La télévision en ligne : enjeux de régulation et pratiques de diversité culturelle en Afrique subsaharienne
Résumé
Cet article s’inscrit dans la continuité des travaux sur les industries culturelles et la régulation de l’audiovisuel. Les auteurs postulent que l’entrée en scène de la télévision en ligne, y compris la web TV, ne garantit pas une diversité des contenus et des expressions en Afrique. Pour vérifier cette hypothèse, ils ont choisi trois pays de l’Afrique subsaharienne francophone qui ont adopté de nouveaux textes intégrant les publications numériques : le Bénin, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. L’analyse juridico-politique de ces textes, d’une part, et l’examen exploratoire des contenus des médias télévisuels publics et privés en ligne, d’autre part, permettent d’affirmer que la télévision en ligne n’est ni encore diversifiée en termes linguistique, religieux et ethnique, ni équilibrée du point de vue des thématiques abordées. L’article invite à une meilleure règlementation et de meilleures pratiques, qui garantiraient aux pays africains la souveraineté numérique et la diversité culturelle.
Mots clés
Télévision en ligne, web TV, médias numériques, régulation, diversité culturelle, Afrique.
In English
Title
Online television: regulatory challenges and practices of cultural diversity in sub-Saharan Africa
Abstract
This paper is a continuation of the work on the cultural industries and the regulation of the audiovisual sector. It postulates that the entry on the scene of online television, including Web TV, does not guarantee a diversity of content and expressions in Africa. To put this hypothesis to test, the paper selects three countries in French-speaking sub-Saharan Africa which have adopted new texts integrating digital publications: Benin, Senegal and Côte d’Ivoire. The legal-political analysis of these regulations, on the one hand, and the exploratory examination of public and private online television media, on the other, allow us to affirm that for now online television is neither yet diverse in linguistic, religious and ethnic terms, nor balanced on the themes addressed. The paper then pleads for a better regulation and better practices which could guarantee African countries digital sovereignty and cultural diversity.
Keywords
Online television, Web TV, Digital media, Regulation, Cultural diversity, Africa.
En Español
Título
Televisión Online: Desafíos Regulatorios y Prácticas de Diversidad Cultural en África Subsahariana
Resumen
Este artículo es una continuación del trabajo sobre las industrias culturales y la regulación del sector audiovisual. Postula que la entrada en escena de la televisión online, incluida la Web TV, no garantiza una diversidad de contenidos y expresiones en África. Para probar esta hipótesis, eligió tres países en África subsahariana de habla francesa que han adoptado nuevas leyes que integran publicaciones digitales: Benin, Senegal y Costa de Marfil. El análisis jurídico-político de estas reglamentaciones, por un lado, y el examen exploratorio de los medios de televisión online públicos y privados, por el otro, permiten afirmar que la televisión online ya no es diverso en términos lingüísticos, religiosos y étnicos, o equilibrados en los temas abordados. Luego, el artículo invita a una mejor regulación y mejores prácticas, que garanticen la soberanía digital y la diversidad cultural de los países africanos.
Palabras clave
Televisión online, Web TV, Medios digitales, Regulación, África.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Moumouni Charles, Seck-Sarr Sokhna Fatou, « La télévision en ligne : enjeux de régulation et pratiques de diversité culturelle en Afrique subsaharienne », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/2, 2021, p. à , consulté le mardi 15 octobre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/dossier/13-la-television-en-ligne-enjeux-de-regulation-et-pratiques-de-diversite-culturelle-en-afrique-subsaharienne/
Introduction
Les médias de service public, quels que soient leurs techniques et moyens, sont des vecteurs cruciaux de la diversité des expressions culturelles (Unesco, 2015). L’interdépendance entre la diversité des médias et la diversité des expressions culturelles est un fait généralement admis. C’est au nom de la préservation de cette diversité que des États et des institutions internationales plaident pour l’instauration de politiques publiques nationales et régionales visant à faire des créations de l’esprit, dont l’audiovisuel, une « exception » au libre marché (Mattelart, 2005, p.3).
Dans l’univers audiovisuel fondé sur le recours aux ondes hertziennes, la relative rareté des fréquences disponibles était mise en avant pour justifier le quasi-monopole étatique et la limitation des chaînes privées. En Afrique, pour contourner la rareté des fréquences de télévision, même dans le contexte de développement de la télévision numérique terrestre (TNT), nombre de promoteurs ont lancé leurs activités sur Internet, en diffusant en tant que web TV, youtubeurs ou livestreamers. Ils côtoient désormais les télévisions publiques et privées qui tardent à faire leur migration vers Internet, occasionnant ainsi un déséquilibre du jeu ou un jeu sans règles (Balima, 2012, p.269). Se pose alors la question de savoir si ces nouveaux acteurs favorisent la diversité dans les médias télévisuels (Frau-Meigs et Kiyindou, 2014) et sont suffisamment encadrés en termes de régulation (Adjovi, 2003). Nous postulons d’emblée que l’entrée en scène de ces acteurs ne garantit pas une diversité des contenus et des expressions, mais aussi que les instances de régulation ne disposent pas de marge d’autonomie pour réguler ce secteur audiovisuel en ligne en pleine expansion.
Cet article s’inscrit dans la continuité des travaux sur les industries de contenu (Miège, 2017), la régulation de l’audiovisuel (de la Brosse, 2013) et les pistes de recherche en matière de télévision en ligne (Lotz, Lobato et Thomas, 2018 ; Eriksson et Fitzgerald, 2019). Certes, des recherches ont abordé les questions de diversité des expressions médiatiques avec les médias anciennement bien établis et même avec une dimension numérique, mais elles ont rarement abordé la télévision en ligne sur le terrain de l’Afrique subsaharienne. Dans cette région, trois pays ont récemment adopté de nouvelles lois intégrant les publications numériques : le Bénin, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Ces pays disposent d’instances de régulation a priori habilitées à garantir la diversité des expressions médiatiques et culturelles.
L’article situe d’abord la question de la télévision en ligne dans son contexte politique et géopolitique pour montrer les facteurs internes et externes qui limitent la diversité de leur contenu en Afrique. Il procède ensuite à une analyse sommaire des réglementations en vigueur dans les pays sélectionnés afin de voir dans quelles mesures elles garantissent une diversité des expressions médiatiques et culturelles. À cette dernière fin, l’article se livre à l’exploration d’un corpus de médias en ligne, composé des télévisions publiques nationales, ainsi que des chaînes télévisuelles privées et des web TV ayant les plus fortes audiences sur YouTube Cet examen exploratoire permet de saisir la diversité des contenus des médias télévisuels en ligne, notamment du point de vue thématique, linguistique, religieux et ethnique.
L’Afrique et la géopolitique des médias internationaux
Il convient, dès le départ, de préciser les trois notions clés de la thématique de cet article. La télévision en ligne désigne aussi bien les versions numériques des chaînes existantes sur les fréquences hertziennes que les télévisions exclusivement disponibles en ligne (Aymar, 2018). La diversité culturelle est envisagée comme la « multiplicité des moyens par lesquels les cultures des groupes sociaux et des sociétés trouvent leur expression » (Unesco, 2005). La régulation concerne « l’ensemble des processus juridiques ou techniques par lesquels le comportement des divers acteurs agissant dans le réseau est maintenu et ajusté en conformité avec les règles ou des normes (Arnaud, 1993, p.521).
La prise en compte des perspectives nationales, régionales et internationales de la télévision en ligne en Afrique renvoie à une analyse géopolitique et postcoloniale des médias internationaux. Un tel exercice revient à évaluer « les tendances dans la circulation et la couverture de l’information sur un prisme hégémonique, expliquant les déséquilibres dans la couverture médiatique par un ensemble de pratiques idéologiques qui sont à la fois le reflet des éléments constructifs du système mondial qui, à son tour, est structuré par les forces de la politique et de l’économie internationales » (Brin et Greenberg, 2017, p.5). Cette posture théorique expliquant le déséquilibre informationnel dans les rapports Nord-Sud rappelle les controverses sur le Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (Nomic) dont l’Unesco était le forum dans les années 1970. La question de la diversité dans l’offre télévisuelle en ligne doit être située, à l’échelle internationale, dans la géographie mondiale du journalisme (Marthoz, 2012, p.19), concentrant les médias occidentaux au centre du système mondial de l’information en tant que producteurs, et les médias des pays en développement en périphérie de ce système comme simples consommateurs. Mais, cette perspective critique de la domination culturelle sera nuancée plus loin par celle des politiques nationales de contrôle de l’information qui affectent aussi la diversité culturelle.
La ruée des médias internationaux sur l’Afrique
La ruée des médias internationaux sur l’Afrique depuis les années 2000 remet à l’ordre du jour les débats sur le Nomic. L’Afrique est devenue un continent médiatiquement occupé. Les chaînes et groupes de télévision français, en particulier, dominent le paysage de l’espace francophone comme l’un des marqueurs des relations néocoloniales qualifiées de Françafrique (Blamangin, 2019) : en tête de liste, les chaînes France 24 (première chaîne d’information internationale au Maghreb et en Afrique francophone, atteignant plus de 82% de taux d’écoute chez les cadres et les dirigeants), TV5 Afrique et Canal+ Afrique. Sur l’ensemble des chaînes télévisuelles internationales et panafricaines, les plus regardées sur la zone en dehors de l’offre informationnelle sont principalement les chaînes de divertissement étrangères ou de propriété étrangère : A+, Nollywood TV, Novelas TV, Nina Novelas, Trace Africa[1]. Les résultats de l’étude Africascope de 2016 montrait déjà un paysage médiatique préoccupant de l’Afrique francophone : la part des chaînes nationales n’était que 15% au Gabon, 29% au Cameroun, 35% en Côte d’Ivoire et au Mali. À l’inverse, en RDC, au Burkina Faso et au Sénégal où l’offre locale est très importante, l’étude rapportait que cette part était supérieure à 50% (respectivement 57%, 60% et 70%). La capacité de production locale détermine donc la consommation médiatique locale. Les résultats d’Africascope de 2019, couvrant 11 pays d’Afrique francophone, indiquent que 92% des Africains sondés regardent la télévision de façon quotidienne, en moyenne pendant près de quatre heures (3h56). La télévision est donc un enjeu majeur en Afrique en tant que secteur sensible de souveraineté culturelle.
Le basculement de la diffusion télévisuelle terrestre de l’analogique au numérique pose un autre défi pour la souveraineté culturelle et la promotion de la diversité en Afrique. La télévision numérique terrestre (TNT) comporte de nombreux avantages technologiques, mais aussi des inconvénients géopolitiques pour les pays africains[2]. Le passage de l’analogique au numérique génère pour les États un dividende numérique d’importance stratégique, en rendant disponibles des fréquences qui étaient jusqu’ici affectées par chaîne. Or, les autorités africaines de régulation de l’audiovisuel ont déjà du mal à faire respecter les cahiers de charges en matière de distribution de chaînes hertziennes et de services de bouquets satellitaires. La question se pose alors de savoir comment elles peuvent assurer la souveraineté culturelle de leur pays dans un contexte de développement numérique où les capacités de production de programmes nationaux sont très faibles, voire quasi inexistantes. Dans ces conditions, il est à craindre l’enfermement des Africains dans des offres de consommation télévisuelle étrangères, qui les déconnecteraient de leurs cultures et de leurs réalités locales. Sans encadrement adéquat, la TNT transformera les Africains en consommateurs passifs des cultures de masse venues d’ailleurs, créant ainsi ce que Marcuse appelle « l’univers du discours clos » et le contrôle social par la technique (Marcuse, 1968). À cette domination externe limitant la diversité s’ajoutent les contraintes règlementaires exercées par les dirigeants africains eux-mêmes.
La régulation de la télévision en ligne en Afrique de l’Ouest
L’examen de la règlementation du paysage audiovisuel numérique dans trois pays francophones de l’Afrique de l’Ouest (le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Sénégal) met en évidence une certaine prise de conscience de la diversité, mais aussi un manque d’orientation stratégique en ce qui concerne les enjeux géopolitiques de la télévision numérique et de volonté politique favorisant la diversité des expressions culturelles.
Une régulation de la télévision en ligne au Bénin
Dans « la Loi n°2015-07 du 20 mars 2015 portant Code de l’information et de la communication en République du Bénin », le législateur béninois consacre des dispositions spécifiques aux services télévisuels en ligne. L’article 252 de cette loi stipule que « [l]’exploitation directe ou indirecte en République du Bénin à titre gratuit ou onéreux, d’un site internet fournissant des services de communication audiovisuelle et de presse écrite destinés au public est subordonnée à l’autorisation de la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication [HAAC]. Toutefois, la création ou l’animation de blogs n’est soumise à aucune autorisation préalable », cette définition incluant les web TV et autres médias en ligne. Constatant la création « tous azimuts des médias en ligne sans [son] autorisation préalable », la HAAC du Bénin s’appuie sur les dispositions de l’article 252 pour ordonner « aux promoteurs de tous ces médias en ligne de mettre fin sans délai à toute publication sous peine de se voir appliquer les sanctions prévues par les textes en vigueur » (Communiqué de la HAAC du 7 juillet 2020).
Le législateur et le régulateur béninois sont ainsi plus préoccupés par les menaces que représentent les médias en ligne que par les opportunités qu’ils offrent en termes de diversité, de souveraineté culturelle et d’équilibre géopolitique. Les différentes lois adoptées depuis l’avènement du renouveau démocratique au Bénin en matière de presse sont plus à dominante répressive interne que géopolitique et géostratégique. La « Loi n°2017-20 du 20 avril 2018 portant code du numérique en République du Bénin » n’est pas non plus un texte de positionnement international sur un enjeu stratégique. Elle confie au ministre chargé des Communications électroniques de veiller à des politiques pour augmenter l’accès à Internet et aux services large bande, en reflétant « la diversité des cultures, des langues et des intérêts sociaux » (article 95). Mais, le code se limite à l’organisation du secteur et à la répression des infractions par voie numérique.
Une régulation stricte de la télévision en ligne au Sénégal
Le nouveau Code de la presse adopté par le Sénégal (« Loi n°2017-27 du 13 juillet 2017 portant Code de la presse ») affiche la même tendance répressive que le Bénin dans ses dispositions relatives aux entreprises de presse en ligne. La presse en ligne ne se confond pas avec la communication électronique et est alors exclue du champ d’application de « la Loi n°2018-28 du 12 décembre 2018 portant Code des communications électroniques » au Sénégal (article 2). À la différence des services de communication, l’entreprise de presse en ligne doit éditer son contenu en ligne à titre professionnel ; elle doit employer au moins trois journalistes à titre régulier ; elle doit disposer d’un directeur de publication et d’un rédacteur en chef de dix ans et de sept ans d’expérience respectivement. Dans tous les cas, les services de communication au public en ligne dont l’objet principal est la diffusion de messages publicitaires ou d’annonces, sous quelque forme que ce soit, ne peuvent être reconnus comme des services de presse en ligne (article 178 du Code de la presse).
La définition du législateur sénégalais en ce qui concerne les services audiovisuels en ligne est donc beaucoup plus précise que celle de son homologue béninois souligné précédemment. Mais, le professionnalisme des entreprises de presse en ligne au Sénégal s’accompagne de la responsabilisation des professionnels et des fournisseurs d’accès. La loi les oblige à mettre en œuvre des dispositifs de modération des espaces de contribution personnelle des internautes et d’en avoir la maîtrise éditoriale (article 179). Ils sont pénalement ou civilement responsables du fait du contenu de leurs sites, s’ils n’agissent pas avec diligence (article 181). Ils sont tenus de conserver les données permettant d’identifier toute personne ayant contribué à la création de leurs contenus (article 182). Compte tenu de ces obligations lourdes des entreprises de presse en ligne, l’organisme international de défense de la liberté de la presse, article 19, « dénonce l’adoption d’un code de la presse régressif et demande au président de la République [du Sénégal] de ne pas promulguer le code »[3].
Outre ses dimensions répressives, le Code de la presse du Sénégal exprime un certain souci de diversité. Dans son exposé des motifs de la loi, le législateur insiste sur son objectif de «favoriser la production et le développement d’informations, de programmes et services de qualité contribuant à l’éducation, à l’épanouissement culturel, scientifique, moral, social et économique des citoyens », incluant « le désenclavement des régions et localités ». Il reste à voir de quelle manière cette diversité peut être assurée dans les contenus des entreprises de presse en ligne.
Par ailleurs, le Sénégal formule plus clairement que le Bénin ses objectifs de souveraineté et de contrôle géopolitique de la presse en ligne. Selon l’article 178 du Code de la presse, l’entreprise de presse en ligne doit satisfaire à un certain nombre d’obligations. Ainsi, son capital doit être détenu par une ou plusieurs personnes de nationalité sénégalaise à hauteur de 51% au minimum ; une personne physique ou morale étrangère ne peut le détenir au-delà de 20% ; et son fournisseur d’accès doit être de droit sénégalais et avoir son siège au Sénégal.
Une régulation d’accompagnement de la télévision en ligne en Côte d’Ivoire
La « Loi n°2017-867 du 27 décembre 2017 portant régime juridique de la presse » en Côte d’Ivoire rejoint le Code de la presse du Sénégal sur plusieurs points. Sa définition d’entreprise de presse est semblable à la définition d’entreprise de presse en ligne au Sénégal. En effet, elle inclut la « production d’informations numériques », entendue comme « tout service de communication au public en ligne édité à titre professionnel par une personne physique ou morale qui a la maîtrise éditoriale de son contenu, consistant en la production et en la mise à disposition du public d’un contenu original, d’intérêt général, renouvelé régulièrement, composé d’informations présentant un lien avec l’actualité et ayant fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique, qui ne constitue pas un outil de promotion ou un accessoire d’une activité industrielle et commerciale » (article 1). Toute publication, incluant les productions d’informations en ligne, doit être animée principalement par des journalistes professionnels, notamment le directeur de publication, le rédacteur en chef et son adjoint et la majorité de l’équipe rédactionnelle. Le législateur ivoirien a poussé plus loin la professionnalisation de la presse en ligne, en exigeant que l’entreprise de presse soit créée sous la forme d’une société commerciale conformément aux dispositions de l’Acte uniforme de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) relatif au droit des sociétés commerciales et au groupement d’intérêt économique (article 6).
Mais, contrairement au Bénin, qui soumet la presse en ligne, incluant la web TV, à un régime d’autorisation préalable de la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC), la parution de toute production d’informations numériques en Côte d’Ivoire n’est subordonnée qu’à une déclaration écrite faite au procureur de la République compétent (article 15).
La loi ivoirienne marque aussi une différence notable avec les lois béninoises et sénégalaises quant au régime de sanction en cas d’infraction ou de non-respect des obligations incombant aux acteurs de l’information numérique : elle exclut « la garde à vue, la détention préventive et la peine d’emprisonnement » « pour les infractions commises par voie de presse ou par tout autre moyen de publication » (article 89), y compris le délit d’offense au président de la République (article 91). Toutes les infractions ne sont sanctionnées que par des peines d’amende.
Enfin, la loi ivoirienne ne comporte pas de dispositions expresses garantissant la diversité dans la presse en ligne. En revanche, elle limite la propriété étrangère de l’entreprise de presse en exigeant qu’au moins la majorité de son capital social soit détenue par des associés, actionnaires ou commanditaires ivoiriens (article 6), sans possibilité d’utiliser un prête-nom (article 7) ou des actions non nominatives (article 6).
Les dispositions législatives examinées ne paraissent pas suffisantes pour faire face aux enjeux géopolitiques et géoéconomiques de la presse numérique, en particulier de la télévision en ligne. Il reste à voir si elles se traduisent au moins par une certaine diversité dans les contenus des médias télévisuels en ligne au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Sénégal.
Diversité limitée des médias télévisuels en ligne en Afrique de l’Ouest
Afin de mieux appréhender l’impact des politiques publiques et de la régulation sur la diversité culturelle des télévisions en ligne, il semble opportun de dresser au préalable le paysage audiovisuel des trois pays africains étudiés. L’exercice permet de dégager quatre types de télévision en ligne : les extensions web des chaînes hertziennes, les web TV rattachées à des portails d’informations, celles assurant la diffusion des séries et émissions des maisons de production et les web TV exclusivement présentes sur Internet. Ces quatre types se déclinent en sous-catégories généralistes, locales, régionales, people, religieuses, etc. Se limitant à une approche exploratoire de la diversité télévisuelle, un corpus de neuf services de télévision en ligne, tenant compte de la variété des médias, a été constitué, dont trois par pays (une publique, une privée et une exclusivement en ligne). Il s’agit, pour le Sénégal, de la Radio Télévision du Sénégal (RTS), de la Télé Futur Média (TFM) et de la chaîne YouTube Dakaractu TV. Pour le Bénin, le choix s’est porté sur l’Office de radiodiffusion et télévision du Bénin (ORTB), la chaîne privée Golfe TV et le portail Benin web TV. La Radiotélévision ivoirienne (RTI), la chaîne YouTube Abidjan net TV et la Nouvelle Chaîne ivoirienne (NCI) complètent le corpus. Un échantillon des contenus de ces chaînes a été capturé du 10 juin au 10 juillet 2020. Il s’agit plus précisément, pour chacune, des 50 vidéos les plus récentes et des 30 publications les plus anciennes accessibles par la chaîne YouTube (certaines datant de plus de neuf ans). Ce corpus a été analysé selon quatre des indicateurs de diversité définis par le Baromètre des médias africains (BMA) publié par la Fondation allemande Friedrich Ebert[4] : la variété des thématiques, la diversité linguistique, la diversité religieuse et le reflet des voix des minorités ethniques.
Pluralisme réel et diversité limitée des télévisions en ligne
Comme souligné précédemment, les politiques publiques de libéralisation progressive du secteur de la télévision depuis les années 1990, combinées au programme de passage de la télévision analogique au numérique depuis 2015, ont permis de renforcer le pluralisme télévisuel en Afrique francophone. Toutefois, les évolutions de la télévision diffèrent d’un pays à l’autre et les données exactes sur le nombre de chaînes opérationnelles restent peu disponibles ou non actualisées par les autorités de régulation censées encadrer ce secteur, à l’exception de la Haute autorité de la communication audiovisuelle (Haca) de la Côte d’Ivoire.
Au Sénégal, le monopole de la radiotélévision a pris fin dans les années 2000, avec le lancement de la première chaîne privée 2STV, d’abord sous la forme d’un contrat de concession avec la télévision publique RTS, avant de devenir indépendant en 2006. Depuis lors, le secteur de la télévision s’est considérablement élargi avec 31 chaînes de télévisions opérationnelles sur 147 canaux attribués par l’Autorité de régulation des postes et télécommunications du Sénégal (ARTP). Mais, en réalité une vingtaine de télévisions sont disponibles sur le bouquet de la TNT : Walf TV, RDV, TFM, SEN TV, 7TV, ITV, DTV, Mourchid TV, Al Mouridiya TV, Lamp Fall TV, Touba TV, 2SI, L’OBS TV, Canal éducation, Tivaouane TV, Asfiyah TV, TMS Sénégal. Il s’agit d’un pluralisme audiovisuel artificiel dans la mesure où des licences ont été attribuées à des groupes souvent déjà propriétaires de chaînes de télévision avec des canaux sans contenus. Du point de vue de la programmation, chaque chaîne essaie d’offrir une ligne éditoriale spécifique : politique/contrepouvoir (WalfTV), culture (2sTV), divertissement (TFM), religion (Mourchid TV, Lamp Fall TV). Toutefois, la grille hebdomadaire est presque identique d’une chaîne à l’autre, même si une diversité s’observe sur l’ensemble de la programmation : sport (lundi), dramatique (mardi), politique (mercredi), religion (jeudi), talkshow (vendredi), divertissement (samedi) et lutte, qui est un sport national, (dimanche). Ce constat est valable pour les émissions matinales ou politiques, lesquelles adoptent des concepts et des formats similaires. Paradoxalement, plus de concurrence conduit à une diminution de la diversité offerte, comme le soutiennent Sonnac et Gabszewicz (2013). Au Sénégal, on note une « uniformisation au plan linguistique due à l’hégémonie de la langue wolof » (FES, 2013). Le diffuseur public intègre dans sa programmation les huit langues nationales reconnues. Cependant, la langue pulaar semble être favorisée, elle dispose de programmes spécifiques sur les TV mainstream tandis que des groupes ethniques restent complètement marginalisés. Au regard de ces pratiques, il semble difficile d’affirmer que le pluralisme télévisuel rime avec la diversité des expressions. Toutefois, le positionnement des séries et films nationaux au niveau des chaînes commerciales surtout (TFM ne diffuse pratiquement pas de films étrangers) est une avancée pouvant à long terme garantir une souveraineté culturelle.
Au Bénin, le paysage audiovisuel en ligne affiche une dizaine de télévisions, dont trois de services publics : ORTB, Bénin Business 24 (BB24) et ADO TV ; et sept chaînes de télévisions privées : Canal 3, Golfe TV, E-Télé, EDEN TV et Carrefour TV. Au niveau des contenus, ces chaînes mettent l’accent sur la politique, l’économie, l’environnement, la société et la santé. ADO TV est dédiée aux thématiques de la jeunesse et de l’éducation. BB24, dédiée à la promotion de l’entrepreneuriat et au développement économique du Bénin, réussit à diversifier ses magazines dans les domaines de l’économie, de la culture, de la politique, etc. (FES, 2014) et à enregistrer la majorité des vidéos disponibles (plus de 2000) sur la chaîne YouTube du groupe ORTB. ADO TV est placée sous tutelle du ministère des Sports et Loisirs, avec des thématiques orientées jeunesse et éducation. L’ORTB présente les « Merveilles du Bénin », à travers son émission « No pinden ». Au Bénin, seules quelques chaînes essaient de faire la promotion des principales langues locales que sont le fon, le yoruba, le mina et le dendi. La fête vaudou fait l’objet d’une couverture médiatique riche au même niveau que les pèlerinages catholiques. Le même traitement est réservé aux événements liés à la religion musulmane (FES, 2014).
En Côte d’Ivoire, la libéralisation de l’audiovisuel est intervenue plus tardivement en 2019. Dans l’agenda de l’opérationnalisation de la télévision numérique terrestre (TNT), la télévision publique s’est vue attribuée trois chaînes (RTI 1, RTI 2 et RTI Bouaké). Quatre chaînes privées ont été autorisées à diffuser, dont trois déjà en activité : A+ Ivoire rattachée au groupe Canal Horizons, NCI, Life TV et Infos7 (qui n’est pas encore opérationnelle). En dehors des journaux télévisés (JT), les programmes de la RTI 1 et de la RTI 2 sont pour l’essentiel, des programmes de divertissement. (« C’midi », « Matin Bonheur », « Madame, Monsieur, Bonsoir ») et tentent de refléter la diversité des expressions culturelles. Des émissions spéciales assurent la promotion des régions ivoiriennes et de l’Afrique (Info régionale, Made in Africa) ; A+ Ivoire s’est positionnée dans la fiction avec la diffusion de séries et de films « locaux ». NCI, avec un positionnement généraliste, privilégie les talk shows et les live avec les stars ainsi que des émissions avec des gens « ordinaires ». Life TV, lancée très récemment, mise sur le divertissement et l’information en décalé (voir Jeune Afrique, du 26 juin 2020).
Au niveau des trois pays, les extensions web des chaînes hertziennes constituent la première vague des télévisions en ligne. Elles disposent ainsi presque toutes de chaîne YouTube avec des statistiques de vues intéressantes au 10 juillet 2020 : RTS (21 151 206 vues), TFM (474 399 127 vues), ORTB (24 386 676 vues), Golfe TV (131 047 vues), RTI (344 731 659), NCI (7 070 691 vues). Toutes ces chaînes proposent des directs ou des replay. Hormis les formats qui sont réduits sous forme de capsules, le manque de diversité des expressions notées sur le canal hertzien est probant sur le canal web. Les portails d’informations disposent aussi de web TV, car ils ont très tôt intégré les vidéos dans leur politique éditoriale. Ils affichent un nombre de vues important : Dakaractu TV (201 858 615 vues), Benin Web TV (3 371 519 vues), Abidjan Net TV (111 632 314 vues).
Néanmoins, leurs contenus restent peu diversifiés, la plupart reprennent les contenus des éditeurs de presse (Seck-Sarr, 2017). Les informations en lien avec les responsables politiques et les people restent très visibles. L’image des gens ordinaires, à part les faits divers, est absente des contenus (Abdijan.net TV, Seneweb TV, etc.). Nées pour la majorité dans le contexte de la TNT, les maisons de production sénégalaises (Pikini, Marodi, OkayAfrica) et ivoiriennes (Scenarii.com, Emmaüs Production, etc.) figurent en pointe des audiences des services de télévision en ligne. Leurs productions (séries et films) souvent diffusées en français (Bénin et Côte d’Ivoire) ou en wolof (Sénégal), tentent d’adopter des codes « culturels », mais restent souvent décalées des réalités rurales ou un peu trop calquées sur le modèle occidental. La dernière catégorie concerne les pure players, les chaînes web TV exclusivement présentes sur Internet. Les promoteurs qui n’avaient pas eu le privilège de se voir attribuer une fréquence hertzienne lors du processus de libéralisation ou du passage à la TNT, se sont orientés vers Internet. Le Sénégal affiche un grand nombre de Web TV (Sénégal TV, Yes Dakar, Senegal 221, DakaractuTV, Dakar Buzz, Lelawal TV). Le contenu de ces plateformes audiovisuelles reste très orienté politique, divertissement, people (interviews de célébrités ou de marabouts, reportages de baptêmes, de mariage, de funérailles). Au Bénin, d’après le réseau des patrons de web TV (REPA-Web TV Bénin), créé en janvier 2019, il existe une quarantaine de promoteurs (juin 2020). Parmi les plateformes les plus dynamiques figurent Bénin web TV, ESAE TV (la télévision de l’École supérieure d’administration, d’économie, de journalisme et des métiers de l’audiovisuel), Guérite TV et Reporter Bénin monde. D’autres web TV sont visibles en ligne : Soleil TV, Open Benin TV, Icone Web TV, Kingo TV, Awassi Web TV, Révélation web TV, Daabaru, Africa Sun TV. Les contenus de ces plateformes sont diffusés en français, très peu font recours aux langues locales, à l’exception de quelques-unes comme Daabaru qui diffuse en dendi). Pour la Côte d’Ivoire, la situation semble être embryonnaire. La Haca a récemment initié une opération de recensement des promoteurs des médias audiovisuels en ligne, notamment les Web TV, les Web radios et les services de distribution et de diffusion des programmes audiovisuels. Tout porte à croire que la télévision en ligne dans ce pays sera accompagnée dans l’esprit d’une réglementation bienveillante, comme il est relevé plus loin.
À l’évidence, le paysage audiovisuel en Afrique francophone a fait un véritable bond quantitatif au sens de pluralisme, mais les contenus proposés par les télévisions en ligne ne semblent pas forcément plus diversifiés, comme le résume le tableau ci-dessous. L’existence d’un grand nombre de services télévisuels n’est pas en soi une garantie de diversité des contenus et des expressions. Au regard des playslists (faisant office de programmation et d’archives), le défi d’offrir une programmation avec un reflet local n’est pas encore relevé. On observe une uniformisation des contenus, des normes de présentation ou de diffusion et un recours très marginal aux langues locales. Une régulation centrée sur la programmation et le contenu local pourrait permettre de juguler le déficit noté au niveau de la diversité culturelle, laquelle était plus prégnante au lancement des programmes des web TV étudiés.
Pays | Nombre de vidéos | Chaînes TV | Thématiques dominantes | Langues | Religions | Minorités ethniques |
Sénégal | 10 259 | RTS | Politique et culture | Wolof, français et langues nationales | Visibles | Représentées |
45 992 | TFM | Politique et divertissement | Français, wolof et pulaar | Visibles | Peu représentées | |
25 441 | Dakaractu | Politique, sport et religion | Francais, wolof | Visibles | Ignorées | |
Bénin | 23 939 | ORTB | Politique, culture, économie | Français et langues nationales | Visibles | Représentées |
382 | Golfe TV | Culture, politique | Français | Peu visibles | Peu représentées | |
1 630 | Benin Web TV | Politique | Français | Visibles | Peu représentées | |
Côte d’Ivoire | 57 867 | RTI | Politique et culture | Français | Visibles | Pas renseignées |
1 620 | NCI | Culture et divertissement | Français | Peu visibles | Pas renseignées | |
16 822 | Abidjan Net TV | Politique et faits divers | Français | Peu visibles | Pas renseignées |
Tableau récapitulatif de l’observation des contenus des médias en ligne
Régulation, hétérorégulation ou corégulation des télévisions en ligne
Les dispositions réglementaires en vigueur au Sénégal, au Bénin et en Côte d’ivoire, ne prennent pas suffisamment en compte la dimension numérique de la production et de la diffusion audiovisuelle. Mais le retard accusé dans la prise des décrets d’application des quelques dispositions adoptées, conjugué à l’évolution incessante des techniques numériques plongent les plateformes en ligne, les web TV y compris, dans une situation d’illégalité ou d’incertitude. Pour autant, les promoteurs des web TV cherchent à professionnaliser et à légitimer leurs activités en ligne. Les réponses apportées par les autorités de régulation et les acteurs du secteur divergent d’un pays à l’autre, entre autorégulation, hétérorégulation et corégulation.
Au Sénégal, la Coordination des associations de presse (CAP) avait interpellé l’État dans une lettre ouverte, « dans un contexte en mutation continue et alors que le monde interroge le modèle de la production et de la diffusion de l’information […] la régulation qui devra mettre de l’ordre dans un secteur en ébullition permanente avec des écarts et excès […]. Les retards enregistrés tendent à faire croire que la situation du désordre actuel ne gêne pas les autorités publiques ou mieux, qu’elle les arrange » (E-media, 09 juin 2020). A la suite de cette pression répétée, le décret d’application du Code de la presse adopté en 2017, a été pris en janvier 2021. Mais la Haute autorité de la régulation de la communication audiovisuelle (Harca), qui devrait proposer un cahier de charges spécifique pour le secteur audiovisuel et les plateformes en ligne, n’est pas encore opérationnelle. En attendant, le ministre de tutelle estime qu’il revient aux acteurs eux-mêmes d’assurer l’autorégulation sans « attendre les restrictions des gouvernants ». En fait, il existe une logique d’autorégulation qui peut prendre plusieurs formes : charte, code de bonne conduite interne, médiateur, comité de visionnage. À ce propos, Bernier rappelle qu’« historiquement, l’autorégulation des journalistes a profité d’un amalgame sémantique qui a eu pour effet d’associer deux notions différentes. En effet, on a souvent considéré qu’il existait une forme de symétrie entre deux termes, soit l’autorégulation et l’autodiscipline. Pourtant, se donner librement des règles de conduite ne signifie pas qu’on puisse en sanctionner les transgressions » (2014). Au regard des dérives notées dans les pratiques et les contenus des plateformes numériques, mais aussi de la lenteur des politiques publiques à assurer adéquatement la régulation de « l’écosystème » en ligne, à part la répression des infractions, les acteurs de la presse en ligne assurent, en attendant, leur autorégulation.
Au Bénin, comme souligné plus haut, la Haac fustige la création tous azimuts des médias en ligne et les invite à suspendre toute publication sous peine de sanction. Une décision de l’autorité appréciée diversement, d’autant plus qu’en 2018, elle avait lancé un appel à candidatures afin d’étudier les dossiers de quelques promoteurs en ligne. Le président du REPA-web TV salue cette décision de la Haac et soutient qu’elle permettra de savoir qui est professionnel des médias ou pas (RFI, 08 juin 2020). L’option consistant à demander l’intervention directe de l’État et de ses institutions parait convenir aux promoteurs des web TV du Bénin. Cependant, l’hétérorégulation est en rupture avec la tradition démocratique qui reconnaît la liberté de la presse et s’oppose à tout contrôle gouvernemental de l’information (Bernier, 2009). D’ailleurs l’Union des professionnels des médias du Bénin (UPMB), par la voix de sa présidente, y voit une contradiction voire une entrave à la liberté d’expression et estiment que le rôle de la HAAC consiste à réguler et non à empêcher l’existence de ces plateformes en ligne (Icône TV, 09 juin 2020). Il est vrai que le manque d’encadrement et les dérives notées dans certains contenus diffusés légitiment les initiatives tendant vers un encadrement strict, mais la question de l’intervention de l’État mérite d’être posée.
Pendant que le débat de la régulation reste latent au Bénin, la Haca de la Côte d’Ivoire et le Réseau des professionnels de la presse en ligne de la Côte d’Ivoire (REPPLELCI) ont initié de façon conjointe des opérations de recensement des médias numériques et des promoteurs des médias audiovisuels en ligne. Ils préconisent a priori la corégulation, un alliage composé d’autorégulation et d’hétérorégulation. Si l’on en croit Bernier, un modèle de corégulation « n’est légitime que dans un contexte d’État de droit, où la loi est administrée par des juges indépendants, nommés pour leur compétence et libres de toute pression gouvernementale. Sans ces conditions, la corégulation ne peut être démocratique. Elle peut même devenir autoritaire et répressive » (Bernier, 2009). Ces approches diversifiées de régulation démontrent la nécessité pour les pays africains de ne pas plaquer un modèle importé pour répondre à des défis de diversité et de souveraineté posés par les effets conjugués de la pression internationale et du contrôle politique national.
Conclusion
L’analyse politico-juridique des réglementations du Bénin, de la Côte d’Ivoire et du Sénégal en matière audiovisuelle, d’une part, et l’exploration des médias télévisuels publics et privés en ligne, d’autre part, indiquent que la télévision en ligne dans ces pays, malgré ses progrès remarquables au cours des cinq dernières années, n’est pas encore variée en termes de titres et de langues, ni encore équilibrée du point de vue des thématiques abordées. Pour mieux comprendre les limites des règlementations nationales, la télévision en ligne a été d’abord située dans son contexte géopolitique international. Dans celui-ci, fait de domination culturelle, les pays africains examinés n’ont pas prouvé qu’ils étaient capables de prendre en charge les défis liés au passage au numérique à travers une régulation conséquente. Ils sont plus préoccupés par le contrôle des contenus que par la promotion de leur diversité et par la défense de leur souveraineté nationale. Ils prennent la télévision en ligne émergente comme une menace pour leur autorité interne, qui mériterait une réglementation répressive et dissuasive, au lieu de la considérer comme une opportunité en exploitant son énorme potentiel, pour mieux se positionner dans un paysage télévisuel fortement travaillé par les rapports de domination Nord-Sud et par une concurrence de contenus. Cette concurrence est d’autant plus exacerbée qu’elle se joue aujourd’hui à l’échelle mondiale et n’épargne aucun pays. Les géants du web, en l’occurrence, Facebook et Google, se sont positionnés dans la diffusion de médias audiovisuels sur Netflix, selon le célèbre rapport Internet Trends de Mary Meeker (Frenchweb,fr, 2019). Le secteur de la télévision a accusé un retard considérable dans sa migration vers Internet. Mais elle est en profonde mutation aussi bien au niveau de la production, de la diffusion, que de la consommation, y compris dans les pays développés.
Ainsi, le déséquilibre des industries culturelles et des flux d’information internationale qui a donné naissance au débat sur le Nomic dans les années 1970 est devenu un enjeu intra-occidental depuis le processus de création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour rappel, face à l’hégémonie économique et culturelle des États-Unis, la France et l’Union européenne avaient fait front commun avec le Québec et le Canada pour conduire l’Unesco à adopter, à Paris, le 20 octobre 2005, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Cette convention affirme dans son préambule, entre autres, que « la liberté de pensée, d’expression et d’information, ainsi que la diversité des médias, permettent l’épanouissement des expressions culturelles au sein des sociétés ».
Dans l’espace francophone, le paysage audiovisuel du groupe de pays qui peut être appelé « le Quartet de la Francophonie » (France, Fédération Wallonie-Bruxelles-Belgique, Suisse et Québec-Canada), donne à voir une politique de diversification et de promotion des chaînes locales, nationales et régionales hertziennes en ligne, de même que de développement des web TV (CSA Belgique, 2017), dans les limites des droits de propriété intellectuelle (Madiega, 2019). Malgré leurs mesures de protection et de promotion des contenus locaux, le Quartet se sent encore fragile du point de vue de la géopolitique du numérique et de la diversité. C’est pourquoi, la France envisageait une réforme profonde de la législation relative au secteur audiovisuel pour faire face à la concurrence de puissants groupes étrangers comme Netflix, Apple, Amazon, Disney, Warner, etc. pour affirmer sa souveraineté culturelle dans ce domaine[5]. À ce propos, Lecler rappelle que « face à la domination américaine, la France a lancé une politique de contre-mondialisation et misé sur la diplomatie de la diversité culturelle plutôt que sur le box-office international. Elle s’est tournée vers d’autres pays dominés dans la mondialisation audiovisuelle, comme les pays francophones, associés à TV5 » (Lecler, 2019).
Si la France se protège contre les géants américains, les pays d’Afrique francophone peuvent aussi se protéger contre les géants de la francophonie. La Convention de l’Unesco sur la diversité culturelle reconnaît à tous les États « le droit souverain d’adopter des mesures et des politiques pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur leur territoire » (articles 2-2 et 5). Dans cette optique, l’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa) avait adopté, dans sa Directive no 1/2015 sur la télévision numérique terrestre, des mesures de contrôle des investissements étrangers (art. 9), de soutien à la production locale et d’imposition d’un quota minimum de 40% de diffusion de contenus nationaux ou communautaires (art. 10). Cette directive devrait inspirer la régulation de la télévision en ligne, dans un esprit de mobilisation des acteurs télévisuels nationaux et de partenariat avec les plateformes et médias internationaux. Une recherche plus poussée est nécessaire pour mettre davantage en évidence le lien entre les politiques publiques, la responsabilité des producteurs et la diversité des contenus en ligne, dans un contexte international marqué par la domination culturelle et la concentration des médias.
Notes
[1] Voir les études Africascope réalisées par la firme Kantar depuis 2015 pour mesurer l’audience des chaînes de télévision et de stations de radio nationales et internationales en Afrique. [En ligne] : https://www.tns-sofres.com/nos-solutions/nos-secteurs/afrique/africascope (consulté le 13 juillet 2020).
[2] Charles Moumouni a présenté ces défis à la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC) du Bénin, dans une communication écrite intitulée : « Les défis de la HAAC face à l’avènement de la Télévision numérique terrestre (TNT) et de la Radio numérique terrestre (RNT) », au Séminaire d’appropriation de la Loi n°2014-22 du 30 septembre 2014 relative à la radiodiffusion numérique en République du Bénin, tenu à Bohicon (Bénin), du 11 au 13 juillet 2016). L’analyse faite dans cet article sur la TNT est adaptée de cette communication.
[3] ARTICLE 19 (2017), « ARTICLE 19 dénonce l’adoption d’un code de la presse régressif et demande au président de la République de ne pas promulguer le code », Communiqué du 18 juillet 2017. [En ligne] : https://www.article19.org/fr/resources/senegal-article-19-deplore-ladoption-dun-code-de-la-presse-regressif-et-demande-au-president-de-la-republique-de-ne-pas-promulguer-le-code/ (consulté le 12 juillet 2020).
[4] Le Baromètre des médias africains (BMA) est une évaluation coordonnée par la Fondation Friedrich Ebert (FES), tous les trois ou quatre ans, basée sur quatre critères et 39 indicateurs, dont 13 sont en lien avec la diversité, l’indépendance et la durabilité. [En ligne] : http://library.fes.de/pdf-files/bueros/africa-media/13695.pdf
[5] Voir Vie publique (DILA) « Contexte et périmètre de la réforme de l’audiovisuel à l’ère numérique ». Vie publique est le site la Direction de l’information légale et administrative, rattachée aux services du Premier ministre de la France : https://www.vie-publique.fr/eclairage/273357-contexte-et-perimetre-de-la-reforme-de-laudiovisuel-lere-numerique (consulté le 11 juillet 2020).
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Auteurs
Charles Moumouni
.: Professeur titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval (Québec, Canada), membre du Groupe interuniversitaire d’études et de recherche sur les sociétés africaines (GIERSA) et coprésident de l’Institut panafricain de la gouvernance économique et financière (IPAGEF). Ses recherches portent sur le droit de l’information et de la communication et sur les questions liées aux dynamiques de gouvernance, de développement et d’émergence en Afrique.
Charles.Moumouni@com.ulaval.ca
Sokhna Fatou Seck-Sarr
.: Enseignante chercheure au Département de communication de l’Université Gaston Berger (Saint-Louis, Sénégal), elle a effectué son stage postdoctoral au sein du Groupe interuniversitaire d’études et de recherche sur les sociétés africaines (GIERSA) de l’Université Laval, Québec. Ses travaux abordent l’appropriation des techniques numériques par les organisations, les médias et les sociétés en Afrique subsaharienne.
Sokhna-seck.sarr@ugb.edu.sn