L’information en ligne à La Réunion et à Maurice : retour sur quelques travaux (2003-2022)
Résumé
L’article propose de revisiter des analyses effectuées il y a une vingtaine d’années à propos de l’information en ligne à La Réunion (presse locale) et à Maurice (presse nationale). Il s’intéresse à la mise sous connexion de ces deux territoires insulaires de l’océan Indien et aux travaux qui ont permis depuis de saisir – en contextes – les transformations de leurs médias d’information. La question de la (re)territorialisation de l’information en ligne est abordée. Elle tient compte des reconfigurations numériques de l’économie de ces médias régionaux de l’océan Indien et de celles des pratiques et des productions journalistiques qui en découlent. Pour ce faire, nous reprenons le cadre théorique et méthodologique utilisé il y a deux décennies en y apportant quelques ajustements.
Mots clés
Information en ligne, Île Maurice, La Réunion, Transformations numériques.
In English
Title
Online information in Reunion Island and Mauritius: review of some works (2003-2022)
Abstract
The article proposes to revisit analysis carried out twenty years ago about online information in Reunion Island (local press) and Mauritius (national press). It is interested in connecting these two island territories in the Indian Ocean and in the works which have been carried out and which allowed to capture – in their contexts – the transformations of their information media. The question of the (re)territorialization of online information is araised. It takes into account the digital changes of the economy of these regional Indian Ocean media and journalistic practices and productions. We thus take up the theoretical and methodological framework used two decades ago with some adjustments.
Keywords
Online information, Mauritius, Reunion Island, Digital transformations.
En Español
Título
Informatión en línea en Reunión y Mauricio : una mirada retrospectiva hacia algunas investigaciones (2003-2022)
Resumen
El artículo propone revisar los análisis realizados hace unos veinte años relativos a la información en línea en Reunión (prensa local) y Mauricio (prensa nacional). Se propone examinar la conexión de estos dos territorios insulares del Océano Índico así como el trabajo que desde entonces ha permitido entender, en contexto, las transformaciones de sus medios de información. Se aborda la cuestión de la (re)territorialización de la información en línea. Esta tiene en cuenta las reconfiguraciones digitales tanto de la economía de estos medios regionales del Océano Índico como de las prácticas y producciones periodísticas. Para ello, retomamos el marco teórico y metodológico que se utilizó hace dos décadas con algunos ajustes.
Palabras clave
Información en línea, Isla Mauricio, Isla de la Reunión, Transformaciones digitales.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Idelson Bernard, , « L’information en ligne à La Réunion et à Maurice : retour sur quelques travaux (2003-2022) », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/1, 2022, p.93 à 111, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2022/dossier/07-linformation-en-ligne-a-la-reunion-et-a-maurice-retour-sur-quelques-travaux-2003-2022/
Introduction
Comme en Europe, l’information en ligne au sein des petits territoires insulaires de La Réunion et de Maurice apparaît il y a un quart de siècle. Elle est rendue effective par le développement d’infrastructures techniques de télécommunication : lancement de satellites géostationnaires surplombant la zone du sud-ouest de l’océan Indien, installation de téléports, puis de câbles sous-marins de fibre optique. Les matériaux empiriques récoltés durant cette période permettent de saisir et de questionner les transformations mutations de médias d’information, locaux, pour La Réunion, et nationaux, pour Maurice.
Nous proposons de revenir sur quelques résultats de terrains de recherche effectués depuis une vingtaine d’années, en reprenant, comme balises, les items analytiques de la publication collective qui en a résulté, intitulée « Communications médiatisées et territoires insulaires » (Simonin, Wolff, 2003). En les comparant à des données actualisées, nous évoquons les changements observés dans les dispositifs sociotechniques, dans les discours et dans les pratiques des professionnels de l’information. Nous nous intéressons notamment à la couverture informationnelle du territoire et à ses « caractéristiques spatiales », telles qu’elles sont matérialisées par les supports (Pailliart, 2013, p. 120). Nous tentons ainsi de repérer les constances et les reconfigurations progressives de ces entreprises d’information en ligne entre « ajustements conjoncturels et transformations structurelles », pour reprendre les termes génériques du titre de ce dossier.
Des éléments de contextualisation sont d’abord rappelés. Puis, différentes problématiques inhérentes à des enquêtes réalisées depuis le début des années 2000 sont réinvesties, et, en quelque sorte, revisitées à l’aune d’une actualisation des données relatives aux supports en ligne d’aujourd’hui (presse, radio, TV, réseaux socio-numériques [RSN]) à La Réunion et à Maurice.
Dans les discours des producteurs de l’information en ligne, les promesses, déjà confrontées, par ailleurs, aux formats de production et aux contenus (Idelson, 2010, p. 608), s’expriment d’une manière récurrente : promesses de lieu, ayant trait à l’accessibilité de l’information aux communautés îliennes, promesses de lien s’adressant aux internautes-lecteurs et enfin promesses de temporalité (d’une information qui serait permanente).
Les différentes adaptations au numérique vont permettre de postuler que les mutations de l’information en ligne dans ces territoires s’inscrivent au sein d’une histoire plus longue du journalisme indianocéanique. Ainsi, les travaux effectués durant une vingtaine d’années révèlent une appropriation endogène des technologies numériques. Pour le montrer, nous questionnons des grilles d’analyse déjà utilisées en opérant quelques ajustements nécessaires. In globo, nous nous efforçons de relier l’observation des transformations à une archéologie de ces médias régionaux.
Évolution des contextes et des donnees
Les contextes statutaires des deux îles restent inchangés. La Réunion est une région monodépartementale française et européenne d’outre-mer (DROM) de 850 000 habitants. Maurice est un État indépendant, depuis 1968, devenu une République en 1992 et peuplé de 1,26 million d’habitants 1. Ces deux territoires créoles possèdent un passé commun ayant appartenu au même empire colonial français (puis britannique, entre 1810 et 1968, pour Maurice). C’est donc dans une situation de post-colonialité (Idelson, Babou, 2018, p. 21) que ces espaces insulaires évoluent, mais avec des sociohistoires propres qu’il convient d’appréhender pour aborder l’analyse de leurs médias respectifs (Idelson, 2012). Le caractère particulier des recherches indianocéaniques influe par conséquent sur une production scientifique située (Le Marec, 2002)2 se rapportant à l’analyse des objets informationnels.
L’un des traits saillants et communs de l’évolution des technologies liées au numérique est le développement des infrastructures de connexion au réseau internet, grâce notamment aux câbles sous-marins qui les relient au reste du monde. Même si le constat mériterait d’être affiné par des études de réception plus qualitatives, la puissance du haut débit et le taux d’équipement des ménages y sont sensiblement identiques à ceux de pays continentaux industrialisés.
Le premier câble sous-marin Safe (South Africa – Far East) est installé au début des années 2000. Il relie l’Europe à la Malaisie, via l’Afrique du Sud, La Réunion, Maurice, et Madagascar. La liaison indianocéanique est renforcée en 2009 par le câble Lion (Lower Indian Ocean Network) de l’opérateur France Télécom. Puis, le câble METISS (MElting poT Indianoceanic Submarine System) qui réunit six gros opérateurs internationaux, à l’initiative de la Commission de l’océan Indien (COI), entre en fonction en mars 2021. Il est totalement dédié à la région du sud-ouest de l’océan Indien (Afrique du Sud, Madagascar, Réunion, Maurice) constituant ainsi la première liaison à très haut débit entièrement régionale.3
Figure 1. Connexions numériques en 2020. Sources :
BDM https://www.blogdumoderateur.com/internet-reseaux-sociaux-france-2020
ICT.IO https://ict.io/digital-2020-internet
Les indicateurs d’audience disponibles attestent d’une production médiatique informationnelle et communicationnelle particulièrement dynamique, tant en nombre d’entreprises qu’en utilisation des différents supports ; les deux îles apparaissant en tête de cette région francophone indianocéanique (Maurice, Réunion, Mayotte, Union des Comores, Seychelles, Madagascar)
Figure 2. Consultations médias en ligne en 2020
NB. La chaîne publique Réunion la 1ère n’apparaît pas dans le tableau car les audiences de
la 1ère (France TV) ne sont pas détaillées pour chaque territoire d’outre-mer.
Les médias en ligne des îles possèdent des statuts éditoriaux spécifiques liés à des modèles particuliers. Pour La Réunion, ils sont issus de celui de la Presse Quotidienne Régionale (PQR)4, et pour Maurice, (bien qu’essentiellement francophones et créolophones) d’une tradition de presse anglo-saxonne, particulièrement prolixe et diversifiée en titres, notamment le week-end (5 quotidiens, 23 hebdomadaires, 8 mensuels, 13 bimestriels, 8 chaînes locales, 5 chaînes satellitaires, 10 stations de radios)5. Si la diffusion sur l’internet des médias classiques est en expansion dans les deux îles, La Réunion semble concernée plus durement par l’érosion des ventes papier : des procédures de redressement judiciaire ou de plans de sauvegarde ont récemment touché les deux principaux titres de la PQR, Le Journal de l’Île de La Réunion et le Quotidien de La Réunion.
Il s’agit donc de saisir les transformations de ces vingt dernières années concernant les espaces de diffusion, les pratiques éditoriales, en tenant compte des changements des modes de consommation de l’information. Nous avons montré, dans les travaux effectués au cours de ces deux décennies, que les nouvelles potentialités techniques du journalisme indianocéanique relevaient d’avantage d’adaptations permanentes que d’une révolution technologique disruptive. Dans la place impartie à cet article, il n’est guère possible de reprendre en totalité les argumentaires de ces recherches ici référencées auxquelles le lecteur pourra se reporter. Globalement, nous constatons que les journalismes mauriciens et réunionnais poursuivent une évolution propre que l’on ne peut appréhender qu’en opérant une généalogie de leurs structures et de leurs acteurs. Ainsi, si la fragilisation des entreprises médiatiques plus anciennes (notamment de la presse écrite) est bien réelle, l’apparition de nouveaux supports, comme les pure players, est liée à des acteurs souvent issus de ces mêmes médias établis.
Reprendre et ajuster un cadre analytique et méthodologique datant de vingt ans
Cette rapide contextualisation effectuée, nous allons dresser un état des lieux des médias indianocéaniques, en reprenant le cadre analytique mis au travail il y a une vingtaine d’années (Idelson, 2003, p. 95-114). Deux principaux types de données sont utilisées : le répertoire des entreprises d’information en ligne à deux décennies d’écart, des comptes rendus d’une dizaine d’enquêtes d’immersion dans les rédactions avec des entretiens de journalistes ayant permis de produire la littérature inhérente durant la même période.
La présente proposition s’appuie notamment sur des ethnographies de rédactions et sur une cinquantaine d’entretiens de journalistes recueillis pendant plus de vingt ans, et s’agissant des rédactions en ligne, avec le souci de mieux saisir, dans le temps, la permanence des représentations. L’intérêt de procéder à des entretiens approfondis in situ est qu’ils permettent de se focaliser sur des discours en action, c’est-à-dire agrégés à des événements (ou du moins traités comme tels par les journalistes) ou à des pratiques.
Les enquêtes ont été menées en 2001, 2008 et 2012 dans diverses rédactions (Réunion, Maurice, Madagascar, Seychelles), puis actualisées, pour La Réunion et Maurice en juillet 2018 et août 2019, dans le cadre de programmes de recherche au sein du Laboratoire de recherche sur les espaces créoles et francophones [LCF/UR8143] de l’université de La Réunion. Nous avons eu recours à trois types d’entretiens : des entretiens en face à face d’une durée d’une à deux heures, des entretiens in situ d’une durée minimum d’une demi-journée, ou des entretiens sociobiographiques (Idelson, 2014), correspondant à un format de recherche beaucoup plus long, allant de quelques semaines à plusieurs mois.
Concernant les deux enquêtes d’actualisation, une quinzaine d’entretiens in situ ont été conduits, et douze formalisés par des transcriptions. Ils ont concerné des journalistes salariés (et un indépendant), issus de la presse écrite, de la presse radio et télévisuelle, de supports pure players, ainsi que des responsables de rédaction, dont un directeur de publication d’un grand groupe mauricien, un responsable web d’un groupe réunionnais et une gérante d’un site d’information. Ces deux derniers ont été à nouveau consultés en novembre 2021, dans le cadre de cet article.
Articulés avec les entretiens, deux corpus conséquents de productions médiatiques ont permis d’étayer la présente analyse sur un mode comparatif : un premier relatif à la médiatisation de la crise sanitaire du chikungunya en 2005-2006 (Idelson, Ledegen, 2012) et un second à des recherches sur le mouvement des gilets jaunes à La Réunion et sur la première vague de la Covid 19 6. Les formes d’expression en ligne des acteurs de ces mouvements sont aussi intégrées dans le corpus. Les méthodologies qualitatives d’analyse de ces corpus s’attachent, d’un point de vue sémio-argumentatif, à relever les habitus éditoriaux évoqués infra et sont exposées en détail dans ces travaux.
Les discours confrontés aux productions sont considérés comme potentiellement révélateurs de représentations et de pratiques collectives de l’information en ligne, émanant de journalistes patentés comme d’acteurs profanes, au sein de ces territoires insulaires. Par ailleurs, des données morphologiques et économiques concernant les producteurs d’information et les entreprises sont récoltées au sein même des rédactions (notamment en interrogeant régulièrement le représentant à La Réunion de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels [CCIJP]).
Nous proposons de reprendre cinq items d’analyse issus de précédents travaux (Idelson, 2003) et de comparer les données avec celles d’aujourd’hui. En filigrane, nous nous demanderons si le changement opéré depuis une vingtaine d’années, lié à l’essor des technologies numériques, se manifeste, ou non, par un phénomène de (re)localisation des contenus et des publics.
Item 1- Espace de diffusion et lien social dans les espaces créoles
Ce premier item était déjà en 2003 le plus développé des cinq, car il comprenait les préalables contextuels nécessaire à un décentrement de regard sur les « médias en milieu créole insulaire ». La réflexion portait sur la fonction – supposée – de lien qui serait opéré par les médias régionaux avec la communauté environnante (Mathien, 1989, p. 45-49) au sein de ces territoires. La question des publics diasporiques, c’est-à-dire des communautés interprétatives (Idelson, Magdelaine-Andrianjafitrimo, 2012) d’internautes mauriciens ou réunionnais résidant en Europe, au Canada, en Afrique du Sud ou en Australie, était abordée.
Pour les chercheurs sur le journalisme basés à La Réunion ou à Maurice, une des difficultés d’approche de leur objet reste la nécessité, pour chaque nouvelle recherche, de rappeler le contexte sociohistorique spécifique des médias territoriaux étudiés. À La Réunion, le développement de la PQR depuis les ordonnances de 1944 ne s’est pas effectué de la même manière qu’en métropole. Par exemple, on n’y retrouve pas le même contexte de monopole des grands groupes de presse. Si la situation de mainmise d’un audiovisuel d’État (interdit à l’opposition, notamment communiste) a perduré jusqu’aux années 1980, une libéralisation des ondes s’est produite à partir de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République (Idelson, 2006). Au début des années 2000, deux principaux titres de presse (en tirages) Le Quotidien de La Réunion et de l’océan Indien et le Journal de l’Île de La Réunion, deux stations de télévision, Télé Réunion (RFO), publique, et Antenne Réunion, privée, ainsi qu’une quarantaine de stations de radio, dont Radio FreeDom (remportant un succès de 40% d’audience) vivaient une situation de concurrence, mais également de pluralisme. Ces entreprises se partageaient un petit marché insulaire (lecteurs, téléspectateurs, auditeurs et annonceurs), tant au niveau des recettes publicitaires que de celui des ventes. Durant les années de fermeture de l’audiovisuel (1960-1980) correspondant à une période « d’assimilation » extrême impulsée par Michel Debré, ancien Premier ministre du Général de Gaulle et élu à la députation à La Réunion, on assista à un déni d’une réalité culturelle et sociale créole.
L’information locale était considérée alors comme subversive par les départementalistes au sein d’une île isolée dans un contexte indianocéanique en voie de décolonisation. Le changement des décennies 1980 et 1990 introduisit un credo, partagé dans la plupart des rédactions, de valorisation du fait local renforcé par le paradigme professionnel (des journalistes) de « proximité » avec « les Réunionnais ». Cette valeur doxique se perpétue aujourd’hui : on la retrouve dans les représentations et dans les discours des professionnels à propos de leur pratique (Idelson, 2014 ; Idelson, Lauret, 2020).
La presse mauricienne possède tout autant une tradition d’engagement fort au sein de la vie politique. Bénéficiant d’un statut de « presse libre » depuis 1820, elle a été particulièrement active au moment du débat sur les revendications d’indépendance avant et après la Seconde Guerre mondiale. Selon Virginie Barbeau (2002), deux catégories de médias seraient à distinguer : la presse écrite qui s’inscrirait dans cette tradition de feuilles autonomes et la presse audiovisuelle entièrement sous l’emprise gouvernementale (la radio est lancée en 1920 et la télévision en 1964 ; elles sont gérées par la Mauritius Broadcasting Corporation). Ce paysage médiatique mauricien « dual » correspondrait à un caractère fortement ethnicisé, la presse écrite appartenant à des dirigeants créoles, et l’audiovisuel d’État à des responsables originaires de la communauté hindoue. Les transformations récentes et la numérisation des médias mauriciens ouverts à davantage de composantes de la population, permettent de nuancer cette dernière analyse.
En 2003, la presse en ligne réunionnaise ne comprenait qu’un seul titre de PQR, Clicanoo.com (du Journal de l’Île) créé en 1996 (le premier de l’outre-mer français) et un support pure player, Imaz Press Réunion, lancé par deux anciens journalistes du quotidien communiste réunionnais, Témoignages. Trois opérateurs de télécommunication et fournisseurs d’accès ont alors tenté de suivre ce nouveau modèle économique informationnel en ayant recours à de l’expertise journalistique pour alimenter leurs sites : il s’agissait de Wanadoo Espace Réunion (France Telecom), Guetali 7 (Gegetel) et Outremer.com (Media Overseas, Vivendi SA) ; celui-ci inaugurera un « Jdo » (Journal de l’outre-mer) dans l’ensemble des Dom, mais l’expérience de ce premier e-quotidien de sa catégorie sera bientôt interrompue car jugée peu rentable par ses promoteurs (Idelson, 2008).
La situation de 2022 a évolué, l’ensemble des titres de PQR ayant migré vers le numérique. Un autre titre, pure player, Zinfos 974, fut créé en 2008 par un petit entrepreneur affichant un positionnement éditorial de droite, ancien journaliste du Quotidien ; il est actuellement en tête des audiences (voir histogramme des consultations supra, Fig. 2). Enfin, les chaînes de télévision ainsi que Radio FreeDom s’inscrivent dans des stratégies multimédias de diffusion sur le net, conjuguant podcasting, streaming et site d’information avec textes.
En 2003, la presse en ligne mauricienne était déjà décrite dans les travaux comme plus développée que celle de La Réunion. Les deux principaux quotidiens de l’Île, L’express et Le Mauricien possédaient alors un site web depuis déjà cinq ans. L’objectif étant, selon leurs responsables rédactionnels, de toucher le lectorat de la diaspora mauricienne installée en Europe (majoritairement au Royaume-Uni), en Australie et au Canada. L’express-on-line annonçait cinq mille visiteurs quotidiens, dont 70% de connexions extérieures à l’île, Le Mauricien, neuf mille visiteurs quotidiens 8. Côté opérateurs de télécommunication, le groupe Telecom Plus animait le site Servihoo, tandis qu’une petite structure de presse réunissait sept anciens journalistes classiques, Odysseus, aux discours enthousiastes quant à ce nouveau format. En 2022, les médias en ligne mauriciens présentent des courbes de diffusion et d’audience deux à trois fois supérieures à celles de leurs homologues réunionnais, tout en conservant une part de marché en diffusion papier (en lien avec des lecteurs attachés au print ainsi qu’à la presse du week-end). Deux grands groupes d’information et de communication émergent : celui de la Sentinelle Ltd. (qui a diversifié ses activités depuis une vingtaine d’années dans de nombreux autres secteurs : communication, médias, publicité, impression, distribution et logistique) et le groupe Défi Plus (issu de la presse grand public).
D’un point de vue théorique, en 2003, les chercheurs convoquaient les travaux d’Isabelle Pailliart (1993) en s’interrogeant sur le rapport entre le lieu de production et ceux de diffusion des médias locaux, au prisme d’internet. Ils se demandaient alors si les potentialités de « reterritorialisation » allaient connaître une « effectivité sociale » (Rebillard, 2002, p. 41).
Nous proposons, en item 2, de comparer cette organisation des sites, à vingt ans d’écart, dans leur diffusion (à partir de l’exemple de La Réunion).
Item 2 – Catégorisation des niveaux d’accès à l’EML (Environnement médiatique local) (Rebillard, ibidem) ou l’organisation des sites d’information
Nous reprenons une typologie des différents médias en ligne réunionnais, datant de 2003 (Idelson, 2003, p. 101) et la complétons, dans un objectif de comparaison, avec les différents sites web de la période actuelle.
L’enjeu est de faire ressortir quelques constantes et transformations organisationnelles. La catégorisation, datant de 20 ans, et empruntée à Franck Rebillard (ibid.), est reprise avec certains ajustements. Elle permet d’observer le renforcement de la prégnance des entreprises locales dans la production de l’information régionale. Ainsi, des opérateurs de dimension nationale ou internationale ont soit abandonné cette production (c’est le cas d’Outremer.com et de son Jdo), soit l’ont sous-traitée avec des rédactions de médias locaux établis (c’est le cas d’Orange). L’hypothèse est que ces gros opérateurs ont modifié leur stratégie de positionnement sur les marchés insulaires. Un désenchantement est intervenu par rapport à l’enthousiasme du début, tel qu’il était exprimé alors :
« Communiquer avec les internautes du soleil, avoir toutes les informations utiles avant de s’installer en Nouvelle Calédonie, connaître toute l’actualité de l’outre-mer, découvrir le dernier CD de zouk, trouver l’hôtel de vos rêves, apprendre que les Antillais de la région parisienne organisent une grande fête […]. » (Dossier de presse d’Outremer.com, « Le portail dédié à l’outre-mer », octobre 2000)
Leur ambition, qui était de relier l’ensemble des internautes d’un village global dom-tomien s’est donc heurtée, y compris à l’échelle d’un grand groupe (Vivendi), à des difficultés de rentabilisation. Dans cette même logique économique, notons également que le groupe local du Journal de l’Île de la Réunion (JIR – Groupe Média), dont dépend le site clicanoo.re, a été cédé par France-Antilles (qui s’en était porté acquéreur en 1990) à un entrepreneur local en 2008.
Il est intéressant de repérer que des entrepreneurs pure players, appartenant à la catégorie des « Très petites entreprises » (TPE), ont réussi à survivre, toujours à la recherche d’un nouveau modèle économique (en incluant des partenariats avec des collectivités locales, ou en diversifiant leur activité vers les prestations de communication). Les prévisions alors contestées de l’un d’entre eux, aujourd’hui en tête des audiences des sites, ne semblent plus si utopiques :
« La presse écrite est morte. Nous allons les griller. Puis nous lancerons une web radio et une web télé avec une régie numérique. Tout cela peut s’effectuer avec des investissements moindres […]. De toute façon, ils sont morts tous les deux [Le Quotidien et le JIR]. » (Directeur d’un site pure player. Entretiens 12/04/2010 et 18/05/2015)
Pour autant, le principal constat qui ressort du tableau ci-dessous reste que la presse réunionnaise en ligne est toujours produite par des entreprises locales, même si elle est bousculée indirectement dans ses modes de diffusion, comme à l’échelle mondiale, par les réseaux socio-numériques (RSN) et les GAFA. L’observation s’avère identique pour Maurice où prédominent de groupes médiatiques nationaux uni-territoriaux (lexpress.mu, defimedia.info, lemauricien.com, etc.).
Figure 3. Sites d’informations en ligne à La Réunion (avril 2002/janvier 2022)
Pour que cette typologie puisse tenir compte des configurations plus récentes, nous y avons ajouté une « Catégorie 4 », en émergence, que l’on pourrait intituler « Médias participatifs », dans ce sens que le modèle économique de tels producteurs repose davantage sur un montage de financement associatif. Cette notion de modèle participatif de production informationnelle (Ballarini et al., 2019) serait à approfondir, mais nous l’utilisons à partir de trois exemples réunionnais dans lesquels évoluent des acteurs soit en dehors, soit en « périphérie de l’espace journalistique ou éditorial traditionnel » (Cardon, Granjon, 2013, p.121). Toutefois, ces acteurs ne se situent pas nécessairement dans une sphère revendicative.
Le premier exemple est celui du titre lejournal.re, lancé en 2005 par trois associés qui n’appartiennent pas à la sphère journalistique : il propose à tout un chacun de poster des articles d’information et même de recevoir une « carte de journaliste participatif ». Le deuxième est celui de Parallèle Sud, une initiative de journalistes locaux (dont un ancien salarié du Quotidien de La Réunion) se réclamant d’une démarche journalistique « indépendante » et de « co-construction de l’information avec ses lecteurs » (parallelesud.com) et qui, grâce à des soutiens publics et à une collecte de dons sur internet, lancent leur site d’information en janvier 2022. Enfin le groupe privé Facebook Radar 974, créé en 2014, réunit un collectif d’usagers de la route composé en 2021 de près de 200 000 utilisateurs. Il est géré par deux administrateurs et quatre modérateurs. Publiant essentiellement de l’information routière, mais également des faits divers, le groupe voit ses informations régulièrement reprises par les médias en ligne locaux, dans un effet de convergence qui n’est pas sans rappeler celui du média en ligne Radio FreeDom (écouté ou consulté par l’ensemble des rédactions réunionnaises)10.
Origine des consultations
Pour les deux îles, les données de consultation de la Fig. 2 supra (SimilarWeb avril/juin 2020) font état de connexions géographiques comprises entre 60% et 70% soit à Maurice, soit à La Réunion (parties en bleu dans les histogrammes), pourcentages à considérer toutefois avec prudence. Le reste des consultations extérieures aux îles proviendrait essentiellement de métropole pour les sites réunionnais et de pays d’émigration tels que le Royaume-Uni, le Canada ou l’Australie pour les médias mauriciens.
Les connexions extérieures varient selon le type de médias ; une corrélation entre les catégories socioprofessionnelles des internautes et leurs lieux d’installation serait à ce propos intéressante à analyser. Il convient de préciser que la question des espaces de diffusion-consultation reste très complexe à aborder, principalement pour des raisons de biais méthodologiques. Pour exemple, les données de lieux de consultation proviennent essentiellement d’analyses de parts de trafic (Traffic Share) générées par plusieurs sources (moteurs de recherche, accès directs, RSN, Web Push, etc.) qui ne détaillent pas les différentes stratégies de référencement développées par les entreprises de presse.
Mais surtout, elles ne renseignent pas davantage sur les véritables pratiques et usages de consultations qui nécessiteraient des enquêtes quantitatives de réception approfondies. Concernant La Réunion, comme les fournisseurs d’accès sont constitués d’entreprises nationales (Orange, SFR, Canal +, etc.), il est parfois difficile de repérer avec fiabilité la localisation des abonnements : locale ou hexagonale. Pour autant, les deux responsables des rédactions en ligne, que nous avons consultés en novembre 2021, confirment, à partir de leurs propres outils d’analyse d’audience (de type Google Analytics), cette répartition. Les données correspondent approximativement aux ratios estimés des populations vivant dans ces territoires (70%), ou appartenant aux diasporas (30%) ; catégorisations pouvant être discutées. Les responsables remarquent que cette répartition (connexions insulaires/connexions continentales) s’est inversée, en faveur des îles, au fur et à mesure de l’essor des infrastructures, notamment à l’arrivée des câbles sous-marins, et que cette tendance se poursuit.
« Il y a aussi le fait que l’augmentation très nette du pourcentage des internautes résidant à l’extérieur correspond clairement à l’essor des réseaux sociaux dans l’île, c’est-à-dire depuis moins d’une dizaine d’années. » (Rédactrice en chef, site d’information en ligne. Entretien 24/11/2021)
Quoi qu’il en soit, le modèle économique visé reste celui des annonceurs uni-territoriaux, dont les collectivités pour La Réunion, avec des rubriques sponsorisées. Ce modèle est perturbé – constat qui n’apparait pas sur le tableau de la Fig. 3 supra, ce qui en constitue de même une limite – par la convergence médias locaux/RSN (essentiellement Facebook dans les deux îles). En effet, les « infomédiaires » (Smyrnaios, 2011) empiètent désormais sur les marchés publicitaires des médias régionaux. Ces pratiques (recours aux posts ou aux Facebook live) suscitent parfois des inquiétudes chez les journalistes, dont certains, compte tenu de la précarité de l’emploi, n’ont d’autres choix que celui de la résignation :
« À qui appartient l’image ? Et mes droits d’auteurs. J’ai dit à mon employeur que je ne lui ferai pas de Facebook live, car je ne veux pas perdre la propriété d’image. Aujourd’hui, on est en négociation avec Facebook qui a refusé de céder. Donc tout ce que je fais ne m’appartient plus, et n’appartient plus à la société […]. À aller trop vite, à trop vouloir occuper l’espace des réseaux sociaux, on perd des droits. Est-ce en raison des erreurs du début et de l’attrait de la découverte ? » (Journaliste radio. Entretien É. Lauret, 14/04/2018), (Idelson, Lauret, 2018, p. 195).
Ces socio-économies insulaires marquées par l’étroitesse et la nouvelle donne des infomédiaires fragilisent les médias en ligne, mais, comme nous l’avons vu, deux groupes mauriciens parviennent à pallier cette tendance en jouant la carte de la diversification et en investissant sur leur « capital marque ».
Item 3 – Temporalité de l’information sur les sites
Dans leur première exploration de l’information en ligne, les chercheurs convoquaient des travaux ayant trait à la temporalité éditoriale du journal (print ou web) et du traitement de l’événement (Mouillaud, Tétu, 1989 ; Ringoot, 2002 ; Verón, 1981). Les recherches effectuées au début des années 2000 concluaient à un mimétisme des éditions numériques avec celles du journal imprimé, dans des formats éditoriaux qui reproduisaient alors une temporalité quotidienne. Depuis, si les convergences sociotechniques ont modifié les pratiques de connexion, la production de l’information, même si elle est toujours guidée par le paradigme de la priorisation de l’actualité, reste soumise à la disponibilité des équipes de journalistes. Ces derniers ne peuvent être mobilisés 24 heures sur 24, pour des raisons spécifiques aux contraintes économiques d’un micro écosystème informationnel insulaire. Des formules d’annonces d’articles payants (issus de la version papier du Journal de l’Île de la Réunion) apparaissent parfois, reproduisant ces fameux déictiques de quotidienneté déjà repérés, il y a vingt ans par Roselyne Ringoot (2002). Tandis que les sites radios s’insèrent dans la même temporalité d’immédiateté ou d’un « apparent présent absolu » (Tétu, 1994, p. 84), propre à ce medium.
Item 4 – Identités énonciatives
Cet item concerne les évolutions de différentes formes énonciatives de productions en ligne (page d’accueil, lien hypertextes, fenêtres publicitaires intrusives, formes textuelles adaptées à la migration vers les RSN, etc.). De telles marques d’énonciation, déjà considérées dans les premières recherches comme spécifiques (Utard, 2002), sont toujours présentes. L’analyse des interfaces des différents supports permet d’observer que si elles s’insèrent bien dans un mouvement d’uniformisation mondialisée et « d’identité transnationale des journalistes en ligne » (Le Cam, 2012), elles révèlent également des marqueurs d’identités locales. Ces marqueurs se révèlent particulièrement dans les sites pure players réunionnais qui utilisent des mots ou des symboles créoles (Zinfos974, accompagné d’un gros piment, affichant la volonté de « piquer », le titre en créole Imaz press Reunion, ou pour la déclinaison web du Journal de l’Île, clicanoo.com, signifiant « cliquer sur notre site »).
Les espaces éditoriaux d’opinion (le plus souvent réservés aux responsables des rédactions, voir exemple Fig. 4 infra) suscitent de nombreuses réactions des internautes, alimentant en conséquence les flux de consultation.
« Créole y aime batay coq. » (Le Réunionnais aiment les combats de coq, les escarmouches). (Directeur d’un site pure player. Entretien 12/04/2010)
En ce qui concerne le rubricage, l’ensemble des sites d’information en ligne laissent une place prioritaire à l’information locale (pour La Réunion) et nationale (pour Maurice), les rubriques « nationales – métropole » et « internationales » s’affichant en retrait (sauf événement particulier) par rapport à l’information de proximité, amplifiée par les réactions des lecteurs-internautes, à propos desquelles il resterait des enquêtes à mener. Cependant, il est difficile d’affirmer catégoriquement que l’essor relatif d’occurrences de créolité, à entendre comme augmentation de la place laissée à la langue créole, au sein de l’espace médiatique, ait été accéléré par internet. Les différentes recherches sur les médias en ligne référencées dans cet article, dont celles auxquelles ont été associés les créolistes de l’université de La Réunion, montrent que cette place correspond surtout à des discours, notamment de professionnels de l’information. Ces derniers se déclarent favorables à l’utilisation de marqueurs créoles de proximité, mais le manifestent seulement dans les pratiques informationnelles de loisir ou de culture ; l’actualité « chaude » restant calquée sur des modèles francophones. Nous observons toutefois un certain mimétisme récent – mais décliné localement et parfois en créole – avec des formats de type capsule-vidéo empruntés aux gabarits standards internationaux des plateformes des GAFA.
La situation mauricienne semble quelque peu différente : si le sociolinguiste mauricien, Vicram Ramharai (2005, p. 219), soulignait il y a une vingtaine d’années une suprématie du français sur les autres langues asiatiques et sur le créole, force est de constater que les formes d’expression sur le web se transforment. On y observe désormais des pratiques langagières diversifiées reflétant davantage la réalité plurilingue mauricienne, avec une avancée notable du créole mauricien dans l’espace public.
Enfin, il est possible de situer le début de la période des transformations de l’architecture des sites d’information en ligne reposant sur un modèle économique de la recherche du flux à partir de la fin des années 2000, comme peut l’illustrer, parmi d’autres, ce verbatim d’un entretien datant de douze ans :
« Nous utilisons Charbeat et Google Analytics qui nous permettent de voir le nombre d’internautes et de pages cliquées, le temps de consultation, la synthèse géographique de tout cela. C’est un peu un cercle vicieux : si je m’aperçois que tel fait divers génère de la fréquentation, je vais le positionner en page d’accueil, mais du coup l’info sera plus consultée que d’autres. » (Journaliste pôle web, chaîne TV privée réunionnaise. Entretien 02/04/2010)
Item 5 – Figures de journalismes indianocéaniques
De précédentes enquêtes sur le traitement médiatique de la crise sanitaire du chikungunya ont permis de dégager des figures de journalismes (Augey et. al., 2008) spécifiques aux différents territoires indianocéaniques (Kasenally, Bunwaree, 2005 ; Simonin, Idelson, Almar, 2008, Idelson 2012). À partir du traitement médiatique d’événements informationnels, les analyses ont révélé des conceptions et des propres normes d’exercice du journalisme (dans une approche comparative entre La Réunion, Maurice, et les Seychelles). Issus d’anciens empires coloniaux, ces modèles (français et anglo-saxons) se sont forgés dans l’hétérogénéité (Simonin, 2002) en fonction, encore une fois, de leur propre généalogie.
L’exemple de La Réunion illustre cette particularité. Le pluralisme de la presse écrite y date de la fin des années 1970 et la libéralisation du paysage audiovisuel devient effective à partir de la décennie 1990. Ainsi, des pratiques de socialisation professionnelle, notamment dans leur rapport au politique, émergent à cette période. Elles se perpétuent dans les nouveaux supports en ligne. Parmi elles, le commentaire d’opinion, voire de dénonciation, déjà évoqué, apparaît constant. L’extrait prototypique ci-dessous illustre la persistance d’un tel registre discursif pendant près de 50 ans.
Figure 4.Sites d’information en ligne à La Réunion (avril 2002/janvier 2022) : Une du Journal de l’Île de la Réunion du 22/01/1973 et page d’accueil du 29/11/2018 du site pure player d’information Zinfos974 : le spectre (très ancien) de la menace indépendantiste est de nouveau brandi pour délégitimer le mouvement social des Gilets jaunes.
Une analyse du traitement médiatique d’événements récents (crise de la Covid 19 à La Réunion, marée noire du vraquier Wakashio en août 2020 à Maurice) nous a conduit à nous intéresser à des habitus éditoriaux subsistant en lien avec la sociohistoire des écosystèmes informationnels, ainsi qu’aux nouveaux acteurs profanes des médias concernés (Bousquet, Marty, Smyrnaios, 2015 ; Idelson, Lauret, 2020). Ces habitus éditoriaux se forgent dans les rédactions. Empruntant la définition d’Érik Neveu, nous les appréhendons comme un « système de dispositions, matrice et schèmes de jugements et de comportements, qui est à la fois le fruit d’une socialisation – et à ce titre susceptible d’évoluer – et un principe organisateur des pratiques et des attitudes » (Neveu, 2013, p. 38)
Dans de petits territoires insulaires, l’interconnaissance des acteurs médiatiques et politiques rend le débat particulièrement vif, relevant parfois du registre de la diffamation, et suscitant de nombreux posts de commentaires, ravivant des formats éditoriaux d’une presse historiquement politique (Idelson, 2006) :
« [Notre journal] possède une tradition de liberté d’expression, et en étant constamment à la limite non pas de l’insulte mais presque, mais juste assez pour ne pas être condamné. Tout simplement parce qu’il a un très bon avocat […]. » (Journaliste presse écrite. Entretien 15/02/2018)
Ce débat public se poursuit désormais sur les plateformes associatives, se présentant comme « citoyennes » cherchant à se situer en contrepoids, et en contrepoint, des médias plus établis.
« C’est la première fois qu’une telle dynamique prend autant d’ampleur, et les politiques en place tout comme les médias n’y sont pas habitués. Mais ils vont devoir s’y faire, car c’est ce qui se passe lorsque le peuple se réveille et décide prendre son destin en main. » (Plateforme Les Gilets jaunes de La Réunion, (https://les-Gilets-jaunes.re, aujourd’hui désactivé)11
Une parole revendicative se diffuse alors dans les espaces publics réunionnais et mauriciens à travers les médias plus institués, leur émanation sur internet, les plateformes web dédiées et les RSN dans lesquels circulent les discours médiés des deux premières catégories (Lauret, Idelson, 2021, p. 369).
Conclusion
Dans cet état des lieux synthétique des médias d’information en ligne réunionnais et mauriciens, nous avons abordé plusieurs focales des transformations et permanences de journalismes insulaires, entre structures socio-politiques et conjonctures socio-techniques. La question des mutations tangibles au sein de la production informationnelle régionale a guidé le propos. Trois points essentiels s’en dégagent et concernent à la fois les modèles économiques, les pratiques et les discours des producteurs de l’information numérique et la co-construction production-sources-publics d’internautes à l’intérieur comme à l’extérieur de ces territoires :
L’information en ligne réunionnaise et mauricienne relève structurellement d’espaces médiatiques post-coloniaux aux sociohistoiresspécifiques. Son observation permet ainsi un décentrement d’un regard analytique qui serait trop européano-centré.
Le processus d’hybridation entre production professionnelle (des journalistes patentés) et production profane (Ruellan, 2007, p. 81) déjà historiquement à l’œuvre dans les supports installés (presse écrite, audiovisuel, radio) s’accélère avec la diffusion et la circulation numériques de l’information, par exemple lors de mouvements sociaux.
Des habitus éditoriaux de positionnements politiques se perpétuent y compris au sein de nouveaux modèles économiques caractérisés, par ailleurs, par une fragilisation des médias établis, et d’une certaine mesure des pure players, en raison de la prégnance de plus en plus forte des entreprises GAFA.
Dans de précédents travaux, nous avons proposé une chronologie de ces changements (Idelson, 2008, p. 250) : la période 1990-2000 caractérisée par un certain déterminisme technique avec l’arrivée et l’essor d’internet dans les îles ; de 2003 à 2007, la phase de désenchantement avec la fermeture de certains sites et l’adaptation des médias en ligne. Nous pouvons y ajouter une nouvelle phase (2008 à aujourd’hui) qui serait caractérisée par les reconfigurations des médias établis, le développement des pure players, l’arrivée des plateformes collaboratives et la concurrence des RSN.
L’analyse des entretiens et des corpus (référencés supra) a révélé que les nouveaux acteurs pure players apparaissaient dès le début des années 2000. Ils s’inscrivent aujourd’hui dans les mêmes paradigmes rédactionnels axés sur la territorialité. La catégorie très ancienne de « journal citoyen » qui y est liée remonte d’ailleurs à la période de la Révolution française (Tétu, 2008, p. 31). Les approches comparatives (dans le temps et dans l’espace) ont ainsi été orientées en diachronie vers l’analyse de cette « internétisation » progressive (Dagiral, Parasie, 2010, p. 17) du journalisme de l’océan Indien.
L’insertion des réactions des internautes dans les sites a modifié les contenus rédactionnels sous l’influence d’une économie de flux sur le modèle des GAFA. La relation à un public territorialisé « renouvelé » (Bousquet et al., 2015) reste prégnante dans les médias réunionnais et mauriciens. De même, ici, comme ailleurs, les pratiques journalistiques ont également été transformées par l’utilisation massive des smartphones (Pignard-Cheynel, Van Dievoet, 2019). C’est, par exemple, ce qu’ont montré les travaux, évoqués supra, consacrés aux producteurs profanes d’information à La Réunion d’une radio à grande audience, Radio FreeDom (Idelson, 2016).
Les catégories analytiques déployées il y a une vingtaine d’années ont été réutilisées avec quelques actualisations. Elles ont permis de saisir les transformations, dans leur rapport au territoire, de ces écosystèmes informationnels indianocéaniques dont il faut poursuivre l’analyse offline. C’est à cette condition qu’il est alors possible d’atteindre des niveaux de compréhension sociologique heuristique, en dehors de tout déterminisme technique qui annoncerait une rupture structurelle à chaque apparition de nouveaux dispositifs numériques.
Notes
[1] Sources : Réunion : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4482473; Maurice : https://www.populationdata.net/pays/maurice
[2] Voir aussi : Le Marec, Joëlle (2019), « Situer les savoirs », note de recherche, GRIPIC, [en ligne], consulté le 15/01/2022, https://www.gripic.fr/billet/situer-savoirs
[3] Le débit du câble METISS est de 24 térabits soit 24 fois supérieur à celui des liaisons antérieures. Source : Commission de l’Océan Indien (COI).
[4] Nous éviterons le terme de « presse infra-nationale », puisque la PQR réunionnaise se situe, a contrario, dans un espace insulaire ultrapériphérique.
[5] Source : Audience Pulse – DCDM Media report T1 2020.
[6] Colloque « Hybridation politique des mouvements sociaux et démocratie : stratégies de représentation, délibération et participation des acteurs », s/d., C. Rafidinarivo, G. Molinattti, B. Idelson, 20-21 octobre 2021. Actes à paraître en 2022, Presses Universitaires Indianocéaniques (PUI).
[7] Guetali est le premier fournisseur d’accès, pour les particuliers de l’île, lancé le 1er mai 1996.
[8] Entretiens avec les directeurs de publication, Port-Louis (Maurice), octobre 2001.
[9] À l’exception d’orange.re, les principaux fournisseurs d’accès à La Réunion, tels que sfr.re, zeop.re, canalplus-reunion.com, ne proposent pas de contenus informatifs.
[10] Patou-Parvedy, Matthieu (2021), L’influence des informations routières sur les pratiques journalistiques réunionnaises à travers le réseau social Facebook. Le cas du groupe Radar 974, mémoire de master Information-Communication – Université de La Réunion.
[11] Molinatti, Grégoire ; Rafidinarivo, Christiane (2019), [en ligne], consulté le 15/01/2022, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02417131.
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Auteur
Bernard Idelson
Bernard Idelson est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de La Réunion et membre du Laboratoire de recherche sur les espaces Créoles et Francophone (LCF-UR 8143). Abordés au prisme d’approches socio biographiques, ses travaux portent principalement sur les espaces publics médiatiques indianocéaniques, les transformations du journalisme, les liens entre médias numériques et territoires.
bernard.idelson@univ-reunion.fr
Plan de l’article
Évolution des contextes et des données
Reprendre et ajuster un cadre analytique de 20 ans
Item 1 – Espace de diffusion et lien social dans les espaces créoles
Item 2 – Catégorisation des niveaux d’accès, organisation des sites d’information
Item 3 – Temporalité de l’information sur les sites
Item 4 – Identités énonciatives
Item 5 – Figures de journalismes indianocéaniques