Glyphosate, la « guerre des urines » a bien eu lieu
Résumé
Nous analysons la « Campagne citoyenne de recherche de glyphosate » organisée entre 2018 et 2020 par l’association « Campagne Glyphosate ». Avec plus de 6 800 prélèvements d’urine à travers toute la France, l’association remet en question l’évaluation des risques sur le glyphosate et l’exposition des populations. Cette action suscite alors une controverse importante qui se traduit par la volonté pour certains acteurs de disqualifier et de semer le doute sur la démarche citoyenne. Par l’analyse d’un triple corpus (entretiens / presse / dispositifs), nous avons observé l’affrontement de différentes formes de savoirs et d’expertises dans l’espace public ainsi que les processus de production du savoir à même de redéfinir les rapports entre science et société, au cœur d’une controverse au long cours.
Mots clés
Glyphosate, risques, controverse, savoirs, « pisseurs involontaires »
In English
Title
Glyphosate, the «urine war» has taken place.
Abstract
We analyze the «Citizen Glyphosate Research Campaign» organized between 2018 and 2020 by the «Glyphosate Campaign» association. With more than 6,800 urine samples across France, the association questions glyphosate risk assessment and the risk exposure of populations. This action then arouses a major controversy which results in some actors’ desire to disqualify and sow doubt on the citizen method. Through the analysis of a triple corpus (interviews / press / apparatuses) we were able to observe the confrontation of different forms of knowledge and expertise in the public sphere as well as the knowledge production processes capable of redefining relations between science and society, at the heart of a long-lasting controversy.
Keywords
Glyphosate, risks, controversy, knowledge, «pisseurs involontaires»
En Español
Título
Glifosato, la guerra de la orina ha tenido lugar.
Resumen
Analizamos la «Campaña de Investigación Ciudadana del Glifosato» organizada entre 2018 y 2020 por la asociación «Campaña de Glifosato». Con más de 6.800 muestras de orina en Francia, la asociación cuestiona la evaluación de los riesgos del glifosato y la exposición de las poblaciones. Esta acción suscito una mayor controversia que se traducio en el deseo de varios actores de descalificar y sembrar dudas sobre el enfoque ciudadano. Al analizar un triple corpus (entrevistas / prensa / dispositivos), observamos la confrontación entre diferentes formas de sabiduria en el espacio público, así que los procesos de producción de conocimiento capaces de redefinir las relaciones entre ciencia y sociedad, en el seno de la una controversia a largo plazo.
Palabras clave
Glifosato, riesgos, controversia, conocimiento, «pisseurs involontaires».
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Allard-Huver François, , « Glyphosate, la « guerre des urines » a bien eu lieu », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/4, 2021, p.11 à 24, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/supplement-b/glyphosate-la-guerre-des-urines-a-bien-eu-lieu/
Introduction
Depuis sa classification en 2015 comme « cancérigène probable » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), le glyphosate est au cœur d’une controverse scientifique intense. Si une partie de la communauté scientifique y voit la confirmation de nombreux travaux et d’alertes, l’industrie des pesticides et certaines fédérations d’agriculteurs s’opposent à cette classification. Ils sont appuyés dans cette démarche par de nombreuses agences en charge de l’évaluation des risques qui contestent aussi les conclusions du CIRC. Cette « nouvelle » controverse qui suscite une vive inquiétude au sein des populations s’inscrit dans la controverse « durable » sur la toxicité, ou non, de la molécule herbicide et de ses formulations commerciales – comme le Roundup de Bayer-Monsanto. En effet, on y retrouve des oppositions marquées entre des « camps antagonistes » face à des « désaccords […] argumentés, publicisés, polarisés et durables » (Rennes 2016). Le glyphosate est en effet un objet agonistique et idéologique par excellence au travers duquel se défient des corpus idéologiques et des visions du monde diamétralement opposées. Plus encore, dans le cas du glyphosate, la transparence de l’évaluation des pesticides et l’indépendance du champ scientifique ont été, à de nombreuses reprises, mises à mal par les actions de certains acteurs (Allard-Huver 2020), ce qui conduit à une forme de méfiance généralisée à l’encontre des chercheurs et des institutions scientifiques en charge de l’évaluation des risques (Jouzel 2019).
Dans ce cadre, nous nous intéressons à une campagne « scientifique » citoyenne menée entre 2018 et 2020 par l’association « Campagne glyphosate » (« CG »). Avec un protocole sous contrôle d’huissier, plus de 6 800 citoyens et militants réalisent à travers toute la France des tests sur leurs urines afin de déterminer une possible contamination au glyphosate. Envoyés dans un laboratoire d’analyse en Allemagne, la plupart des tests détectent des traces importantes d’anticorps liés à la molécule et à ses dérivés. Plus de 5 500 « pisseurs involontaires de glyphosate » déposent alors plusieurs plaintes, entre 2018 et 2020, devant le Pôle Santé Publique du Tribunal de Grande Instance de Paris pour « mise en danger de la vie d’autrui », « tromperie aggravée » et « atteinte à l’environnement » [4]. Cette campagne bénéficie d’une large couverture médiatique, essentiellement dans la presse quotidienne régionale, et accompagne un large mouvement opposé à l’usage des pesticides (« Nous voulons des Coquelicots », arrêtés anti-épandages, etc.). En réaction, de nombreux agriculteurs utilisateurs de glyphosate, soutenus par des syndicats agricoles locaux (FDSEA), s’opposent à la campagne sur plusieurs points et questionnent notamment la validité scientifique des tests et du protocole mis en place par les militants. Ils se soumettent, avec une méthodologie différente, à leurs propres tests d’urine qui se révèlent négatifs et attaquent les responsables de la « CG » pour « communication mensongère ». Cette mise en doute de la scientificité et de la validité des actions militantes culmine avec l’organisation d’une conférence de presse en février 2021 visant à montrer la supériorité des choix méthodologiques des agriculteurs et la faiblesse du dispositif scientifique déployé par les « pisseurs involontaires ». Dans un contexte tendu où une partie de la communauté agricole se dit victime « d’agribashing » (Garnier 2020), une controverse scientifique s’installe sur la validité des tests d’urines, doublée d’une polémique autour de la « CG » perçue comme une agression supplémentaire.
Ainsi, le régime de la controverse « durable » créé par le glyphosate devient une véritable macro-controverse dans laquelle s’inscrivent de nombreuses micro-controverses, concentrées autour de désaccords précis qui opposent des acteurs fortement polarisés dans la macro-controverses ou d’autres collectifs et acteurs ad hoc. Dans ce contexte, en construisant une campagne citoyenne et militante d’évaluation des risques, les « pisseurs » semblent non seulement remettre en question la légitimité de l’évaluation des risques mais aussi viser à se réapproprier la responsabilité de la production du savoir sur les pesticides dans l’espace public comme d’autres « experts-militants » (Foyer 2012). Les savoirs citoyens produits servent alors d’arguments dans la controverse durable sur le glyphosate et transforment une contamination possible en véritable « controverse publique » (Rennes 2016). Cependant, le dépôt d’une plainte collective et la médiatisation du mouvement des « pisseurs involontaires » provoquent une polémique multiple où plusieurs tiers (opinions, médias, justice) sont convoqués (Lemieux 2007). Dans une forme de mise en abîme des controverses, l’expertise construite par les militants se retrouve contestée à son tour par des agriculteurs qui lui opposent d’autres tests et d’autres protocoles et ouvrent une controverse supplémentaire sur l’évaluation de la contamination au glyphosate. Dès lors, ces micro-controverses au cœur de la macro-controverse sur le glyphosate, nous amènent à interroger les processus par lesquels s’installe l’affrontement de différentes formes de savoirs et d’expertises dans l’espace public. Comment ces acteurs d’une controverse se réapproprient-ils non seulement des logiques médiatiques et communicationnelles, mais aussi des processus de production du savoir à même de redéfinir les rapports entre science et société en général ?
Cet article s’appuie sur un triple corpus – presse, dispositifs et entretiens – analysé au travers d’une triple méthodologie – analyse des discours,analyse techno-sémiotique des dispositifs et analyse de la controverse – qui s’appuie sur des travaux précédents ou menés au sein de la discipline. De prime abord, nous nous sommes intéressé à la médiatisation de la controverse en constituant un large corpus d’articles de la presse quotidienne régionale et nationale (n=733)1. Nous nous concentrons ici sur la place accordée aux prises de paroles des militants, des agriculteurs et des scientifiques par le biais du verbatim. Si ce corpus illustre l’émergence d’une expertise citoyenne autour de la question des risques, il dramatise peu à peu la controverse scientifique qui oppose « pisseurs » et agriculteurs, jusqu’à prendre un tournant agonistique dans sa narration. Ensuite, nous avons intégré à notre analyse l’ensemble des dispositifs développés dans le cadre de la campagne : d’une part, les sites web et la « mallette pédagogique » qui accompagnent les actions des collectifs locaux de la « CG » ; d’autre part, les communiqués produits et les conférences de presse organisées par les différentes fédérations d’agriculteurs (FDSEA) impliquées dans la controverse scientifique sur la validité des tests. Nous nous intéressons tout particulièrement aux artefacts construits par les dispositifs (questionnaires, plaintes, données, protocoles, documents, états de l’art, etc.) qui accompagnent l’émergence d’une expertise citoyenne sur l’évaluation des risques ou sur sa remise en cause. Enfin, nous avons mené des entretiens avec les protagonistes de la « CG » et des représentants du monde agricole. Ces entretiens ont permis d’échanger plus spécifiquement sur les enjeux des différentes actions menées par les acteurs tout comme sur leur perception et sur leur posture dans les controverses à l’œuvre ici. Nous observons ainsi des oppositions profondes et une polarisation des acteurs qui se construit non pas sur des visions différentes du monde mais en même temps sur l’enjeu d’une redéfinition de la nature et des limites du champ scientifique de l’évaluation des risques environnementaux et sanitaires et de leur gestion technoscientifique (Aulagnier et Goulet 2017). Ces oppositions traduisent le régime d’incertitude scientifique propre à la controverse et illustrent également la transformation des relations entre science, société et experts marquée par le doute et par la méfiance réciproque (Demortain 2015). Cet article s’inscrit donc dans la lignée d’autres travaux que nous avons menés sur la controverse scientifique, sur les nombreuses polémiques médiatiques et affaires autour du glyphosate, ainsi que sur une réflexion plus large sur la place de l’analyse des controverses en sciences de l’information et de la communication (Allard-Huver 2021).
La « campagne glyphosate » ou les « pisseurs involontaires de glyphosate »
Née dans la mouvance d’autres mouvements liés à l’opposition aux pesticides et aux OGM notamment celui des « Faucheur svolontaires d’OGM »,l’association « Campagne Glyphosate » a été créée en avril 2018 à Foix en Ariège. Dominique Masset, son fondateur, est un faucheur volontaire de longue date, condamné à plusieurs reprises pour ses actions militantes. Entre 2016 et 2017, des faucheurs volontaires mènent de nombreuses opérations visant à rendre impropre à la vente des bidons d’herbicides dans des jardineries ce qui leur vaudra d’être mis en examen. Les militants décident alors de faire analyser leurs urines afin de verser ces éléments au dossier et de prouver qu’ils ne sont « pas que des lanceurs d’alerte mais aussi des victimes » 2 des pesticides et notamment du glyphosate : ils se nomment alors « pisseurs involontaires de glyphosate ». S’appuyant sur cette expérience, l’association lance ses premiers prélèvements en avril 2018, après avoir développé un protocole mêlant prélèvement d’urine, questionnaire de vie et dépôt de plainte, avec un modèle de plainte commun. Intitulée « J’ai des pesticides dans mes urines. Et toi ? ». La « Campagne citoyenne de recherche de glyphosate », ainsi présentée dans le document d’accompagnement de la « mallette pédagogique » créé pour l’occasion, s’appuie sur le réseau des comités locaux des « faucheurs volontaires » pour se diffuser. Elle se conclura en 2020, avec plus de 175 séances de prélèvement sur 63 départements et plus de 6 800 personnes « prélevées », majoritairement dans l’ouest de la France où le mouvement a été particulièrement suivi. Si dès le départ la « CG » souhaite s’attaquer aux pesticides en général, un flou subsiste sur la véritable cible de l’action citoyenne. Par métonymie tout autant que pour sa notoriété et son caractère controversé, le glyphosate apparaît comme « un marqueur » pour cristalliser l’attention des populations autour de la contamination aux pesticides en général.
Un protocole strict au cœur d’une démarche d’expertise citoyenne
HLe dispositif de la « CG » est construit en prenant en compte plusieurs logiques – info-communicationnelle, scientifique et judiciaire – qui témoignent d’une visée stratégique assumée et qui font preuve d’un haut niveau de préparation et d’expertise citoyenne (Carlino et Stein 2019; Chambru 2015; Libaert et Pierlot 2005). Se retrouve également une forme classique de professionnalisation d’un mouvement social qui bénéficie de l’expertise stratégique et tactique « militante » et d’une culture médiatique et politique héritée des « faucheurs volontaires » (Allard-Huver 2017).
De prime abord, c’est une logique informationnelle et communicationnelle qui est mise en avant par les acteurs. Des vidéos d’information et un documentaire sur les dangers des pesticides servent de point de départ aux réunions de lancement. La « mallette pédagogique » et le site fournissent un certain nombre de références scientifiques sur la question des pesticides, ainsi que des rapports et des documents produits par d’autres associations, inscrivant l’action de la « CG » dans un milieu associatif structuré. De plus, au travers des réseaux sociaux, des sites et d’un dossier de presse regroupant des articles décrivant la démarche et des interviews des militants, les enjeux sont clairement d’ordre communicationnel [7][28]. La campagne bénéficie d’une notoriété nationale lors de son lancement et profite de l’attention de l’opinion consécutive à la diffusion d’un reportage d’Envoyé Spécial mettant en scène les tests d’urine de personnalités célèbres [13]. L’importance de la couverture médiatique – pas loin de 733 articles dans la presse quotidienne et régionale consacrés aux « pisseurs de glyphosate » sans compter les passages radiophonique et télévisuels que nous n’avons pas intégrés à notre corpus – témoigne en effet du succès de la mobilisation et de sa mise à l’agenda médiatique. La prédominance des quotidiens régionaux de l’ouest de la France (Ouest-France, Charente Libre, Le Télégramme, Sud- Ouest) est cohérente avec les zones où les prélèvements furent les plus nombreux. Au-delà de cette réussite, certains éléments dénotent un caractère parfois « amateur », comme un logo crayonné visible sur le site de l’association ou l’erreur communicationnelle – regrettée par Dominique Masset – d’avoir choisi de mettre l’accent sur le glyphosate plutôt que sur les pesticides en général.
Ensuite, c’est une logique scientifique qui est construite non pas tant au travers des prélèvements d’urines qu’au travers du questionnaire « mode de vie ». En effet, lors de notre entretien, Dominique Masset rappelle à plusieurs occasions qu’il a bien conscience du caractère « non représentatif » de l’échantillon de population concerné par les tests d’urines. Cependant, dans le but de traiter les données recueillies lors des « pisseries » par le biais des questionnaires « mode de vie » [6], la « CG » a constitué autour d’elle : « un groupe scientifique […] pour traiter ces questionnaires. Il regroupe statisticiens, médecins, biologistes, sociologues, cartographes, spécialistes de l’eau, etc. » [5]. On observe ici une volonté très nette « d’équiper » le risque par le biais de données statistiques à même de servir d’argument d’autorités dans la controverse (Gilbert 2003). Pour évaluer la contamination au glyphosate, un double choix est fait : le test Elisa développé par le laboratoire allemand BioCheck qui s’appuie sur la détection d’anticorps spécifiques au glyphosate, et la marque symbolique de 0,1 ng/ml qui correspond à la limitation de résidus autorisés dans l’eau potable. Le choix d’un test d’urine est aussi un choix stratégique dans la macro-controverse, car il s’agit de renforcer le poids de l’alerte par une preuve d’exposition au risque répétée et constante : « L’idée est de démontrer que le fait d’uriner normalement, plusieurs fois par jour, n’empêche pas la présence constante de glyphosate dans l’organisme. » [26]. Ce choix est également explicité par Caroline Amiel, maîtresse de conférences en biologie à l’Université de Caen, conseillère régionale EELV, associée à la « CG » et engagée politiquement sur le sujet : « C’est vrai. On se base sur ce que l’on connaît : le seuil maximal autorisé dans l’eau du robinet. Si le taux [de glyphosate] dans les urines est au-dessus, on se dit que quelque chose ne va pas. » [12]. Néanmoins, au travers de nos entretiens tout comme des verbatim, l’impossibilité de trancher sur la dangerosité ou les facteurs de contamination domine : « Ce test ne donne pas de réponse sur la dangerosité, insiste Caroline Amiel […] Le but c’est d’alerter pour lancer des études sérieuses sur la question » [10].
Enfin, le dispositif estétabli dans une logique judiciaire avec l’objectif d’associer aux prélèvements une plainte collective de citoyens pour « mise en danger de la vie d’autrui », « tromperie aggravée » et « atteinte à l’environnement » [4]. Le protocole des prélèvements d’urines – à jeun, devant huissier, avec stérilisation puis envoi scellé des colis – relève d’une démarche cadrée et de la volonté de donner le maximum de chance de succès à la procédure judiciaire engagée : « Toute la procédure judiciaire se base sur la rigueur et la justesse de ces prélèvements […] Toute erreur ou doute amènerait l’annulation du lot incriminé et serait lourd de conséquences (crédibilité, impact financier etc.). Donc de la rigueur, de la rigueur et encore de la rigueur. » [5]. Les citoyens interrogés par les médias ont bien conscience de ce point : « la moindre erreur peut invalider les analyses. Il faut faire très attention » [3]. De même, la presse rappelle à chaque occasion ce protocole strict et donne aussi la parole aux huissiers de justice présents lors des « pisseries » : « Les prélèvements se sont effectués en présence de deux huissiers, Fabrice Langer et Sophie Lucas, de Loudéac : «Notre rôle est de certifier que le protocole a bien été suivi. Le constat sera transmis à la justice et il doit être inattaquable» » [25]. L’expertise citoyenne se double d’une prise en compte des procédures scientifiques et d’une volonté de jouer à « armes égales » (Latour 2012) ainsi que d’un processus qui traduit un changement de statut des citoyens face à la science, ses incertitudes et leurs conséquences.
En effet, la plainte est présentée à de multiples reprises comme la pierre d’achoppement d’un changement des rapports entre les acteurs de la macro-controverse. Son objectif premier est l’alerte par la mise en accusation des acteurs en charge de l’évaluation des risques (Pascual Espuny 2014). Ainsi, la plainte permet aux « pisseurs » de remettre en cause le processus d’évaluation scientifique des risques lorsqu’ils réclament : « de vraies études pour savoir. Pas payées par le fabricant » [8]. Les citoyens interrogés témoignent de leur connaissance des enjeux scientifiques de la controverse en questionnant les principes de la toxicologie classique : « Ce n’est pas la dose qui pose problème. C’est la présence de glyphosate dans nos organismes. » [8], ainsi que les processus de gestion du risque : « Nous remettons en cause les méthodes d’autorisation de mise sur le marché des molécules au niveau européen » [22]. Enfin, un des motifs de la plainte est la « tromperie aggravée » [4] qui fait directement référence aux polémiques sur le glyphosate et sur la transparence de l’évaluation du risque et suscite la colère des « pisseurs » : « Il y a une tromperie depuis le début, où les industriels ont présenté le glyphosate comme un désherbant écologique » [14] ou bien « le but est de savoir si la multinationale qui a fabriqué le Roundup®,[…] n’a pas menti lors de sa mise sur le marché » [1].
En somme, c’est un processus de renversement de la perspective qui se construit ici autour de plusieurs enjeux : 1) alerter massivement l’opinion, une victoire selon l’avocat de la « CG », Guillaume Tumerelle : « Quelque part, on a déjà gagné puisqu’il s’agissait d’alerter les magistrats et l’opinion publique » [32] ; 2) montrer le sérieux des actions des citoyens : « Je veux montrer que l’empoisonnement par le glyphosate n’est pas une vue de l’esprit d’écologistes allumés. » [29] ; 3) dépasser l’aspect agonistique de la polémique pour remettre les enjeux scientifiques au cœur de la controverse : « Depuis des années, on est dans un combat d’experts, le rapport au glyphosate devient une opinion : là, on est dans le factuel » [14] et, enfin, 4) contribuer au changement des pratiques agricoles en général : « contre le système agro-industriel incarné par les multinationales de l’agrochimie, responsables de l’empoisonnement de la planète et de ses habitants actuels et futurs » [21]. Au-delà d’une prise de conscience environnementale et sanitaire, les « pisseurs involontaires » montrent que l’émergence d’une conscience du risque est concomitante d’un mouvement de mise en doute et de prise en compte des incertitudes dans le processus de construction, de validation et de circulation du savoir scientifique tout autant que de la réutilisation du savoir scientifique par des ctoyens dans la controverse. Cependant, en cherchant à produire leur propre savoir et à inverser la charge de la preuve, les citoyens provoquent à leur tour une controverse scientifique et une polémique médiatique autour de la validité des tests d’urine et de la question même de l’évaluation de la contamination au glyphosate.
De la victime « involontaire » au citoyen agissant : questionner et remettre en cause l’évaluation des risques
Elaborée comme une « action collective, concertée et coordonnée » [5], la « campagne citoyenne de recherche » s’affirme dès le départ comme un mouvement visant à transformer le rapport qu’ont les citoyens avec les risques liés aux pesticides : « Je me lève pour affirmer mon refus d’être en permanence exposé à des pesticides qui mettent en danger ma santé, celle de mes proches et celle de tous les êtres vivants sur terre » [5]. En effet, pour nombre de citoyens interrogés, un sentiment d’incompréhension face aux résultats positifs des tests domine : « Bernard Fouchault ne sait pas bien comment expliquer son taux. Il avance : «Je mange bio à 95 % ; je bois un litre de thé tous les matins…»» [27]. Les analyses de l’environnement et du mode de vie, notamment les choix en matière d’alimentation, reviennent le plus souvent pour exprimer l’incompréhension entre ce qui était censé « protéger », par exemple une alimentation bio, et les résultats du test. Apparait une forme de préoccupation où le « souci de soi » se transforme en véritable « volonté de savoir » et pour reprendre le contrôle face aux incertitudes du « non-savoir » (Foucault 2009) sur les risques liés aux pesticides et sur l’origine d’une contamination. Ce « non-savoir » est bien ce qui motive les citoyens à savoir, pour pouvoir enfin agir : « On ne sait pas sur quoi agir pour que ça baisse, c’est ça qui est flippant » [33]. Dès lors, le dispositif de la « CG » devient le catalyseur d’une transformation des citoyens dans un engagement plus large : de public subissant, ils deviennent un public « conscient » puis se mobilisent en tant que « partie agissante » (Chavot et Masseran 2010; Grunig 2013). Plus encore, de public « non-sachant », ils deviennent un public producteur de savoir sur soi avec l’espoir que ce savoir leur permettra de se réapproprier une forme de « pouvoir » personnel sur le risque, voire de se réapproprier des logiques propres au « biopouvoir ». Ce faisant, c’est un processus de redéfinition de l’espace public du savoir et des rapports de force entre les différents champs (scientifiques, politiques, etc.) qui est à l’œuvre et qui s’incarne dans un artefact bien précis : celui de la plainte.
En effet, la plainte est présentée à de multiples reprises comme la pierre d’achoppement d’un changement des rapports entre les acteurs de la macro-controverse. Son objectif premier est l’alerte par la mise en accusation des acteurs en charge de l’évaluation des risques (Pascual Espuny 2014). Ainsi, la plainte permet aux « pisseurs » de remettre en cause le processus d’évaluation scientifique des risques lorsqu’ils réclament : « de vraies études pour savoir. Pas payées par le fabricant » [8]. Les citoyens interrogés témoignent de leur connaissance des enjeux scientifiques de la controverse en questionnant les principes de la toxicologie classique : « Ce n’est pas la dose qui pose problème. C’est la présence de glyphosate dans nos organismes. » [8], ainsi que les processus de gestion du risque : « Nous remettons en cause les méthodes d’autorisation de mise sur le marché des molécules au niveau européen » [22]. Enfin, un des motifs de la plainte est la « tromperie aggravée » [4] qui fait directement référence aux polémiques sur le glyphosate et sur la transparence de l’évaluation du risque et suscite la colère des « pisseurs » : « Il y a une tromperie depuis le début, où les industriels ont présenté le glyphosate comme un désherbant écologique » [14] ou bien « le but est de savoir si la multinationale qui a fabriqué le Roundup®,[…] n’a pas menti lors de sa mise sur le marché » [1].
En somme, c’est un processus de renversement de la perspective qui se construit ici autour de plusieurs enjeux : 1) alerter massivement l’opinion, une victoire selon l’avocat de la « CG », Guillaume Tumerelle : « Quelque part, on a déjà gagné puisqu’il s’agissait d’alerter les magistrats et l’opinion publique » [32] ; 2) montrer le sérieux des actions des citoyens : « Je veux montrer que l’empoisonnement par le glyphosate n’est pas une vue de l’esprit d’écologistes allumés. » [29] ; 3) dépasser l’aspect agonistique de la polémique pour remettre les enjeux scientifiques au cœur de la controverse : « Depuis des années, on est dans un combat d’experts, le rapport au glyphosate devient une opinion : là, on est dans le factuel » [14] et, enfin, 4) contribuer au changement des pratiques agricoles en général : « contre le système agro-industriel incarné par les multinationales de l’agrochimie, responsables de l’empoisonnement de la planète et de ses habitants actuels et futurs » [21]. Au-delà d’une prise de conscience environnementale et sanitaire, les « pisseurs involontaires » montrent que l’émergence d’une conscience du risque est concomitante d’un mouvement de mise en doute et de prise en compte des incertitudes dans le processus de construction, de validation et de circulation du savoir scientifique tout autant que de la réutilisation du savoir scientifique par des ctoyens dans la controverse. Cependant, en cherchant à produire leur propre savoir et à inverser la charge de la preuve, les citoyens provoquent à leur tour une controverse scientifique et une polémique médiatique autour de la validité des tests d’urine et de la question même de l’évaluation de la contamination au glyphosate.
La guerre des urines
La force du dispositif de la « CG » réside dans sa grande préparation. Outre son inscription dans une thématique d’actualité, le mouvement offre aux quotidiens régionaux des « rendez-vous » médiatiques réguliers et une narration dramatique incrémentielle : de la réunion d’information aux « pisseries » iconoclastes, de la stupéfaction face aux résultats des tests jusqu’au dépôt de plainte organisé comme un happening citoyen. Si le traitement médiatique des « pisseurs » est globalement neutre, certains articles comme ceux du Mensuel du Morbihan sont plus critiques sur les actions de la « CG » [23]. Cependant, cette très forte médiatisation suscite l’ire de nombreux agriculteurs concernés par la controverse sur la toxicité du glyphosate et par la menace de son interdiction. Dans un contexte tendu pour les agriculteurs dont certains ont le sentiment d’être victimes d’« agribashing » (Garnier 2020), la presse met également en avant les réponses de ces derniers qui perçoivent les actions des militants comme des attaques, un manque de confiance à leur égard et une forme d’ingérence dans leurs pratiques et leurs métiers. Ainsi, à la médiatisation de la « CG » et de ses enjeux, fait suite la mise en scène d’une opposition croissante entre les « pisseurs involontaires » et les agriculteurs devenus « pisseurs volontaires ». En effet, des fédérations locales d’agriculteurs organisent des tests contradictoires qui remettent en cause le protocole et le laboratoire choisi par la « CG » et amorcent une controverse scientifique complexe. Elle se conclut avec l’organisation par la FRSEA Bretagne d’une conférence en février 2021 dans le but de « dévoiler comment le test de mesure de la présence ou non de traces de glyphosates dans les urines a été détourné pour effrayer les consommateurs » [24]. Plus encore, la controverse scientifique sur la validité des tests se transforme en polémique où « la campagne citoyenne de recherche de glyphosate » est disqualifiée, réduite à un simple coup médiatique. Cette micro-controverse doublée d’une polémique témoigne de la difficulté de produire une expertise et un savoir citoyen dans le contexte agonistique de la controverse durable sur le glyphosate.
Un régime de controverses multiples
Dans le cadre de cet article, nous avons pris contact avec les principaux syndicats agricoles ayant pris part à la polémique. Franck Pellerin, Secrétaire général de la FDSEA du Morbihan nous a retracé la chronologie des interrogations qui ont conduit aux actions des agriculteurs. Ainsi à la « prise de connaissance dans les journaux » de la « CG » succède alors une phase de doute face aux « pisseurs de tests Elisa » qui provoque une mise en question de la validité des tests. En juillet 2019, les agriculteurs du Morbihan organisent leurs « contre-tests » en choisissant une méthode différente, celle de la chromatographie en phase liquide associée à la spectrométrie de masse (LC-MS/MS). Alors que la méthode choisie par la « CG » cherche dans l’urine des anticorps spécifiques à la présence de glyphosate et de ses produits de dégradation, la méthode choisie par les agriculteurs cherche la présence de la molécule en question. Comme le précise Franck Pellerin, si ces tests visent à « rassurer » une partie des agriculteurs inquiets pour leur santé, ils servent avant tout à remonter « le moral des agriculteurs » affecté par ce qu’ils estiment être un « lynchage » dans les médias. Les résultats des tests s’avèrent tous négatifs. Organisant à leur tour une campagne de communication et une réunion avec la presse, les agriculteurs tiennent à rétablir la confiance avec le public dans les pratiques agricoles sans minimiser les risques liés aux pesticides mais pour « apporter quelques arguments face aux messages de peur infondés qui circulent » [15]. A leur tour, certains « pisseurs involontaires » questionnent la validité des tests réalisés par les agriculteurs de la FNSEA et le conflit scientifique se poursuit par communiqués de presse et articles interposés : « Le laboratoire allemand est […] tout à fait fiable et organisé pour effectuer de telles analyses, indique le groupe Bretagne des pisseurs involontaires, qui estime que « celui utilisé pour les tests de la FDSEA 56 » ne donne « aucune garantie » sur le protocole utilisé » [20]. Les journaux se font alors écho de cette controverse qui s’installe. Ils médiatisent de même l’opposition entre les scientifiques : entre ceux qui remettent en cause le protocole de la « CG » – « Des témoins sont-ils systématiquement utilisés pour vérifier que les résultats de leur analyse ne sont pas des faux positifs ? questionne Frédéric Suffert, chercheur à l’Inra. » [11] – et ceux qui le défendent – « Selon [Eric Thybaud, responsable du pôle toxicologie écotoxicologie à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris)], «les tests Elisa sont fiables», si le protocole est respecté » [12]-. Le dispositif déployé par les fédérations d’agriculteurs pour remettre en cause la « CG » culmine avec l’organisation en février 2021 d’une conférence intitulée « Glyphosate : présence dans l’urine humaine ? la face cachée des tests » [18]. S’appuyant sur un état de l’art des études sur les tests d’urine mené par Joël Guillemain, toxicologue à la retraite et ancien membre du comité d’étude scientifique sur la toxicité des OGM à l’ANSES, la réunion a pour objectif de dé- montrer le « mensonge organisé avec l’appui de scientifiques » et « la non-fiabilité de la méthode » [17]. Cependant, en l’absence de consensus scientifique sur les méthodologies d’analyse, cette conférence est loin de clore la micro-controverse sur la validité des tests. En effet, la micro-controverse sur la validité des différents tests s’installe au cœur de la macro-controverse plus large et ouvre une autre controverse sur la question même de la mesure du risque de contamination : « Positif pour les uns, négatifs pour les membres de la FDSEA. Qui faut-il croire ? «Le problème, soupire un scientifique de l’Inra, c’est qu’on ne peut rien conclure de ces analyses»» [9]. Un point qui interroge les journalistes dès 2019 : « Aujourd’hui, il n’existe pas de méthode officielle pour mesurer le taux d’exposition au glyphosate. Ni de seuil critique légal » [2]. En effet, comme le rappelle dans ses travaux le Pr. Nicolas Venisse, responsable de pharmacocinétique au CHU de Poitiers, l’omniprésence de glyphosate dans les fluides humains ne fait aucun doute : « Des études complémentaires sont nécessaires pour améliorer l’évaluation des risques et la gestion de ce produit chimique controversé » (Venisse et Dupuis 2019). De même, pour les chercheurs, sans disqualifier définitivement une méthodologie ou une autre, il est nécessaire d’établir une méthode commune d’évaluation de la contamination au glyphosate (Connolly et al. 2020, 2020 ; Gillezeau et al. 2019 ; Soukup et al. 2020 ; Vandenberg et al. 2017). Cependant, au-delà d’une analyse de la littérature et des tests contradictoires, l’analyse des discours (dispositifs, médias, entretien) traduit le « tournant agonistique » et la dimension polémique qui s’engagent autour de la micro-controverse sur les « glyphotests » dans un processus qui rappelle celui de la macro-controverse sur le glyphosate.
La mise en abîme des controverses
Dans un contexte d’incertitude scientifique sur la validité des études sur les résidus et sur les méthodes de mesure d’une contamination au glyphosate et en l’absence de tests en double aveugle croisant les deux méthodologies, c’est sur le champ de la polémique que se construit le débat entre les acteurs. La presse couvre alors cette « bataille des éprouvettes » construite « à l’opposé d’une démarche scientifique en quête d’un maximum d’objectivité. » [9]. Ainsi, une partie des agriculteurs considère que la démarche entreprise par la « CG » n’est qu’un coup médiatique. Ils retournent l’accusation d’une évaluation des risques manipulée par les lobbys de l’industrie phytosanitaire en accusant la société civile d’être manipulée par le « lobby bio », voire d’être des « marchands de peur » comme l’estime Arnold Puech d’Alissac, président de la FNSEA Normandie : « Il y a beaucoup de désinformation, car le lobby du bio a besoin de vanter ses mérites […] Ce sont des marchands de peur ! » [31]. De même, dans la presse quotidienne régionale, une des premières réponses étayées d’un détracteur de la « CG » est celle de Patrick Lesaffre qui fait usage d’arguments pro-glyphosate classiques comme la faible dangerosité du glyphosate : « 50 % moins importante que le sel de cuisine », ou l’inscription des opposants au glyphosate dans le marketing de la peur : « On a l’impression que le but est d’être dans un état anxiogène pour faire peur et la peur, c’est très vendeur. Alors que le glyphosate est très soft » [30]. De plus, certains journalistes accusent le laboratoire BioCheck et sa fondatrice Monika Krüger d’être des militants «anti»: « La méthode utilisée par BioCheck laisse sceptique la communauté scientifique. Sur le plan éthique, le labo n’est pas exempt de reproches non plus. Sa cofondatrice, Monika Krüger, s’est clairement exprimée dans la presse allemande pour le retrait de la molécule du marché » [23]. L’argument ad hominem – la prise de parole de la fondatrice du labo BioCheck – permet alors de disqualifier la méthode choisie par la « CG ». Une stratégie de contre-feu que dénoncent les « pisseurs » : « On n’entrera pas dans une querelle de boutiquier ! Remettre en cause nos tests et la méthode Élisa […] c’est de l’enfumage » [16]. On se retrouve ici avec un processus de retournement classique propre à une démarche de communication sur des sujets sensibles : certains considèrent que les militants ne sont que des lobbyistes « comme les autres », perclus de conflits d’intérêts qui ne cherchent qu’à susciter la peur dans l’opinion. C’est donc bien une forme de mise en abîme de phénomènes et de processus qu’on observe par ailleurs dans la macro-controverse sur le glyphosate qu’on retrouve dans ces micro-controverses (sur les tests, sur la dangerosité). Ainsi, la « guerre des urines » emploie les mêmes procédés de communication sur des sujets sensibles à l’œuvre dans la macro-controverse pour disqualifier l’expertise citoyenne. La polarisation et le soupçon se sont installés entre tous les acteurs – agriculteurs, citoyens, scientifiques – ce qui amènera Franck Pellerin à regretter, lors de notre entretien, la disparation de la « société de la confiance ».
Conclusion
« Pipi militant », « pisser dans une éprouvette plutôt que dans un violon », « la guerre des urines », autant d’expressions imagées qui retracent depuis près de trois ans une controverse autour des « glyphotests ». A travers nos entretiens ainsi que l’analyse du corpus de presse et des dispositifs, nous avons observé plusieurs éléments qui s’inscrivent pleinement dans la question d’une redéfinition des rapports entre sciences, savoirs et citoyens au-delà d’une énième campagne d’alerte ou d’une simple controverse sur les pesticides et le glyphosate. En effet, ce travail illustre la manière dont les citoyens s’emparent à leur échelle d’une controverse scientifique. D’une part, tout en étant conscients des limites de leur pratique, ils cherchent à transformer l’incertitude du « non-savoir » sur les risques en une volonté de production d’un savoir citoyen et militant. D’autre part, les militants font montre d’une volonté de se réapproprier les codes de la science pour questionner les paradigmes de l’évaluation des risques en général. Notre analyse du corpus traduit le fait que le conflit qui oppose agriculteurs et « pisseurs involontaires de glyphosate », loin d’être une simple controverse sur la validité ou non des tests d’urines, s’inscrit dans une opposition polémique entre des acteurs « durablement » polarisés et aux visions du monde qui s’opposent. Ces oppositions se manifestent par une forme d’incommunication entre les acteurs, encouragée par certains médias dans leur présentation polémique de la campagne et des oppositions entre les acteurs. Ce sont ensuite des processus qui relèvent de la communication sur des sujets sensibles qui conduisent à renforcer le caractère agonistique de la polémique pour aboutir à des disqualifications réciproques mais aussi à une forme de statu quo qui renvoie la micro-converse au régime de la macro-controverse tout en ouvrant un champ de controverses supplémentaires ce que nous désignons comme la mise en abîme de la controverse. Pour autant, au fil du temps, se manifeste, dans le corpus, une forme de consensus sur la nécessité de réaliser des tests croisés, comparant les méthodologies et disposant d’un échantillon plus varié de participants. Loin d’avoir un avis tranché sur la fiabilité ou non des tests, c’est la question de l’exposition ou non des populations qui devient la principale question scientifique. Ainsi en sonnant l’alerte, avec un test parfois contesté, le collectif des « pisseurs involontaires » met au cœur du débat la question de l’évaluation des risques pour la population en général mais aussi pour une partie des agriculteurs, public « conscient » des risques et qui se sent concerné (Grunig 2013). Ce faisant, la CG investit un domaine du non-savoir et contribue à alerter les scientifiques (Comby 2015). Il s’agit, in fine, de remettre à l’agenda scientifique la question de l’évaluation des contaminations et la nécessité pour les chercheurs de s’emparer à leur tour de cette micro-controverse aux enjeux majeurs et qui a tout pour devenir à son tour une macro-controverse durable.
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Auteur
François Allard-Huver
Maître de Conférences en Communication stratégique et numérique à l’Université de Lorraine, Nancy, chercheur au Centre de recherche sur les médiations (CREM). Ses travaux de recherche s’intéressent aux controverses scientifiques, environnementales et sanitaires et plus spécifiquement aux pesticides et à l’alimentation.
francois.allard-huver@univ-lorraine.fr