L’influence de l’action publique sociétale sur les politiques de l’information et la régulation des médias au Liban
Résumé
Les ONG déploient de moins en moins de services humanitaires et sociaux et s’appliquent aux activités de formation et de développement des capacités. Notre étude porte sur les principales associations de la société civile pour répondre à une question principale : peut-on, au Liban, délimiter des périmètres d’intervention de l’État par rapport à ceux des acteurs de la société civile pour promouvoir de véritables espaces publics sociétaux à côté de l’espace public politique ? Notre réflexion sur l’action publique sociétale nous mène à l’étude des processus de l’adhésion et de l’engagement, de deux points de vue, psychosocial et politique. Cette approche nous permet de mieux appréhender les modalités de l’engagement contemporain. En nous intéressant aux registres d’actions, nous pouvons aborder les enjeux de la mobilisation sociale et des mouvements sociaux en approchant la figure du militant médiatique. Aujourd’hui, l’agenda de la plupart des associations place dans ses priorités la défense des droits ou des valeurs, la conscientisation et la formation.
Mots clés
Influence, action publique sociétale, politiques de l’information, régulation, médias
In English
Title
Influence of public societal action on information policies and media regulation in Lebanon
Abstract
NGOs are deploying less humanitarian and social services, and are increasingly applying themselves to training and empowerment activities. Our study focuses on the main associations of civil society to answer a main question: Can we, in Lebanon, delimit perimeters of State intervention compared to those of civil society actors to promote real public social spaces, alongside the political public space? Our reflection on public societal action leads us to the study of the processes of adhesion and engagement, from two points of view, psychosocial and political. This approach allows us to better understand the modalities of contemporary engagement. By looking at the action registers, we can tackle the challenges of social mobilization and social movements, by approaching in particular the figure of the media activist. In Lebanon today, the agenda of most associations places the defense of rights or values, awareness and training among its priorities.
Keywords
Influence, public societal action, information policies, regulation, media
En Español
Título
Influencia de la acción de la sociedad pública en las políticas de información y la regulación de los medios en el Líbano
Resumen
De hecho, las ONG están desplegando cada vez menos servicios humanitarios y sociales y se están aplicando cada vez más a actividades de capacitación y empoderamiento. Nuestro estudio se centra en las principales asociaciones de la sociedad civil para responder a una pregunta principal: podemos, en el Líbano, delimitar los perímetros de la intervención del Estado en comparación con los de los actores de la sociedad civil para promover espacios públicos reales junto con el espacio público político ? Nuestra reflexión sobre la acción de la sociedad pública está fuertemente imbuida de las contribuciones de la psicología social. Nos lleva al estudio de los procesos de adhesión y compromiso, desde dos puntos de vista, psicosocial y político. Este enfoque nos permite comprender mejor las modalidades del compromiso contemporáneo. Al observar los registros de acción, podemos abordar los desafíos de la movilización social y los movimientos sociales, abordando en particular la figura del activista de los medios. Hoy en Líbano, la agenda de la mayoría de las asociaciones coloca la defensa de los derechos o valores, la conciencia y la capacitación entre sus prioridades. A lo largo de más de dos décadas del período de posguerra, hemos visto a diferentes organizaciones de la sociedad civil movilizarse una tras otra para preguntas específicas. Sin embargo, el paisaje muy rico y complejo de la sociedad civil en el Líbano subraya su papel destacado en la defensa del cambio.
Palabras clave
Influencia, acción de la sociedad pública, políticas de información, regulación, medios
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Abdallah May, Hammoud Sally, « L’influence de l’action publique sociétale sur les politiques de l’information et la régulation des médias au Liban », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/2, 2021, p.151 à 164, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/dossier/11-influence-de-laction-publique-societale-sur-les-politiques-de-linformation-et-la-regulation-des-medias-au-liban/
Introduction
Notre texte vise à questionner des actions, conduites sur le terrain, de régulation des médias au Liban par trois associations : Maharat, Smex et Samir Kassir. Ces associations ont pour vocation de défendre les droits des journalistes ainsi que leur liberté d’expression, mais elles ne peuvent que suivre et subir la pression des acteurs composant la nation, en particulier de ceux qui sont les plus structurés et collectivement organisés. Le paysage très riche et très complexe de la société civile au Liban permet de souligner le rôle éminent des organisations de la société civile dans le plaidoyer en vue du changement. Elles s’appliquent souvent, chacune, à traiter un thème particulier et mènent des actions de conscientisation et de mobilisation pour modifier des lois. Aujourd’hui, l’agenda de la plupart de ces organisations place dans ses priorités la défense des droits ou des valeurs, la conscientisation et la formation. Au travers de plus de deux décennies d’après-guerre, on a vu les différentes organisations de la société civile se mobiliser tour à tour pour des questions ponctuelles. Ces organisations réussissent à donner l’image d’une société civile dynamique et assez critique, donc autonome, mais leur capacité de mobilisation demeure très limitée. Elles sont élitistes par leur composition et n’arrivent même pas à œuvrer ensemble sur un long terme. Chacune revendique un créneau et dispose de sources de financement privilégiées. Peut-on délimiter des périmètres d’intervention de l’État par rapport à ceux des acteurs de la société civile pour promouvoir de véritables espaces publics sociétaux à côté de l’espace public politique ? Quelle est la marge d’autonomie des autorités de régulation des médias par rapport au pouvoir politique et quelles spécificités caractérisent les relations, parfois tumultueuses, entre ces instances de régulation des médias, les organisations professionnelles et l’État ? Pourquoi la société civile libanaise, qui a bénéficié d’une longue tradition de libéralisme politique, n’a-t-elle pas été et n’est-elle toujours pas aujourd’hui un levier du changement démocratique ? Pour répondre à nos questions principales, nous avons analysé les sites web des trois organisations ciblées et nous avons relevé toutes les informations qui nous ont permis de développer notre regard critique. Nous avons également effectué une enquête, comprenant des questionnaires et des interviews auprès des trois associations concernées par notre recherche pour connaître leurs actions, leurs stratégies et les objectifs atteints concernant la participation à la régulation de d’information au Liban. Six entretiens ont été conduits avec les responsables des relations publiques de chacune de ces associations. Ils ont eu lieu du 10 au 20 février 2020 et constituent le matériau principal de cet article. Ils ont été complétés par une analyse des publications et des sites ainsi que des différentes activités de ces associations. Nous avons choisi ces trois associations comme exemples parce qu’elles sont les plus influentes dans le domaine des médias et de leur régulation.
Mouvements sociaux et espace public
En évoquant l’action publique sociétale dans le monde, nous devons distinguer deux périodes : la première s’étend jusqu’au milieu des années 1980, la seconde jusqu’à aujourd’hui. Les associations nées avant la décennie 1980 étaient en majorité orientées vers les services ou vers le développement.
En principe, nous pouvons distinguer entre les associations de services et celles de plaidoyer, quoique les premières soient de plus en plus gagnées par la fièvre de la sensibilisation, de la conscientisation et de la défense des droits fondamentaux. Depuis une vingtaine d’années, on assiste plus globalement à la judiciarisation de la contestation sociale. Les acteurs de la sphère politique réagissent souvent par la répression aux mouvements de contestation. En conséquence, certains mouvements sociaux ont choisi de faire porter leurs revendications sur le recours même à certains dispositifs protestataires et plus globalement à la régulation qui en encadre ou en limite les usages (Aubin, 2018).
Les relations qu’entretiennent les mouvements sociaux avec la sphère publique politique institutionnelle peuvent donc aussi être l’objet de tensions selon le répertoire d’action mobilisé. Pourtant, il y a plusieurs décennies déjà, l’un des pères de l’interactionnisme symbolique, Herbert Blumer, définissait les mouvements sociaux comme des entreprises collectives visant l’établissement d’un nouvel ordre social (order of life). Il estimait que tout commençait par un cultural drift, un changement social.
Depuis Blumer, de très nombreuses recherches ont été menées sur les mouvements sociaux et l’action collective en général, donnant naissance, dans des disciplines variées à plusieurs sous-champs, dont celui de la sociologie des mouvements sociaux. Plus récemment, des travaux ont été menés sur la professionnalisation des militants et l’intégration des relations publiques à leur répertoire d’action (Millette, 2013).
L’approche intègre en effet les différents acteurs et facteurs responsables de la conversion d’un fait social en un problème public. Si toutes les conversions ne s’inscrivent pas dans le parcours de la mobilisation, un bon nombre d’entre elles intègre les mouvements sociaux. Du fait social au problème public, il y a différentes étapes que Neveu, qui a fait connaître la sociologie politique des problèmes publics dans le milieu francophone de la recherche depuis une vingtaine d’années, préfère nommer « opérations » pour éviter de supposer qu’il existerait une séquence incontournable. (Neveu, 2015).
Les liens entre les mouvements sociaux et l’espace public sont multiples, du fait même de la multiplicité des sphères publiques. Dans la sphère publique médiatique, les mouvements sociaux entretiennent des relations qui peuvent être tendues (Cardon et Granjon, 2010).
Les mouvements sociaux ont par ailleurs besoin des médias pour faire connaître leurs revendications, mais en démocratie, il existe des moments légitimes d’expression de l’opinion publique (élections, référendums et sondages) et d’autres qui ne le sont pas ou qui le sont moins. Il existerait également des différences nationales entre les mouvements sociaux. Les chercheurs soulignent l’incompétence relative des médias à présenter et à expliquer des enjeux complexes, surtout lorsque ceux-ci impliquent une importante remise en question de l’ordre social (Barker, 2007).
Espaces publics sociétaux et espace public politique
Généralement, on distingue deux types d’organisations non gouvernementales : les ONG dites de développement ou de services et les ONG revendicatrices ou de plaidoyer. Dans le cadre d’une déconstruction – reconstruction de l’autorité de l’État, les ONG de développement interviennent dans des domaines relevant de la compétence étatique, tandis que les ONG de plaidoyer avancent des revendications dans la sphère publique (Chapuis, 2011).
Au Liban, le phénomène associatif n’est pas né de la guerre civile puisqu’il trouve ses racines dans la période pré-étatique, autour d’une mobilisation civile structurée sur un modèle communautaire et familial, institutionnalisé en 1909 avec la loi ottomane qui est inspirée de la loi française de 1901 (Karam, 2006, p. 44).
Cet essor de structures de type caritatif se consolide à la fois par l’absence de politique sociale, laissant le champ libre à la concurrence privée qui s’appuie sur les solidarités claniques et par la consécration du communautarisme au travers des systèmes administratifs successifs. À côté de cette « première génération d’associations », émergent d’autres associations à caractère politique, souvent laïques et portées par les élites intellectuelles, qui vont trouver dans le mouvement développementaliste lancé par le Président Chéhab, à la fin des années 1950, de nouveaux thèmes de mobilisation contraires aux structures traditionnelles. Profitant de cet ambitieux plan de développement, cette nouvelle dynamique rassemble les secteurs public et privé, politique et associatif (Kingston, 2000, p. 56).
La guerre au Liban a été l’un des moteurs essentiels de la structuration des associations civiles. Ici nous parlons de la guerre civile, de l’occupation israélienne et de la guerre de l’été 2006. En plus de la période conflictuelle des guerres elles-mêmes, l’après-guerre et la reconstruction qui l’accompagne offrent aux associations civiles de nouveaux thèmes de mobilisation leur permettant de s’engager vers une nouvelle stratégie, celle du développement. De même que les acteurs politiques et les forces armées, les acteurs sociaux adaptent leurs stratégies selon le degré de conflictualité dans lequel ils évoluent.
Avec la guerre civile, le clivage entre la société communautaire et la société civile avait atteint son paroxysme et une nouvelle génération d’associations avait pris forme, née de la contestation de la guerre et de ses effets sur l’espace public. Pendant les combats, ces associations civiles s’étaient mobilisées en assurant les premiers secours aux victimes civiles, en acheminant les aides alimentaires, en recueillant les orphelins de guerre, en montant des équipes de défense civile et en sécurisant les mouvements de populations. Elles s’intéressaient à des questions plus éloignées, mais en relation avec les conséquences du conflit, comme par exemple, la destruction des paysages, la présence de mines, la pollution.
Au lendemain de la guerre civile, la société civile manifeste sa volonté et son besoin de s’approprier la reconstruction du pays et s’impose largement dans le débat. Ces ONG locales se sont certes saisies des questions nationales, mais elles se sont aussi structurées en conformité avec les agences internationales, se positionnant en médiateur entre les structures internationales et les populations locales (Karam, 2006, p. 46).
Action publique sociétale dans le domaine des médias et de la culture : l’exemple des associations Maharat, Samir Kassir et Smex
Les relations entre les services de sécurité gouvernementaux et les organisations humanitaires ont déjà été et sont encore régulièrement l’objet de publications scientifiques. Cependant, le rôle potentiel des ONG locales dans le domaine des médias et leur régulation sont peu analysés. Les trois associations que nous avons étudiées ont une histoire riche en actions d’accompagnement des problèmes des médias au Liban et dans le monde. D’après elles, la question de la propriété des médias a fait émerger deux problèmes fondamentaux : celui de l’instrumentalisation par les dirigeants politiques et celui de l’influence des sources de financement sur le fonctionnement et les orientations.
La Fondation Maharat est constituée d’une équipe de journalistes libanais unis par un objectif commun, qui est de parvenir à un journalisme plus libre au Liban. Cette association est basée à Beyrouth et œuvre pour la défense et la promotion de la liberté d’expression, l’accès à l’information et le respect des droits de l’homme.
Smex est une ONG libanaise qui cherche à faire progresser les sociétés de l’information auto-réglementées au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Sa vision est que tout le monde au Liban et dans la région arabe puisse accéder à Internet, aux services mobiles et à d’autres espaces en réseau afin de communiquer et de s’exprimer en toute sécurité, sans crainte de censure, de surveillance ou de conséquences néfastes.
La Fondation Samir Kassir est une association à but non lucratif, œuvrant au sein de la société civile et dans les cercles culturels pour diffuser la culture démocratique au Liban et dans le monde arabe, encourager les nouveaux talents de la presse libre et construire un mouvement en faveur du renouveau culturel, démocratique et laïc.
Ces trois associations ont pour vocation de défendre les droits des journalistes et des intellectuels ainsi que leur liberté d’expression à travers différents moyens, à savoir :
- la publication de communiqués et de rapports ainsi que la diffusion de dossiers sur des cas spécifiques de violations des libertés ; – l’organisation d’ateliers de travail sur des questions relatives aux libertés de la presse et de la culture et l’adoption de recommandations concrètes et directement applicables ;
- l’organisation d’expositions et de conférences thématiques, la circulation de pétitions signées par des journalistes et des intellectuels, et la participation à l’organisation de campagnes de défense des libertés de la presse et de la culture ;
- la préparation de dossiers juridiques destinés à aider les journalistes et les intellectuels détenus ou exposés à des poursuites, et la désignation d’avocats pour les défendre en cas de besoin ;
- le soutien matériel et moral aux journalistes et intellectuels incarcérés, et la coordination permanente avec les comités locaux et internationaux de défense du journalisme, de la culture et des droits de l’homme.
La Fondation Maharat reçoit un soutien financier pour mettre en œuvre ses projets conformément à son plan stratégique de la part d’un groupe de donateurs, en particulier des agences de développement des Nations unies telles que l’Unicef et des institutions internationales telles que Hivos et la Deutsche Welle Academy.
Tout récemment, avec la révolution en cours au Liban, des attaques, des arrestations et des poursuites consécutives ont été documentées contre des journalistes et des militants de janvier à mi-février 2020. Le 26 novembre, quatre organisations de défense des droits humains ont proposé une réunion pour lancer un réseau de lutte contre les discours de haine dans la région du Moyen Orient. La réunion a réuni le Mada, le Centre du Golfe pour les droits de l’homme, la Fondation Maharat et le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression. La réunion s’est tenue en marge du Forum sur la gouvernance de l’internet qui s’est déroulé du 25 au 29 novembre 2020. 17 organisations de défense des droits humains ont appelé à mettre fin à l’impunité dans les crimes contre les journalistes (Maharat, site Web).
L’Association Smex œuvre, quant à elle, pour faire progresser les sociétés de l’information auto-réglementées au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Elle défend l’idée qu’Internet est un espace public fait pour tous et s’est engagée à maintenir Internet accessible, gratuit et ouvert. Au cours des dix dernières années, elle a poussé les décideurs à améliorer leurs politiques, elle a diffusé des informations importantes via des articles de blog et des formations, organisé des conférences, mené des enquêtes approfondies et fermement défendu un accès gratuit, équitable et sûr aux ressources numériques. Smex vérifie et enquête en permanence sur les allégations de violations telles que les restrictions à la liberté d’expression ou les violations des conditions et accords des consommateurs. En tant que l’une des principales organisations traitant des problèmes numériques dans la région du Moyen Orient, Smex crée des espaces d’information et du matériel pour diffuser les meilleures pratiques en ligne.
« Grâce à ces activités, nous atteignons un large éventail d’utilisateurs finaux pour promouvoir nos objectifs communs de droits et de liberté numériques. » (Smex, site web)
La mission de la Fondation Samir Kassir s’articule autour de trois axes complémentaires : d’une part, la préservation de l’héritage littéraire, académique et journalistique de Samir Kassir, sa traduction et sa diffusion, d’autre part, la lutte pour la liberté culturelle, en soutenant la libre pensée, à travers l’organisation de conférences, de séminaires spécialisés et des festivals artistiques ouvrant l’accès aux cultures internationales à toutes les catégories sociales. Enfin, la défense de la liberté de la presse, à travers un programme de veille recensant toutes les violations commises à l’encontre des journalistes et des professionnels des médias, le soutien juridique aux journalistes persécutés et le renforcement des compétences des professionnels des médias. Cet axe comprend également la création de récompenses spéciales au nom de Samir Kassir, décernées aux jeunes journalistes.
Le site internet du centre Skeyes de la Fondation Samir Kassir publie ses communiqués et un compte-rendu de ses activités, ainsi que des dépêches relatives à la situation des libertés de la presse et de la culture à l’échelle arabe et internationale. Le centre diffuse, par ailleurs, des rapports, dossiers et études consacrés à différents aspects de la presse et de la culture dans le monde arabe ainsi qu’une publication périodique destinée à être une tribune des libertés dans le monde arabe, des brochures et des livres faisant suite aux séminaires, colloques et conférences organisés par le centre.
« Pour ce faire, Skeyes poursuit les deux missions suivantes : dénoncer les infractions aux libertés de la presse et de la culture dans la presse, les médias audiovisuels, les blogs, les livres, le théâtre, le cinéma, ainsi que les atteintes aux libertés académiques et scientifiques, et agir avec la société civile pour défendre les libertés dans le cadre de la légalité, à travers la construction de groupes de pression médiatiques et culturels dans le monde arabe et à l’échelle internationale. » (site web Skeyes, 2020)
L’action publique sociétale et politiques de l’information et de la régulation des médias
Dans le cadre de notre recherche sur le terrain, nous avons visité ces trois associations qui sont considérées comme les principaux acteurs de la société civile au Liban et rencontré leurs directeurs (Mme Roula Mikhael, M. Mohamed Najm, M. Gad Shahrour) et leurs activistes.
Régulation des médias classiques
Au Liban, la presse écrite est principalement réglementée par la loi de 1962 sur les publications, modifiée en dernier lieu en 1995. Auparavant, le décret-loi n° 74 promulgué le 13 avril 1953 limitait déjà le nombre de périodiques politiques, dont la publication peut être autorisée. Quant au décret-loi n° 104, promulgué le 30 juin 1977, il prévoit la responsabilité des professionnels des médias pour les informations erronées ou fausses, les menaces ou le chantage, les insultes, la diffamation et l’outrage, portant atteinte à la dignité du président, pour provocation sectaire (Daoud, 2010).
La loi sur les publications réglemente étroitement la presse écrite. Elle fixe les règles détaillées régissant les activités des imprimeries, des médias de presse, des bibliothèques, des maisons d’édition et des sociétés de distribution. Elle est complétée par la présence de diverses organisations médiatiques, notamment l’Union de la presse libanaise, le Syndicat de la presse libanaise, le Syndicat des éditeurs libanais et le Conseil supérieur de la presse et le Conseil de discipline.
En vertu du chapitre trois de la section 1 de la loi sur les publications, toute personne qui souhaite devenir journaliste doit se conformer à un certain nombre d’exigences pour pouvoir accéder à cette profession. Cela comprend la détention de la nationalité libanaise et au moins du baccalauréat libanais – deuxième partie ou son équivalent. En outre, le candidat doit avoir exercé le journalisme de manière efficace et continue pendant au moins quatre ans après l’acceptation de sa candidature aux médias de presse en tant que stagiaire. À titre subsidiaire, les titulaires du baccalauréat en journalisme sont dispensés de formation. Toutefois, les titulaires de diplômes de licence autres que le journalisme sont soumis à une formation d’un an.
L’admission au syndicat de la presse (PSEC) est gérée par le comité d’inscription, composé de représentants du syndicat de la presse et du syndicat des éditeurs et présidé par le président du syndicat de la presse. Le chef du Département de la presse et des affaires juridiques du ministère de l’Information est le rapporteur du Comité. Le PSEC délivre des cartes de journalistes et des symboles d’identification de presse ainsi que des permis qui permettent aux journalistes de voyager à l’étranger. L’article 10, paragraphe 2, de la loi sur les publications prévoit en outre que toute personne se faisant passer pour un journaliste, pour quelque raison que ce soit, encourt une peine de six mois à un an de prison et une amende de mille à cinq mille livres libanaises. D’autres restrictions s’appliquent aux journalistes étrangers (site web Maharat, 2020).
En outre, l’article 77 dispose que tous les journalistes doivent être membres du Syndicat de la presse libanaise (LPS) et du Syndicat des éditeurs libanais (LES), qui sont qualifiés d’« organes indépendants ». Les pouvoirs du LPS et des ERP concernent principalement le règlement des conflits professionnels et des conflits entre les membres. Les articles 88 et 93 prévoient en outre que les statuts du SPL et des ERP doivent être approuvés par le ministre de l’Information. L’Union de la presse libanaise (LPU), quant à elle, est composée de membres du LPS avec les ERP comme organe supérieur. En vertu de l’article 96, le Conseil suprême de la presse (SCP) est issu de l’Union de la presse libanaise. Le SCP, qui détermine toute question intéressant la presse et les journalistes en général, est présidé par le chef du Syndicat de la presse et le gouvernement est représenté au sein du conseil par le chef du Département de la presse et des affaires juridiques du ministère de l’Information.
Enfin, la loi sur la publication fixe des règles plus substantielles. L’article 25 du décret-loi 104/77 mentionné ci-dessus interdit par exemple à la presse de publier des contenus blasphématoires envers les religions reconnues dans le pays, ou qui peuvent provoquer le « réflexe confessionnaliste » ou la rivalité entre communautés (Daoud, 2010).
Régulation des « nouveaux » médias
Il existe actuellement une grande confusion quant au cadre juridique applicable aux sites d’information en ligne au Liban. Les exigences de la loi sur les publications ne sont pas facilement transposables aux médias numériques car la loi réglemente spécifiquement les médias imprimés. De même, la loi de 1994 sur les médias audiovisuels réglemente la radiodiffusion plutôt que les médias en ligne. Néanmoins, il a été signalé qu’en octobre 2011, le Conseil national des médias audiovisuels avait invité des sites d’actualités et des blogs en ligne à s’inscrire auprès du Conseil, bien qu’en agissant ainsi, le conseil outrepassait ses pouvoirs.
Parallèlement, le gouvernement libanais a cherché à étendre les conditions d’octroi de licences en vertu de la loi sur les publications aux organes de presse en ligne via le projet de loi sur la réglementation de l’internet 2012. Ce projet comprenait une série de mesures restrictives pour la liberté d’expression en ligne et a finalement été retiré face à l’opposition des militants.
Néanmoins, les tribunaux ont appliqué de nombreuses dispositions restrictives de la loi sur la publication aux sites d’information en ligne. En outre, comme souligné ci-dessus, les délits de parole contenus dans le Code pénal et le Code de justice militaire restent applicables au discours en ligne.
La loi sur la presse et les décrets connexes ont été sévèrement critiqués pour avoir encouragé une conception très conservatrice du journalisme en tant que profession autonome soumise à une réglementation appuyée plutôt que comme une activité à laquelle toute personne peut s’adonner.
En conséquence, la Fondation Maharat et le ministre de l’Information Ghassan Moukheiber ont proposé une refonte des lois régissant le secteur des médias au Liban. En 2010, ils ont présenté un projet de loi sur les médias (« Maharat Bill ») qui visait à abolir les peines de prison pour les délits de langage commis par des journalistes, tels que la diffamation de fonctionnaires et du président. Il convient de noter que le projet de loi de Maharat interdit la détention et l’arrestation préventive à toute personne qui exprime son opinion, que ce soit hors ligne dans un média ou en ligne (Moukheiber, 2019).
Ce privilège n’a été accordé qu’aux journalistes inscrits au Syndicat des éditeurs dans la loi actuelle sur les publications. Le projet de loi proposait en outre l’annulation de la licence pour les journaux et la suppression de l’Union de la presse et toutes les conditions requises pour pratiquer le journalisme, telles que le diplôme universitaire, l’âge et l’expérience. Ainsi, l’annulation de l’exclusivité des syndicats actuels ouvrira la porte aux journalistes pour créer de nouveaux organes d’autorégulation. En outre, le projet de loi garantit la liberté d’expression en ligne sans aucune ingérence et interdit l’intervention du gouvernement pour bloquer ou filtrer le contenu en ligne ou pour imposer toute licence pour les médias en ligne. Le projet de loi est toujours à l’étude par la commission parlementaire de l’information et de la communication (Moukheiber, 2019).
Influence de l’action publique sociétale
Concernant notre question relative à l’influence de l’action de ces trois associations sur les politiques de l’information et la régulation des médias au Liban, nous avons relevé de nombreux croisements entre les actions et les activités.
La Fondation Samir Kassir travaille à surveiller les violations de la liberté des journalistes. Son action n’est pas seulement liée aux menaces, aux arrestations et aux emprisonnements, mais elle est également liée à la protection des droits des journalistes contre le licenciement arbitraire sans indemnité de fin de service et d’autres droits liés au travail dans les médias.
Selon le PDG de la fondation M. Gad Shahrour (entretien, le 14 février 2020) la réglementation du secteur des médias et les politiques médiatiques sont du ressort de l’État et non des instances de régulation, puisque la promulgation d’une législation est du ressort du ministère de l’Information qui peut adopter la modification des lois sur les médias.
« Par exemple, dit-il, un projet de loi sur les médias a été divulgué il y a quelque temps par la commission de l’administration et de la justice, car ce sont les commissions parlementaires qui proposent de modifier les lois. J’ai participé à la discussion du contenu, mais nous ne savons pas si le travail est sérieux ou non. »
« Récemment, ajoute-t-il, le ministre de l’Information a annoncé un projet pour une nouvelle loi sur les médias qui prévoit de modifier des articles sur la liberté d’expression, et nous avons de nombreuses réserves à ce sujet, telles que les dispositions d’emprisonner des journalistes et de les arrêter, ce qui signifie conduire des comptes criminels plutôt que de maintenir l’organisation dans le domaine de la responsabilité civile qui implique de compter et de limiter et non de pratiquer et s’excuser. »
En juin 2020, la Fondation Samir Kassir a lancé une campagne intitulée « La liberté n’est pas un nombre » afin de préserver la liberté d’expression et d’opinion stipulée dans la constitution des médias parallèlement à une campagne d’arrestations multiples de journalistes et de blogueurs.
L’association est considérée comme ayant un impact indirect sur l’organisation des médias et les politiques éditoriales, dans la mesure où elle s’efforce de faire respecter la liberté d’opinion et d’expression stipulée dans la constitution, de surveiller les violations de la liberté d’expression. Elle a pour objectif principal de former les professionnels des médias aux compétences et à l’éthique de la profession et de renforcer le respect des lois, en prenant compte des changements dans l’environnement médiatique local et mondial.
Quant à Smex, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, elle mène campagne contre la loi des « transactions électroniques et données à caractère personnel ». Elle a réussi, selon son directeur général M. Mohamed Najm (entretien le 14 février 2020) avec d’autres institutions en charge des médias, « à mettre fin à cette loi et à forcer le conseil des députés à suspendre sa publication et à supprimer le paragraphe relatif à la formation d’un conseil auquel on avait attribué de larges pouvoirs et dont l’existence et la structure auraient affecté la liberté d’expression et la vie privée. »
Aujourd’hui, la Fondation Smex mène une bataille avec d’autres organisations progressistes pour améliorer les conditions de la nouvelle loi sur les médias, qui est toujours dans les commissions parlementaires, laquelle, si elle est publiée, serait essentielle au travail et à l’expression des médias, et cela inclut notamment les plateformes des médias sociaux.
Selon sa directrice exécutive Mme Roula Mikhael (entretien le 7 juillet 2020), « la Fondation Maharat contribue indirectement au travail sur les politiques des médias, et à l’organisation des médias en fixant des normes générales pour les politiques des médias et les libertés publiques. »
Maharat est en coordination constante avec le Comité des médias et des communications et le Comité de l’administration et de la justice. Elle coopère aussi avec les syndicats de la presse et les rédacteurs en chef en vue du maintien des normes qui doivent être respectées lors de l’élaboration des lois relatives au travail des médias et à ses activités.
Cependant, selon la directrice exécutive de cette fondation, « l’effet est limité à donner la parole aux décideurs, car la régulation au Liban reste à long terme, à cause de l’absence d’une coordination entre les autorités législatives et exécutives, et d’une vision unifiée pour le secteur des médias au Liban. »
Maharat et certaines autres organisations de la société civile ont pu influencer de nombreuses propositions qui ne correspondent pas aux critères qu’elles tentent d’imposer, car elles estiment que, malgré la structure législative des médias, les libertés des médias ne peuvent pas être séparées de la réglementation médiatique.
« À ce jour, il y a plusieurs tentatives pour séparer les libertés des médias de la réglementation, et plusieurs organisations, y compris Maharat, œuvrent pour être le gardien des libertés d’expression », comme le constate Madame Roula Mikhael (entretien du 7 juillet 2020).
Conclusion
Comme les médias, les partis politiques, les dirigeants politiques, les experts, les intellectuels, les laboratoires d’idées, les hauts-fonctionnaires et les groupes d’intérêts, les mouvements sociaux font partie des « entrepreneurs de cause ». Ce sont eux qui font d’une situation singulière, d’un fait social, un problème public (Neveu, 2015).
Pour cela, cette étude a montré qu’il faut absolument délimiter des périmètres d’intervention de l’État par rapport à ceux des acteurs de la société civile pour promouvoir de véritables espaces publics sociétaux à côté de l’espace public politique, et cela peut se réaliser par les lois et l’action sociale qui résiste aux interventions et continue à protester. L’unité de cette action sociale devient de plus en plus une nécessité, surtout en ces temps de crise.
Au Liban, au sein d’un système politique divisé et corrompu, la marge d’autonomie des autorités de régulation des médias par rapport au pouvoir politique n’existe quasiment pas, puisque les organisations professionnelles sont contrôlées par les représentants du pouvoir politique qui sont eux-mêmes les instances de régulation des médias et l’État. La société civile libanaise, qui a bénéficié d’une longue tradition de libéralisme politique, commence à devenir, surtout depuis le commencement de la “Révolution du 17 Novembre”, un vrai levier du changement démocratique. Bien qu’elle continue à subir la pression des acteurs composant la nation, l’action publique représente réellement le salut d’un État effrité qui cherche un avenir meilleur.
Références bibliographiques
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Auteurs
May Abdallah
Professeure à la Faculté d’information et de documentation de l’Université libanaise depuis 1986. Ancienne cheffe du Département de presse et des sciences de l’information et de la communication à l’École doctorale des sciences humaines et sociales. Fondatrice de l’Association arabe des sciences de la communication basée au Liban et du journal scientifique Communication et Développement. Elle a publié de nombreux ouvrages en communication, dont le dernier a pour titre Le Labyrinthe de la communication sociale dans l’espace public (Beyrouth 2020).
mayabdallah@hotmail.com
Sally Hammoud
Doctorante à l’Université libanaise en sciences de l’information et de la communication, elle prépare une thèse sur les techniques de persuasion dans les relations publiques numériques. Titulaire de plusieurs diplômes professionnels en tant que praticienne PNL (programmation neurolinguistique) et formatrice en communication au sein de plusieurs organisations locales et internationales. sallyhammoud01@gmail.com