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Diversité culturelle et tiers-lieux : festival d’arts numériques et incubateur culturel en région Grand Est

18 Fév, 2022

Résumé

Qu’est-ce que la diversité des expressions culturelles sur le territoire ? Comment est-elle produite, promue ? Au travers de deux dispositifs, un festival d’arts numériques et un incubateur culturel et artistique, l’analyse des interactions systémiques entre les acteurs locaux – collectivités locales, acteurs culturels régionaux, représentants de la puissance publique nationale, artistes et résidents de tiers-lieux etc. –,  mettra à jour une véritable coproduction culturelle : entre tendances nationales, patrimoine local, et création artistique locale, c’est tout une économie créative qui se fait jour, participant au développement du territoire. La méthodologie est qualitative (entretiens semi-directifs et recherche-action) avec les différents acteurs locaux.

Mots clés

Diversité culturelle, diversité des expressions culturelles, arts numériques, tiers-lieux, artiste-entrepreneur

In English

Title

Cultural diversity and third places: digital art festival and cultural incubator in Grand Est Region

Abstract

What is the diversity of cultural expressions in the territory? How is it produced and promoted? Through two apparatus, a digital arts festival and a cultural and artistic incubator, the analysis of systemic interactions between local actors – local authorities, regional cultural actors, representatives of national public authorities, artists and residents of third places etc. – will reveal a real cultural coproduction: between national trends, enhancement of local heritage and local artistic creation, a whole creative economy is emerging, participating in the development of the territory. The methodology is qualitative: semi-directive interviews with the various local actors and action research.

Keywords

Cultural diversity, cultural expressions, digital arts, Third Places, artist-entrepreneur

En Español

Título

Diversidad cultural y terceros lugares: festival de artes digitales e incubadora cultural en la región del Gran Este

Resumen

¿En qué consiste la diversidad de las expresiones culturales en el territorio? ¿Cómo se produce y se promueve? Se está llevando a cabo por medio de dos dispositivos, un festival de artes digitales y una incubadora cultural y artística, gracias a los que el análisis de las interacciones sistémicas entre los actores locales -autoridades locales, actores culturales regionales, representantes de las autoridades públicas nacionales, artistas y residentes de terceros lugares, etc.- revelará una verdadera coproducción cultural: ya que entre las tendencias nacionales, el patrimonio local y la creación artística local, está surgiendo toda una economía creativa que participa en el desarrollo del territorio. La metodología es cualitativa: entrevistas semiestucturadas con los diversos actores locales e acciones en la investigación.

Palabras clave

Diversidad cultural, expresión cultural, artes digitales, terceros lugares, artista-empresario

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Martin Corinne, « Diversité culturelle et tiers-lieux : festival d’arts numériques et incubateur culturel en région Grand Est », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/2, , p.63 à 74, consulté le jeudi 5 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/dossier/07-diversite-culturelle-et-tiers-lieux-festival-darts-numeriques-et-incubateur-culturel-en-region-grand-est/

Introduction

Notre proposition s’inscrit dans la thématique « L’action publique, cadre de promotion des filières des industries culturelles ? ». Nous montrerons comment la culture, et la diversité des expressions culturelles, sont le résultat d’une coproduction à la fois locale et nationale, dans une sorte de double mouvement. En effet, d’une part, au niveau local, elles sont impulsées par les collectivités territoriales via les tiers-lieux pensés comme outils d’attractivité du territoire et en interaction avec des acteurs culturels locaux et des artistes régionaux. La diversité de ces expressions culturelles est patente, en ce que cette culture locale est fabriquée à partir d’« objets culturels » locaux et participe par là même au processus de leur patrimonialisation (Davallon, 2016). D’autre part, ces expressions culturelles sont aussi produites grâce au recours à des artistes d’envergure nationale, voire internationale, favorisant ainsi leur légitimation. Corollairement, ces expressions culturelles produites au niveau local ne manquent pas de s’inscrire dans la politique culturelle nationale, voire dans une certaine tendance actuelle (associant arts et sciences, avant-garde artistiques et innovations technologiques), comme en attestent les nombreux festivals urbains centrés sur ces thématiques en région depuis les années 2000 (Molinari, 2018).

Si les notions de diversité culturelle (Unesco, 2001), de diversité des expressions culturelles (Unesco, 2005) ont été analysées et déconstruites dans le champ de l’information et de la communication (Mattelart A., 2007 ; Mattelart T., 2008, 2009), il est intéressant d’en comprendre le fonctionnement au niveau local, par l’interaction entre les politiques publiques nationales de promotion de la diversité culturelle et les initiatives locales sur le territoire. C’est ce que nous proposons à travers l’analyse de deux dispositifs complémentaires conçus en région et mis en œuvre par les mêmes acteurs locaux : un festival d’arts numériques et un incubateur culturel et artistique.

Dans le préambule de la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle (2001), son directeur général, Koïchiro Matsuura, montre comment cette Déclaration érige la diversité culturelle au rang de « patrimoine commun de l’humanité », lequel est « aussi nécessaire pour le genre humain que la biodiversité dans l’ordre du vivant ». Au-delà d’une simple métaphore, cet argument de type analogie proportionnelle revêt un sens très fort, car il incite à une prise de conscience radicale : si la vie sur terre ne peut être possible sans biodiversité, il en va de même pour la survie de l’humanité, qui ne saurait être possible sans diversité culturelle. Après cette déclaration de principes, la Convention sur la protection et la promotion des expressions culturelles (2005) apparaît comme un « instrument juridique international contraignant », dans un souci d’humaniser la mondialisation. Ainsi apparaît « la nécessité de reconnaître que les biens et les services sont porteurs d’identité, de valeurs et de sens, et ne peuvent être considérés comme des marchandises ou des biens de consommation comme les autres » (Oustinoff, 2008, p.72, citant des documents d’archives Unesco complétant cette déclaration). Cette présentation très synthétique des enjeux clés de cette Convention de l’Unesco de 2005 nous permet de retenir, pour l’analyse, deux dispositifs observés, des thèmes qui s’inscrivent totalement dans cette convention de 2005 : expression de l’identité d’un territoire, politiques publiques, valorisation du patrimoine local et de la création artistique, participation des publics, échanges culturels transfrontaliers, incitation au développement de projets culturels et artistiques dans le cadre d’une économie créative sur le territoire.

La méthodologie est qualitative, elle a été mise en œuvre dans le cadre d’un projet du Contrat de plan État-Région (projet Til-LOR, 2017-2019), qui visait à analyser les dynamiques et enjeux des tiers-lieux lorrains, afin d’accroître leur visibilité [1]. Ces espaces hybrides émergent sur le territoire, ancrés dans la culture numérique. Multiformes et irréductibles à un modèle, y sont expérimentées (reflétant certaines formes d’utopies concrètes) de nouvelles relations au travail (mixité disciplinaire, coopération et intelligence collective, etc.) dans le cadre de la transition digitale et écologique, rien de moins. Dans le cadre de ce projet, plus d’une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des résidents et chefs de projets des tiers-lieux, des élus et administratifs des collectivités impliquées, et une observation participante sur les deux années du projet, ce qui a permis d’analyser les deux dispositifs qui vont être présentés : le festival d’arts numériques, puis l’incubateur culturel et artistique. Ces deux dispositifs apparaîtront comme complémentaires, en ce qu’ils font appel aux mêmes acteurs culturels locaux, et participent de cette coproduction locale et nationale des expressions culturelles.

Festival d’arts numériques : du local à l’international

L’analyse de ce premier dispositif, le festival d’arts numériques « Constellations » créé par la ville de Metz, permet de mettre en évidence le rôle fondamental de la puissance publique, – résultant d’intrications croisées entre l’État, les collectivités territoriales, les régions transfrontalières à l’échelon européen – dans la fabrication et la production de la culture « locale » à dimension nationale, voire internationale.

Un festival d’arts numériques pour ancrer l’identité « Arts & Tech » du territoire

Le Festival d’arts numériques a été créé en 2017 et il est mis en œuvre par le pôle culture de la ville, avec le soutien de la métropole. D’une part, ce festival veut incarner et participer à l’ancrage de cette identité que le territoire revendique et entend installer autour des arts et de la technologie, dénommée « Arts & Tech ». Cette identité s’inscrit dans une grande tendance nationale, autour des arts et des sciences (Molinari, 2018), et ne revêt à cet égard que peu d’originalité, mais elle trouve pourtant un sens local dans le développement économique de la ville et du territoire. En effet, Metz fut l’une des premières villes câblées en France (d’abord pour la télévision, puis pour l’internet, dans les années 90), sur un territoire en reconversion industrielle, après la crise de la sidérurgie des années 70, avec une ambition affichée de développement économique misant sur l’innovation et le numérique (appelé alors les NTIC ou TIC). Cette identité « Arts & Tech » est portée par l’agence dite « agence d’attractivité Inspire Metz », pensée comme une véritable marque (au sens marketing) pour vanter les mérites du territoire, en termes de développement économique et touristique (y compris le tourisme d’affaires). Cette agence Inspire Metz a été créée, dès 2017, par la ville et la communauté de communes de la région messine, l’année même de l’acquisition du statut officiel de métropole (étant entendu que le premier édile de la ville est devenu, durant son second mandat, premier vice-président de la métropole et directeur de cette agence Inspire Metz). Ainsi, dès 2017, le concept du festival estival est posé autour des arts numériques lesquels sont mis au service de la valorisation du patrimoine architectural local. En effet, un appel à projet, porté par l’adjoint à la culture de la ville, décrit les critères pour la sélection d’un mapping video sur la cathédrale et d’autres créations artistiques le long d’un « Parcours numérique », parcours fléché que pourra suivre le public en déambulant dans la ville, allant ainsi à la rencontre des diverses œuvres et installations sur ou dans les bâtiments : « il est attendu un geste artistique original et créatif, alliant approche artistique, outil numérique, son et lumière et ambition de mise en valeur patrimoniale » (AAP, 2019). Si les spectacles son et lumière, et autres mapping videos se sont très largement développés ces dernières décennies au niveau international, et n’ont rien de très original, contenant indéniablement un risque d’homogénéisation (Farchy, 2008), ils demeurent néanmoins singuliers. En effet, ils participent au processus de patrimonialisation, tel que le définit Jean Davallon : « Un objet est patrimonial par la pratique qui le constitue comme tel, par l’usage qui en est fait et par ce qu’il fait (les effets qu’il produit : son efficacité et son opérativité) » (Davallon, 2016, p.18). En ce sens, il s’agit bien d’actes de création, associant le public, et qui attestent d’une certaine forme de diversité culturelle : par exemple, le mapping video de 2019 intégrait très clairement un personnage-dragon, le Graoully, légende liée à l’histoire romaine de la ville. Pour l’édition 2020 de ce festival estival (reporté à l’automne en raison de la crise sanitaire), on pourrait ajouter que le festival a aussi été pensé en lien très étroit avec la célébration des 800 ans de la cathédrale dans ce département concordataire (reliquats de l’annexion allemande 1870-1918). Cette célébration fait apparaître le rôle premier de la puissance publique nationale, laquelle a commandité, pour l’occasion, la création d’un vitrail contemporain, s’inscrivant en cela dans la suite des programmes mis en place par l’État après la seconde guerre mondiale et qui ont fait de Metz « un laboratoire du vitrail » (Lagleize, 2019, extrait du témoignage du Préfet de la Moselle, p.11), avec la participation d’artistes de renom comme Jacques Villon, Roger Bissière, Marc Chagall. On est bien ici dans le renouvellement des expressions culturelles : cette commande concrétise les liens indispensables entre le patrimoine et la création, deux des domaines principaux d’intervention du ministère de la Culture. Et le programme du festival d’arts numériques, – en proposant diverses expositions et performances passant par la cathédrale, mais aussi et surtout un nouveau parcours « vitrail » – vient s’imbriquer en quelque sorte avec cette célébration. Il convient à présent d’analyser cette programmation, qui fait apparaître une visée internationale et le financement doté de fonds européens.

Un festival local : une visée internationale, un financement européen et la participation du public

À consulter le programme des quatre éditions (2017 à 2020), la visée internationale est notoire. En effet, si nous nous centrons sur les deux artistes principaux (têtes d’affiches) Yann Nguema (édition 2018) et Vincent Masson (éditions 2019 et 2020), créateurs des mapping videos sur la cathédrale, ils sont présentés tous deux comme des artistes « de renommée internationale », puisqu’ils ont en effet conçu d’autres mapping videos pour des villes étrangères (en Europe mais aussi à Montréal, Singapour ou Bangkok, etc.). Et pour l’édition 2020, le festival a d’emblée été qualifié de « festival international », de par ses artistes de renommée mondiale mais aussi du fait des projets de coopération avec d’autres festivals d’arts numériques en Europe et Outre-Atlantique, ce qui s’inscrit dans une certaine forme d’ouverture culturelle. Il est à noter que cette dimension internationale fait aussi implicitement référence au public, comprenant des touristes étrangers de passage à Metz (cf. infra). Et le programme met aussi en valeur une certaine forme d’équilibre, pourrait-on dire, avec la présence d’artistes régionaux et nationaux. Enfin, les parcours (notamment le « Parcours numérique ») proposant une déambulation dans la ville, parsemée d’étapes avec des œuvres numériques ou des performances dans des espaces et sur des bâtiments architecturaux remarquables, incitent les touristes, mais aussi le public local, les habitants de la ville, à (re)découvrir ces bâtiments et ces espaces avec un regard neuf ou renouvelé. Il n’est qu’à songer à la démarche de l’artiste Christo (Christo et Jeanne-Claude) [2], empaquetant les bâtiments publics, qui a toujours revendiqué un art éphémère, gratuit, incitant les citoyens à se réapproprier l’espace public. De même, cette démarche relève de ce que Jean-Marie Schaeffer (2015) qualifie d’expérience esthétique, avec sa triple dimension attentionnelle, émotive et hédoniste. Elle participe ainsi au processus de patrimonialisation (Davallon, 2016), qui permet au public de s’approprier et construire ce patrimoine local, œuvrant ainsi à la production de cette diversité des expressions culturelles.

A contrario, un élément illustre le rôle de censeur que peut aussi jouer parfois la collectivité dans la production culturelle locale : en effet, dans l’appel à projet 2020, il est précisé que « toutes les œuvres à caractère vulgaire, raciste, diffamatoire, discriminant ou portant atteinte à la dignité humaine ou à caractère religieux en contradiction avec les lois en vigueur, contraires aux bonnes mœurs et à l’ordre public […] seront refusées d’office » [3]. Il apparaît que ces mises en garde reprennent nombre des éléments liés à la diversité culturelle telle que définie par l’Unesco, notamment le refus de la discrimination et le respect de la dignité de la personne humaine (étant entendu qu’elles font aussi partie intégrante du droit français). Mais nous retiendrons l’évocation du « caractère vulgaire » ou bien encore « les bonnes mœurs », valeurs et bon goût d’une œuvre artistique qu’entend définir le service culturel de la ville : avec cette vision normative et réductrice, ne serait-on pas à rebours de l’idée même de diversité culturelle, mais aussi de celle de création artistique ? Un paradoxe qui ne semble pas déranger le service culturel organisateur des jurys de sélections. Qu’aurait dit en effet ce service culturel messin en découvrant, par exemple, en 1917, l’œuvre « Fontaine » de Marcel Duchamp, « urinoir inversé » consacrant l’invention dans le champ de l’art du ready-made ? (une réplique de l’œuvre originale disparue a été présentée lors de l’exposition « 1917 » au Centre Pompidou-Metz en 2012).

Pour terminer, la dimension internationale transfrontalière transparaît aussi dans le financement de ce festival d’arts numériques : son budget total s’élève à 2 millions d’euros en 2019 (pour un public estimé à 1,4 million), un tiers pris en charge par la ville. Parmi les financements extérieurs, un projet Interreg représente une part importante, il est constitué, par définition, de fonds européens, issus du FEDER (Fonds européen de développement régional) et il est dénommé « Pierres numériques : opération de valorisation, de promotion, mise en événement des Patrimoines remarquables de la Grande Région [4] à travers les Arts numériques ». En revanche, la dimension internationale du public est plus difficile à affirmer, sauf à utiliser des indicateurs économiques tels le nombre de nuitées (recensées par l’Agence Inspire Metz).

Il convient de s’intéresser à la fabrication de ces œuvres, afin de mettre en évidence le rôle joué par d’autres outils spécifiques de développement du territoire.

La fabrication des œuvres au sein du tiers-lieu BLIIIDA

C’est en effet dans le tiers-lieu messin BLIIIDA qu’a été conçu et fabriqué un certain nombre d’œuvres de ce festival. Il apparaît ainsi que les acteurs et moyens locaux du territoire sont aussi mobilisés : expliquons ce qu’est le tiers-lieu messin BLIIIDA. Héritier d’une Nuit Blanche (centrée sur l’art contemporain, volonté du maire actuel, lors de son premier mandat), ce tiers-lieu a été lancé en 2014 par la communauté de communes de la région messine (avant son statut officiel de métropole en 2017, cf. supra) : cette friche industrielle urbaine de 30 000 m², située dans la ville, rue de Blida et constituée des anciens hangars des bus de la région messine – auparavant des abattoirs dans les années 50 –  est proposée à titre expérimental aux artistes, qui vont l’investir et en faire un « tiers-lieu de création, de production et d’innovation artistique ». L’obtention, en 2015, du label French Tech va conforter cette orientation, et en faire le bâtiment totem de French Tech East à Metz, faisant ainsi cohabiter un incubateur de start-ups et d’entrepreneurs avec les artistes. Il est à noter que ce label, délivré par le secrétariat d’État au numérique, a été obtenu par le Sillon lorrain, résultat d’un regroupement inédit de quatre villes de Lorraine sur l’axe sud-nord (Épinal, Nancy, Metz, Thionville). Et en 2019, après la réforme territoriale et le passage à la région Grand Est, le regroupement avec les territoires d’Alsace a permis l’obtention du label Capitale French Tech. Ce label constitue d’ailleurs une autre forme d’interaction entre puissance publique nationale et collectivités locales pour le développement des territoires, à travers notamment le numérique et la culture. Puis, ce tiers-lieu a évolué, au gré des résidents, et a été rebaptisé en 2018, afin de coller à l’identité de marque du territoire que porte l’agence Inspire Metz (cf. supra), pour devenir BLIIIDA, avec trois « i » : « tiers-lieu d’inspiration, d’innovation et d’intelligence collective ». Une centaine d’artistes, entrepreneurs, artisans, associations, institutions (y compris des banques) s’y côtoient et y travaillent tous les jours. Au-delà des emplois créés, le tiers-lieu demeure largement subventionné par les collectivités locales (près de 60 % d’un budget de fonctionnement de 1,2 million en 2018). Mélanger les métiers, les origines disciplinaires pour favoriser l’innovation et la création, tel est le pari fait par les collectivités, bien que la théorie des classes créatives (Florida, 2003) soit très critiquée. En effet, la « classe » créative demeure une notion sociologique aux contours demeurés flous, et les effets économiques directs résultant de l’action de ces classes sociales dites créatives sont loin d’être avérés ni mesurés de manière tangible. Néanmoins, il a pu être montré (Martin, 2019) combien un tiers-lieu est devenu un véritable outil d’attractivité du territoire : outil tout aussi unique et singulier, forcément différent d’autres tiers-lieux ayant évolué sur d’autres territoires, car son identité résulte d’une co-construction des acteurs et résidents qui le composent et interagissent ; et un tiers-lieu s’inscrit de fait dans l’univers de la culture numérique et celle des makers du DIY (Do It Yourself), avec les fablabs, etc. et aussi celle du « faire ensemble », invitant au décloisonnement, permettant de repenser la relation au travail (Lallement, 2015).

Ainsi, BLIIIDA a-t-il constitué la « base arrière » du festival d’arts numériques pour la création de certaines œuvres. D’une part, plusieurs artistes résidents du tiers-lieu, après sélection, ont participé au festival « Constellations », et d’autre part, des artistes extérieurs, retenus notamment pour le parcours numérique du festival, ont été accueillis en résidence temporaire à BLIIIDA (le directeur du tiers-lieu étant directeur artistique de ce parcours), afin de concevoir la scénographie de leur œuvre ou performance, pouvant ainsi disposer de toute l’infrastructure tant au niveau des équipements-machines numériques qu’au niveau des savoir-faire des artistes et artisans de BLIIDA. Enfin, le tiers-lieu a été fortement impliqué tant dans la programmation du Festival que par une animation continue sur les lieux d’expositions et de spectacle.

Après avoir montré le rôle des collectivités territoriales dans la production culturelle locale singulière, invitant à la participation du public, grâce aux différents outils de développement propres au territoire, et en lien avec la puissance publique nationale, nous abordons le second dispositif, lequel est un incubateur culturel.

Fluxus

Nous avons souhaité retenir le dispositif « Fluxus », parce qu’il incarne parfaitement cette volonté de valorisation des expressions culturelles locales, et ce dans le cadre d’interactions croisées entre la politique publique nationale et les collectivités locales. Nous mettrons précisément en évidence comment ce dispositif, impulsé par les services de l’État, s’appuie et repose sur les ressources et acteurs culturels locaux pour favoriser l’entrepreneuriat culturel et artistique : une expression culturelle locale, singulière, alliée au développement économique du territoire.

Un réseau dense d’acteurs culturels en Région pour « faire de son art un emploi »

« Fluxus » est un incubateur culturel et artistique qui a été initié et impulsé en 2019 par la Drac Grand Est (État) sur le territoire du Grand Est, en interaction étroite avec les acteurs locaux. Son enjeu est de favoriser l’entrepreneuriat culturel et artistique afin d’accompagner des artistes, artisans d’art, designers, entrepreneurs culturels et créatifs, porteurs de projets artistiques et culturels « dans le processus de création d’une activité économique viable et durable ». En ce sens, un tel dispositif participe pleinement de l’économie créative, telle qu’elle est définie par l’Unesco (2005) : les arguments qui irriguent le projet mettent en avant la volonté de « faire de son art un emploi », et s’articulent autour de l’indépendance (liée au statut d’entrepreneur), la liberté d’activité (supposée importante pour un artiste), une fiscalité intéressante et une gestion simplifiée, deux éléments à même de rassurer des artistes, pas forcément enclins à réaliser des démarches administratives. Dans le développement de cette économie locale, il va sans dire qu’une condition pour les porteurs de projet-entrepreneurs est d’être résident et de développer son projet sur le territoire.

C’est un dispositif expérimental en France, qualifié de régional et transversal et il est effectivement singulier en ce qu’il s’articule de manière très étroite avec l’ensemble du réseau des acteurs locaux à différents niveaux. Au premier niveau, ce sont, pour la première promotion de 2019, les quatre principaux tiers-lieux du territoire Grand-Est, qui accueilleront les porteurs de projet et financeront donc le coaching et la formation : BLIIIDA à Metz (opérateur principal) ; « Stand Up Artem » à Nancy ; « Saint-Ex » à Reims ; « Le Shadock » à Strasbourg. Il est à noter que trois d’entre eux sont strictement des tiers-lieux (cf. supra), présentation de BLIIDA) et donc des espaces dans lesquels les collectivités locales, notamment les métropoles sont très largement impliquées : la coopération État-collectivités est notoire. Et si « Alliance Artem » (support de « Stand Up Artem ») n’est pas à proprement parler un tiers-lieu, cette structure est tout autant soutenue par la métropole du Grand Nancy. En effet, il s’agit d’un campus tout à fait original, visant à la formation interdisciplinaire : art, technologie et management, – regroupant Mines Nancy, Ensad (École nationale supérieure d’arts et de design de Nancy), ICN Business School –, et ce campus est né d’une véritable volonté politique, dont l’esprit a été nourri par l’imaginaire de l’école de Nancy : Alliance des industries d’art, mouvement culturel et architectural ayant introduit l’Art nouveau en France au tournant du XXe siècle, et dont la volonté était déjà de rendre l’art accessible à tous… Précisons que les créations de cette École de Nancy, en architecture et mobilier (Louis Majorelle, Eugène Vallin, Jacques Gruber, vases Daum, Emile Gallé, etc.), puisaient leur inspiration dans le végétal, autrement dit la nature, avec notamment des décors floraux, s’inscrivant aussi dans le japonisme. Où il apparaît que l’ouverture culturelle était déjà de mise.

Quant au choix du terme « Fluxus » pour cet incubateur culturel, il n’est pas anodin : « Fluxus » est un mouvement culturel né dans les années 60, qui refusait la notion d’œuvre d’art, lui préférait l’idée d’art éphémère, pratiquant un bricolage pauvre, et avait également pour ambition de faire participer le public en l’intégrant à la performance artistique. En 2020, le réseau de « Fluxus » s’est agrandi en intégrant trois nouveaux espaces de création du territoire Grand Est (Charleville-Mézières avec l’Institut international de la marionnette, Thionville avec le Puzzle et Mulhouse avec Hear – Haute École des arts du Rhin), et ce dans un esprit d’ouverture, s’inscrivant encore dans les recommandations de l’Unesco. Et bien évidemment, l’agence culturelle de la région Grand Est est partie prenante, ce qui atteste de la mobilisation de l’ensemble des acteurs culturels locaux au sein de cet incubateur.

Au second niveau, l’ouverture culturelle est aussi patente, dans le sens où l’accompagnement, le coaching des porteurs de projets s’inscrira dans une certaine mobilité, puisqu’ils investiront ces divers lieux partenaires, mais pourront aussi être accueillis en résidence dans l’espace transfrontalier (dans certains autres tiers-lieux et espaces culturels de la Grande Région : Luxembourg, Wallonie, Sarre, Rhénanie-Palatinat).

Enfin, au troisième niveau, un principe adopté est que chaque porteur de projet doit trouver au moins un parrain dit « mentor », expert dans son domaine précisément, qui, en plus des coachs, le suivra et surtout lui permettra de se constituer un réseau dans son domaine, afin de faciliter sa future intégration socio-économique. Ce qui fait dire au nouveau responsable de « Fluxus » à BLIIIDA-Metz (opérateur principal) que ce dispositif œuvre à la régénération du tissu local d’entrepreneurs culturels, un retissage local en quelque sorte, dans un mouvement bottom-up, ce qui s’inscrit ainsi parfaitement dans les recommandations relatives à la diversité des expressions culturelles de l’Unesco (2005).

Et cette diversité est encore privilégiée dans la sélection des différentes promotions, puisque les trois domaines de l’audiovisuel (cinéma et jeux vidéo), du design et de l’architecture et du spectacle vivant (danse, musique, dispositifs immersifs événementiels) sont représentés de manière équilibrée, afin de s’enrichir mutuellement, favorisant en quelque sorte l’émergence des interactions entre ces « mondes de l’art » (Becker, 1988).

conclusion

Nous avons montré combien les diverses recommandations de l’Unesco sur la diversité des expressions culturelles peuvent être repérées dans l’analyse des deux dispositifs culturels présentés, tant le festival d’arts numériques que l’incubateur culturel « Fluxus ». Pour chacun d’entre eux, les collectivités locales constituent les acteurs initiateurs, qui impulsent la production culturelle sur le territoire, coproduisent cette diversité culturelle, dans un maillage d’interactions au sein d’un réseau d’acteurs locaux, et jusque dans l’espace transfrontalier de la Grande Région. Y a été pointé le rôle de l’État qui a initié le second dispositif, l’incubateur culturel, lequel a pris forme en reposant sur l’implication des acteurs culturels locaux, soutenus par les collectivités territoriales. Ces dispositifs se veulent au plus près du territoire, et des publics visés, mais deux questions demeurent. Tout d’abord, celle de l’originalité, de la singularité de cette production culturelle : elle a été posée à propos du mapping video qui, malgré son inscription dans une production de masse uniformisée, demeure singulier puisqu’il a pour visée la valorisation du patrimoine local remarquable. Ensuite, demeure l’épineuse question de la participation et de l’expression des publics : si le festival estival d’arts numériques affiche une participation croissante depuis 2017, pour arriver, lors de sa dernière édition 2019 (soirées jeudi-dimanche, juin-sept.), à une estimation d’1,4 million participants aux performances et déambulations dans la ville, il n’a pas été possible, faute d’enquête qualitative, d’avoir des informations sur le profil sociodémographique de ces publics. Et le volontarisme constaté des politiques publiques ne saurait écarter les difficiles questions et dilemmes de l’action culturelle, notamment la question de la démocratisation culturelle qui traverse la société française depuis les années 60 (Heinich, 2001 ; Donnat, 2009), avec l’action d’André Malraux. Ensuite, la question de l’ouverture culturelle est extrêmement complexe, et elle ne date pas non plus de la déclaration de l’Unesco en (2001, 2005), elle a traversé toute l’histoire de l’art (cf. le japonisme évoqué au sein de l’École de Nancy au tournant du XXe siècle) et elle est posée depuis longue date dans le champ des sciences sociales qui tentent de comprendre l’évolution de la culture, en faisant référence au « syncrétisme en mosaïque » (Cuche, 2010, p.69), constitutif de toutes les cultures, qualifiées ainsi de mixtes. Il apparaît aujourd’hui clairement qu’aucune culture ne saurait prétendre à être « pure », les termes de culture « pure ou impure » étaient utilisés jusqu’au premier tiers au moins du XXIe siècle en anthropologie : « Le syncrétisme est désormais perçu comme un phénomène universel, toute culture étant plus ou moins le résultat d’un processus de « syncrétisation » » (Cuche, 2010, p.69). Pour ce qui concerne le second dispositif « Fluxus », le soutien apporté aux artistes, artisans d’art, entrepreneurs locaux qui ancrent leurs projets sur le territoire ne peut qu’aller dans le sens de cette ouverture et diversité culturelle et de cette expression des publics, dès lors qu’il s’inscrit dans une démarche bottom-up (de bas en haut) malgré une sélection à l’entrée qui pourrait revêtir le risque de devenir normative, certes. Une autre ouverture réside dans le développement des tiers-lieux, en ce qu’ils jouent un rôle structurant (Genoud, Moeckli, 2010), un espace d’échanges, de convivialité, d’univers du « faire ensemble » et surtout de mixité, autant d’éléments favorisant largement le questionnement des pratiques culturelles au sens large (y compris des pratiques de consommation, du rapport à l’environnement, etc.). A condition qu’ils soient ouverts sur la ville et les citoyens, bien évidemment. C’est le pari fait à BLIIIDA-Metz, dans le cadre d’un important projet de développement pour la mise aux normes des bâtiments (ancienne friche industrielle) pour accueillir plus aisément le public. Mais dans le même temps, un autre petit tiers-lieu, Le Château 404 (constitué d’anciens dissidents de la première époque de BLIIIDA) qui œuvrait à la diffusion d’un courant musical non dominant, et offrait son espace pour la pratique de groupes amateurs, vient de subir une fermeture administrative, en raison d’une non-conformité des bâtiments, et sans avoir pu obtenir le soutien financier de la ville.

Pour terminer, une piste de recherches futures concernant cette association, a priori assez paradoxale, débouchant sur la figure de l’artiste entrepreneur. Si cette figure ne semble pas nouvelle (Menger, 2002), elle interroge encore dans ce champ de l’économie créative (Liefooghe, 2013, 2015 ; Chapain & al., 2018), notamment dans ces nouveaux univers que sont les tiers-lieux, faits de tensions entre, d’une part, une utopie (Ricoeur, 1997) inventant les villes et le monde de demain (Lallement, 2015) et, d’autre part, les valeurs portées par le modèle entrepreneurial des startups (Abdelnour, 2017), lesquelles reflètent l’emprise du néolibéralisme sur les organisations (Cukier, 2017). Peut-on être artiste, interroger la société, ses modèles, son fonctionnement, et entrepreneur tout à la fois ?

Notes

[1] Une série documentaire, à destination du grand public, a été réalisée, en collaboration avec la société de production audiovisuelle Fensch Toast (résident du tiers-lieu messin BLIIIDA). URL : https://videos.univ-lorraine.fr/index.php?act=view&id_col=618

[2] https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/media/A7ftXha

[3] Appel à projets pour le concours international de vidéo mapping – Festival Constellations de Metz 2020 : https://metz.fr/fichiers/2019/11/26/AAP_Parcours_PN_2020___Reglement_FR.pdf

[4] La Grande Région est un espace transfrontalier de 11,6 millions d’habitants : Wallonie (Belgique), Luxembourg, Lorraine (France), Sarre et Rhénanie-Palatinat (Allemagne), avec une véritable tradition de coopération et de mobilité entre les territoires transfrontaliers (de fait, près de 240 000 travailleurs frontaliers pendulaires en Grande Région en 2018).

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Auteure

Corinne Martin

.: Corinne MARTIN est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication au CREM (Centre de recherche sur les médiations), Université de Lorraine et psychosociologue de formation. Ses thèmes de recherche sont centrés sur la sociologie des usages et des pratiques numériques, la culture numérique et culture mobile, la frontière numérique en Europe, la sociologie des nouveaux espaces de travail : tiers-lieux, espaces de coworking.
corinne.martin@univ-lorraine.fr