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Vingt-cinq ans d’information en ligne : une exploration des transformations structurelles des médias

26 Sep, 2022

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lyubareva Inna, Marty Emmanuel, « Vingt-cinq ans d’information en ligne : une exploration des transformations structurelles des médias », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°23/1, , p.5 à 14, consulté le mercredi 18 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2022/dossier/00-vingt-cinq-ans-dinformation-en-ligne-une-exploration-des-transformations-structurelles-des-medias/

Introduction

À l’issue de 25 ans de transformations des médias liées au développement de l’internet, ce dossier vise à dresser un bilan d’étape. L’enjeu est de distinguer, dans la constante frénésie des innovations, reconfigurations et évolutions du journalisme, celles qui relèvent d’ajustements conjoncturels et périphériques, destinés à favoriser son adaptation à l’environnement numérique en préservant l’essentiel de ses dimensions constitutives, de bouleversements plus fondamentaux, et a priori plus pérennes, dans les normes, valeurs et pratiques fondatrices du journalisme. Cette distinction, possiblement ténue et sujette à discussion, n’en est pas moins cruciale, c’est la raison pour laquelle les contributions du présent dossier s’attachent à caractériser ces mutations en les examinant, autant que possible, à la lumière des deux décennies écoulées.

Les neuf articles rassemblés dans ce dossier cherchent ainsi à identifier et à caractériser les changements qui se sont développés dans le champ du journalisme, que ces changements concernent les modèles socio-économiques et les modèles d’affaires des médias d’information, les identités du journalisme, ses routines et pratiques instituées, son rapport aux territoires ou encore les mises en discours du « réel » et les contrats de communication (Charaudeau 2005) qui co-construisent l’information médiatique en ligne et contribuent à définir les publics internautes.

Les médias d’information sur l’internet: des secteurs et des modèles économiques dynamiques

Depuis les années 2000, l’émergence et le développement de services et dispositifs innovants de production et de diffusion de contenus et de réseautage social ont fait du web un environnement économique dynamique dont les médias ont dû se saisir. Le rôle central des modèles économiques dans les évolutions associées au numérique et les stratégies innovantes correspondantes ont été relevés depuis des années dans la littérature (Amit & Zott 2012 ; Chesbrough 2010). Les modèles économiques ne se réduisent pas dans ce contexte à des modèles de revenus (et en particulier, l’interaction avec le marché publicitaire), car ils s’appuient aussi sur d’autres éléments de valorisation des contenus – la structure de l’offre, le réseau et l’organisation de la production, les canaux de distribution et la relation client (Teece 2010 ; Shafer et al. 2005).

Dans ce contexte, la place centrale prise par l’infomédiation dans la filière de l’information en ligne, avec comme résultat l’incursion des réseaux socio-numériques (Facebook, Youtube, Twitter, etc.) dans la sphère de l’information journalistique, constitue un facteur de changement significatif (Rebillard & Smyrnaios 2019 ; Rieder & Smyrnaios 2012). D’une part, ces acteurs structurent les modalités d’accès et de circulation des contenus informationnels en ligne. D’autre part, les producteurs de l’information sont obligés d’adapter leurs pratiques et leurs modèles économiques afin de satisfaire les critères des infomédiaires et de maximiser ainsi l’impact du contenu qu’ils produisent en termes d’audience et de valorisation publicitaire.

En plus des nouvelles formes de partenariat ou de concurrence imposées par les acteurs hégémoniques de l’internet, les médias traditionnels de presse doivent faire face à l’arrivée de nouveaux acteurs (Lyubareva & Rochelandet 2016) : les pure players ou médias natifs de l’internet. Ces derniers optent pour un modèle économique souvent original et plus ou moins sophistiqué, dont l’enjeu est toutefois de favoriser autant que possible la contribution financière directe des publics.

Ces différents éléments, qui reposent sur les choix des entreprises médiatiques au sein de leur environnement économique, se traduisent également dans des choix éditoriaux (Lyubareva et al. 2020). Ainsi, l’audience ciblée pourra être grand public ou de niche ; la spécialisation des titres de presse peut s’orienter vers le traitement de l’actualité nationale, régionale ou internationale ; le format des textes et des alertes produits doit satisfaire les impératifs techniques et les pratiques de consommation. À cet égard, certains médias natifs du web peuvent endosser une ligne éditoriale politiquement marquée qui contribue à redéfinir les frontières des marchés traditionnels et les caractéristiques des biens médiatiques.

Ces enjeux de redéfinition des marchés par les marges des médias sont au cœur du premier article de ce dossier. Alexandre Joux y analyse les repositionnements économiques des pure players et des médias alternatifs : leur rapport aux modèles de financement, à l’indépendance et, de manière plus générale, au pluralisme de l’information. À partir d’entretiens avec les journalistes de ces différents médias, l’auteur montre que pour cette presse qui se développe dans un marché de niche, publics et journalistes se trouvent tous deux garants de la pérennité économique du média et participent conjointement à la défense d’une presse différente, les premiers par leur propension à payer pour soutenir cette information, les seconds en acceptant bénévolat ou précarité pour sa production et sa diffusion, faisant de certains d’entre eux des « entrepreneurs militants ».

L’article d’Alan Ouakrat, Lorreine Petters et Jérôme Pacouret s’intéresse quant à lui aux stratégies d’appropriation des dispositifs d’innovation numérique par différents médias français. À partir d’une enquête par entretiens des dirigeants, des responsables stratégiques et des professionnels du marketing, les auteurs mettent en lumière le caractère protéiforme de l’innovation dans le secteur médiatique, chaque acteur intégrant cette forme d’injonction à l’innovation à sa propre culture professionnelle. Les auteurs soulignent néanmoins que l’évolution du rapport à l’innovation dans les rédactions est influencée par les interfaces et les applications des plateformes, par les logiques servicielles défendues par les services marketing, et par le mimétisme des exemples internationaux, favorisé par l’environnement numérique. Il met enfin en lumière la forte dépendance de certains médias à la logique de projet, donnant la possibilité par des financements privés ou publics d’externaliser une partie du risque financier pris par l’expérimentation des innovations.

Les modifications du champ socio-professionnel du journalisme face au développement de l’internet

Le journalisme, qu’il soit appréhendé comme un espace de pratiques socio-profession- nelles (Ruellan 2007) ou comme « monde social » (Langonné et al. 2019) en interaction continue avec d’autres, a considérablement évolué ces vingt dernières années du fait du développement de l’internet. Par conséquent, les valeurs, normes et routines ainsi que les pratiques et les identités revendiquées par les journalistes n’ont eu de cesse de se redéfinir du fait de l’immixtion des outils et des services numériques dans toutes les étapes de l’activité journalistique, de la recherche ou collecte à la diffusion de l’information en passant par sa mise en forme et en signes. Si la réflexion sur les compétences et les logiques organisationnelles du journalisme en ligne est relativement conséquente dans les travaux universitaires français de ces dernières années, les questions des sociabilités et des logiques inter-individuelles, des représentations et idéaux-types, des valeurs et idéologies qui traversent les diverses formes de journalisme en ligne ont, semble-t-il, été moins approfondies. Au seuil d’une nouvelle décennie, il importe de comprendre quels sont les champs sociaux auxquels les producteurs de l’information en ligne sont confrontés et avec lesquels ils collaborent (Schmitt & Salles 2017, Pailliart et al. 2017), empruntant souvent au passage certains des codes ou conventions de ceux-ci : hackers, lanceurs d’alerte, organisations non gouvernementales, militants, communicants, influenceurs divers liés aux plateformes, etc. Les redéfinitions des normes et champ d’action du journalisme vont- elles jusqu’à la modification de certains régimes de croyance, de valeur voire de légitimité de l’information en ligne pour ceux-là mêmes qui la construisent ou produisent ?

La structuration de l’espace professionnel des journalistes, d’abord, se fait de moins en moins « solide », accréditant en cela l’idée d’une forme de « liquéfaction » du journalisme (Bauman 2005 ; Deuze 2008). En effet, si la rédaction reste aujourd’hui l’espace premier de médiation et de socialisation professionnelle des journalistes, on voit se développer de manière très importante toutes sortes de réseaux et collectifs journalistiques, le plus souvent numériquement constitués, et actifs essentiellement en ligne. Réseaux internationaux de journalistes d’investigation (ICIJ, etc.), de journalisme constructif ou de solution (CJN, etc.), de journalistes couvrant les questions écologiques (AJE, etc.); mais aussi collectifs de pigistes (You Press, etc.), de data-journalistes locaux (data+local, etc.), ou encore associations féministes propres au champ journalistique (Prenons la Une, Femmes journalistes de sport) : ces structures souples ne se substituent pas aux rédactions, ni encore aux syndicats, mais elles offrent aux journalistes la possibilité d’échanger, de se rencontrer, de s’organiser, de se défendre ou de se promouvoir au sein d’entités souples et légères qui relèvent plus de l’individualisme en réseau (Casilli 2010) que de la structuration organisationnelle habituelle des industries médiatiques.

C’est à certaines de ces transformations du champ journalistique que s’attache l’article de Laure Beaulieu. À travers l’étude de cas d’une tribune polémique publiée par un média français de référence, l’auteure s’interroge sur la distinction entre les journalistes papier et web de sa rédaction dans leur rapport à l’objectivité et à la définition de la mission des journalistes. À l’aide d’une trentaine d’entretiens avec des journalistes de ce média, l’auteure met ainsi en lumière l’émergence d’une rupture entre deux conceptions des normes professionnelles aboutissant à des appropriations différenciées des idées féministes, articulées à des différences à la fois générationnelles et de socialisation profes- sionnelle. La conception « orthodoxe », défendant la norme d’objectivité, le principe du contradictoire et la nécessité d’un pluralisme des points de vue présentés dans la presse, est caractéristique des journalistes plus âgés travaillant hors ligne ou occupant des postes d’encadrement. La conception « critique », inscrite dans le pôle militant de la cause des femmes et défendant la nécessité d’une démarche de sélection et de filtrage dans les choix des informations et des points de vue à publier, est le fait de journalistes plus jeunes et moins « installées », travaillant à la rédaction en ligne. Si contrairement à d’autres travaux de ce dossier, l’article se focalise sur un évènement ponctuel au sein d’une rédaction, l’étude de cas témoigne de tensions croissantes dans un champ journalistique français marqué par une progressive féminisation ces trente dernières années. La montée des luttes et collectifs féministes dans les rédactions vient ainsi interroger les politiques tant organisationnelles qu’éditoriales des médias.

Sur le plan des pratiques, c’est sans doute la dimension technique de l’usage massif des dispositifs numériques qui est la plus saillante, à la fois sous l’angle du constant renouvellement des compétences journalistiques et sous celui des effets socio-discursifs de la dépendance aux plateformes (Sebbah et al. 2020). Depuis 25 ans, les outils techniques du web encadrent et sur-déterminent les routines et les formats médiatiques, en constituant d’une certaine manière un « moule éditorial » (Rebillard & Smyrnaios 2010, 2019). De la logique de flux incarnée par le bâtonnage de dépêche, aux formats participatifs (Marty et al. 2016, Pignard-Cheynel & Amigo 2019) en passant par le développement sans précédent des formats vidéo (aussi bien courts que longs, et parfois par les mêmes acteurs), ses modalités extrêmement diverses interdisent aujourd’hui de considérer le journalisme en ligne au singulier. Il s’agit dès lors d’appréhender toute la diversité de ces formes et de ces formats, des imaginaires sociaux qu’ils incarnent ou auxquels ils répondent.

L’article de Nathalie Pignard-Cheynel et Brigitte Sebbah éclaire à cet égard l’irruption et la progressive stabilisation du paradigme participatif dans le journalisme, liées au développement du web puis des réseaux socio-numériques. Les auteures s’intéressent au format du live sur le site web du journal Le Monde, apparu en France en 2009-2010 et devenu progressivement un dispositif incontournable de suivi de l’actualité. Cet exemple est particulièrement pertinent pour au moins deux raisons. Premièrement, contraire- ment à d’autres pratiques numériques abandonnées avec le temps par les rédactions, ce format natif et emblématique du numérique se caractérise par une forte stabilité éditoriale. Deuxièmement, l’article montre bien comment le format du live a acquis une place centrale dans l’organisation de la rédaction, en favorisant la collaboration entre les rédac- tions web et print, historiquement séparées, ainsi que dans l’interaction du média avec ses lecteurs. Le live constitue ainsi une nouvelle forme de narration du réel, co-construite avec les publics mais dont les journalistes gardent le contrôle, moyennant un investissement humain important et le développement de nouvelles compétences.

L’article de Jérémie Nicey interroge quant à lui un autre phénomène très saillant dans le champ journalistique contemporain, en partie lié là encore au développement des réseaux socio-numériques : la part prise par la pratique professionnelle du fact-checking dans les différentes rédactions en France. Il propose ainsi une revue critique et approfondie de la littérature scientifique sur le sujet. Si la vérification de l’information est constitutive du journalisme en tant que champ professionnel, l’auteur montre en quoi les moyens et le rôle accordés à cette pratique au sein des rédactions ont été profondément transformés. En empruntant les potentialités techniques et éditoriales des dispositifs numériques, le fact-checking est devenu pour les rédactions un vecteur important de réputation et de financement par l’adoption, respectivement, d’une posture servicielle et d’une logique de projet, précédemment évoquées, en même temps qu’elle constitue une opportunité de retisser un lien plus direct avec les publics.

Rapport aux territoires, discours circulants et usages de l’information: des enjeux socio-politiques du journalisme en ligne

Les éléments évoqués dans les parties précédentes surdéterminent la nature et la portée des discours circulant par le biais des médias, qui contribuent à forger la physionomie de l’espace public. Ainsi, la question de la représentativité ou du pluralisme de l’information en ligne (Rebillard 2012b ; Cagé et al. 2017) se pose-t-elle avec une acuité particulière dans une époque où l’empilement des crises écologique, économique et sanitaire semble appeler plus que jamais un journalisme au service du bien commun. L’internet, arène de batailles idéologiques entre communautés de plus en plus polarisées, a modifié les contours et les modalités des discours journalistiques, lesquels font face sur le web à des (en)jeux de propagande voire de manipulation contre lesquels ils entendent lutter mais dont ils sont parfois eux-mêmes les victimes voire les vecteurs.

Les médias ont ainsi un rôle essentiel à jouer dans la co-construction des territoires, aux côtés d’autres acteurs, publics et privés (Pailliart 1993). Questionner le rôle des médias en ligne dans l’espace public, c’est alors aussi interroger la manière dont l’internet les a incités à redéfinir leurs rapports aux territoires et à leurs acteurs, au premier rang desquels figurent les publics. Premier relai des médias mais aussi premier critique, le public semble à nouveau au centre des enjeux et des stratégies des médias, sans toutefois que son rôle ou son statut ne soit figé, ni semblable entre différentes rédactions.

Pauline Amiel et Franck Bousquet analysent ainsi les bouleversements structurels qui s’accélèrent ces vingt-cinq dernières années dans la Presse Quotidienne Régionale (PQR). Les auteurs mettent en évidence la manière dont la fragilisation du modèle d’affaires de la PQR et la fragmentation des espaces publics contemporains en ligne ont transformé le rôle de ces médias vis-à-vis de leur public local. L’article montre comment certains de ces acteurs, auparavant centraux dans l’organisation de la vie locale et des sociabilités au sein des territoires, doivent aujourd’hui partager ce rôle dans un paysage médiatique numérique marqué par la centralité des RSN et autres infomédiaires comme canaux et modalités d’accès aux contenus journalistiques, avec pour effet une forme de dilution de leur identité éditoriale.

Dans le prolongement de cette analyse des liens entre médias et territoires, Bernard Idelson propose une analyse de l’information en ligne à La Réunion et à Maurice. D’une part, l’article indique que depuis 2008 la migration massive des médias vers le numérique s’accompagne de phénomènes assez similaires aux autres territoires : des médias traditionnels développant des formats natifs du numérique, l’arrivée des pure players, une certaine concentration économique avec la présence de l’industrie des télécoms, la concurrence des RSN, etc. D’autre part, l’auteur met en évidence les spécificités sociohistoriques de ces espaces médiatiques post-coloniaux, dans lesquels le journalisme indianocéanique se trouve en tension entre des formes d’engagement et de débat politiques inscrits dans les territoires et des stratégies d’expansion nationale voire internationale des groupes médiatiques à travers le web. Les résultats originaux des travaux longitudinaux de l’auteur soulignent que les transformations numériques des mé- dias de ces deux territoires insulaires les ont menés à redéfinir leur place et leur rôle dans le territoire, en tentant de mieux intégrer la parole profane et en devant faire face, là encore, à la centralité économique et éditoriale des géants du web.

L’article de Stéphanie Lukasik et David Galli développe quant à lui une autre perspective d’étude de cette centralité des RSN dans les usages de l’information journalistique. Les auteurs proposent ainsi d’approcher les 25 ans de mutations du journalisme à la lumière du concept d’homophilie, permettant d’appréhender une réception de l’information en ligne inscrite dans les sociabilités numériques. À partir d’un travail sur l’agrégation entre information-médiatique et information-donnée observée au sein des RSN, cette perspective dresse certains des horizons possibles d’un journalisme plus « automatisé ». Reposant sur un nombre croissant de dispositifs numériques, intégrant l’enjeu de l’homophilie par une personnalisation des contenus fondée sur les traces numériques des attentes des publics, ce journalisme doit cependant maintenir les fondamentaux du terrain et la singularité des choix journalistiques, sous peine de devenir un « journalisme cybernétique », inféodé aux logiques algorithmiques.

Finalement, l’article de Valérie Croissant s’intéresse à la capacité des usagers de l’information numérique à se construire en publics médiatiques. En utilisant les résultats d’une enquête qualitative qui analyse les pratiques d’informations des étudiant·es sur mobile, cet article met en évidence la pluralité de leurs pratiques informationnelles en ligne et la diversité des ressources et compétences mobilisées pour « faire public ». L’auteure éclaire en cela, dans les pratiques effectives de réception, l’intrication entre prise d’information, conversation et sociabilités, ainsi que l’articulation constante entre paramétrages individuels et appartenances collectives du fait des fonctionnalités sociales des réseaux socio-numériques.

Conclusion

En 25 ans de développement de l’information journalistique en ligne, des normes, valeurs et designs nouveaux ont émergé et ont parfois pu s’imposer ; des institutions ou des modèles socio-économiques sont éventuellement devenus obsolètes ; et des défis, enjeux et perspectives se dessinent pour les médias en ligne de la décennie 2020. Les contributions de ce dossier dressent ainsi un certain nombre de constats et mettent en lumière certaines mutations significatives des médias.

La première d’entre elles est la progressive stabilisation des modèles économiques des médias sur le web. Non pas que ces derniers aient trouvé des solutions pérennes ou pleinement satisfaisantes de financement sur l’internet. Mais au-delà des tâtonnements, des expérimentations foisonnantes d’innovation et des agencements plus ou moins sophistiqués dans les modèles d’affaires et les modalités de diffusion de l’information, une ligne de fracture se manifeste entre d’une part des médias attachés à une audience quantitativement importante, valorisée sur le marché publicitaire, et d’autre part des médias visant des publics de niche mieux dessinés et appelés à contribuer plus directement à leur financement. C’est notamment le cas des pure players et des médias alternatifs, occupant des niches éditoriales très précises, liées à une spécialisation thématique ou à des formes d’engagement journalistique éventuellement radicales. En lien avec de précédents travaux sur le sujet (Ballarini et al. 2019), le dossier met en évidence que contrai- rement à la majorité des acteurs de « première génération », ces médias semblent désormais prioriser des modes de financement remettant les publics au centre, que ce soit par l’abonnement, le financement participatif ou le don. Pour autant, ils n’échappent pas à la prolifération du modèle socio-économique du courtage informationnel, lequel résulte de la place centrale prise par les infomédiaires de l’internet – les réseaux socio-numériques – à la fois concurrents et partenaires des médias (Miège 2000 ; Moeglin 2007 ; Rebillard 2012a ; Rebillard & Smyrnaios 2019). Mais là où des médias adossés à des logiques de monétisation de l’audience sur le marché publicitaire souffrent de l’hégémo- nie des infomédiaires, les médias de niche situés plus à la marge du champ journalistique apparaissent plus à même de circonscrire leur dépendance aux RSN à certains moments de leurs relations aux publics. En effet, cette dernière se construit également par le biais de rencontres et d’interactions plus directes, et sans doute sur des enjeux symboliques plus pérennes.

Ces modalités plus directes de rapport aux publics ont toutefois pénétré largement le champ journalistique, dans et hors des réseaux socio-numériques. Ce qu’il convient d’appeler le paradigme participatif du journalisme en ligne a en effet connu des soubresauts et motivé des évolutions du champ journalistique déjà bien documentées (Charon 2015 ; Mercier & Pignard-Cheynel 2014). Après une première période d’émergence des logiques participatives marquées par des discours idéalisés sur les vertus démocratiques de la participation, que l’on peut situer dans la décennie 2000, la décennie 2010 a en effet été celle d’un tournant de la participation, marqué par des conceptions plus alarmistes alimentées par le développement de la rumeur, de la propagande voire de la manipulation, liées à la centralité des RSN et à leur modèle de « l’engagement » (Badouard 2017). Le présent dossier documente alors l’enracinement des pratiques du fact checking et du live comme modalités d’une forme d’institutionnali- sation de la participation, commencée dès les années 2010 mais devenue significative au seuil de la décennie 2020. Cette institutionnalisation, impliquant pour les médias d’encou- rager et d’encadrer la participation internaute, s’accompagne alors nécessairement d’une réorganisation des rédactions et d’une réévaluation des normes et compétences professionnelles du journalisme.

En effet, et c’est un dernier élément significatif des transformations sans doute structurelles du journalisme, les pratiques professionnelles s’inscrivent dans une technicisation croissante de l’activité journalistique motivée là encore par le dévelop- pement d’outils, services et dispositifs numériques devenus centraux dans les modèles économiques et éditoriaux de la plupart des médias. Si le journalisme a toujours été équipé par la technique, l’importance du smartphone comme terminal de consultation de l’information et, à nouveau, celle des infomédiaires comme portes d’entrée vers les contenus médiatiques, ont nécessité chez les équipes rédactionnelles le développe- ment de capacités d’adaptation et d’innovation intimement liées au fonctionnement socio-technique des plateformes. Ces dernières se trouvent donc, que ce soit par le biais d’outils proposés aux journalistes, de projets collaboratifs voire de formations ou de financements directs des rédactions, en situation d’imposer aux journalistes des logiques de fonctionnement issues des champs du marketing, du management ou du développement web et fondées sur des processus automatisés ou algorithmiques de recueil et d’analyse des données présidant parfois aux choix éditoriaux.

Finalement, de manière plus générale, c’est la place, le rôle et les idéaux-types du journalisme qui semblent mis en balance par les évolutions précédemment évoquées. Ce dossier montre en effet comment les médias ont en quelque sorte perdu une forme de centralité ou de caractère incontestable au sein de leurs territoires de diffusion. Leur discours est en effet à présent diffusé au sein d’espaces de circulation des énoncés qu’ils partagent avec d’autres acteurs. Ils doivent en cela composer désormais avec d’autres sources et régimes d’autorité, d’autres modalités de circulation des discours, et se trouvent régulièrement en position de devoir défendre ou faire la preuve de leur légitimité et de leur utilité sociale dans l’espace public. Face à ce constat, et du fait également de changements dans le profil socio-démographique des journalistes (Leteinturier 2014), on observe chez les jeunes journalistes des formes assez inédites, car assumées, d’engagement voire de radicalité politique. Il semblerait alors, c’est sans doute une piste à investiguer, qu’une partie des nouvelles générations de journalistes, préférentiellement employés dans les rédactions web, intègrent l’engagement politique à leur idéal-type du métier et cherchent à l’imprimer dans une redéfinition des valeurs constitutives du champ journa- listique, quitte à aller à l’encontre de certaines normes établies, telles l’objectivité et le principe du contradictoire, pour ne citer qu’elles. Il pourrait s’agir pour eux d’inscrire leur activité dans les débats à l’œuvre dans la société et de quitter le statut d’observateur pour devenir partie prenante des conflictualités sociales, à rebours de la représentation dominante de la position distanciée du journaliste.

Restructurations des modèles économiques des médias, renouvellement du rapport des journalistes aux publics, centralité des outils et acteurs socio-techniques du web dans les processus de médiation informationnelle et réévaluation partielle du rôle, de la place et des modalités des énoncés journalistiques dans l’espace public, voilà sans doute les principales mutations examinées dans ce dossier. Si leur dimension structurante pour les journalismes en ligne est patente, leur caractère nouveau est en revanche certainement à nuancer et doit être considéré à la lumière des nombreuses évolutions qui ont jalonné l’histoire longue du journalisme, comme nous y invitaient notamment Florence Le Cam et Denis Ruellan (2014) dans l’ouvrage collectif Changements et permanences du journalisme. Elles constituent néanmoins autant de pistes de recherche à notre sens essentielles pour appréhender le journalisme dans la décennie qui s’ouvre.

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Auteurs

Inna Lyubareva

Inna Lyubareva est maître de conférences, HDR en économie et sciences sociales à IMT Atlantique. Ses recherches portent sur l’économie du numérique, les industries culturelles et créatives, et les (éco)systèmes d’innovation. Entre 2018 et 2022 elle a été la coordonnatrice du projet ANR PIL, « Pluralisme de l’information en ligne » (www.anr-pil.org) labellisé par le pôle de Compétitivité Image & Réseaux.
inna.lyubareva@imt-atlantique.fr

Emmanuel Marty

Emmanuel Marty est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Grenoble Alpes. Ses recherches, menées au sein du GRESEC, portent sur les nouvelles pratiques journalistiques sur le web, les discours médiatiques et leur analyse par la statistique lexicale. Son travail accorde une attention particulière à la question des cadres médiatiques et à leurs interactions avec l’expression publique des opinions sur les sujets politiques de l’actualité.
emmanuel.marty@univ-grenoble-alpes.fr