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Pure players et médias alternatifs : une approche diachronique des représentations de l’indépendance et du pluralisme de l’information

26 Sep, 2022

Résumé

L’émergence de médias pure players dans les années 2000, celle de titres alternatifs financés par le don ou par l’abonnement dans les années 2010 indique un possible renouvellement des enjeux du pluralisme de l’information. A partir d’une enquête auprès des journalistes de ces médias, l’article analyse les repositionnements à l’œuvre dans une approche diachronique sur deux points, les modes de financement garants de l’indépendance des médias, le rapport à l’actionnariat. Il révèle également un rapport renouvelé au don à travers le bénévolat ou la précarité consentie des journalistes, et une forte sensibilité aux enjeux économiques de la production de l’information qui pousse les journalistes à devenir des entrepreneurs militants.

Mots clés

Médias alternatifs, modèles économiques de l’information, journalistes entrepreneurs, financement participatif, aides à la presse, ordonnances de 1944, structure juridique de l’entreprise de presse

In English

Title

Le Pure players and alternative media: a diachronic approach to independence and pluralism of the news

Abstract

The advent of pure player media in the 2000s, and that of alternative media financed by donation or subscription in the 2010s, interrogates information pluralism. Based on a survey among journalists from that kind of media, the article analyzes these changes in a diachronic approach on two points: financing tools that guarantee the independence of the media, the relationship to shareholders. It also reveals a renewed relationship with gift through volunteering or the acceptance of precariousness by journalists, and a strong sensitivity to the economic issues of news which transforms journalists into militant entrepreneurs.

Keywords

Alternative media, Business models of the news, Entrepreneurial journalism, Crowdfunding, Press aid scheme, Anti-concentration laws, Legal structure of the press groups.

En Español

Título

Pure players y medios alternativos : Un enfoque diacrónico de las representaciones de la independencia y del pluralismo de la información

Resumen

La aparición de los medios « pure players » en la década de 2000, y la de títulos alternativos financiados por donación o suscripción en la década de 2010, traiciona una posible renovación de los desafíos del pluralismo informativo. A partir de una encuesta a periodistas de estos medios, el artículo analiza el reposicionamiento en el trabajo en un enfoque diacrónico en dos puntos, los métodos de financiación que garantizan la independencia de los medios y la relación con los accionistas. Revela también una relación renovada con la donación a través del voluntariado o la precariedad otorgada a los periodistas, y una fuerte sensibilidad a los problemas económicos de la producción de información que empuja a los periodistas a convertirse en empresarios militantes.

Palabras clave

Medios alternativos, modelos de negocio de la información, periodistas emprendedores, crowdfunding, apoyo a la prensa, ordenanzas de 1944, estructura legal de la empresa de prensa

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Joux Alexandre, , « Pure players et médias alternatifs : une approche diachronique des représentations de l’indépendance et du pluralisme de l’information », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/1, , p.15 à 26, consulté le jeudi 18 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2022/dossier/01-pure-players-et-medias-alternatifs-une-approche-diachronique-des-representations-de-lindependance-et-du-pluralisme-de-linformation/

Introduction

Le développement de l’internet s’est accompagné de promesses nouvelles pour le journalisme. En rendant possible la création à moindre coût de médias dits pure players, parce que distribués uniquement en ligne, le pluralisme de l’information devait être favorisé et des voix nouvelles accéder plus facilement à l’espace public, qu’il s’agisse de nouveaux profils de journalistes (Pélissier, 2003) ou de miser sur la participation des internautes (Rebillard, 2007). Toutefois, ces promesses ont été vite minorées : la participation des internautes se limite surtout aux activités d’édition, par exemple le signalement de sujets, la promotion en ligne de certains thèmes (Rebillard, 2012a) ; les weblogs d’actualité, s’ils témoignent d’un élargissement des pratiques informationnelles au-delà du champ professionnel (Jeanne-Perrier & al., 2005), sont souvent tournés contre les standards journalistiques (Rosen, 2005). Enfin, la dimension foisonnante de l’internet ne saurait masquer le rôle des infomédiaires, la diversité quantitative des sujets abordés sur internet étant cantonnée aux pages les moins fréquentées, qu’il s’agisse des rubriques spécialisées des versions en ligne des médias dits « historiques » ou de l’offre d’information des blogs critiques et des pure players éloignés du mainstream médiatique (Marty & al., 2012).

Partant, la diversité de l’information en ligne se situerait sur les marges de l’internet, loin donc des grands carrefours d’audience, les pure players exploitant des niches éditoriales (Damian-Gaillard & al., 2009). Elle concernerait des médias natifs de l’internet avec moins de ressources financières, aux modèles économiques fragiles, qu’il s’agisse de se financer par la publicité, par la vente d’abonnements ou par le don. Il y aurait de ce point de vue un parallélisme entre le support technique utilisé, la nature des modèles économiques et le positionnement des journalistes de ces rédactions proposant une information alternative à celle des médias mainstream (Ramrajsingh, 2011).

Ces liens possibles entre modèles économiques et diversité de l’offre d’information en ligne (Hiller & al. 2015) sont à l’origine du projet de recherche « Pluralisme et qualité de l’information en ligne » (PIL, projet financé ANR) auquel j’ai été associé. Alors que les premières investigations sur le pluralisme de l’information en ligne datent de la fin des années 2000 (Rebillard, 2012b), l’apparition de nouveaux sites natifs de l’internet dans les années 2010, souvent payants ou financés par le don, proposant des lignes éditoriales engagées, renouvelle le questionnement sur les liens entre modèles économiques et pluralisme de l’information en ligne (Lyubareva, Rochelandet, 2017). Cette précision temporelle est importante puisqu’elle a conduit les équipes du projet PIL à identifier, parmi les modèles d’affaires des sites natifs de l’internet, deux types de médias qui ont été qualifiés de « pure players » et d’« alternatifs », la seconde qualification venant préciser une évolution constatée dans les années 2010 au sein des « pure players ». Par médias alternatifs, nous renvoyons donc, dans cet article, à ce second ensemble, même si la grande majorité des « médias alternatifs » relèveraient, dans d’autres contextes, de la catégorie plus générale des sites natifs de l’internet. Par modèles d’affaires, nous entendons la manière dont est créée et captée la valeur au sein de l’entreprise ou de l’organisation, mais également son inscription dans un environnement plus large qui intègre les lecteurs, les annonceurs et les investisseurs (Lyubareva, Rochelandet, 2016). Précisons ici également que nous avons, dans ce travail, élargi la liste des médias alternatifs à quelques titres imprimés (par exemple Fakir) dont le modèle d’affaires est proche.

Selon Lyubareva & al. (2020), le modèle d’affaires des pure players et des médias alternatifs comporte de nombreuses similitudes dont, de manière générale, refus de la publicité, recours au don, importance des lecteurs contributeurs, non-appartenance à des grands groupes de médias intégrés. Le financement publicitaire concerne par ailleurs principalement la première vague de pure players. Leurs lignes éditoriales sont en revanche mieux distinguées, les premiers pratiquant un journalisme qui revendique une certaine neutralité, même dans l’investigation, à l’instar de Mediapart, avec une dimension productive affirmée pour certains, quand les seconds peuvent être qualifiés de plus militants et d’anglés pour reprendre une distinction établie par Damian-Gaillard & al. (2009). Dans le présent article, les médias dits alternatifs sont donc des médias où prime majoritairement l’originalité de l’information au sens où l’entend Julia Cagé (Cagé & al., 2017), c’est-à-dire l’absence de reprise de l’information venant de l’AFP ou d’autres médias. Leur ligne éditoriale témoigne d’un certain engagement qui se retrouve dans le ton employé (Seoane, 2017). Ces médias ont été créés pour certains très récemment et s’inscrivent dans un contexte de polarisation de l’offre d’information en ligne, entre médias institués et offres plus critiques (Institut Montaigne, 2019).

Cette distinction entre pure players et médias alternatifs autorise ainsi une approche diachronique puisqu’il s’agit de deux vagues de création de nouveaux médias d’information, dans les années 2000 puis dans les années 2010. Nous avons souhaité explorer ici le rapport des journalistes issus de ces médias pure players et alternatifs aux modèles d’affaires qui sont ceux de leurs médias, et plus généralement leurs représentations des liens entre modèles d’affaires, indépendance et pluralisme de l’information. Ces liens sont en effet au cœur de la régulation de la presse quotidienne d’information en France depuis la Libération et font ainsi partie de l’horizon de référence des journalistes. La régulation française, inspirée d’une méfiance à l’égard des puissances de l’argent, vise à soutenir le pluralisme des médias en limitant la concentration (ordonnances de 1944, loi sur la transparence et le pluralisme de 1984). Elle compense l’absence d’économies d’échelle liée au dispositif anti-concentration par une obligation de mutualisation des coûts industriels (loi Bichet de 1947) et par des aides de l’Etat à la presse. Enfin, quand nous abordons les représentations des journalistes, nous soulignons la nature discursive de notre matériau de recherche, les représentations étant ici entendues comme « un stock de métaphores à vocation idéal-typique dans lequel les journalistes viennent puiser afin de légitimer leur mode d’organisation, recruter de nouveaux venus, mais aussi gérer leurs crises et leurs conflits dans la société » (Mathien & al., 2001, p. 50). Ces représentations autorisent donc la controverse et des approches différenciées en même temps qu’elles témoignent de crédos partagés. C’est le cas pour les représentations de l’indépendance des médias par rapport aux modèles d’affaires, qu’il s’agisse des modes de financement, du rapport à l’actionnaire ou de la structure juridique idéale d’un titre. Ces controverses s’inscrivent également dans le temps, les discours recueillis contredisant parfois les représentations qui furent dominantes à la Libération.

Périmètre de l’enquête

Notre travail porte sur les représentations de l’indépendance des médias d’information chez les journalistes, notamment par rapport à la question des modèles d’affaires. Il relève du champ de recherche des études sur le journalisme et l’information. Le journalisme est étudié dans un environnement qui excède son seul univers professionnel, l’étude des représentations des journalistes étant celle du discours qu’ils se tiennent à eux-mêmes mais adressent aussi à la société. Pour ce faire, nous avons conduit, en 2019 et 2020, quelque 68 entretiens semi-directifs auprès de journalistes dans le cadre d’un projet pédagogique et de recherche qui a mobilisé les étudiants de l’Ecole de journalisme et de communication d’Aix-Marseille. La grille d’entretien a été établie par nos soins et portait sur la définition de l’indépendance, son rapport à la ligne éditoriale, aux formats de l’information, sujets que nous ne traiterons pas ici. Elle portait aussi sur les modèles d’affaires avec des questions liées aux modes de financement et à leurs conséquences, au rapport à l’actionnaire, à la structure de l’entreprise ou organisation de presse. Chaque entretien a duré entre 40 minutes et une heure, les verbatims ayant fait ensuite l’objet d’une analyse par thème.

Les journalistes interrogés viennent des médias pure players et alternatifs dont le périmètre a été défini dans le cadre du projet PIL. Tous les journalistes sollicités n’ayant pas répondu positivement, les entretiens concernent les titres suivants : Les Jours, Reporterre, Fakir, Bastamag, Orient XXI, Alter Midi, CQFD, Révolution permanente, Regards, Le Ravi pour les médias alternatifs ; le HuffPost, Slate, Mediapart, le JDN, ZDNet, StreetPress, Nouvelles News, Causeur, Arrêt sur Images, Atlantico, Journal du Net, Agora Vox, ça m’intéresse, le Trois, le Zéphir, Marsactu et enfin Corse Net Infos pour les pure players. En ce qui concerne le panel des journalistes interrogés, nous disposons généralement d’un à trois entretiens pour chaque média de la liste à l’exception du HuffPost (5) et de Mediapart (7), certains journalistes travaillant par ailleurs pour plusieurs des médias du fait de leur statut de pigiste. Parmi les profils interrogés, une certaine représentativité caractérise l’enquête : 4 contributeurs-blogueurs ; 5 co-fondateurs d’un des médias de la liste ; 8 encadrants dont 6 rédacteurs en chef ; 2 étudiants (stage et alternance) ; 10 journalistes pigistes ; 39 journalistes salariés dont certains sont bénévoles dans un autre média. Cette dernière précision est essentielle : la distinction entre journaliste salarié affecté à un titre et journaliste pigiste travaillant pour plusieurs médias n’est pas totalement pertinente dans le périmètre des médias étudiés, notamment parce qu’un lien est établi entre certains modèles d’affaires et bénévolat.

L’abonnement ou le don

Nos entretiens révèlent auprès des journalistes un constat sans équivoque : si, en tant qu’individu, l’indépendance peut relever de la liberté de conscience, du côté des médias, l’indépendance économique n’existe pas, l’enjeu étant d’opter pour la forme de dépendance la moins indésirable. A cet égard, la nature du financement de l’activité de presse est décisive même si elle prête à controverse parmi les journalistes interrogés. En effet, sur la question du financement par la publicité, par l’abonnement ou par le don, les points de vue divergent en partie. Notons également ici que, pour les journalistes, la question de l’indépendance concerne tous les titres quand, dans les dispositifs anti-concentration, seule la presse d’information générale et politique est concernée.

Dans nos entretiens, Mediapart s’impose comme un modèle idéal, mentionné de manière récurrente. Le site a fait le choix du payant alors qu’il a été lancé en 2008, participant d’une première vague de pure players qui plébiscitaient à l’époque le financement publicitaire, les « plateformes » n’ayant pas alors siphonné l’essentiel de la croissance du marché publicitaire en ligne (Joux, 2020). Le financement par l’abonnement semble ainsi s’imposer chez les journalistes comme le meilleur qui soit en termes d’indépendance, mais à la condition d’atteindre une taille critique, ce que confirme un journaliste de Marsactu, un autre site d’enquête qui se présente comme un Mediapart local : « Un exemple de réussite aujourd’hui, c’est pour moi Mediapart. Ils ont réussi à se faire un lectorat assez important et critique pour se constituer une indépendance solide. »

Le modèle de l’abonnement payant n’est donc pas nécessairement la panacée. Mediapart est donné en exemple parce qu’il a su élargir son nombre d’abonnés, ce qui lui permet de ne plus dépendre d’un groupe de lecteurs très partisans qui, par la menace de désabonnement, peut générer une espèce d’autocensure chez les journalistes. Cette indépendance, note le journaliste interrogé, passe aussi par un « ton », une manière de traiter l’information qui soit en quelque sorte acceptable par un lectorat diversifié, ce qui conduit à privilégier les formats du journalisme d’information plutôt que ceux du journalisme d’opinion si l’on reprend la terminologie de Charron et de Bonville (1996).

Les journalistes qui vont défendre l’intérêt du financement publicitaire avancent le même argument : la diversité des annonceurs et la diversité dans le lectorat sont un gage d’indépendance. Toutefois, pour les défenseurs du modèle payant, la vertu de l’abonnement l’emporte : si le journaliste écrit toujours pour ses lecteurs, alors les revenus de son média doivent en dépendre directement. A cet égard, et à quelques exceptions près, le financement publicitaire fait l’objet d’un jugement sévère chez les journalistes. Il comporte un risque élevé d’autocensure parce que certaines catégories d’annonceurs ont un poids trop important, ainsi de l’automobile et des cosmétiques, ce qu’indique un journaliste des Jours : « pour tous les médias financés par la publicité, on ne va pas faire d’enquête sur les annonceurs contrairement au modèle économique sans publicité.  Il y a très peu d’investigations en France sur la cosmétique, la voiture […] qui sont les plus grands annonceurs de la presse » La publicité finit toujours par influencer le contenu éditorial non pas en interdisant des articles critiques, mais en favorisant des productions de complaisance qui sont autant de « pièges à pub » comme le souligne un journaliste d’Arrêt sur Images.

Le retour aux lecteurs est donc largement défendu comme mode idéal de financement de la presse (Ballarini & al., 2019) au détriment du financement publicitaire. Un autre type de contribution du lecteur qui repose sur le don va aussi être valorisé. Il répond à une des limites du financement de la presse par abonnement, les paywall restreignant l’accès à l’information aux seuls abonnés. Le don autorise à l’inverse la mise à disposition de l’information auprès du plus grand nombre, un argument développé notamment par les journalistes de Bastamag, qui se finance de cette manière. Mais, sur le don, les journalistes ont des positions différentes et nuancées, la majorité d’entre eux ne le concevant pas comme un mode de financement pérenne. Certains présentent ainsi le don comme solution de dernier recours quand il faut sauver un titre en faisant appel à ses lecteurs ou ses soutiens. En effet, le public des donateurs ne recouvre pas nécessairement celui des lecteurs. D’autres le conçoivent comme un moyen d’initier de nouveaux projets. Ici, le don vient en complément de l’abonnement plus qu’il ne s’y substitue parce qu’il a l’inconvénient, souligné par plusieurs journalistes, de ne pas garantir une prévisibilité de la ressource et d’être en outre chronophage, les campagnes de don supposant un immense effort de communication. En revanche, le don a un avantage que tous reconnaissent : il est l’illustration d’un soutien « citoyen ».

En développant un discours favorable à l’abonnement et au don, avec certes des nuances, les journalistes des médias pure players et alternatifs dessinent ainsi en creux un modèle économique idéal pour la presse en ligne qui repose sur la volonté de payer de la part du lecteur ou du citoyen. Ces dépenses décident ensuite des titres qui méritent de survivre. Autant dire que ces journalistes considèrent la sanction du marché comme la meilleure des garanties pour le pluralisme de l’information en ligne. Le constat peut sembler paradoxal d’autant que, parmi les journalistes interrogés, la très grande majorité proviennent de médias engagés à gauche, voire très à gauche, les journalistes des médias alternatifs de droite ayant presque tous refusé nos sollicitations. D’ailleurs, l’un des journalistes interrogés le souligne malicieusement : en parlant de presse indépendante, il nous indique que nous parlons en fait d’une presse de gauche qui se veut indépendante des puissances de l’argent.

L’inspiration qui a présidé aux ordonnances de 1944, à savoir protéger la presse du risque d’asservissement à l’impératif économique, est ainsi préservée mais la réponse apportée à ce risque est à l’opposé de celle imaginée à la Libération. Ce n’est pas l’Etat mais le lecteur ou le donateur qui sont les garants du pluralisme de l’information. En effet, les aides, les dispositifs de soutien mis en place par l’Etat visent d’abord la presse papier. Nous l’avons souligné, Mediapart est cité en exemple. Or le combat de son fondateur, Edwy Plenel, pour que la presse en ligne puisse bénéficier d’une TVA à taux réduit rappelle que le dispositif d’aides d’Etat n’est pas conçu pour ces médias pure players et alternatifs. En quelque sorte, le soutien du lecteur ou du donateur est invoqué pour justifier l’émergence d’une presse non instituée au sens durkheimien du terme. Une perspective libérale est ainsi opposée à la perspective étatique héritée des ordonnances de la Libération. Mais ce recours au marché ne doit pas tromper et l’alternative que constitue le don le rappelle : quand le modèle économique idéal met le consommateur au centre, ce consommateur est, pour les journalistes interrogés, d’abord un « consommateur citoyen ». Ce constat, déjà identifié chez les lecteurs des pure players de l’information locale « comme une pratique d’adhésion plutôt que comme une simple consommation de contenus » (Bousquet & al., 2015, p. 51), vaut ici pour la presque totalité de l’échantillon dès lors que le titre s’inscrit dans une relation de proximité forte avec ses lecteurs. Dans nos entretiens, cette proximité est plus souvent idéologique que géographique.

Si l’Etat n’est plus un substitut aux insuffisances du marché, c’est que l’Etat comme le marché sont identifiés comme un problème pour le pluralisme de l’information. Quand le financement publicitaire est favorisé, le besoin d’audience peut conduire au sensationnalisme ou encore à la multiplication des copier-coller au nom de la réactivité du média. Plus généralement, le financement publicitaire impose une ligne éditoriale non conflictuelle, une journaliste expliquant que la pression de l’annonceur est inexistante « car nous sommes un média qui n’est pas très dérangeant ». Quand un pure player devient dérangeant, mettant l’investigation au cœur du renouvellement du journalisme (Charon, 2003), ainsi de Mediapart, alors il se doit d’être payant pour disposer des moyens de ses ambitions. Le marché n’est une solution que dans la mesure où il permet l’émergence d’un public de consommateurs citoyens. Pour les journalistes des médias alternatifs, économiquement beaucoup plus fragiles, le recours à l’abonnement militant devient un impératif, la recherche ayant montré que le modèle économique de l’abonnement s’impose aux médias alternatifs qui, face à la concurrence des généralistes, doivent privilégier « des marchés de niche très ciblés » (Lyubareva & al., 2020, p. 165). L’Etat n’est pas non plus la solution pour les journalistes de ces médias alternatifs et pure players aux lignes éditoriales marquées : si la publicité peut conduire à l’autocensure, les aides publiques également qui étaient pourtant censées, historiquement, pallier les insuffisances structurelles du marché régulé. L’automaticité du versement des aides d’Etat permet de minimiser le risque de pression politique. Mais les aides des collectivités locales sont suspectées de favoriser l’autocensure chez les pure players locaux. D’autres journalistes rappellent à l’inverse le lien historique entre aides de l’Etat à la presse et préservation du pluralisme de l’information. Tous insistent en revanche sur la nécessité de transparence à l’égard des aides de l’Etat et des collectivités. Le principe de transparence de l’actionnariat imposé par les ordonnances de 1944 est ainsi étendu aux subsides publics, les journalistes soulignant le risque de
pressions de nature politique pour les aides directes.

Si le consommateur citoyen est valorisé par les journalistes, c’est parce que la puissance publique n’est plus le garant idéal de l’indépendance de la presse face au marché, les bénéficiaires du système des aides de l’Etat à la presse étant d’abord les grands groupes de presse intégrés. D’autres ressources sont donc nécessaires qui vont apparaître, dans nos entretiens, autour de la question du don. Ces résultats de l’enquête n’avaient pas été anticipés car le don va être abordé par nombre de journalistes des médias alternatifs non pas comme un don en argent mais comme un don de temps, comme un don de soi. La question du bénévolat surgit ici au cœur des modèles économiques des médias alternatifs à très faibles ressources. Le consommateur citoyen est rejoint par des journalistes citoyens, les deux participant d’une même mission de défense d’une presse différente.

Le don de soi va prendre plusieurs formes. La première est l’acceptation d’une certaine précarité économique dans les médias alternatifs, les journalistes considérant qu’ils sont moins bien payés que dans un média mainstream, qu’ils sont peu nombreux, que le recours aux pigistes est important et souvent mal rémunéré. Travailler pour un média alternatif suppose un certain renoncement qui se transforme en don tacite au nom de l’engagement du journaliste, une situation liée au choix du modèle économique comme en témoigne ce journaliste : « A Reporterre par exemple, une très grande partie des papiers sont réalisés par des pigistes, qui sont payés une misère… De par son financement, le média ne peut pas rémunérer correctement, en tout cas c’est un choix qu’il fait. »

Mais le don de soi va bien plus loin car il conduit parfois au bénévolat. Une journaliste explique écrire gratuitement pour des médias alternatifs afin de satisfaire son envie d’une écriture engagée quand elle vit par ailleurs de piges pour des médias mainstream au style journalistique plus neutre. Parfois, c’est le lecteur qui est sollicité quand il participe de manière bénévole aux campagnes de communication et à la distribution du titre (Fakir), sans parler de ses contributions aux blogs et autres espaces participatifs sur les sites des médias d’information, cette pratique étant en revanche banalisée dans la presse en ligne (Canu, Datchary, 2010).

Le don de soi fait ainsi partie intégrante des modèles d’affaires des titres alternatifs au nom d’un engagement qui associe irrémédiablement le modèle économique à la ligne éditoriale, au point de garantir l’intégrité de cette dernière. Le don « crée une relation pure avec les finances de son média » indique un journaliste de Reporterre. C’est une aide indirecte, en quelque sorte, qui compense les insuffisances des garanties étatiques sur le pluralisme. Nous faisons l’hypothèse qu’il rend centrale la dimension économique dans l’identité du journaliste, ce journalisme presque hors marché reposant justement sur une conscience aigüe du coût de l’information et des contraintes économiques qui sont celles des titres alternatifs. Ce journalisme-là entraîne également un renouvellement profond dans les représentations du rapport à l’actionnaire.

Des actionnaires trop proches

En ce qui concerne le rapport à l’actionnaire, l’impératif de transparence hérité des ordonnances de 1944 reste de mise, cette transparence permettant de tenir l’actionnaire à distance de la rédaction en rappelant sans cesse la possible tentation d’une intervention sur le contenu éditorial. Mais si la grande majorité des journalistes s’inquiètent des pouvoirs de l’actionnaire, aucun ne peut donner de preuve d’une intervention directe sur le contenu éditorial et c’est le soupçon d’autocensure chez les confrères des « grands » médias qui est le plus souvent invoqué. Cette posture n’interdit pas chez certains des journalistes interrogés un discours renouvelé sur les actionnaires, lié là encore à la conscience aigüe des enjeux économiques qui sont ceux des sites d’information en ligne.

L’actionnaire a une influence sur la ligne éditoriale et la qualité de l’information d’abord parce qu’il donne ou non les moyens de travailler à ses journalistes. Ainsi, l’un des fondateurs des Jours explique combien la diminution des effectifs à Libération a fini par peser sur le travail des journalistes. La taille de la rédaction du Monde est, à l’inverse, citée à plusieurs reprises qui donne à ses journalistes les moyens de traiter correctement toute l’actualité. Dès lors, quand l’actionnaire est au rendez-vous, il est envisagé avec une certaine bienveillance, ainsi de TF1 pour le pure player ZDNet ou du Monde et de Yahoo! pour le HuffPost. C’est que l’information en ligne est perçue par les journalistes comme une activité économique très peu rentable qui dissuade plus qu’elle n’attire les actionnaires, une représentation qui prend le contre-pied de l’esprit de la Libération et de la loi anticoncentration de 1984.

Reste que la méfiance à l’égard de l’actionnaire est très forte chez les journalistes des médias pure players et alternatifs parce qu’elle se double, souvent, d’une critique des logiques capitalistes. A cet endroit, la conscience de la fragilité des modèles économiques des titres entraîne un rapport ambivalent à l’actionnariat : nécessaire mais posant problème, son rôle potentiellement néfaste doit être neutralisé par la mise en place de structures juridiques originales dans les entreprises d’information. Chez les journalistes que nous avons interrogés, les propositions de Julia Cagé sur les sociétés de médias à but non lucratif (2015) ont, à l’évidence, été adoptées.

Le modèle de la fondation est mis en avant avec Mediapart, Le Monde et Libération. Si la fondation permet d’attirer des investisseurs, elle en neutralise l’influence potentielle car l’actionnaire se transforme en presque-mécène. En l’absence d’intérêt économique, l’investissement dans ces fondations de presse est toutefois suspecté de relever d’intentions politiques, certains journalistes soulignant que les fondations concernent d’abord des titres qui ont ce poids politique. Il n’est pas nécessaire que des médias plus critiques et de petite taille trouvent des actionnaires-mécènes.

Dès lors, pour ces titres qui ne peuvent attirer des actionnaires-mécènes, le contrôle du capital par les journalistes est perçu comme le meilleur moyen d’en limiter les effets potentiellement néfastes. Une gestion démocratique ou encore l’autogestion des titres sont mises en avant, ce qui passe par des structures juridiques originales comme les SCIC, les coopératives ou le statut associatif. Ces questionnements  furent aussi ceux de la Libération où le statut de l’entreprise de presse a été considéré comme à part et soustrait en grande partie aux logiques du marché. En impliquant les journalistes dans la gestion de leur média, cette approche les sensibilise paradoxalement aux enjeux économiques qui sont ceux de leur organisation. A cet égard, souvent présenté comme une chance parce qu’associé aux possibilités offertes par l’internet, le journalisme entrepreneurial qui caractérise les initiatives des fondateurs de ces médias est souvent lié à la précarité (Cohen, 2015) et les assujettit paradoxalement aux logiques économiques qu’ils dénoncent pour beaucoup (Salles, 2019).  Un journaliste de Bastamag le confirme, l’absence d’actionnaire a pour corollaire une « une vision très directe, avec implication, dans la recherche financière ». D’autres vont chercher des contrats dans l’éducation aux médias pour financer leur activité de production d’information. D’autres enfin renoncent tout simplement à être payés, le bénévolat étant lié à cette implication du journaliste dans le modèle économique des médias alternatifs. S’esquisse alors un profil de titres presque hors marché, fortement sous contrainte économique, et de journalistes qui sont aussi des entrepreneurs militants, contribuant à leur manière à garantir le pluralisme de l’information en marge des groupes de presse qui sont les premiers concernés par le dispositif des aides de l’Etat à la presse.

Conclusion

Notre approche diachronique permet de souligner combien les représentations des journalistes issus de médias pure players et alternatifs, pour l’essentiel engagés à gauche dans notre article, redessinent l’idéal de l’indépendance de la presse à l’égard des puissances de l’argent. Cet idéal d’indépendance est au cœur de l’approche française du pluralisme de l’information depuis les ordonnances de 1944 qui avaient fait de l’Etat un acteur central de l’économie de la presse. Pour ces nouveaux entrants, moins ou pas concernés par les aides, d’autres garanties sont nécessaires.

Dans un retournement de perspective qui privilégie somme toute une approche libérale reposant sur les choix individuels, c’est le consommateur-citoyen qui se retrouve garant de la pérennité économique de ces titres. Pour certains titres, les journalistes sont également mobilisés quand ils sont directement impliqués dans le financement des titres, qu’il s’agisse d’inviter ses lecteurs à recourir au don pour financer la production éditoriale ou qu’il s’agisse de renoncer à un salaire plus confortable. Une presse hors marché, ou à ses marges, semble ainsi émerger sur internet qui ne relève pas d’une situation classique d’oligopole à frange concurrentielle. L’enjeu pour ces titres en marge est de ne jamais être amenés à intégrer les grands groupes de médias, les logiques actionnariales et capitalistes faisant office de repoussoir cette fois-ci pour des motifs politiques qui sont restés inchangés depuis la Libération. L’enjeu est aussi celui de la pérennité de leur indépendance précaire, sur le plan économique comme éditorial, qui se jouera auprès de niches de consommateurs-citoyens dont le soutien est sans cesse renégocié.

Références bibliographiques

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Auteur

Alexandre Joux

Alexandre Joux est professeur en Sciences de l’information et de la communication à Aix Marseille Université. Ses recherches portent sur l’économie de l’information et des industries culturelles, sur les évolutions du journalisme et la désinformation. Alexandre Joux est le responsable de l’axe 4 de l’IMSIC « Mutations du journalisme et environnements médiatiques ».
alexandre.joux@univ-amu.fr