Le conseil de presse au Maroc : instance d’autorégulation, garant de la diversité médiatico-culturelle ou organe de sauvegarde politique ?
Résumé
À la suite du mouvement de contestation du 20 février 2011, au Maroc, le pouvoir a entrepris des réformes. Une nouvelle constitution est adoptée et un nouveau code de la presse et de l’édition est établi. Les deux textes redéfinissent la liberté d’expression et recadrent son exercice par les journalistes et les médias. En 2019, un Conseil de presse est mis sur pied. Créé par le législateur, de composition tripartite (journalistes, éditeurs de presse et administration) et subventionné par l’État, il s’est doté d’une déontologie qui fait force de loi et exerce des fonctions qui relevaient de l’ex ministère de la Communication, ce qui le rend atypique et le différencie des organismes similaires dans les pays de presse mature. Pourquoi le Conseil de presse au Maroc est-il constitué de la sorte et quels sont ses objectifs ? Est-il un organe d’autorégulation professionnelle, un garant de la diversité médiatique ou un organe de maintien politique ? Avec un site web sommaire et récent et sans rapport d’activité général depuis sa création, il est difficile de dresser un constat. Mais vu sa conception, sa structure et son financement, il fait exception et a tendance à sous-traiter l’administration du journalisme.
Mots clés
Maroc, Conseil national de la presse, liberté d’expression, déontologie journalistique, autorégulation.
In English
Title
The press council in Morocco: self-regulatory body, guarantor of media-cultural diversity or body of political survivalism?
Abstract
In the wake of the February 20th, 2011, protests in Morocco, the authorities undertook reforms. A new Constitution was adopted and a new Press and Publishing Code were established. The two texts redefined freedom of expression and reframed its practice for journalists and the media. In 2019, a press council was set up. Created by the legislator, it is composed of a tripartite (journalists, press editors and administration), and is subsidized by the State. The press council, established a force of law deontology and exercised the same functions of the former Ministry of Communication. Subsequently, making it atypical and differentiating it from similar organizations in mature media countries. Why is the Moroccan Press Council formed in this manner and what are its objectives? Is it a professional self-regulating agent, a safe keeper of media diversity or a vehicle for political safeguard? Without a website, no activity report and no self-study report since its creation, it is difficult to form observations. Nonetheless, due to its design, structure and funding, it stands as an exception and is an administrative sublet of Moroccan journalism.
Keywords
Morocco, National Press Council, freedom of speech, media ethics, self regulation.
En Español
Título
El consejo de prensa en Marruecos: ¿organismo autorregulador, garante de la diversidad cultural mediática o cuerpo de supervivencia política?
Resumen
Como consecuencia del movimiento de protesta del 20 de febrero de 2011 en Marruecos, el Poder emprendió reformas. Se aprobó una nueva Constitución y se estableció un nuevo Código de la Prensa y Edición. Esto dos textos redefinen la libertad de expresión y enmarcan el ejercicio de la misma por parte de periodistas y medios de comunicación. En 2019, el legislador creó un Consejo de prensa de composición tripartita (periodistas, editores de periódicos y Administración) subvencionado por el Estado, al que se ha dotado de una deontología con fuerza de ley y que ejerce funciones competencia del antiguo Ministerio de la Comunicación, lo que lo hace atípico y diferencia de otros organismos similares de los países de prensa madura. ¿Por qué el Consejo de prensa de Marruecos se ha constituido así y cuáles son sus objetivos? ¿Es un órgano de autorregulación profesional garante de la diversidad mediática o un órgano de supervivencia política? Sin sitio web ni informe de actividad desde su creación, resulta difícil constatarlo. Pero en vista de su diseño, estructura y financiación, constituye una excepción y pasa por subcontratar la administración del periodismo en Marruecos.
Palabras clave
Marruecos, Consejo Nacional de la Prensa, libertad de expresión, ética profesional, autorregulación.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Hidass Ahmed, « Le conseil de presse au Maroc : instance d’autorégulation, garant de la diversité médiatico-culturelle ou organe de sauvegarde politique ? », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/2, 2021, p.51 à 66, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/dossier/04-le-conseil-de-presse-au-maroc-instance-dautoregulation-garant-de-la-diversite-mediatico-culturelle-ou-organe-de-sauvegarde-politique/
Introduction
Politiquement verrouillés et culturellement formatés depuis l’indépendance par des régimes patrimoniaux autoritaires, les pays de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient, des autocraties du Maghreb (à l’exception de la Tunisie depuis sa « révolution de jasmin ») aux monarchies du Golfe, ont fini par connaître des crises sociales qui se sont manifestées par des mouvements de hirak, de repli identitaire, de rejet de la culture officielle et un reflux du communautarisme. Se ressourçant dans l’héritage ancestral comme la rationalité d’Ibn Khaldoun et dans les idéaux de culturalité citoyenne et universelle de penseurs contemporains comme Mohammed Abed Al Jabri ou d’organisations internationales comme l’Unesco, les réformistes peinent à se faire entendre, les canaux de médiation avec les gouvernants étant inopérants.
Le verrouillage de l’espace public culturel durera tant que les régimes patrimoniaux, forts de leur monopole sur les médias de masse et servis par un aréopage de thuriféraires (poètes, chanteurs, compositeurs, journalistes, écrivains, artistes …) assurera la circulation exclusive de leur culture étatique à l’intérieur de leurs frontières nationales (Amar, Tuquoi, 2012 ; Boniface, 2011). Avec la mondialisation et la marchandisation de la culture prônée par l’Organisation mondiale du commerce à sa création en 1995 et l’arrivée de l’internet, des chaînes satellitaires, des réseaux sociaux, des plateformes de services mobiles, du journalisme citoyen et de la consommation culturelle en direct, la donne va changer. La culture officielle va perdre les espaces qu’elle s’était octroyés dans la sphère publique au profit d’une culture alternative, ce qui représente un défi pour les régimes patrimoniaux de la région Mena (Middle East and North of Africa). La culture non conventionnelle risque de réactiver la contestation qui désormais s’affiche librement dans les médias extraterritoriaux, sans pâtir de la censure qui, naguère, étouffait tout renouveau ou esprit critique.
Réfractaires au changement, certains régimes campent sur leurs positions et essayent de préserver le paysage politico-culturel qu’ils ont façonné à coup de propagande, de manipulation et de répression. D’autres, échaudés par les expériences malheureuses dudit « Printemps arabe » essayent d’anticiper sur les hiraks par une politique publique de providence afin de contenir la colère populaire et domestiquer la dissidence politique et culturelle. C’est le cas du Maroc avec 18 800 manifestations pour la seule année 2018-2019 et près de 3 millions de citoyens descendus dans la rue. Le pays a réformé son texte fondamental, élargi les subventions à plus de secteurs et initié de nouvelles institutions, comme le Conseil national de la presse (CNP).
Accessoirement mentionnés dans les constitutions précédentes, le patrimoine et l’identité culturels sont solennellement retenus par la nouvelle Constitution de 2011, promulguée dans la foulée du « Printemps arabe » et du Mouvement du 20 février 2011. Son préambule énonce les principes généraux en la matière et recadre l’identité marocaine en élargissant sa dimension linguistique, religieuse, civilisationnelle, géographique et historique. L’article 5 proclame que « les pouvoirs publics œuvrent à la création des conditions permettant de généraliser les conditions de la liberté et d’égalité des citoyens et citoyennes, ainsi que leur participation à la vie politique, économique, culturelle et sociale ». D’autres articles (26 et 28) investissent les mêmes pouvoirs publics d’une mission d’appui pour l’organisation du secteur des médias dans le respect des règles de droit, de déontologie et de pluralisme linguistique, culturel et politique de la société marocaine. Cette mission se traduit par la mise en place d’institutions ad hoc (Conseil national des langues et de la culture marocaine et Conseil national de la presse) et par une aide publique aux médias.
Le Maroc est riche d’un patrimoine culturel plusieurs fois millénaire, marqué par le brassage de plusieurs civilisations : romaine, carthaginoise, berbère, arabo-musulmane, andalouse et euro-méditerranéenne. Un brassage de traditions, de coutumes et de valeurs de différentes sources et cultures amazigh, arabo-musulmane, hassanie, juive, mauresque, européenne et africaine qui donne au Maroc un héritage culturel riche et diversifié. Chaque région du pays possède ses particularités, contribuant ainsi à un melting-pot propre à l’espace public marocain.
Cependant, gouverné par un « régime exécutif » dont le discours clame à l’envi l’existence de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs, « l’exception marocaine » tant vantée par les pouvoirs publics au sein de la région Mena, cède devant un autre constat. Se basant sur des indicateurs universels, les organisations non gouvernementales internationales (ONGI) comme Human Rights Watch, Amnesty International et Reporters sans frontières classent le Maroc dans le rouge pour ce qui est de la protection des droits de l’homme.
Qu’en est-il des institutions prévues par le constituant et par le législateur pour garantir la diversité culturelle, la liberté d’expression et les droits de l’homme en général ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’analyser les textes afférents à l’action publique dans ce domaine et de comparer les institutions marocaines créées à cet effet aux institutions correspondantes dans les pays matures. À l’exception de quelques articles de presse, la recherche scientifique à ce sujet est peu fournie, et pour cause. Le Maroc, avec ses 35 filières universitaires en information, journalisme et communication, ne dispose pas encore de revue académique arbitrée dédiée à ce domaine. En attendant la création du Conseil national des langues et de la culture marocaines, cet article se propose de contribuer à la réflexion sur le Conseil national de la presse marocain. Est-il un organe d’autorégulation des journalistes et des médias au Maroc, un garant de la diversité et pluralisme culturels ou une substitution au ministère de la Communication qu’il est question de supprimer ? Au remaniement gouvernemental du 9 octobre 2019, ce dernier était absent de la liste officielle des départements ministériels. Un mois après, les attributions dudit ministère de la Communication ont été affectées au ministre de la Culture, de la Jeunesse et des Sports. Simple omission ou changement de gouvernance ? Le Premier ministre en exercice, Saâd Eddine El Othmani n’a pas communiqué à ce sujet ; le roi Mohamed VI non plus lors de son discours d’ouverture de la session d’automne du parlement, le 11 octobre 2019.
Comme le dit John Waterbury dans son ouvrage de référence en 1976, « on a souvent l’impression que le régime marocain n’a d’autre stratégie à long terme que d’espérer que ses tactiques de court terme continuent d’être payantes ». Le Pouvoir a fait le vide autour de lui et domestiqué l’opposition. Mais critiqué par les ONG internationales et pour des raisons d’image à l’extérieur, il s’oriente vers la sous-traitance de sa gouvernance en matière de déontologie et de liberté d’expression par un organe non constitutionnel. Serait-ce la mission du Conseil national de la presse ? Celui-ci, créé par un texte de loi, est l’héritier de quelques attributions de l’ex-ministère de la Communication. Au vu de sa structure, sa composition, ses missions, son financement et ses dirigeants actuels, il passe pour être un instrument au service du régime en place.
Le cadre constitutionnel, législatif et opérationnel des missions du Conseil national de la presse
Depuis son indépendance, le Maroc se caractérise par deux particularités : une monarchie exécutive qui a survécu à de grandes épreuves dont deux tentatives de coup d’État et une transition monarchique d’un côté, de l’autre des mouvements de contestations politique et sociale à répétition. Du temps des médias traditionnels, le pouvoir en place pouvait les contenir ou les contourner grâce à une gestion sécuritaire traditionnelle : investissement dans la répression et harcèlement judiciaire des journaux et journalistes critiques. Depuis l’arrivée de l’internet, des médias mobiles et des réseaux sociaux, le hirak est devenu multidimensionnel : social, politique, culturel et numérique. Pour le contenir, la réaction des autorités publiques est toujours de même nature coercitive mais de plus en plus anticipatrice.
La nouvelle Constitution de 2011
Dans le sillage des contestations populaires en Égypte, Syrie, Tunisie Jordanie, Bahreïn et Libye que la presse européenne et nord américaine qualifie de « Printemps arabe », l’effet domino est parvenu à toucher le Maroc (Bekkali, 2016). Ce fut le Mouvement du 20 février 2011 qui, comme les précédents, se nourrit du même terreau et s’insurge contre « le makhzen à la longévité constante et aux rouages institutionnalisés » (Claisse, 1996). Prééminent et non redevable de ses actes, le makhzen (appareil étatique marocain) s’est installé en surplomb des institutions avec une crise sociale qui se traduit par le chômage, les inégalités et les colères populaires répétitives comme à Jerada, dans le Rif, à Zagora ou Sidi Ifni. Général, populaire et pacifique, le hirak du 20 février 2011 a ébranlé le Pouvoir par ses manifestations de masse dans toutes les villes du Maroc. Sur conseil de soutiens étrangers, le Pouvoir a promis une nouvelle constitution pour rattraper les insuffisances de celle de 1996. Rédigée par une commission désignée par le roi, soumise à référendum avec intimation officielle de voter en sa faveur, louée par les partis politiques représentés au parlement, les imams de mosquées et l’aréopage des VIP marocains et étrangers, la nouvelle constitution est officiellement adoptée par 97,58% de votants « oui » contre 1,52% de « non » et 0,90% de bulletins blancs ou nuls. À quelques centièmes près, les chiffres sont les mêmes que pour les cinq constitutions précédentes. À l’exception de l’Organisation de l’action démocratique et populaire (OADP), tous les partis politiques avaient voté « oui » pour la précédente constitution en estimant qu’elle répondait à leurs attentes et à la bonne gouvernance du pays (El Ghazi, 2019). En 2011, ces mêmes partis se précipitent pour louer la nouvelle constitution.
Nouvelle définition constitutionnelle de la liberté d’opinion et d’expression au Maroc
Dans les cinq constitutions précédentes (1962, 1970, 1972, 1992 et 1996), la liberté d’expression était définie par le même article 9. Demeuré inchangé de 1962 à 2011 et d’une économie sommaire, il définissait cette liberté de façon brève et restrictive. Avec la Constitution de 2011, le dispositif consacré à la liberté de l’information est d’un libellé plus exhaustif. Il consacre trois articles (articles 25, 27 et 28) à « la liberté d’opinion et d’expression ». Mais, en fait, on en est toujours à la même définition de la liberté de l’information qu’en 1962 à l’exception d’une seule nouveauté et d’un changement de formulation. La nouveauté réside en l’article 27 qui introduit le droit d’accès à l’information. Cet article, conforme aux standards ratifiés par les démocraties établies, est en revanche grevé de conditions et d’exceptions qui en hypothèquent l’exercice comme le non accès aux documents de l’Office chérifien des phosphates (OCP) et l’exclusion de la société civile, des professionnels et des étrangers des demandes d’accès. Le formulaire de demande d’accès (« demande d’obtention » dans le texte en langue arabe) en témoigne. Il est dissuasif par sa teneur et restrictif par les domaines exclus de l’accès.
Le changement positif essentiel renvoie au fait que la liberté d’opinion et d’expression n’est plus formulée au bénéfice du seul citoyen marocain. Elle semble désormais un attribut général au Maroc.
La nouvelle constitution reconduit très largement l’ancienne acception de la liberté d’expression (Hidass, 2016). Il s’agit toujours d’une liberté sous toutes ses formes (orale, écrite et artistique) et non par tous les moyens d’expression (presse écrite, radio, télévision, agence de presse, média en ligne, médias hors ligne etc.) comme stipulé dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques auxquels le Maroc a pourtant souscrit. De même, la liberté d’opinion est consacrée de façon furtive. Il n’est pas stipulé dans la Constitution que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions » comme en droit international. Le « délit d’opinion » voire « crime d’opinion » est toujours de mise comme le montre l’affaire Ali Anouzla, directeur du média électronique Lakome.com, qui a été inculpé pour « terrorisme » en 2013. Il en est de même pour les journalistes Hamid El Mahdaoui , Taoufik Bouachrine ou Hajar et Souleimane Rayssouni qui ont été inculpés pour des charges tout aussi lourdes. Les restrictions d’expression publique sont telles que certains seniors du journalisme marocain, comme Ali Amar, Omar Brouksy, Benchemsi ou Ali Lmbrabet, ont préféré s’expatrier ou s’éclipser.
Le régime de liberté de s’exprimer et d’entreprendre prôné par la Constitution ne concerne en fait que la presse papier. En effet, elle est le seul secteur média ouvert à l’initiative privée, ce qui n’est pas le cas de l’audiovisuel qui relève du monopole exclusif de l’État. Celui-ci est « régulé » par la Haute autorité de la communication audiovisuelle (Haca) créée par dahir (décret royal) et qui est, depuis 2011, élevée au rang d’organisme constitutionnel. La Haca n’a jamais publié le plan de fréquences (occupées ou disponibles) et, depuis la première (2002) et deuxième vague (2009) de licences, elle n’a pas lancé de nouvel appel d’offres pour l’attribution de chaînes radio et TV. Les seuls nouveaux médias audiovisuels sont des radios conventionnées sur dossier (sans appel à candidatures) et des télévisions périphériques domiciliées à l’étranger et émettant vers le Maroc comme Télé Maroc, Chada FM ou Télé Découverte.
Enfin, pour la première fois, la Constitution marocaine interdit la censure a priori. Mais rien au sujet de la censure a posteriori. Elle est pourtant plus préjudiciable en raison des frais et pertes qu’elle occasionne en cas de censure d’un journal après engagement des frais de production, d’impression et de distribution dans les kiosques.
La nouvelle constitution comporte une autre omission : l’internet. Devenu le réseau des réseaux, un outil de travail incontournable, voire, pour certains, un « cinquième pouvoir » (Crouzet, 2007), il est absent de la constitution promulguée pourtant à l’époque du web, de l’enseignement à distance, des clouds, de la culture digitale et de l’économie numérique. Comme le rappelle le sommet Net Mundial au Brésil en 2014, l’internet a généré ou renforcé des principes fondamentaux comme le droit de connexion, le droit à la mort numérique, la non discrimination, le droit à l’oubli numérique, la datacratie, etc.
Préparée dans la précipitation, sous pression dudit « Printemps arabe » dont on voulait éviter l’effet domino, la Constitution de 2011 est restée dans la lignée de la gouvernance générale du pays (Bendourou, 2012). À quelques retouches et aménagements près, c’est une paraphrase de la précédente. La liberté d’opinion et d’expression a certes été revisitée par le constituant mais pas pour la tirer vers le haut. La réflexion de Marina Ottaway (2011, 3) à ce sujet est significative : « the new Moroccan Constitution : no change ; more of the same ».
Médias et culture au Maroc : un écosystème en difficulté
À quelques exceptions près comme le festival Mawazine (Rabat), le salon du cheval (El Jadida) ou le festival Gnaoua (Essaouira), bénéficiant de sponsors institutionnels, le secteur de la culture (livre, cinéma, théâtre, musique, spectacles sur scènes, bibliothèques, arts plastiques, musées, sites et immeubles historiques, festivals populaires …) est sinistré au Maroc. Pour des raisons de tutorat public, de volonté de l’État profond, de faiblesse du pouvoir d’achat et surtout de censure, les industries culturelles et créatives sont atrophiées. Avec ses 36 millions d’habitants (2018), le pays compte à peine 27 salles de cinéma (1 562 350 entrées en 2018), un tirage des journaux, de moins de 150 000 exemplaires par jour (moins de 10 journaux pour 1 000 habitants). Sur les 488 titres de la presse papier marocaine, 346 sont en arabe, 93 en français et 32 en arabe et en français et aucun titre en langue berbère et tifinagh amazighes (ministère de la Communication, 2018). Il en est de même pour la radio qui, sur 7 chaînes publiques et 18 privées, ne propose qu’un seul programme en langue amazigh. Pour la télévision, une seule chaîne est en langue amazigh sur les 7 chaînes du bouquet public Société nationale de radio et de télévision (SNRT). Pourtant les locuteurs de cette langue, officielle depuis 2011, constituent la majorité dans plusieurs bassins géographiques du pays. L’industrie du livre est dans le même état précaire avec seulement 6 000 titres (y compris le livre scolaire) enregistrés au dépôt légal en 2018, en comparaison de pays comme la France (81 263), la Turquie (66 890) ou l’Allemagne (71 548). Le citoyen marocain consacre moins de deux minutes à la lecture par jour et fréquente peu les rares bibliothèques et musées pour améliorer sa formation.
Au Maroc, les médias de masse sont acquis au Pouvoir. L’opposition, représentée au Parlement, a droit à des médias de niche comme la presse papier. Vu ses tirages, c’est faire de la figuration. Malgré les subventions et les contrats programme de l’État pour sa remise à niveau, sa pénétration en milieu populaire est très faible. À part quelques disparitions inexpliquées, comme celle du journal du parti Justice et développement, actuellement au gouvernement, l’ensemble de la presse papier est maintenu à flot. Et pour cause car sa diversité et son pluralisme tant déclamés officiellement sont nécessaires pour l’image du pays à l’international.
Contrairement à une idée largement répandue, la radio n’est pas le premier média de masse au Maroc, la télévision et la presse papier non plus. Dans un pays musulman largement pratiquant, c’est la mosquée qui est le premier média au Maroc avec plus de 52 000 lieux de culte et 1496 zaouïas (établissement religieux d’enseignement), 5038 marabouts ainsi que plus de 50 000 préposés religieux (imams), communicateurs et médiateurs d’un autre genre. Selon le ministre des Habous et des Affaires islamiques, 75 % des préposés religieux sont contractuels avec le village de service et perçoivent une rétribution complémentaire du ministère de tutelle. Ils sont censés cadrer le sermon du vendredi et des jours saints avec les directives officielles ou donner lecture au texte du prêche officiel distribué par ledit ministère à toutes les mosquées du royaume.
Comme pour tous les autres médias de masse, les débats, prêches, causeries, exégèses et fatwas portent sur des sujets mineurs et communient, tous, pour louer la clairvoyance du système en place. Comparé aux éditeurs de médias papier et audiovisuels, le secteur des zaouïas et marabouts reçoit des subventions annuelles beaucoup plus conséquentes de 401,5 millions de dirhams marocains (soit 41,5 millions USD) selon la déclaration au Parlement du ministre des Habous et des Affaires islamiques (Belkassem, 2018). C’est dire l’importance de son rôle de médiation au Maroc.
Le contrôle de la sphère publique religieuse contribue au maintien du système. Pour son image à l’international, le Pouvoir a besoin d’un paysage médiatique « politiquement correct ». Scindé (l’audiovisuel pour l’État et la presse papier pour le privé et les partis politiques), aseptisé et organisé pour l’expression de quelques voix dissonantes, c’est un ornement indispensable au décor médiatique avec des conséquences sur les taux d’audience. Déçus par la monochromie de ce paysage, les Marocains ont fini par migrer massivement vers les chaînes TV et radio satellitaires et vers les services de presse en ligne étrangers ou expatriés.
Les recettes de la publicité étant toujours en chute ou de plus en plus captées par le web, l’État a institutionnalisé l’aide aux secteurs des médias et de la culture pour maintenir sa diversité et son pluralisme conventionnels. Officieuse depuis l’indépendance du pays, l’aide publique aux médias a été officialisée par l’État dans les années 1980. Sous forme d’aides directes et de niches fiscales, elle bénéficie actuellement aux journalistes professionnels, aux éditeurs de presse, de la radio et de la télévision, au Syndicat national de la presse marocaine, au Conseil national de la presse, au cinéma, à la presse papier, au théâtre, aux zaouïas et confréries religieuses (au Maroc et à l’étranger), aux artistes, au secteur de l’édition du livre, à l’Union des écrivains du Maroc, à la production cinématographique étrangère au Maroc, aux expositions artistiques et, depuis un an, à la presse électronique. Mais il n’y a pas de fonds, de subventions ou de structures pour la recherche scientifique à l’université, ce qui explique que les chercheurs marocains en matière de médias sont rares et autodidactes. Avec ses 15 universités et 35 filières en journalisme et communication, les fonds, laboratoires et publications académiques dédiées à l’étude des médias, selon les normes académiques internationales, sont rarissimes. Depuis sa création en 1972, l’Institut supérieur de journalisme – rebaptisé l’Institut supérieur de l’information et de la communication en 1989 du temps où le département (ministère) de l’Information relevait du ministère de l’Intérieur – n’a pas encore organisé de conférence académique arbitrée, ou patronné des projets de recherche scientifique sur l’information et la communication. Depuis 50 ans d’existence, il ne dispose pas encore de programme de formation accréditée par un organisme international comme l’ACEJMC (États Unis) ou le réseau francophone Théophraste. Il n’a pas non plus de laboratoire de recherche ou de revue académique aux normes APAP et indexée par les bases de références comme Scopus ou EBSCO. Les recherches scientifiques arbitrées, conduites par les universitaires marocains, sont publiées essentiellement à l’étranger.
Bénéficiant de niches fiscales, financée par des taxes et fonds spéciaux, l’aide aux médias est inégalement répartie et augmente, périodiquement, en volume. Initiée par l’État du temps des « années de plomb » pour le ralliement éditorial de la presse partisane, elle a survécu aux crises économiques, à la transition royale et au « Printemps arabe ». Critiquée par les journalistes indépendants, boudée par les titres non-conformistes mais louée par les éditeurs de presse conventionnels, elle est désormais consacrée, en filigrane, dans la nouvelle Constitution de 2011.
Contrairement à la France où l’aide publique est décidée par le Parlement et où les médias sont encouragés pour l’innovation, le pluralisme et la diversité (ex. : Fonds stratégique pour le développement de la presse, 2016), au Maroc, l’aide publique reste problématique (Rapport du ministère de la Communication, 2014). Sans texte de cadrage, elle a été instituée par l’État en 1956 lors de l’indépendance du pays et n’a pas été revue depuis. Constitutionnellement dédiée à « l’organisation du secteur de la presse de manière indépendante et sur des bases démocratiques » et à la mise à niveau des entreprises médias elle est, sans levier ad hoc, un non-sens politique et économique. Les résultats ne sont pas probants. Le modèle économique de cette aide et sa répartition inégale n’ont pas produit les résultats officiellement escomptés. Par conséquent, l’érosion de l’audience des médias nationaux est continue (presse papier : moins de 10 exemplaires pour 1000 habitants au Maroc contre plus de 500 exemplaires pour 1000 habitants en Finlande selon le WAN/Ifra Report de 2019), le paysage médiatique demeure atrophié, la liberté d’expression grevée de lignes rouges, la gouvernance sans alternance et le paysage politique toujours monochrome.
Le Conseil national de la presse au Maroc : garant de la déontologie professionnelle, du pluralisme et de la diversité ?
La Constitution de 2011 a instauré quelque 23 organes constitutionnels dont la plupart sont nouveaux. À vocation consultative comme le Conseil des droits de l’homme, prospective comme le Conseil de la concurrence ou décisionnelle comme la HACA, leurs membres sont cooptés parmi les commis du makhzen. Leurs attributions concernent tous les domaines et recoupent, de façon conflictuelle, les pouvoirs du Parlement.
La communication, les médias, la culture et les langues du pays sont concernés par deux institutions : le Conseil national des langues et de la culture marocaine (CNLCM) et le Conseil national de la presse (CNP).
Organisme constitutionnel et objet d’un projet de loi organique toujours en attente, le CNLCM aura à proposer les orientations stratégiques de l’État en matière de politique linguistique et culturelle. De moindre importance dans la hiérarchie institutionnelle et objet d’un texte de loi, le Conseil national de la presse est en revanche bien installé depuis le 5 octobre 2018, non sans controverses. Hybride quant à sa composition (journalistes, représentants institutionnels et éditeurs de presse), ses pouvoirs (réglementaire et éthique) et son financement (financements public et privé), comparativement aux organismes similaires, il y a lieu de se poser des questions sur sa mission et ses objectifs. Est-il un organe d’autorégulation de la presse, un garant du pluralisme médiatico-culturel, un substitut du ministère de la Communication ou un procédé de maintien du régime en place au Maroc ?
Les conseils de presse : organe commun à des régimes politiques différents
Le premier conseil de presse a vu le jour en Suède en 1916. Depuis, ce genre d’institution a fait tache d’huile pour se généraliser à la plupart des pays et plus particulièrement depuis que l’on a constaté que l’information et le journalisme posent des problèmes de déontologie. Le droit et la « tradition » reconnaissent à la presse des privilèges qui l’élèvent au rang d’institution fondamentale et qu’elle exerce au nom des citoyens en vertu d’une délégation implicite. En contrepartie, cet état de fait rend les journalistes d’autant plus dépendants qu’ils ne sont pas élus et qu’ils ne sont pas assujettis aux critères constitutifs d’une profession au sens juridique du terme. Par conséquent, pour conserver cette « légitimité sociale », la presse doit la mériter par une auto ou co-régulation qui contribuerait à en faire un « quatrième pouvoir ». De 1953, date de la création du Press Council du Royaume Uni jusqu’au scandale du piratage téléphonique du journal News of the World, détenu par le magnat des médias Rupert Murdoch, en 2011, l’expérience britannique passait pour un modèle universel. Nourri par les rapports d’enquête de deux commissions royales (David Ross Commission, 1949 et Shawcross Commission, 1963) et créé par les professionnels eux-mêmes (propriétaires des médias, rédacteurs en chef et journalistes), le Press Council était à caractère plutôt corporatiste (Hamon, 1977). Cela explique ses difficultés pour juguler ou, du moins, tempérer les pratiques agressives, déloyales et inquisitoriales de la presse populaire britannique. Depuis ces scandales à répétition en Grande Bretagne, c’est le Conseil de presse du Québec au Canada qui fait école. Créé par les trois acteurs de l’information (les entreprises de médias, les journalistes et le public), il fonctionne comme un tribunal d’honneur et passe pour un modèle dans les démocraties « matures » et auprès d’ONG internationales.
Actuellement, c’est la Tunisie qui attire l’attention. Novateur, son modèle propose la co-régulation la plus collégiale. Le nouveau Conseil de presse créé en 2017 et mis en place en 2019 se distingue par une composition plus large. En plus des représentants des directeurs de journaux, des journalistes, du public (représenté par la Ligue tunisienne des droits de l’homme), il fait une place aux institutions de presse. L’ONG internationale Article 19 érige ainsi ce conseil tunisien comme l’instance auto-constituée d’autorégulation et de co-régulation de la presse la plus indépendante en Afrique et dans la région Mena.
Dans certains pays où les systèmes médiatiques sont considérés « matures » (ex : les États-Unis), il n’y a pas de conseil de presse dédié à l’autorégulation de la profession et à la promotion des pratiques éthiques au sein de l’industrie de l’information. En revanche, en France, il a fallu attendre 2019 pour voir la création du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Mais pour autant, quel que soit le dispositif juridique, les questions éthiques sont toujours présentes. Dans des pays tels que l’Allemagne, le Royaume Uni, le Japon ou l’Australie, les affaires de presse, comme les affaires civiles sont pareillement justiciables devant les tribunaux de droit commun sans recours préalable à un quelconque organe paritaire de médiation ou de conciliation. Le questionnement reste total quant à la nécessité et à l’utilité d’un conseil de presse. De fait, l’Unesco n’a pas retenu son existence comme « indicateur de bonne pratique » dans sa série d’études sur le développement des médias dans le monde (PIDC, 2008).
Le Conseil national de la presse au Maroc : un organe pas comme les autres
Pour l’Alliance des conseils de presse indépendants en Europe (AIPCE : regroupant 35 membres européens et 13 membres extra-européens associés), les conseils de presse (press councils) ou conseils de médias (media councils) ont deux fonctions essentielles :
- la rédaction et la gestion d’un code de déontologie professionnelle (code of practices) et l’instruction des plaintes du public contre le contenu éditorial litigieux des médias.
- la défense de la liberté de l’information.
Les conseils de presse doivent être indépendants du gouvernement. Ils sont auto-constitués et autofinancés par les membres sans subventions publiques. Dans les démocraties établies, ils se composent de représentants des journalistes, des éditeurs de presse et du public. Les codes de déontologie sont établis par les conseils eux-mêmes. Ils comprennent des principes éthiques propres aux médias, le journalisme et le respect du public et ne se confondent pas avec le droit commun. L’objectif est d’améliorer la qualité de l’information (Hullin, 2015). Ils sont également investis d’une responsabilité sociale qui permet au public de leur adresser ses plaintes sans assistance judiciaire obligée et sans frais de dossier.
Compte tenu de ces éléments, qu’en est-il du Conseil national de presse du Maroc ? Pour le pouvoir en place, le Maroc est un pays d’exception par ses institutions et sa gouvernance. Certes, l’exception du pays est réelle par sa géographie, sa population, son folklore, son histoire, ses contrastes sociaux, son régime politique qui a survécu à deux tentatives de putsch et des crises majeures. Les chercheurs en sciences politiques comme Robert Cubertafond (France), Mohamed Madani (Maroc) et John Waterbury (États-Unis) le confirment dans leurs ouvrages. Les thuriféraires du système, parmi lesquels l’ex ministre de l’Intérieur Driss Basri et Jack Lang (ex-ministre français de la Culture), vont dans le même sens.
Toutefois, en matière de libertés, d’État de droit, de diversité et de pluralisme, le Maroc confirme la règle courante dans les pays de la région Mena, tant leurs gouvernances se ressemblent en termes de démocratie et de gestion.
Concernant le Conseil national de la presse au Maroc, il s’agit effectivement d’une exception, tant il est différent de ses homologues de l’AIPCE. Les décisions de cet organisme paraétatique sont d’ordre réglementaire. Elles régissent le travail des journalistes du secteur privé et ne concernent pas les journalistes du secteur public comme l’agence Maghreb Arabe Press (MAP) ou le pôle public audiovisuel, la Société nationale de radio et de télévision. Ces journalistes sont soumis au statut et au règlement intérieur de leur établissement d’attache. Conçu par le ministère de la Communication dans le cadre du nouveau Code de la presse et de l’édition, créé par un texte de loi et promulgué par dahir (décret royal), doté d’un règlement intérieur par décret du Premier ministre, subventionné par l’État avec des émoluments fixés aussi par décret de la Primature, l’article 4 de la loi 90-13 du 7 avril 2016 fixe la composition du CNP comme suit :
- sept membres élus parmi les journalistes professionnels,
- sept membres élus parmi les éditeurs de presse,
- sept membres représentants des institutions étatiques, associations et deux professionnelles honoraires.
Un commissaire du gouvernement est désigné par l’État pour assister, à titre consultatif, aux réunions du Conseil et pour assurer la coordination entre ce dernier et l’administration.
Un code de déontologie, officiellement rédigé par le Conseil national de la presse, stipule, dans son préambule, qu’il est « élevé par le législateur au rang de texte de droit à force juridique obligatoire pour l’application effective des règles de déontologie professionnelle ».
Par conséquent :
- le Code de déontologie professionnelle est publié au Bulletin officiel du Royaume du Maroc comme un texte de loi.
- le CNP délivre la carte de presse aux journalistes du secteur privé. Véritable sésame pour l’exercice légal de la profession, les conditions d’obtention excluent le « journalisme citoyen ». D’ailleurs, pour produire des vidéo amateurs et les poster sur son propre blog, sur Youtube ou sur les autres réseaux sociaux, la démarche ne nécessite pas moins de cinq autorisations administratives.
- les décisions disciplinaires du CNP sont susceptibles de recours devant les tribunaux administratifs, ce qui fait du CNP un organe para-administratif (article 52 de la loi 90-13). Mais il n’y a pas de voie de recours administratif ou judiciaire contre le refus d’attribution de la carte de presse à un journaliste par le Conseil.
- les règles du Code sont à caractère normatif et impératif et non pas des devoirs et objectifs professionnels comme il est habituel dans les grands codes de déontologie. Pour le président du CNP (Moujahid, 2019, p.2), « c’est de quoi assainir la profession au Maroc, barrer la route aux intrus et asseoir une culture journalistique responsable ». Pour les journalistes indépendants (Idamine, 2019), c’est l’épée de Damoclès. Avec ce code de déontologie, le journaliste est en liberté provisoire. « Le Code pénal et la loi anti-terroriste sont plus cléments que les normes professionnelles du CNP ».
Le Conseil national de la presse au Maroc : un dispositif de maintien politique ?
Voulu par l’État depuis une vingtaine d’années et initié par le ministre de la Communication Mustapha El Khalfi par une proposition de loi, le Conseil national de la presse fait désormais partie du paysage médiatique au Maroc depuis 2016. Loué par le Gouvernement mais boudé par les indépendants et décrié par les déçus du nouveau Pouvoir, il est, pour eux, une excroissance de l’État. En revanche, le ministère de la Communication le considère dans la lignée de la nouvelle Constitution de 2011 et l’investit de missions professionnelles adéquates : l’autorégulation de la profession, l’octroi et retrait de la carte de presse de même que le respect de la déontologie et du pluralisme linguistique, politique, cultuel et culturel du Maroc.
Séduits par le nouvel organisme, les journalistes de la presse marocaine, privée ou partisane, se sont bousculés pour y décrocher un siège. Se faire élire ou coopter au CNP est synonyme de promotion. C’est un tremplin pour d’autres privilèges et charges de l’État. Habitués à des systèmes de prébendes, ces journalistes, quels que soient leur statut et leur position, ont encensé la création de la nouvelle institution dans leurs articles.
Nouvel organe du makhzen ou gage de renouveau et d’autorégulation des médias ? Les avis sont partagés sans recul suffisant, le CNP étant à peine installé dans ses locaux mis à sa disposition par l’État. Toutefois, comparé aux institutions similaires dans les pays du Sud comme la Tunisie, l’Égypte, la Côte d’Ivoire ou l’Inde et dans les pays du Nord comme la Suisse, le Royaume Uni, l’Espagne ou les pays scandinaves, un premier travail de comparaison permet d’amorcer un constat : la structure du conseil marocain recoupe celle des pays de monochromie politique, médiatique et culturelle. Il se démarque de la structure des organismes semblables dans les démocraties établies où la diversité culturelle et la liberté d’expression sont historiquement des valeurs fondamentales et font partie du quotidien des journalistes et des médias. La structure du CNP et les personnes élues ou cooptées à sa présidence et commissions sont en adéquation avec les principes de la gouvernance du pays qui octroient des responsabilités à ceux qui sont loyaux au régime en place. Ce n’est pas de bon augure pour le paysage médiatique et culturel du pays dans les années à venir en termes de liberté, d’indépendance et de créativité.
À la lumière de la disparition du ministère de la Communication lors du remaniement ministériel du 9 octobre 2019, et vu la structure du CNP, l’élection de ses membres à des modes de scrutin différents, ses attributions, ses missions et le parcours de ses membres actuels, c’est le changement dans la continuité dans la régulation des médias.
Pour certains, le Maroc fait figure d’exception dans une région agitée. Ses institutions, comme le parlement, la justice, la Haute autorité de la communication audiovisuelle, le Conseil national des droits de l’Homme, le Conseil supérieur de l’autorité judiciaire ou le CNP participent d’un modèle de gouvernance éclairée. Néanmoins, épinglé par les instances internationales pour son cadre législatif restrictif des libertés, classé « zone rouge » par Reporters sans frontières ou Human Rights Watch et en nette régression dans l’indice global de l’État de droit, il y a lieu de se demander si le Conseil national de la presse marocain n’a pas été créé pour sous-traiter la politique de l’État (ministère de la Communication) en matière de liberté d’expression afin de lui éviter les critiques directes internationales. Si dorénavant il y a un problème de diversité, de culture ou d’expression, l’État ne peut en être tenu pour responsable alors que le secteur des médias est régulé par les professionnels eux-mêmes et les journalistes jugés par leurs pairs. La carte de presse naguère octroyée par le ministère de la Communication est désormais du ressort du CNP. Mais pour sa délivrance, celui-ci doit se conformer au décret de l’exécutif qui en fixe les modalités et conditions d’attribution sur la base de la loi relative au statut de journaliste professionnel. Véritable sésame pour les quelque 3 000 journalistes légalement en exercice au Maroc, la carte de presse est constitutive de droit et non pas déclarative de droit. (Hidass, 2000).
Conclusion
Depuis la proclamation de l’indépendance du Maroc en 1956, le régime en place dans ce pays a procédé, à chaque nouvelle constitution, à la création de nouveaux organes de l’État et à la modification de grands textes comme la loi sur les partis politiques, le mode de scrutin, la justice, le Code des impôts, la langue officielle, le paysage médiatique, la configuration et nombre des régions, etc. À première vue, c’est pour accompagner la transition démocratique du pays. Au fond, c’est un procédé de sauvegarde du système de gouvernance qui perdure depuis l’indépendance du pays. C’est du « no change, more of the same » comme le constate Marina Ottaway dès la promulgation de la constitution actuelle en 2011. Il s’agit de multiplier les garde-fous contre d’éventuels hiraks de plus grande ampleur. Soft power oblige, il fallait une structure non gouvernementale pour faire office de garde-fou auprès des médias. L’espace public officiel (médias autorisés, associations légales …) étant verrouillé, les institutions représentatives en veilleuse, les appels d’offres et à candidatures profilés, le discours de colère a investi des espaces alternatifs de protestation comme les stades de football et les réseaux sociaux. La gouvernance du Makhzen, ses médias, son discours, ses tabous, sa culture et son étiquette sont à l’épreuve. Essoufflée par les hiraks répétitifs, cette gouvernance semble bénéficier d’une rallonge dans le temps. La reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par le président américain Trump, avec ses retombées économiques, commerciales et diplomatiques, l’attrait du Maroc comme gateway to Africa réconfortent le Makhzen dans sa gouvernance.
Pour un pays qui cultive ses exceptions (Chahir, 2019), le Conseil national de la presse en est une. Fera-t-il exception dans la région Maghreb-Mashrek pour élever le journalisme aux bonnes pratiques recommandées par L’UNESCO ?
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Auteur
Ahmed Hidass
.: Docteur d’État en droit, professeur de droit des médias à l’ISIC, Rabat, Ahmed Hidass enseigne aussi la propriété intellectuelle à l’ESI et la communication politique à l’Université Mohamed V. Membre de comités de rédaction de revues internationales, consultant auprès d’organisations internationales, il s’intéresse à la modération des réseaux sociaux, la liberté d’expression, les fake news et la régulation des médias.
ahidass@yahoo.com