Culture amazighe et « diversité culturelle » : le rôle des sites web dans la propagation des revendications culturelles en Afrique du Nord
Résumé
Le présent article traite de l’un des peuples de l’Afrique du Nord : les Berbères ou Amazighs. Ceux-ci ont vite compris l’enjeu que représentait l’intégration sur le web afin de faire entendre leurs revendications culturelles et politiques et assurer une diversité culturelle dans leurs pays. Ainsi, le web leur a offert un moyen singulier de combat identitaire : en se déclinant sur le web, le combat amazigh s’est redéfini. Tel est le sujet de cet article portant sur le peuple amazigh pour lequel diversité culturelle et activisme politique forment un seul enjeu.
En s’appuyant sur les méthodes de visualisation de l’information, les auteurs mettent en évidence l’existence d’une « webosphère » amazighe dont ils analysent le contenu.
Mots clés
Les Amazighs, identité culturelle, Afrique du Nord, diversité culturelle.
In English
Title
Amazigh culture and “cultural diversity”: the role of websites in the propagation of cultural claims in North Africa
Abstract
This article deals with one of the peoples of North Africa: the Berbers or Amazighs. They quickly understood the challenge of integrating into the digital web to ensure that their cultural and political demands and ensure cultural diversity in their countries. Thus, the Web has offered them a unique means of identity combat: by transposing into the digital universe, the Amazigh combat has redefined itself. This is the subject of this important article on the Amazigh people for whom cultural diversity and political activism form a single issue.
Using information visualization methods, the authors highlight the existence of an Amazigh “webosphere” whose content they analyze.
Keywords
The Amazighs, cultural identity, North Africa, cultural diversity.
En Español
Título
Cultura amazigh y “diversidad cultural” : el papel de los sitios web en la propagación de reclamos culturales en el norte de África
Resumen
El presente artículo trata uno de los pueblos de África del Norte: los beréberes o Amazighz. Y supieron rápidamente el reto qui representaba la integración en la malla numérica con el fin de hacerse oír sus reivindicaciones culturales y políticas y también de asegurar una diversidad cultural en sus países.De tal manera, Internet les ofreció un medio peculiar en la lucha identitaria: al reubicarlo en el mundo numérico, la lucha amazigh se replanteó de nuevo. Así es el tema de ese artículo tratando el pueblo amazigh para quien la diversidad cultural y militancia política forman parte del mismo desafío.
Apoyándose en los métodos de la visualización de información, los autores ponen de manifiesto la existencia de una esfera numérica amazigh donde analizan el contenido.
Palabras clave
Los Amazighs, identidad cultural, África del norte, diversidad cultural.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Blilid Abdelaziz, Blilid Mohamed, « Culture amazighe et « diversité culturelle » : le rôle des sites web dans la propagation des revendications culturelles en Afrique du Nord », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/2, 2021, p.131 à 140, consulté le mardi 15 octobre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/dossier/09-culture-amazighe-et-diversite-culturelle-le-role-des-sites-web-dans-la-propagation-des-revendications-culturelles-en-afrique-du-nord/
Introduction
Les Amazighs (ou Berbères) sont les populations autochtones de l’Afrique du Nord. Dans le passé, ils occupaient un vaste territoire s’étendant de la vallée du Nil, en Égypte, à l’océan Atlantique, et de la Méditerranée au sud du Niger. Ce peuple est aujourd’hui inégalement réparti au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Libye, en Égypte et il est représenté dans le sud par les Touaregs. Malgré la diversité des langues qu’ils parlent, les Amazighs se réfèrent tous à des racines communes, celles d’un peuple unique que les frontières géopolitiques auraient séparé et que les États ont marginalisé.
L’objectif de cette recherche est de participer à la compréhension de la présence des Amazighs sur le web. Nous souhaitons savoir dans quelle mesure ce territoire numérique existe, à l’image de ce que le combat culturel promouvait avant le numérique et définir quelle est sa relation avec le territoire terrestre habité par ces populations. Il nous importe aussi d’analyser le rôle des sites web dans l’incitation des États à adopter une diversité culturelle dans laquelle chaque composante trouverait sa place. Enfin, cette recherche vise à repérer le rôle incitatif joué par les sites web amazighs pour que les États s’ouvrent davantage à la diversité culturelle, notamment dans ses traductions concrètes en termes d’action publique.
En nous appuyant sur les méthodes de visualisation favorisant une représentation des liens construits sur le web par les acteurs sociaux, nous entendons mettre en évidence l’existence d’une « webosphère » amazighe dont nous analyserons le contenu.
Du « local » au « transnational » : la typologie des sites web amazighs
Les sites web à caractère amazigh : collecte et visualisation
Nous avons voulu identifier le rôle du web dans la divulgation des revendications culturelles, politiques et sociales des Amazighs. En effet, ces revendications diffèrent d’un pays à un autre, voire d’une région à une autre. Il s’agit donc de saisir cet ancrage régional des sites web amazighs, et d’étudier les liaisons transfrontalières tissées dans le monde numérique amazigh. Enfin, nous cherchons à savoir si le web constitue un relais des revendications amazighes, autrefois prises en charge par les seules associations.
Pour construire notre corpus, nous avons créé une liste contenant une vingtaine de sites web identitaires amazighs (corpus 1). Ensuite, nous avons importé cette liste dans SimilarSites, une application collectant des sites similaires à ceux de notre liste (corpus 2). Pour identifier les similitudes entre les sites web, « SimilarSites » se réfère aux sites visités et aux mots-clés utilisés par une même personne. Toutefois, nous avons écarté de la liste quelques sites identifiés par l’application alors qu’ils ne s’intéressent pas véritablement à l’identité amazighe. Notre corpus 2 est constitué de 121 sites web. Puis, nous avons importé cette liste dans Navicrawler, une extension du navigateur Mozilla Firefox qui extrait les liens hypertextes tissés entre des sites.
La navigation automatique de Navicrawler a permis l’extraction d’un corpus contenant 382 sites web qui tissent 430 liens hypertextes entre eux (corpus 3). Toutefois, nous signalons que tous les sites repérés n’ont pas un caractère amazigh. D’autres sites ayant d’autres objectifs rassemblent de fait la communauté amazighe sur le web.
Une cartographie (figure 1) a été créée à l’aide de Gephi, un logiciel de visualisation des données, pour avoir une vue d’ensemble des sites web rassemblés et des liens qu’ils tissent entre eux. Chaque site web est représenté par un nœud et chaque lien entre deux sites web par une arête. La visualisation répartit les sites selon la classe de modularité et donne à chaque catégorie une couleur différente. La taille des nœuds est proportionnelle au nombre de liens hypertextes tissés par chaque site web. Plus les liens sont nombreux, plus la taille du nœud est grande.
L’ancrage régional des sites web amazighs se laisse voir dans le nom du domaine, à savoir www.kabyleuniversel.com ou www.amazigh-montreal.org, ou dans son extension, par exemple www.fadma.be, www.amazigh.nl. De même, le contenu de chaque site témoigne de sa région d’appartenance.
Les liens hypertextes : la mise en relation d’une identité amazighe fragmentée
La figure 1 présente l’ensemble des sites web à caractère amazigh et des liens hypertextes qu’ils ont tissés entre eux, mais aussi des liens tissés avec des sites web non-amazighs.
Figure 1 : La cartographie des liens hypertextes des sites web amazighs
La carte (figure 2) permet de comprendre l’espace géographique auquel appartiennent les sites web amazighs. Outre les pays nord-africains (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye), des sites web créés par les membres de la diaspora (France, Espagne, Belgique, Canada, États-Unis) peuvent être détectés dans la cartographie des liens hypertextes.
Figure 2 : le territoire géographique des sites web analysés
D’emblée, une étude globale des liens hypertextes offre l’intérêt de dégager une thématique connexe : l’identité amazighe. Cette revendication commune renforce la cohésion du groupe et explique cette interopérabilité (Favier et Mustafa El Hadi, 2013) des Amazighs dans ce système d’’information. Concrètement, les liens hypertextes ainsi tissés entre l’ensemble des sites web constituent un réseau que l’on peut appeler « la communauté virtuelle ».
En effet, les sites web amazighs se créent essentiellement sur la base des appartenances linguistiques et régionales (Kabyles, Chleuhs, Rifains, Tunisiens, etc.). Ces répartitions régionales se laissent voir dans le caractère local qui figure dans les noms des sites web : chleuh.com, arifpress.com, kabyle.com, tunisie-berbere.com, tamasheq.net, etc. Cette réalité régionale s’impose même dans les sites qui ont des nominations « globales » et transnationales : amazighnews.net, tamazgha.fr. Les liens hypertextes révèlent les relations entre ces différentes composantes régionales.
Cet ancrage régional des sites web amazighs n’empêche pas pour autant le développement de relations transnationales. Les liens hypertextes en rendent compte autour d’une thématique principale : l’identité amazighe. Un certain nombre de sites d’associations, d’individus ou d’organisations relèvent donc de cette culture transfrontalière qui peut, ou non, recouvrir une signification dans le monde réel. Les connexions hypertextes transnationales des Amazighs s’établissent ainsi au moyen d’une « coordination collective » (Livet, 1994) tissée sur le web pour créer « une webosphère amazighe » voire, par l’« action collective » (Tilly, 1984 ; Granjon, 2017) qui regroupe les membres de cette communauté autour d’un ensemble de revendications culturelles et politiques communes.
Les liaisons transnationales peuvent être le résultat de plusieurs pratiques des acteurs sur le web. Certains sites proposent une base de données contenant les liens des sites web qui s’intéressent à l’identité amazighe et une fiche de présentation de chaque site. De même, le partage d’une publication entre plusieurs sites web peut être le résultat d’une liaison numérique. Cette pratique est courante dans les publications qui traitent l’organisation d’un événement culturel ou d’une manifestation à caractère politique au sein d’une composante régionale, tout en produisant un écho auprès des autres composantes amazighes. « Le printemps berbère » que commémorent les Kabyles le 20 avril de chaque année en est un bon exemple. On trouve des traces de cette manifestation, qui est le symbole d’une lutte en Kabylie, dans des sites web amazighs marocains, tunisiens, libyens, ou encore diasporiques. Lors des événements du Rif, au nord du Maroc, les pratiques de publication sont similaires. Ces révoltes, qui ont commencé en 2016 et qui ont duré un peu plus d’un an, ont reconnu dans les sites web des autres composantes amazighes autant de supports de soutien, même si les revendications sont beaucoup plus socio-économiques que culturelles. De même, le boycott par les lycéens kabyles des cours de langue arabe en octobre 2018 a fait couler beaucoup d’encre dans l’ensemble de la « webosphère » amazighe, y compris les sites web des autres composantes régionales. Le fait qu’un événement local trouve sa place dans les sites web des autres régions favorise la création des liens hypertextes transnationaux entre les sites des différentes composantes amazighes.
Le partage de ces liens hypertextes au niveau régional se justifie également par la référence à un patrimoine ancestral amazighe commun. L’histoire, les signes communs du patrimoine ancestral, tels que les bijoux et les habits, ou encore le « drapeau amazigh » sont susceptibles de circuler entre les sites web des différentes composantes régionales amazighes et d’engendrer de nouvelles liaisons qui dépassent leur territoire local.
Les liaisons transnationales que tissent les Amazighs sur le web donnent une nouvelle forme à cette « démocratie coopérative » (Cardon, 2010). Elle permet à l’ensemble des composantes régionales d’exister dans le cyberespace amazigh comme une composante locale relevant d’une entité globale à caractère transnational. La dynamique des liens hypertextes montre que ce peuple s’est fédéré dans ce monde numérique que Fabrice Papy (2013) a qualifié de « mieux relié, plus communiquant et plus informé ». La visibilité d’un site web dans ce territoire numérique dépend de son activité et de ses liaisons avec les autres sites. Ces liaisons numériques des liens hypertextes reflètent une coopération entre les sites web des différentes composantes régionales et transnationales. Elles sont le résultat d’une « démocratie d’interaction » (Rosanvallon, 2008) qui fait du web un lieu de rencontres et d’échanges entre l’ensemble des Amazighs.
Le web se révèle comme un lieu de réunification d’une communauté dispersée. Ces porteurs d’une « culture voyageuse » (Mattelart, 2007) vers l’Occident s’ajoutent à une communauté déjà fragmentée entre plusieurs pays nord-africains. Les liens hypertextes tissés entre des sites des pays originels et des sites web diasporiques rendent visible le contact maintenu entre la diaspora et son pays d’origine. Ces liaisons laissent voir une « compulsion de proximité » (Boden et Molotoch, 1994) qui rapproche la diaspora amazighe de son pays. Ce « Knowledge diasporas » (Diminiscu, 2014) représente un réseau interactif qui offre aux Amazighs du monde non seulement un espace d’échanges et de communication, mais aussi un espace d’action et de militantisme.
Les liens hypertextes sont, comme le précisent Jean Davallon et Yves Jeanneret (2004), une certaine façon de définir et de caractériser la forme des productions numériques d’un ensemble de sites. Toutefois, les graphes des liens que nous analysons formalisent les liaisons entre les sites web, mais il semble difficile de s’y limiter. La seule analyse des liens hypertextes des sites web amazighs ne peut pas résumer de manière exhaustive la présence des Amazighs sur le web. Nous l’avons donc complétée par une analyse du contenu des sites web dans l’objectif d’associer ces relations numériques à un discours qui appelle les États nord-africains à adopter une diversité culturelle en s’ouvrant sur l’ensemble des cultures qui existent dans leurs pays.
Du centralisme identitaire à la diversité culturelle ?
Le combat des Amazighs : l’unité dans la diversité
Le caractère non-territorial et ouvert du web permet une manifestation plus libre de l’identité pour les utilisateurs. Cet outil offre une possibilité de proclamer, de chercher et d’affirmer son identité à l’échelle du globe en favorisant des solidarités nationales et autres, qu’il s’agisse des individus, des groupes ou des réseaux constitués à partir d’une cause commune. Les Amazighs ont créé, en juillet 1992, Amazigh-Net, leur premier groupe de discussion sur le web. Après plusieurs années de discussions dans l’espace public réel, ce peuple trouve en ces outils numériques un autre espace public virtuel pour évoquer de nombreux sujets autour de leur culture qui est une composante essentielle de l’identité. Comme Dominique Cardon (2010) l’explique, la communauté devient « virtuelle » grâce aux forums de discussion ; c’est-à-dire qu’elle connecte des individus dispersés derrière leurs ordinateurs ; mais les participants prennent aussi l’habitude de se retrouver pour des rendez-vous dans le monde réel.
Depuis cette première expérience du mouvement amazigh sur le web, les militants et les organisations ont fait preuve d’une grande vitalité dans l’usage des outils et des programmes virtuels. Ces sites et ces rubriques d’actualité ont joué, et jouent toujours, un rôle très important dans la création d’un espace de militantisme pour la diversité culturelle. La présence du mouvement amazigh dans l’arène publique et dans la sphère virtuelle crée en quelque sorte une relation de rétroaction. Àngela Suarez-Collado (2013-a) note que les informations, les revendications et les protestations qui circulent sur le web sont ainsi nécessaires pour comprendre ce qui se passe dans le champ réel et vice versa ; les particularités du militantisme de chaque région et de chaque courant du mouvement s’y laissent effectivement lire.
Dana Fisher (1998) souligne que le web offre aux organisations de mobilisation sociale des moyens leur permettant de faire entendre leurs voix dans le monde entier. En ce sens, la cause identitaire amazighe a réussi, grâce au groupe Amazigh-Net (Bouzida, 1994), et à tant d’autres sites web qui viendront, par la suite, s’imposer dans l’ensemble des pays nord-africains. La « toile numérique » (Suarez-Collado, 2013-b) a offert aux Amazighs un nouvel espace de communication à partir duquel il sera possible d’informer, d’organiser et de coordonner les activités de protestation, et de dénoncer l’inégalité et la répression ; de même, on y diffuse les revendications des associations et des militants. La communication à travers les outils numériquesst devenue un moyen très apprécié pour la mobilisation. Pour les organisations et les militants amazighs, les sites web représentent une opportunité d’accéder en continu à des informations précises sur l’évolution des contestations et sur les actions menées par les militants dans chaque pays. Cela participe également au renforcement des liens au-delà des frontières de l’État (Suarez-Collado, 2013-b).
Permettant à un nombre toujours plus important d’individus de communiquer ensemble, le « réseau des réseaux » (Granjon, 2012) constitue, notamment, l’un des vecteurs importants d’une nouvelle élaboration de l’autodétermination et est susceptible de dégager un fort potentiel d’ouverture à de nouvelles formes d’expression des libertés civiques. L’ex-président du Congrès mondial amazigh (CMA), Rachid Raha (2013) témoigne :
« Le grand problème de nos États autoritaires, c’est cette nostalgie qu’ils ont des vieux temps lorsqu’ils réprimaient dans le sang des ressortissants et des communautés amazighes sans se soucier de la réaction de la communauté internationale. Et cela les aidait parce qu’il n’y avait pas encore la globalisation, ni Internet et encore moins Facebook ! Ainsi, ont-ils commis des assassinats politiques en toute impunité (Abbas Belkacem, Said Sifaw El Mahrouk, Boujemaa El Habbaz…). Ils ont massacré des populations entières (Le Rif en 1958-59, la Kabylie en 1963, Azawad en 1963…) et cela se faisait sans que l’opinion publique internationale s’en rende compte et s’en émeuve. Maintenant, les choses ont bien changé et on vit tous dans un même village planétaire. Une simple bavure des autorités, quelle qu’elle soit, est rapidement diffusée sur le réseau Internet à des milliers, voire des dizaines de milliers d’internautes, malgré le fait que nos États aient réussi à domestiquer la majorité de leurs mass média, qui leur font le sale travail en passant sous silence les violations des droits humains ! ».
Lors des soulèvements populaires de 2011, dits « Printemps arabe », le web est devenu un espace incontournable pour être informé sur les manifestations prévues, discuter les stratégies et faire connaître aux partisans, aux sympathisants potentiels et à l’opinion publique internationale la présence de la population amazighe dans les émeutes. En ce sens, Tristan Mattelart et al. (2015) présentent ces outils technologiques comme des ingrédients indispensables des mobilisations politiques des groupes marginalisés. Le web est devenu un nouveau foyer de résistance où se formulent l’expression et la problématisation de nouvelles façons d’être (Crampton, 2004). Ces outils numériques ont fourni au mouvement amazigh des espaces de discussions qui renforcent et homogénéisent les positions des acteurs avant de mener des actions de protestation dans la rue. Ce « web d’opinion » (Cardon, 2010) ferait vivre une démocratie plus continue, plus proche des citoyens. Érik Neveu (1999) souligne, quant à lui, que certains des mouvements sociaux contemporains les plus efficaces en matière d’impact et de mobilisation doivent une large part de leur succès à la construction d’un réseau médiatique qu’ils contrôlent. Les membres du mouvement amazigh utilisent ce répertoire de protestation virtuelle pour renforcer leur engagement et les liens au sein de la communauté et pour établir des canaux de communication permanents et efficaces concernant l’objet de protestation ciblé. Ces mobilisations informationnelles (Cardon et Granjon, 2013) permettent aux Amazighs de mener des mobilisations collectives pour critiquer une domination imposée par leurs États respectifs. À cet égard, les Tic offrent, à l’encontre des autres moyens de communication, des espaces où l’on peut contacter facilement les activistes pour échanger des propositions et parfois pour manifester, de façon individuelle ou collective, pour exprimer des positions idéologiques au sein du mouvement.
L’accès aux technologies numériques a contribué à rendre plus visible le discours identitaire des Amazighs notamment dans un moment où les États surveillent tous les médias publics et privés. Ainsi, lorsque les canaux officiels imposent le silence sur certaines questions, le web se charge de fournir d’autres moyens de communication qui déjouent cette censure (Suarez-Collado, 2013-a). Le web ouvre, ainsi, un espace de visibilité à des publications qui n’ont pas été soumises à une vérification préalable (Cardon, 2010), d’autant que l’on peut s’y informer plus rapidement qu’avec les supports d’information traditionnels. Grâce à cet avantage, de nombreux sites web ont vu le jour pour s’exprimer sur différents sujets revendicatifs. En outre, les espaces d’expression sur le web évoquent des sujets que les médias sont incapables d’aborder (Oulhadj, 2005) – l’amazighité dans les médias, l’interdiction des prénoms amazighs, l’arabisation des toponymes, l’agression inqualifiable des étudiants amazighes un peu partout au Maroc, l’exclusion des régions amazighes – qui sont autant de preuves ayant fini par convaincre les plus rétifs. Ces nouveaux médias numériques sont bien sûr fortement utilisés dans les mouvements sociaux actuels. Ils sont exploités non seulement pour faire connaître le mouvement (Tchernia, 2013), mais aussi pour faciliter son organisation en informant les militants et les sympathisants. Conscients des immenses possibilités qu’offre le web, et surtout de la liberté qui y règne, les Amazighs s’en sont immédiatement emparés. Comme l’explique le webmaster d’arifino.com : « L’internet est le seul média accessible aux Amazighs. La télévision est condamnée et les journaux sont surveillés par les autorités d’Afrique du Nord » (Oulhadj, 2005). Le mouvement amazigh a ainsi utilisé la technologie numérique de la communication en tant que « répertoires » (Tilly et Tarrow, 2008) qui servent à la mobilisation, la diffusion des communiqués et des pétitions, l’appel à manifestations, les réunions en ligne, etc.
Le rôle des Tic en général et du web en particulier est indéniable dans la pérennisation de l’identité amazighe. Ces outils ont bien préservé et promu cette identité plusieurs fois millénaire. Chaque membre ou sympathisant de cette identité peut avoir la possibilité de participer à ce processus de reconstruction identitaire de façon individuelle, à travers son blog personnel, ou en groupe grâce aux nombreux sites web et aux forums de discussion qui traitent de l’histoire, de la culture et de la langue amazighes (Collado, 2013-a). Le contenu de ces outils numériques s’est diversifié pour traiter tous les aspects de la revendication identitaire amazighe, et pour constituer, par la suite, une archive sur cette culture, cette identité et son combat revendicatif.
Les sites web et les forums de discussion ont également mené des débats à propos du discours du mouvement amazigh. À cet égard, les Tic étaient nécessaires pour sa propagation et pour montrer la nécessité de la défense de leur culture et de l’instauration d’une diversité culturelle. Dans ce sens, le web avec les outils qu’il offre permet à ce peuple de constituer des microsphères publiques (Proulx, 2013) où les militants participent plus activement à des débats publics, locaux, nationaux, transnationaux ou même internationaux. Par conséquent, les revendications amazighes acquièrent de plus en plus d’ampleur sur le web.
Conclusion
Le web a joué un rôle important dans la divulgation des revendications culturelles et politiques des Amazighes. Depuis la fin du siècle dernier, ce peuple crée des sites web pour préserver sa culture, mais aussi pour inciter les États à s’ouvrir à une diversité culturelle afin de reconnaître et de respecter l’ensemble des composantes culturelles de leurs pays, notamment leur propre identité, marginalisée depuis les décolonisations de ces États.
Le web a offert aux Amazighs un nouvel espace public qui leur a permis de faire, en peu de temps, ce qu’ils n’ont pas pu faire en plusieurs années. Ainsi, grâce au combat mené dans l’espace réel, et qui a élargi ses traces dans l’espace numérique, les Amazighs ont réussi à faire entendre leur voix avec des résultats plus ou moins heureux selon les pays ainsi interpellés. Si les États marocain et algérien se considèrent très ouverts à une diversité culturelle qui accepte une identité plurielle du pays, la Libye et la Tunisie ont connu une renaissance de cette voix amazighe dans l’espace public alors qu’elle était réduite à néant avant les soulèvements populaires de 2011.
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Auteurs
Abdelaziz Blilid
.: Abdelaziz Blilid est docteur en sciences de l’information et de la communication de l’Université de Lille-SHS, sous l’encadrement de Mme Laurence Favier. Précédemment, ingénieur d’études en analyse des données issues des réseaux sociaux pour le projet Vérification de l’information dans le journalisme, sur Internet et dans l’espace public (VIJIE) mené par l’équipe de recherche Prim de l’Université de Tours. Actuellement, il occupe le poste de professeur assistant à l’Université de Beni Mellal (Maroc) et il est membre associé de l’équipe de recherche Prim de l’université de Tours (France).
a.blilid@gmail.com
Mohamed Blilid
.: Titulaire d’une licence en droit public, obtenue à l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, d’un master en droit public et d’un doctorat en sciences politiques à l’université Mohamed-V de Rabat, Mohamed Blilid y est actuellement chercheur rattaché au laboratoire Droit public et sciences politiques. Ses recherches se focalisent sur l’identité, les mouvements sociaux et la diversité culturelle.