La zététique ou les usages multiples d’une mise en récit scientiste du monde social
Résumé
Le mouvement zététique a investi, en quelques décennies, les espaces médiatiques dès lors qu’il est question de « penser » les controverses sanitaires ou environnementales. Militants, médiateurs, journalistes et « experts » en tous genres mobilisent ses éléments de langage afin de faire valoir une autorité, présentée comme « scientifique », dans un agenda médiatique.
Toutefois, la zététique présente toutes les caractéristiques du scientisme, en se réalisant au travers d’une naturalisation de l’énonciation scientifique. La posture zététicienne exempte le mouvement de toute réflexivité et lui donne la possibilité de parler « au nom de la Science » sans avoir à suivre les normes méthodologiques, déontologiques ou communicationnelles régissant, pourtant, la production des connaissances par les sciences contemporaines.
Reposant sur une ignorance, parfois stratégique, la zététique apparait sous la forme d’une matrice narrative permettant la construction d’une fiction sociale. Quoique se prétendant « neutre », « rationnelle » et « descriptive » du monde dans son ensemble, notamment dans ses dimensions sociales et culturelles, elle se présente plutôt sous la forme d’un récit performatif, en construisant une « réalité » conforme aux vues et aux intérêts de ses énonciateurs.
Mots clés
Scientisme, zététique, idéologie de la vulgarisation, controverse, déontologie scientifique.
In English
Title
Zetetic, or the multiple uses of a scientistic narrative about the social world.
Abstract
In a few decades, the zetetic movement has commit the public sphere when it comes to «think» about health or environmental controversies. Activists, mediators, journalists and «experts» of all kinds mobilize its elements of language in order to assert an authority, presented as «scientific», in the media agenda.
It presents many of the characteristics of scientism, being realized through a naturalization of scientific utterance: this posture exempts the movement from reflexivity, and allows to speak «in the name of Science» without following the methodological, ethical or communication norms governing, however, the production of knowledge by contemporary sciences.
Based on a form of strategic ignorance, zetetic appears as a narrative allowing the construction of a social fiction. Although claiming to be «neutral», «rational» and «descriptive» of the world, especially in its social and cultural dimensions, it functions rather in the form of a performative narrative, by constructing a «reality» in accordance with the views and the interests of its enunciators.
Keywords
Scientism, zetetic, popularization, controversy, scientific deontology.
En Español
Título
Zetetic, o los usos múltiples de una narrativa científica del mundo social.
Resumen
El movimiento zetético ha invertido, en algunas décadas, espacios mediáticos a la hora de «pensar» en las controversias sanitarias o ambientales. Activistas, mediadores, periodistas y «expertos» de todo tipo movilizan sus elementos de lenguaje para afirmar una autoridad, presentada como «científica», en la agenda mediática.
Sin embargo, la zetetics comparte muchas de las características del cientificismo, que se realiza a través de una naturalización del enunciado científico: la postura zeteticiana exime al movimiento de toda reflexividad y le permite hablar «en nombre de la ciencia» sin dejar de tener que seguir nunca el normas metodológicas, éticas o comunicacionales que rigen, sin embargo, la producción de conocimiento por las ciencias contemporáneas.
Partiendo de una forma de ignorancia estratégica, la zetetics aparece en forma de una matriz narrativa que permite la construcción de una ficción social. Aunque pretende ser «neutral», «racional» y «descriptivo» del mundo en su conjunto, especialmente en sus dimensiones sociales y culturales, funciona más bien en la forma de una narrativa performativa, construyendo una «realidad» de acuerdo con las opiniones y los intereses de sus enunciadores.
Palabras clave
Cientismo, zetetic, popularización, controversia, deontología científica.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Bodin Cyrille, , « La zététique ou les usages multiples d’une mise en récit scientiste du monde social », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/4, 2021, p.77 à 89, consulté le mardi 15 octobre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/supplement-b/la-zetetique-ou-les-usages-multiples-dune-mise-en-recit-scientiste-du-monde-social/
Introduction
La zététique, composante majeure du scientisme militant aujourd’hui en France, intervient dans une lutte pour le contrôle des instances d’une énonciation publique des sciences. Mouvement socialement hétérogène compte-tenu de la diversité des individus et des engagements qui l’animent, il présente toutefois une grande homogénéité dans ses usages sémantiques et ses logiques discursives. Certaines de ses composantes s’investissent notamment dans la lutte pour une « éducation aux médias » ou contre les « fake news », au travers des pratiques du « fact-checking » (Bodin & Chambru, 2019).
Peu étudiée par les sciences humaines et sociales (SHS) malgré le succès certain des thèmes de recherche susmentionnés, la zététique fournit pourtant d’importantes ressources (idéologiques, sémantiques, éditoriales ou militantes) à un ensemble d’acteurs intervenant dans les controverses socio-scientifiques, quelles que soient par ailleurs les thématiques abordées : journalistes, médiateurs culturels ou scientifiques, enseignants, acteurs politiques et administratifs, mais aussi à des représentants d’intérêts industriels engagés dans une économie de l’influence publique (Foucart, Horel, Laurens, 2020). Aussi, en contribuant à générer des éléments de langage aisément appropriables et en participant à la construction médiatique des problèmes publics, la zététique a su se placer dans une position centrale lors de nombreuses controverses. Toutefois, en intervenant directement dans la lutte pour la définition des critères d’une reconnaissance sociale de la connaissance scientifique (Bodin, 2018), ce mouvement présente toutes les caractéristiques du scientisme. Le scientisme, largement adossé aux pratiques de la vulgarisation, apparaît sous la forme d’une posture discursive liée à un héritage culturel positiviste (Jurdant & Le Marec, 2006), procédant à la conversion d’énoncés d’origine scientifique en une forme d’autorité « experte » (Tavernier, 2012). Il conduit à justifier « au nom de la Science » un ensemble d’opinions ou de croyances, aussi diverses soient-elles, relevant pourtant de considérations de sens commun. Le scientisme apparaît également comme un discours essentialiste qui, en postulant une intégrité ou une pureté intrinsèques à « la Science » (Ringoot, 2012), participe plutôt à brouiller la compréhension des phénomènes de l’énonciation scientifique, en effaçant l’ensemble des modalités d’inscription et d’appréhension, à la fois théoriques, méthodologiques et déontologiques, de ce que l’on nomme le « réel ».
Aussi, le discours scientiste ne peut prétendre parler « au nom de la Science » qu’en ignorant, plus ou moins volontairement, ses propres agencements sociaux et tend à se méconnaître lui-même à la fois en tant qu’instance discursive (Maingueneau, 1995) et en tant que construction historique et sociale (Bourdieu, 1997). Depuis le 19ème siècle et les prémices de l’ère industrielle, le mouvement scientiste apparait profondément ancré à une idéologie du progrès technique :
« (…) le discours techniciste considère que le progrès technique engendre, de manière mécanique, le progrès social. Ce discours positiviste est une réduction de la philosophie des Lumières : il hypostasie la science au point d’en faire l’équivalent d’une foi qui a réponse à tout. Pour ce scientisme, il n’y a pas d’autres problèmes que ceux auxquels la science et la technique finissent par trouver des solutions » (Caune, 2006a, p. 32).
Forme renouvelée du scientisme historique, la zététique prétend détenir un droit exclusif sur « la Science ». Comme elle se présente comme une méthode scientifique par excellence, critiquer la zététique reviendrait, selon une logique auto-vérifiante, à critiquer « la Science » dans son ensemble. De surcroit, la zététique opère systématiquement par le discours une division radicale entre d’une part « la Science », d’autre part les « pseudosciences », les « croyances », « l’opinion » ou encore les « idéologies », sans que ces catégories, pourtant centrales dans son discours, ne fassent l’objet d’un travail terminologique sérieux. Cette division organise a priori une vision binaire et totalisante du monde social, qui est à la fois la condition et la finalité même de la construction de son récit. Mais cette première division instaurée arbitrairement ne peut prendre les apparences du discours scientifique qu’à la condition d’y adjoindre une seconde division, qui lui est consubstantielle : il s’agit de la construction d’une ignorance (Girel, 2017), parfois stratégique, à l’endroit des sciences humaines et sociale (SHS) et des théories fondées à partir des épistémologies constructivistes, alors jugées non-conformes vis-à-vis des critères d’une scientificité positiviste.
Ainsi la zététique, au-delà d’une « matrice argumentative » (Laurens, 2019), apparaît-elle sous la forme d’une matrice narrative générant un récit classificatoire, légitimiste et réducteur à propos du monde social. Cette narration permet tantôt une qualification de l’énonciateur, en produisant une image valorisante de Soi selon la figure du « révélateur » (Burgalassi, 2019), tantôt une disqualification des représentations de l’Autre, alors construites selon les figures du « profane », de « l’obscurantiste », du « complotiste », de « l’anti-vax », de « l’écologiste », du « gauchiste » ou encore du « covidiot ». En d’autres termes, la zététique apparaît comme l’instance de construction d’une fiction sociale, largement empruntée à une idéologie de la vulgarisation, permettant des jeux de positionnement ou d’affichage opérés selon les valeurs culturelles et les hiérarchies d’un ordre informationnel positiviste. Cette logique narrative, qui se comprend d’elle-même comme descriptive du monde dans son ensemble, y compris dans ses dimensions sociales et culturelles, se développe plutôt sous la forme d’une énonciation performative (Austin, 1991), en construisant une « réalité » à la fois conforme aux intérêts de ses énonciateurs et en permettant l’invention de problèmes publics contre lesquels venir doctement se positionner.
Cet article, conçu sous la forme d’une introduction ouvrant la voie à une série de publications, est destiné à produire l’ébauche d’une théorisation de ses discours, à partir d’observations réalisées ces dix dernières années sur le mouvement. Dans une première partie, nous retracerons brièvement l’histoire du mouvement en nous intéressant au développement de ses structures éditoriales et communicationnelles. Dans une deuxième partie, nous nous attacherons à retracer les inscriptions théoriques et épistémologiques de la zététique, qui conditionnent lourdement la construction de son récit. Dans une troisième partie, nous présenterons les usages de la matrice narrative, en nous intéressant aux procédés rhétoriques et aux sources mobilisées par son « inventeur », Henri Broch. Finalement, nous exposerons les grandes lignes de réflexion liées à notre observation du mouvement et de ses usages sur les réseaux socio-numériques (RSN), pour aborder en conclusion les jeux d’inscription d’une mise en récit scientiste du monde social.
La naissance d’un mouvement scientiste
Henri Broch, physicien à l’Université de Nice, forme la notion « zététique » à partir du mot grec antique « chercher ». Il la définit comme un exercice de « l’art du doute » ou de « l’esprit critique », permettant de séparer les énoncés « scientifiques » des énoncés « pseudoscientifiques ». Au mitan des années 70, l’auteur contribue, selon lui, à poser les fondements d’une méthode visant à « développer l’esprit critique », à « exercer un devoir de vigilance scientifique » ou à permettre une « auto-défense intellectuelle ». Henri Broch publie ainsi six ouvrages dédiés à la zététique, parfois en collaboration avec Georges Charpak, et développe une « méthode » supposée permettre la démystification des impostures liées à la psychokinésie, à l’astrologie, à la parapsychologie, à la radiesthésie, à l’hypnose, à l’homéopathie…
Dans ces ouvrages, Broch définit des « règles d’or » supposées déterminer les conditions de validité de tout énoncé au regard d’une scientificité singulière. Ces critères reposent sur certains principes épistémologiques : le matérialisme (entendre du point de vue de l’auteur que seule l’étude de la matière peut donner lieu à une connaissance de type scientifique), la prédictibilité (serait scientifique tout savoir pouvant donner lieu à un modèle prédictif) (Lévy-Leblond, 1996), la réfutabilité empruntée à Karl Popper, ou encore l’idée que « la Science » serait unique et cumulative. Pourtant loin de « faire consensus » dans le monde de la recherche scientifique, ces critères de scientificité reposent sur une distinction radicale entre les concepts de nature et de culture (Caune, 2006b), et conduisent leur auteur à procéder à une réduction unidimensionnelle de la « critique ».
Pour développer la zététique, Henri Broch s’inspire des démarches entreprises par James Randi, un illusionniste célèbre aux États-Unis. Ce dernier participa notamment à la fondation en 1976, aux côtés notamment de Marcello Truzzi ou de Carl Sagan, du Committee for Skeptical Inquiry. Cet organisme publie alors la revue The Skeptical Inquirer, qui présente des investigations sur les phénomènes paranormaux et sur les pseudosciences. A partir des années 80, l’auteur rencontre un certain succès : Henri Broch développe des enseignements généralistes pour les étudiants inscrits en licence à l’Université de Nice, qui prendront formellement le nom de « zététique » à partir de 1993 (Laurens, 2019). Très tôt également, la zététique se développe sur les réseaux télématiques avec un serveur Minitel, le « 3615 ZET », développé avec le concours de la même université.
Le physicien crée également un réseau éditorial en lien avec le mouvement scientiste français. Les premiers ouvrages d’Henri Broch sont publiés chez des éditeurs conventionnels, notamment avec les éditions Odile Jacob. Plus tard, une seconde série d’ouvrages est publiée chez Book-e-book, un éditeur relativement méconnu et spécialisé en zététique, dans la collection « Une chandelle dans les ténèbres ». Cette société, créée en 2002, est notamment dirigée par Henri Broch, puis par Michel Naud, rédacteur pour la revue Science & pseudo-sciences et ancien président de l’Afis (Association française pour l’information scientifiques).
Toutefois, Henri Broch prend de nombreuses libertés vis-à-vis des normes de la publication scientifique : plagiat des positions du scepticisme étatsunien (par exemple les principes « Une allégation extra-ordinaire nécessite une preuve plus qu’ordinaire » et « La charge de la preuve appartient à celui qui déclare » sont directement empruntés, sans aucune référence, à Marcello Truzzi et à son article intitulé « On Pseudo-Skepicism » publié par le Zetetic Scholar en 1987), ou encore auto-plagiat (notamment lorsqu’il reprend des positions publiées chez Odile Jacob et les réédite, sous des formes à peine remaniées, au sein de la maison d’édition Book-e-book).
Mais c’est également un certain esprit mercantile qui semble animer les enseignements du physicien : l’auteur n’hésite pas à protéger certains termes, notamment ceux empruntés au Committee for Skeptical Inquiry, en les agrémentant d’un logo © dans les fiches de cours électroniques fournies aux étudiants. Et ces supports redirigent systématiquement sur la page de vente en ligne de l’éditeur Book-e-book [1] dès lors qu’il est question d’obtenir plus ample définition des « concepts » de la zététique. Ainsi, à l’instar de certaines pratiques de vulgarisation, la zététique apparait dès ses fondements comme une manière de s’émanciper des normes éditoriales de la publication scientifique et de se préserver des impératifs liés à une mise en discussion critique menée avec les pairs issus des disciplines spécialisées.
Les « règles d’or » de la zététique et la naturalisation de l’énonciation scientifique
Le style littéraire développé par Henri Broch ressemble à une sorte de bric-à-brac conceptuel particulièrement expéditif. L’auteur allie, de manière inextricable, affirmations péremptoires posées « au nom de la Science », démonstrations superficielles, sarcasmes tournés contre des cibles désignées et prises de position politiques. Le premier chapitre de l’ouvrage « Devenez sorciers, devenez savants », coécrit avec Georges Charpak en 2002, enchaîne les sujets sans ne jamais s’encombrer d’une mise au point terminologique. En quelques lignes seulement, les auteurs passent de la « sorcellerie » (p.7) aux « religions » (p.8), de la « religion des sciences » qui aurait « contaminé en particulier les pères fondateurs de la pratique révolutionnaire marxiste » à « l’implosion de l’Union soviétique » (p.9), pour finalement en arriver à « la scientologie » (p.10), au changement climatique, aux armes nucléaires et à la démographie planétaire (p.11).
Au cours de ses ouvrages, Henri Broch définit des « règles d’or » construites sous la forme de prescriptions normatives, alors divisées entre ce qu’il faut faire (les « facettes de la zététique ») et ce qu’il ne faut pas faire (les « effets »). Elles sont regroupées dans l’ouvrage « Comment déjouer les pièges de l’information, ou les règles d’or de la zététique », publié en 2008. En 75 pages, il présente alors les 42 principes définissant la « méthode » zététique. Ces quelques règles, de bric et de broc, le plus souvent dénuées de toute référence théorique, sont supposées à elles seules décrire « l’esprit scientifique ». Mais elles n’échappent pas à certaines formes d’écriture auto-promotionnelle : « la conduite réellement efficace est donc de se comporter soi-même en chercheur en ayant présent à l’esprit quelques outils du véritable Art du doute que constitue en fait le comportement scientifique, la Zététique » (p.13).
Parmi ces « règles d’or », le principe dénommé « la nature est sûre » est ainsi défini : « Indépendamment de l’observateur, la nature est. La nature est d’un «fonctionnement» sûr ; ce qui signifie, entre autres, que l’observateur extérieur ne peut pas influer sur le résultat d’une mesure d’un phénomène de la nature (…) » (p.32). Ainsi, parler « au nom de la Science » ne nécessiterait aucune prise en compte et justification des choix sémantiques, théoriques, méthodologiques ou encore des multiples contingences pratiques qui, pourtant, participent à la constitution des modes d’appréhension scientifique du « réel ». Comme si, finalement, les catégories de pensée ne devaient jamais être elles-mêmes pensées, contrôlées et justifiées.
En cela, la zététique s’inscrit dans une conception hautement idéalisée des sciences et apparait comme la négation ignorante des « réalités » pourtant les plus « matérielles » des pratiques scientifiques contemporaines. Cette position revient à nier l’importance des configurations institutionnelles et sociales des sciences (Bonneuil, Pestre, 2015), mais aussi à confondre les normes contradictoires de la recherche expérimentale avec celles, plus anciennes, de la philosophie naturelle (Dear, 2015).
De nombreuses « règles d’or » de la zététique concernent également l’identification d’une argumentation fallacieuse : « effet Bof ? », « effet Boule de neige », « effet Escalade » … « L’effet Cerceau », défini en quelques lignes, correspond à un « raisonnement circulaire » amenant à « admettre au départ ce que l’on veut ensuite prouver », effet supposé fonctionner tel « un cercle vicieux chez les « paranormalistes » » (p.64-65). « L’effet Puits », est défini comme une « succession de phrases creuses qui peuvent être acceptées comme foncièrement vraies par toute personne car cette personne y ajoutera elle-même les circonstances qui, seules, en font des phrases ayant un sens » (p.66).
Nous relevons aussi les « règles d’or » dénommées « L’origine de l’information est fondamentale » et « La compétence réelle de l’informateur est également fondamentale », relatives au référencement des sources. Toutefois, l’auteur se place fréquemment en porte-à-faux vis-à-vis des principes qu’il entend pourtant enseigner. Les positions ambiguës d’Henri Broch sur « les médias » ou sur « l’information » sont marquées par de franches affirmations, alors même que les chercheurs issus des disciplines spécialisées se montrent nettement plus nuancés quant aux « effets » supposés de la communication médiatique ou aux facultés intellectuelles des publics. Et Henri Broch, contre ses propres enseignements, ne prend lui-même jamais le temps de faire un état de l’art auprès des spécialistes. Nous relevons, à la place, sur l’ensemble des sources référencées un usage de textes hétéroclites issus majoritairement du journalisme généraliste ou de vulgarisation (TF1, la publication de l’Afis Science et Pseudo-sciences, Nice-Matin…), ou encore de sources provenant de la littérature ou des arts du spectacle.
Les usages d’une rhétorique de la disqualification
Les incohérences et les facilités constitutives des fondements « théoriques » de la zététique servent un récit social construit selon les catégories d’un ordre informationnel positiviste. Dans ce cadre, les phénomènes communicationnels sont abordés à l’aune des analogies de la « propagation » ou de la « caisse de résonnance ». Et cette forme narrative présente, dès ses origines, un usage du « doute » à géométrie variable : tandis que les « règles d’or » sont appliquées à toute personne suspectée « d’obscurantisme » ou « d’anti-science », Henri Broch semble continuellement oublier de les appliquer à ses propres écrits. Deux exemples, parmi d’autres, peuvent ici illustrer cette mise en récit du monde social.
Une mise en récit des sciences tournée contre le mouvement écologiste
Sous bien des aspects, et en dehors de quelques rares exceptions, le mouvement zététique s’inscrit largement dans la continuité historique du scientisme français, en réduisant les mobilisations environnementales à l’unique cause d’un « obscurantisme », lui-même imputable à une « peur » ou à une « angoisse » de la technique. Ce récit, dans un domaine éminemment porteur d’enjeux politiques et économiques, est également repris par les « nouvelles bureaucraties savantes » (Laurens, 2019) impliquées dans les réseaux « rationalistes » à partir des années 70. Le discours scientiste est alors gagné par une « épistémologie de marché » (ibid.), participant à substituer à une compréhension sociologique des controverses la fiction, bien commode, d’un « obscurantisme ».
Dans l’ouvrage « Devenez sorciers, devenez savants », coécrit avec Georges Charpak, le chapitre « La radioactivité ou le diable entre dans le bénitier », constitué d’une quinzaine de pages, est entièrement dédié à la contestation du nucléaire civil en France. Les auteurs construisent une dichotomie entre « radioactivité naturelle » et « radioactivité artificielle » à partir de laquelle est discrédité l’ensemble du mouvement antinucléaire. Les positions alléguées à Greenpeace sont supposées mues par une « passion antinucléaire habillée d’écologie » (p.172), une « idéologie antinucléaire de l’irradié » (p.173) ou plus simplement par l’emploi d’une « démagogie » (p.175). Aussi, après avoir décrit les phénomènes de la radioactivité naturellement produite par la désintégration moléculaire, et différencié leurs sources naturelles et artificielles selon l’intensité des radiations, les auteurs avancent :
« Le tableau ci-dessus illustre à quel point est exploitée la crédulité du public par des groupes comme la CRIRAD ou Greenpeace lorsqu’ils sonnent l’alarme pour des contami- nations dont l’effet peut être considéré comme inexistant à l’échelle d’une vie humaine » (p.179)
Mais sur l’ensemble du chapitre, aucune référence ou citation n’est donnée de prises de positions alléguées à Greenpeace ou à la Crirad, où ces dernières lanceraient publiquement une alerte pour une radioactivité ne dépassant pas les seuils d’émission naturels. Et quand bien même les deux auteurs apporteraient-ils des citations référencées et vérifiables sur ce point, ce serait faire passer l’exception pour un principe général, en oubliant que Greenpeace développe de longue date une réflexion couvrant les risques liés par exemple à l’ancienneté ou à la sécurité des centrales nucléaires.
Si les deux auteurs s’inquiètent « de l’effet des radiations émises par les corps radioactifs à vie longue » (p.169) ou des dangers du terrorisme, depuis les attentats de New York, qui nécessiteraient « le déploiement de missiles aériens au voisinage de tous les sites dangereux, nucléaires ou non » (p.178), Henri Broch et Georges Charpak ne prennent jamais le temps de considérer avec rigueur les positions des associations écologistes. Ainsi, en rapportant (ou en inventant) des énoncés écologistes tronqués ou falsifiés, les auteurs concluent le chapitre, avec une emphase toute dramatique, sur la supposée nécessité de réaliser un « énorme investissement dans l’éducation, seul antidote à la prise en main par les intégristes religieux ou politiques transmettant leur transe à des foules assommées par la misère et abruties par l’ignorance » (p.179).
Un usage dramaturgique de la mise en récit des sciences
Les utilisations des rares sources scientifiques référencées posent également question. Le chapitre intitulé « Une montée de l’occulte » mobilise une série de tableaux et de graphiques. Le premier visuel « résume une enquête ponctuelle menée il y a une vingtaine d’années par l’un d’entre nous » (p.189), sans autre indication méthodologique, et est supposé à lui seul montrer une progression des « pseudo-sciences ». Il s’attache à quantifier, au travers d’une étude par questionnaire, « le crédit respectif qu’accordaient des étudiants de premier cycle scientifique à la psychokinèse et à la relativité » (p.189), et à mesurer les taux d’adhésion des enquêtés vis-à-vis de ces deux concepts. Cependant cette enquête ad hoc et conduite en une unique occasion, ne donne pas la possibilité de conclure à une « montée de l’occulte », faute de points d’appuis temporels tolérant la comparaison.
Les trois autres graphiques présentés sont empruntés à une étude réalisée par les sociologues Daniel Boy et Guy Michelat (1986). L’article des deux sociologues porte sur les « dimensions sociales et culturelles » des croyances aux « parasciences ». Dès les premières lignes de l’introduction, il indique : « l’essor des parasciences au sein de nos sociétés semble [je souligne, ndla] constituer un fait social indiscutable » (p.175). Toutefois, les deux sociologues relativisent immédiatement cette première affirmation : « Un très rapide regard historique nous indique qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau » (p.175), insistent sur le « caractère cyclique de l’astrologie » (p.176) et mettent en garde le lecteur contre la tentation de voir une « évolution historique des parasciences » : comme celle-ci constitue « une question spécifique, [les chercheurs ne la traiteront] guère dans le cadre de cet article faute de données historiques précises. L’analyse synchronique du phénomène constituera donc l’essentiel de [leur] travail » (p.176).
Tandis que Daniel Boy et Guy Michelat constatent statistiquement que les « instituteurs constituent un groupe-pivot puisqu’ils se définissent comme le groupe qui croit le plus fréquemment à l’astrologie et au paranormal » (p.185, également cité par Charpak et Broch), ils développent une interprétation de ces résultats à partir de variables venant nettement nuancer ce constat, notamment à partir d’une étude des pratiques et du niveau d’intégration des répondants dans les institutions religieuses. Les deux sociologues proposent un peu plus loin : « les croyances au paranormal ne sont pas vécues comme contradictoires avec la valorisation du progrès scientifique et technique. […] Il s’agit moins de refuser les acquis de la science institutionnelle que de prôner son ouverture à d’autres systèmes de pensée » (Boy & Michelat, 1986, p.191). Néanmoins, sans ne jamais faire mention aux conclusions des deux sociologues, Georges Charpak et Henri Broch réinterprètent cet article scientifique afin de proposer une conclusion conforme au récit de la zététique : « Conclusion affligeante : le milieu éducatif et l’ensemble de ses acteurs – instituteurs, professeurs, étudiants – n’est pas protégé des superstitions » (Charpak & Broch, 2002, p.191).
Dans ce cadre, la zététique montre rapidement ses limites : les fondateurs du mouvement réinterprètent ou falsifient des positions écologistes ou scientifiques, selon leurs propres dispositions et intérêts. Et dans ces conditions, le récit construit par la zététique ne peut jamais inventer de résultats invalidant ses postulats de départ (« effet cerceau » ©).
La dispersion et l’hybridation du mouvement : de la zététique à la néo-zététique
Tandis que le mouvement demeure durant les années 80 relativement confidentiel, la zététique se développe progressivement en s’ouvrant à de nouveaux acteurs. Tout d’abord, Henri Broch constitue un réseau dans les cercles du scientisme militant. Ce réseau va largement contribuer à la notoriété générale de la zététique et favoriser une hybridation des thèses du physicien avec celles d’auteurs aux positions proches. Ensuite, la zététique quitte peu à peu le territoire niçois pour gagner de nouvelles places, en même temps que certains étudiants formés par le physicien se déplacent dans d’autres universités. Mais c’est surtout avec les réseaux socio-numériques que la zététique se développe rapidement : de multiples documents se réclamant du mouvement émergent progressivement sur Facebook, sur Twitter, sur Youtube, sur Wikipedia, sur Discord…, et trouvent parfois des financements avec Tipeee.
Une instantanéité dans la mise en récit des sciences
La zététique sur les RSN émane le plus souvent d’acteurs nouveaux. Ceux-ci présentent des profils hétérogènes : élèves et étudiants, amateurs de sciences ou de technologies, enseignants, journalistes et médiateurs scientifiques… Tandis que les zététiciens historiques se montrent dubitatifs quant au rôle des médias dans une « transmission » des savoirs scientifiques ; les néo-zététiciens investissent les RSN en se prêtant volontiers au jeu d’une exposition publique, selon une stratégie d’occupation de l’ensemble des espaces médiatiques numériques. Dans la continuité d’une « méthode » supposée universelle, la néo-zététique s’empare à l’infini de nouvelles thématiques selon un certain opportunisme discursif.
Aux thématiques de références travaillées par les premiers zététiciens, se sont ajoutés le thème des OGM et du glyphosate, en lien avec « l’affaire Séralini » en 2012, celui du glyphosate encore, à la suite de son classement par le Circ et l’OMS comme « cancérigène probable » en 2015, celui du terrorisme et de la radicalisation en 2015, du Covid 19 et de « l’affaire Didier Raoult » en 2020, de la vaccination en 2021… L’appropriation de ces thèmes lors d’événements fortement médiatisés indique une certaine volonté de « faire l’actualité » en toutes circonstances. Et dans ce cadre, la zététique devient une sorte de label supposé, à lui seul, rendre intelligible la complexité et la diversité des controverses socio-scientifiques.
En même temps que le mouvement se disperse sur les RSN en termes de thématiques abordées ou de dispositifs mobilisés, celui-ci connait également un phénomène d’hybridation : de nouveaux « théoriciens » sont apportés par les néo-zététiciens. Nous relevons par exemple les références aux auteurs Sokal et Bricmont (Jeanneret, 1998), grands pourfendeurs d’un « relativisme » ; à Richard Dawkins ou à Susan Blackmore, inventeurs d’une supposée « théorie mémétique » ; à Gérald Bronner (Boullier, 2021), inventeur d’une supposée « crédulité » inspirée par les vues réactionnaires de Gustave Le Bon… Dans ce cadre, les phénomènes sociaux ou culturels sont continuellement abordés à partir de théories empruntées aux sciences de la nature, détournées de leurs usages scientifiques initiaux, et mobilisées selon une causalité unique et déterministe.
Ainso la néo-zététique devient-elle une place de marché fréquentée par quelques sycophantes et doxosophes, désireux d’acquérir une exposition médiatique facile et servant, le plus souvent, un discours promotionnel. Et elle participe à l’invention d’une reconnaissance sociale des connaissances scientifiques singulières qui, dès lors qu’il s’agit des phénomènes sociaux ou culturels, ignore la reconnaissance scientifique des connaissances scientifiques. De telle sorte que la néo-zététique se doit de fonctionner en vase clos et dans un certain entre-soi : les néo-zététiciens interviewent d’autres zététiciens et réciproquement, bien loin d’une pratique de l’argumentation pluraliste et contradictoire en vigueur dans les structures institutionnelles de la communication scientifique.
D’un autre côté, et dans une moindre mesure, la dispersion et l’hybridation de la zététique sur les RSN s’accompagnent de l’émergence d’une critique interne qui tente, souvent avec heurts et fracas, d’en rediscuter les fondements. Cette dispersion marque également, selon nos propres observations, l’apparition d’un conflit entre zététiciens historiques et néo-zététiciens, les figures fondatrices du mouvement étant, pour l’essentiel, restées en retrait des RSN. Par exemple, la page Facebook d’Henri Broch ne compte que 254 membres et un unique message, daté d’octobre 2018, visant à en promouvoir les ouvrages durant les fêtes de Noël (un lien redirige, encore une fois, vers la page de vente en ligne de Book-e-book). D’une manière générale, une majorité des néo-zététiciens ne connaissent les zététiciens historiques ou leurs « théories » que de manière rapportée. Et nous avons observé, en certaines occasions, des conflits entre zététiciens et néo-zététiciens pour la revendication d’une « paternité » sur la « vraie » zététique, sans que ces discussions ne se prolongent cependant sur un débat de fond.
La néo-zététique, un récit ouvert aux acteurs de l’influence publique
Mais en même temps que le mouvement s’élargit et s’étend à de nouvelles thématiques, des synthèses ou des syncrétismes sont réalisés selon des logiques d’appropriation spécifiques. Le caractère hautement appropriable de la zététique, par sa simplicité excessive, fait qu’elle se voit mobilisée à tout propos. Et l’instantanéité de son récit s’adapte étroitement aux modes de production d’une information médiatique « en temps réel ». Aussi, aux côtés de « zététiciens sincères » (Foucart, Horel & Laurens, 2020) et en opposition avec l’esprit de leurs engagements, de nombreux groupes d’intérêts s’emparent de la zététique pour s’investir dans des controverses alors transformées en polémiques.
C’est d’abord le cas avec certains cercles du militantisme d’extrême droite, fortement présent sur les RSN. A cet endroit, la lutte contre la « désinformation » devient un combat pour la « ré-information ». Et une partie de la néo-zététique renoue avec certaines alliances anciennes déjà à l’œuvre avec Henri Broch dans les années 90, notamment au sein du cercle zététique de Lorraine (Laurens, 2019). Ensuite, la zététique est également mobilisée par des groupes d’intérêts industriels impliqués dans les controverses environnementales ou sanitaires. Le mouvement scientiste montre alors une grande porosité vis-à-vis des stratégies d’influence publique déployées par certains groupes industriels :
« Parmi les figures saillantes du milieu pseudo-rationaliste en ligne, on compte trois journalistes (…), un animateur de télévision (…), un entrepreneur « libertarien » (…), des communicants vulgarisateurs de GRDF, d’EDF, d’Orano (ex-Areva), de BASF et de Bayer, ainsi que des youtubeurs du mouvement zététique/sceptique. La tribune #NoFakeScience a récemment servi à fédérer ce milieu » (Andreotti et Noûs, 2020).
L’usage de l’anonymat redouble une naturalisation des énoncés scientifiques, brouillant un peu plus l’inscription de l’énonciation scientifique. Selon nos observations, un groupe d’étudiants inscrits dans une école lyonnaise d’ingénieurs agronomes, s’investit dès 2014 dans l’animation de pages Facebook sur le sujet des OGM, des pesticides et des semences, tandis qu’ils sont eux-mêmes formés en zététique par certains des enseignants de l’établissement. Les usages de la matrice narrative s’investissent alors dans la promotion politique et la défense d’un « principe d’innovation », opposable au principe de précaution.
De surcroit dans ces groupes sur les RSN, il n’est plus question « d’argumenter » face aux oppositions multiples. Nous avons noté l’usage d’un vaste arsenal, rhétorique ou procédural, visant à interrompre les critiques : réinterprétations tronquées et « hommes de paille », clabaudage, troll, mobilisation de mèmes sarcastiques, suspension ou bannissement de comptes… Dans ce sens, le respect des règles de la zététique ou des « chartes de bonne conduite », définies pour chaque groupe et régulées par les modérateurs, indique le plus fréquemment un usage à géométrie variable, selon que l’énonciateur se veut orthodoxe ou hétérodoxe vis-à-vis d’une fiction sociale scientiste.
Aussi, le mouvement montre en certaines occasions des dérives préoccupantes pour la qualité des débats publics ou scientifiques : disqualification de chercheurs ou d’institutions scientifiques, pratique du harcèlement en ligne, désignation d’ennemis « de la Science » livrés aux militants, pression sociale exercée sur des chercheurs et des lanceurs d’alerte, ou en certaines occasions plus rares une justification de propos racistes ou islamophobes par l’exercice d’une « argumentation rationnelle ». Procédant d’un phénomène de dérégulation des normes de la véridiction scientifique (Andreotti & Noûs, 2020) à partir des espaces de médiation et de médiatisation, la zététique présente alors un visage inquiétant : celui d’un récit social qui prétend parler « au nom de la Science », mais qui n’assume que trop rarement la responsabilité et les conséquences de ses propres prises de position radicales.
Conclusion
Hautement triviales par leurs usages (Jeanneret, 2014), les structures narratives de la zététique n’en demeurent pas moins étonnamment stables, notamment dans leurs circulations intertextuelles. Lieu de construction d’une ignorance (Girel, 2017) bien plus que d’une connaissance de type scientifique, le récit de la zététique se substitue aux savoirs produits par les SHS contemporaines, précisément en ce que ces savoirs constituent autant de territoires stratégiques pour l’énonciation de sa propre fiction. Dans ce cadre, la conception d’un rapport social réduit à la dichotomie d’une « lumière » éclairant un « obscurantisme » apparait à la fois comme la condition et le produit d’un récit supposé expliquer le monde dans son ensemble, mais qui finalement rejette « par nature » les moyens scientifiques adaptés pour le comprendre.
En s’inscrivant dans une doctrine positiviste, historiquement liée à l’industrialisation des sociétés, « l’esprit critique » promu et labellisé par la zététique apparait comme une réduction de la critique scientifique, excluant spécifiquement ses formes réflexives. Si cette division méthodique du doute méthodologique semble « indispensable aux desseins de la professionnalisation » (Beck, 1986, p.28) et du développement technique ou industriel, elle demeure toutefois « précaire au regard du soupçon de faillibilité qui, lui, ne peut être divisé » (ibid.). Or cette réduction, héritage d’une classification positiviste des sciences, pèse lourdement sur la compréhension scientifique des problématiques sanitaires et environnementales, qui appellent à l’inverse un renforcement du dialogue interdisciplinaire entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales.
L’imaginaire des sciences (Le Marec, 2010) alors porté par la zététique, volontiers amnésique, conduit irrémédiablement à « oublier » que les activités scientifiques et techniques reposent sur des négociations et des rapports de force (Akrich, Latour, Callon, 2006). Il conduit à « oublier » que les pratiques scientifiques répondent invariablement à un ensemble d’intérêts portés par celles et ceux qui les mènent ou qui les financent (Habermas, 1973). Il conduit à « oublier » que ces mêmes activités scientifiques dépendent de fonctionnements institutionnels établis, régulés par la loi ou par la déontologie scientifique (Vergès, 2008). Il conduit à « oublier » de penser le rôle des configurations institutionnelles et sociales de la recherche, permettant une autonomie ou à l’inverse une hétéronomie du champ scientifique vis-à-vis des logiques sociales exogènes (Bourdieu, 2001). Et tandis que la zététique se présente, au travers de son récit, comme gardienne d’une pureté ou d’une intégrité scientifiques, elle apparait plutôt, au travers de ses usages, sous la forme d’un poste frontalier largement ouvert à toutes sortes de contrebandes.
Notes
[1] Site internet : « http://www.unice.fr/zetetique/enseignement.html », dernière consultation le 3 mars 2021.
Références bibliographiques
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Auteur
Cyrille Bodin
Docteur en Sciences de l’information et de la communication, chercheur associé au Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Education et de la Communication (LISEC), Université de Strasbourg. Ses travaux portent sur les médiations et médiatisations en situation de controverse socio-scientifique, sur les engagements des chercheurs dans la communication publique et sur les formes de reconnaissance sociale des connaissances scientifiques
Plan de l’article
La naissance d’un mouvement scientiste
Les « règles d’or » de la zététique et la naturalisation de l’énonciation scientifique
Les usages d’une rhétorique de la disqualification
Une mise en récit des sciences tournée contre le mouvement écologiste
Un usage dramaturgique de la mise en récit des sciences
La dispersion et l’hybridation du mouvement : de la zététique à la néo-zététique
Une instantanéité dans la mise en récit des sciences
La néo-zététique, un récit ouvert aux acteurs de l’influence publique