son équipe ont pu observer des communautés aux tendances politiques différentes. En fonction de celles-ci, E6 admet que son média perd des abonnés en raison du traitement de certains sujets qui ne répondait pas à des attentes homophiles : 

« On a perdu pas mal d’abonnés […] fans de Mélenchon. Il y avait un article sur la perquisition de la France Insoumise […] et du coup, la communauté France Insoumise […] s’est désabonnée un peu en masse donc on a perdu 1000-1500 abonnés, d’un coup. Mais c’est pas pour ça qu’on a retiré les informations ». 

En ne répondant pas à la logique des plateformes, ce média perd des abonnés. L’information-médiatique est au centre des pratiques du média, à contre-courant de l’information-donnée. 

Question produite après l’entretien E6 : « Comment dépasser les attentes homophiles du public et continuer à exister sur les plateformes ? »

Nous avons ensuite échangé avec E7, autre responsable d’activités numériques au sein d’un média. E7 assimile les plateformes à des « canaux » pour aller chercher des usagers-récepteurs : « […] les réseaux sociaux c’est un canal de distribution […], un moyen de s’informer et de retrouver les articles du site ». Sur les réseaux socionumériques, les usagers-récepteurs de ce média constituent des groupes de publics. E7 va observer leurs comportements sur Facebook en rapprochant l’information-médiatique de l’information-donnée :

« On a quand même une stratégie […] Sur Facebook, on va étudier le comportement de nos internautes et on va leur proposer des contenus adaptés qui reflètent quand même notre ligne éditoriale, qui est en fait ce qui se passe à l’antenne mais en adaptant un petit peu ».

Les usages informationnels d’humains pourraient nourrir cette adaptation cybernétique.

Question produite après l’entretien E7 : « En cherchant à suivre les comportements, les médias nourrissent-ils l’homophilie ? » 

Certains médias font le lien entre l’abonnement à une page et le fait d’apprécier un média : « […] les réseaux sociaux c’est notre communauté, c’est des gens qui nous sont fidèles, qui ont liké la page », indique E7. Le comportement homophile serait selon lui observable par l’abonnement. Le média semble attentif aux critères sociologiques, aux traces laissées sur les plateformes : « […] on analyse la moyenne d’âge, le sexe, la géographie de notre communauté et après, en fonction, on va partager ». Nos entretiens avec ces professionnels des médias alimentent l’hypothèse que l’écosystème médiatique a subi une mutation informationnelle qui s’est répercutée sur les pratiques journalistiques. 

Les journalistes résistent 

Au moment où, au XXIème siècle, la pensée cybernétique traverse encore la plupart des professions dont le journalisme, il y a comme un décalage. Les médias utilisent les réseaux pour diffuser de l’information médiatique, mais quelque chose est en train de se jouer du côté des processus socionumériques. Les journalistes ne voient pas encore les machines qu’ils utilisent comme une imitation technique de la vie humaine : à la fois biologique, psychologique et sociale (Renucci, 2019). Ce dernier point, le social, est pourtant un point d’appui pour les concepteurs des plateformes qui feignent continuellement nos aptitudes en société. Le design pattern est privilégié, c’est-à-dire que « face à des problèmes récurrents, des modèles récurrents peuvent être mobilisés » (Alloing et Pierre, 2017, p. 36). Au sein de ces « problèmes » que les concepteurs cherchent pourtant à éviter par le codage et la répétition, ressurgissent à nouveau le bruit, les dysfonctionnements, les différences, et plus largement, tout ce qui résiste à la réduction informationnelle par les machines. Autant de points d’appui dont peuvent se saisir les journalistes.

Différence et ressemblance

Tout en imitant la vie sociale, les réseaux socionumériques semblent écarter les incompréhensions entre humains. Pourtant, si la cybernétique de Norbert Wiener correspond à une lutte contre la tendance de la nature à détériorer le « compréhensible » (Wiener, 1954, p. 49), les humains se socialisent aussi grâce aux incompréhensions (Wolton, 2019). Ils s’appuient sur ce qui n’est pas encore réduit à une touche (Besnier, 2012) et qui relance à chaque fois le besoin pour l’autre, le corps et le social. L’homophilie, si elle est exacerbée sur les réseaux socionumériques, réduit les différences. Une forme d’auto-organisation se poursuit : les usagers-récepteurs deviennent adeptes de la personnalisation de leur quotidien informationnel, façonné à leur image. Les informations leur ressemblent. Ils semblent auto-engendrer l’actualité dans des groupes de plus en plus fermés. Ce processus nourrit, également, des algorithmes prédictifs (Cardon, 2015). Or, certains médias s’éloignent de cette personnalisation – comme l’a rapporté E6 – et d’autres perpétuent une diffusion peu ciblée et mécanique de l’information.

Dans ce contexte, ce sont les leaders d’opinion 3 qui prennent la main en proposant une information commentée, plus proche des usagers-récepteurs. Pour s’informer, ceux-ci préfèrent se réguler grâce à quelqu’un qui, au quotidien, leur apporte l’information dont ils ont besoin. Si on le leur permet, pourquoi n’écarteraient-ils pas le « bruit » des signaux qui ne les concernent pas – les informations trop éloignées de leurs centres d’intérêts – ou qui les embarrasseraient ? En préférant ainsi l’homophilie par les réseaux, ils écartent la différence. La régulation se fait alors par les ressemblances plutôt que les dissonances, transformant la manière de « contrecarrer l’entropie » (Wiener, 1954, p. 79) chez les humains. 

A contrario des leaders d’opinion, les médias préfèrent la diffusion d’informations générales à la production d’informations « différentes », de terrain, notamment à cause de la contrainte de mise en agenda (Mc Combs et Shaw, 1972). Les dépêches et les communiqués de presse sont de plus en plus repris avec peu de modifications et de vérifications par les journalistes en raison d’une précarité (Accardo, 2007) qui s’accroît dans les rédactions. Cette précarité concerne toutes les conditions de l’exercice professionnel et met à l’épreuve la vérification de l’information (Pélissier et Diouma Diallo, 2015). La précarité éloigne le terrain, le temps long, la rencontre. Dans un même temps, les médias se soumettent aux plateformes (Jeanne-Perrier, 2018). Ainsi cybernétique et injonctions économiques qui régulent la profession se rejoignent tant par leur réduction que par leur refus de la différence.

Singularité et qualité

« Faire la différence » est une particularité des leaders d’opinion, au sens où ils se distinguent du groupe en obtenant le leadership ponctuellement. Ce fonctionnement ne semble pas être un enjeu pour les médias. Peut-être que pour ces derniers, plus la quantité d’informations diffusée est grande, plus il est facile de capter l’attention ? La logique cybernétique nous montre autre chose : pléthore d’informations sont lues par les usagers-récepteurs car les leaders d’opinion apportent de la singularité aux informations qui se ressemblent. N’y a-t-il pas là un rapport à la singularité de l’émetteur ? Ce qui est « unique », singularis, ne surgit pas quand l’information propulsée sur les réseaux socionumériques reproduit ce qui existe déjà. Cette reproductibilité, horizon des décennies précédentes, n’est pas suffisante pour faire subsister la profession de journaliste à l’avenir. 

Les machines contemporaines constituent des corpus d’informations bien plus rapidement qu’un journaliste. Elles vérifient l’information-médiatique grâce à l’information-donnée à grande échelle. En restant sur une production quantitative, les journalistes pourraient aisément être remplacés par des robots (Marconi, 2020 ; White, 2020). L’enjeu est du côté de la singularité. C’est-à-dire que le journaliste se distingue par sa capacité à produire de la différence, non pas à reproduire de l’information. Or, sur les plateformes, des formes de « concentration » apparaissent (Marty et al., 2012), en d’autres termes : un nombre plus élevé d’articles diffusés pour moins de sujets investigués. Des articles parfois symptomatiques d’une information abrégée, comme l’a soulevé E5.

En investissant le terrain, au contraire, le journaliste donne la parole à des citoyens, affronte l’altérité et des idées parfois semblables, mais rarement identiques. Puis, la singularité entre en tension avec le choix. L’information cesse d’être brute, elle prend du sens, à partir des sens du journaliste. Ensuite, lors de l’écriture d’un article, c’est le récit des expériences qui fournit une information singulière. Les expériences vécues sont des engrammes qui se réassocient pour relancer l’investigation, les points de vue. Mais pour vivre ces expériences, il faut du temps. Un temps dont les rédactions disposent de moins en moins puisqu’elles privilégient le « desk » (journalisme de bureau) au détriment du journalisme de terrain et des « rubricards ». La singularité si particulière du journaliste est radiée au profit d’une production de l’information interchangeable, polyvalente et généraliste (Pignard-Cheynel et Sebbah, 2013). Cette singularité dépasserait pourtant la logique cybernétique en permettant aux journalistes de rejoindre les leaders d’opinion qui s’organisent autour d’elle. Les journalistes auraient en main une réponse qualitative à des logiques quantitatives. Dans leur traitement professionnel de l’information, avec la vérification des sources, le recoupement et l’analyse singulière, ils apporteraient de la différence aux informations qui se ressemblent. Alors que la machine semble plus efficace, les journalistes renoueraient avec la rareté, le défaut, plutôt que l’abondance, la norme. 

Pluralité et quantité

Le phénomène de « perdre certains abonnés en fonction des contenus » – à l’instar de E6 – met en lumière ce que les concepteurs de plateformes développent avec les algorithmes. En allant plus loin que les préoccupations d’audience décrites par certains médias, l’enjeu devient l’homophilie. Pour plus d’efficacité, certains médias développeraient même des formes proches de la délégation logicielle (Bullich, 2020). Mais plus on renforce l’homophilie par l’automatisation de l’information, plus on s’éloigne de la « pluralité » (Wolton, 2009). Avec de nouveaux outils (algorithmes, intelligence artificielle, masses de données…), les médias deviennent cybernétiques en se tournant vers la quantité d’informations plutôt que la qualité. Chez les humains, la qualité impose pourtant un ralentissement aux antipodes de l’objectif des automatismes (Stiegler, 2020). Un journaliste qui prend son temps peut perturber les idées reçues sur un sujet et produire un décalage chez les usagers-récepteurs car il cherche une information incalculable. Il crée soudain une brèche dans l’homophilie, limitant la polarité entre les groupes homophiles et réduisant l’éclat des circuits fermés qui s’entrechoquent. Le journaliste pourrait être ce messager, comme le mythologique Hermès, qui fait circuler les messages en faisant évoluer quelques idées sur le chemin. Si les fonctions socionumériques continuent à développer l’homophilie en délaissant la pluralité, alors elles emporteraient avec elles ce « reste » que l’on trouve en chacun des journalistes, et avant eux, en chacun des humains. Un reste singulier devenant point d’appui pour diversifier les points de vue. Les travaux sur les nouveaux enjeux du pluralisme (Marty et al., 2012 ; Lyubareva et Rochelandet, 2017 ; Lyubareva et al., 2020) trouvent donc ici une autre résonnance à partir de la cybernétique.

Conclusion

Cet article présente au moins deux apports. Le lecteur y trouve d’une part une discussion sur le concept d’information, d’autre part, un éclairage sur les mutations du journalisme. L’agrégation entre information-médiatique et information-donnée au sein des réseaux socionumériques révèle des questions contemporaines. De leur côté, les acteurs des médias n’ont pas entièrement pris en compte l’enjeu de l’homophilie. Égarés dans des logiques antérieures, les acteurs appréhendent les plateformes seulement en termes d’audience quantitative avec les visites et le reach (la portée). Pourtant, ces plateformes donnent aussi la possibilité aux médias de se rapprocher des attentes des publics. L’injonction cybernétique pourrait diriger la profession vers un intérêt pour les appétits informationnels des usagers-récepteurs à la manière d’un journalisme de solutions (Amiel, 2020). D’une part, la profession transformera peut-être ses pratiques en revoyant la mise en forme de l’information (Joux et Bassoni, 2018) pour repenser les journalismes (Bernier, 2021). D’autre part, si le métier s’automatise ainsi, en écartant le long chemin du terrain, des rencontres et de l’inattendu, pourra-t-on encore parler de journalisme ? Le journaliste qui mécanise ses « fonctions », comme la diffusion d’informations brèves, codifiées, ne deviendra-t-il pas un journaliste cybernétique ? 

Le défi est d’ordre pharmacologique. D’un côté, la mutation des médias en « médias cybernétiques » est un enjeu pour leur survie. De l’autre, les mécaniques informationnelles réduisent alors la pluralité au profit de l’homophilie. Ce changement ne vise plus l’audience la plus large possible (Rebillard, 2012) car les professionnels peuvent se mettre à identifier des préférences au travers des traces numériques jusqu’aux journaux personnalisés. Ces nouvelles sources d’information participeraient à la réaffirmation de la profession par le renouvellement de l’offre des médias (Joux et Bassoni, 2018). Toutefois, elles peuvent aussi nourrir le développement d’informations générées par la machine et les newsbots. Personnaliser le contenu, c’est dans les deux cas « réduire », mais la réduction n’est pas ici de même nature. Alors que la logique cybernétique s’appuie sur des langages discrétisés (Escarpit, 1976) – en d’autres termes sur des données, calculables, manipulables – le journaliste fait des choix, singuliers, incalculables. L’enjeu des prochaines décennies sera d’explorer ces processus d’affaiblissement de l’information qui tendent vers des signaux numériques. Finalement, comme dans d’autres secteurs, les médias contemporains se confrontent à cette manière de « gouverner » (cybernétique) « l’amour du semblable » (homophilie).

Notes

[1] Entendons ici « socionumérique » en un seul mot au sens de l’entremêlement indissociable des échanges sociaux et du numérique. L’expression fusionne les deux entités d’un phénomène en prenant appui sur la notion de « réseaux sociaux ». Utilisée dès 1944 par l’école de Columbia par Lazarsfeld et al. (Lukasik, 2021), celle-ci est ici intrinsèquement liée au « numérique » : « alors que l’informatique renvoie à la programmation, le numérique renvoie au codage, binaire (…) Il faut ainsi bien différencier l’informatisation et la numérisation, et historiquement distinguer le passage de l’informatisation des calculs et des procédures, à la numérisation des contenus » (Bouchardon, 2013, p. 10). Notre cadre théorique ne s’étendra pas sur les débats qui distinguent les relations (communication) des messages (information) par l’implication des corps.
[2] Nous entendrons dans cet article les médias au sens de producteurs de l’information professionnelle et journalistique. Cette vision distingue les médias professionnels (presse écrite, numérique et audiovisuelle) des réseaux socionumériques que l’on présente parfois comme des « médias sociaux ». De la même manière, ici, un contenu médiatique (produit par un journaliste) se distingue d’un contenu médiatisé (produit par tout individu).
[3] Les usagers-récepteurs peuvent devenir leaders d’opinion ponctuellement en partageant de l’information via les réseaux socionumériques. Cette réception de l’information correspond au modèle de la communication à deux étages (Lazarsfeld et al., 1944 ; 1954 ; (1955) 2008). La diffusion des contenus informationnels sur les plateformes fonctionne selon ce modèle comme cela a été démontré et reformulé dans le contexte socionumérique (Lukasik, 2021). Les contenus informationnels sont diffusés vers les leaders d’opinion (1er étage) puis ces derniers font de même vers leurs groupes d’appartenance (2ème étage). Cette approche est différente des catégorisations des leaders d’opinion (Bravo & Del Valle, 2017) et renoue avec la littérature scientifique originelle de l’école de Columbia sous la direction de Paul F. Lazarsfeld.

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Auteurs

Stéphanie Lukasik

Chercheuse postdoctorale à la Faculté des Sciences humaines, de l’éducation et des sciences sociales (FHSE), Département des Sciences Humaines (DHUM) de l’Université du Luxembourg. Ses recherches sur les pratiques informationnelles articulent les usages et la réception à partir des fondements de l’étude des médias et de la communication.
stephanie.lukasik@uni.lu

David Galli

Maître de conférences au Département des Sciences de l’information et de la communication d’Avignon Université. Membre du Laboratoire Culture et Communication (LCC), ses recherches portent sur la création scientifique à l’ère numérique.
david.galli@univ-avignon.fr