Amazon et Google face aux pouvoirs publics dans la filière du livre : la diversité culturelle en trompe l’œil ?
Résumé
Dans la filière du livre, l’émergence et le développement d’entreprises supranationales issues des industries du numérique et de la communication provoquent des réactions différentes de la part des pouvoirs publics. A partir de l’analyse d’un corpus documentaire, cette recherche s’attache à caractériser les discours et les modes d’action des pouvoirs publics à l’égard de Google et d’Amazon depuis une vingtaine d’années. Nous montrons ainsi comment les politiques publiques se déploient en tension entre d’une part, la nécessité de profiter des dynamiques économiques et d’innovation impulsées par ces entreprises, et d’autre part la volonté de préserver la diversité culturelle et d’équilibrer les rapports de force dans la filière du livre.
Mots clés
Google, Amazon, livre, politiques publiques, diversité culturelle
In English
Title
Amazon and Google facing public authorities in the book industry : the deceptive appearances of cultural diversity ?
Abstract
In the book industry, the emergence and development of global digital companies raise the problem of the responses adopted by public authorities. From the analysis of a corpus of documents, this research seeks to characterize the discourse and modes of action of public authorities with regard to Google and Amazon for the past twenty years. We show how the public policies are in tension between, on the one hand, the need to take advantage of the economic and innovation dynamics driven by these companies, and on the other hand the desire to preserve cultural diversity and to restore the balance of power in the book industry.
Keywords
Google, Amazon, book, public policies, cultural diversity
En Español
Título
Amazon y Google frente a las autoridades públicas en el sector del libro : ¿ las apariencias engañosas de la diversidad cultural ?
Resumen
En el sector del libro, la aparición y el desarrollo de empresas digitales supranacionales plantean el problema de las respuestas adoptadas por las autoridades públicas. A partir del análisis de un corpus documental, esta investigación intenta caracterizar los discursos y los modos de acción de las autoridades públicas con respecto a Google y Amazon durante unos veinte años. Mostramos cómo las políticas públicas se despliegan en tensión entre por un lado, la necesidad de aprovechar la dinámica económica y de innovación impulsada por estas empresas y, por otro lado, la voluntad de preservar la diversidad cultural y restablecer el equilibrio de poder en la industria del libro.
Palabras clave
Google, Amazon, libro, políticas públicas, diversidad cultural
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Thuillas Olivier, Wiart Louis, « Amazon et Google face aux pouvoirs publics dans la filière du livre : la diversité culturelle en trompe l’œil ? », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°22/2, 2021, p.31 à 40, consulté le vendredi 27 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2021/dossier/03-amazon-et-google-face-aux-pouvoirs-publics-dans-la-filiere-du-livre-la-diversite-culturelle-en-trompe-loeil/
Introduction
Depuis le milieu des années 1990, la filière du livre se trouve confrontée à l’arrivée d’entreprises numériques supranationales dont les stratégies et les activités questionnent les modes d’action publique mis en œuvre pour protéger la diversité culturelle. Deux acteurs en particulier – Amazon et Google – interpellent par leurs impacts sur la filière. A première vue, il semble que ces entreprises attaquent la diversité de la filière du livre à deux niveaux distincts. Le développement de la vente en ligne par Amazon depuis 1995 et la position hégémonique qu’occupe cette entreprise sur cette activité tend à remettre en cause le maillage de points de vente physiques des librairies traditionnelles, considérées de longue date comme un vecteur de diversité culturelle. Entamée depuis 2004, l’opération de numérisation et de diffusion à grande échelle de livres numériques par Google marque une privatisation des ressources documentaires et patrimoniales mondiales. En numérisant massivement des œuvres sous droits, Google va en effet à l’encontre des principes de la propriété intellectuelle et porte atteinte au droit d’auteur. Bon nombre d’ayants droit, en particulier les associations d’auteurs et plusieurs groupes d’édition, saisissent la justice sur cette question à la fin des années 2000. L’opposition entre Google et les éditeurs français aboutit finalement à la conclusion d’une série d’accords, en particulier en 2012 avec le SNE (Syndicat national de l’édition). On le voit, le développement de ces deux acteurs supranationaux, issus des industries de la communication, soulève des enjeux ayant trait aux rapports de force et aux oppositions vis-à-vis des acteurs traditionnels du livre et de l’édition, susceptibles de fragiliser ces derniers et de menacer la diversité de la filière.
Dans ce contexte, comment les pouvoirs publics français interviennent-ils pour répondre aux déséquilibres que Google et Amazon provoquent dans la filière du livre ? Notre hypothèse est que l’action des pouvoirs publics à l’égard de ces entreprises est marquée par une ambivalence, observable tant dans les discours que dans les formes d’action privilégiées. D’un côté, il est en effet possible de relever des tentatives d’encadrement des pratiques de ces géants du numérique, qui se manifestent à travers la modification du cadre légal, des condamnations judiciaires ou encore le soutien à la création et au développement de plateformes alternatives. D’un autre côté, les pouvoirs publics entretiennent avec ces acteurs des relations plus ambiguës, qui apparaissent notamment à trois niveaux. Premièrement, la fascination des pouvoirs publics pour les entreprises innovantes, incarnant la modernité, la créativité et un relai de croissance économique important est indéniable : à écouter les discours officiels, il faudrait accompagner la transition numérique en la régulant mais en même temps l’encourager pour en tirer les fruits en termes de retombées économiques et d’emploi (Bouquillion, 2012). Deuxièmement, le poids économique très important des deux géants fait qu’ils peuvent mobiliser en leur faveur à la fois en amont et en aval des décisions publiques, dans une démarche de lobbying. Troisièmement, des formes de coopération se développent entre ces entreprises et les acteurs publics : les perspectives de création d’emplois par Amazon supposent un soutien actif des collectivités locales à l’implantation de l’activité de l’entreprise sur leur territoire, tandis que les possibilités de numériser des fonds à moindre coût pour les bibliothèques justifient leur rapprochement avec Google.
Notre étude s’inscrit dans la continuité des travaux menés en sciences de l’information et de la communication au sein de la théorie des industries culturelles et tente en particulier de prolonger les recherches menées au début des années 2010 sur l’industrialisation des biens symboliques (Bouquillion, Miège et Moeglin, 2013). Pour explorer notre question de recherche, nous nous appuyons sur un corpus documentaire constitué en mobilisant deux types de matériaux. Nous nous fondons en premier lieu sur le recueil et l’analyse de la presse et de la littérature professionnelle dans le secteur du livre. Plus précisément, nous avons interrogé la base de données du magazine Livres Hebdo avec le mot-clé « Amazon » pour la période 2006-2019, dont nous avons extrait 1886 articles. Nous avons opéré de la même manière avec le mot-clef « Google livres », pour lequel nous avons consulté 704 articles. Cette base documentaire a été complétée par une recherche similaire dans les archives du Monde, en remontant jusqu’au début de l’année 2000 : nous avons ainsi extrait 32 articles et tribunes parus dans le quotidien. En second lieu, nous avons consulté six rapports officiels sur les enjeux du développement des plateformes numériques parus entre 2014 et 2018 (Kulesz, 2018 ; Paris, 2017 ; Chabanel, Hooge et Javary, 2016 ; Commission européenne, 2016 ; Jutand et al., 2014 ; Michel, 2014). À partir de l’analyse des matériaux ainsi recueillis, notre contribution s’attache à caractériser les discours et les modes d’action des pouvoirs publics à l’égard de Google et d’Amazon depuis une vingtaine d’années, en tension entre, d’une part, la nécessité de profiter des dynamiques économiques impulsées par les industries du numérique, et d’autre part la volonté de préserver la diversité culturelle et d’équilibrer les rapports de force dans la filière du livre.
Du soutien à la création d’emplois à l’encadrement des pratiques d’Amazon
Figure 1. Chronologie du développement d’Amazon en France et des réponses des pouvoirs publics
Depuis l’ouverture du premier entrepôt en 2000 à Boigny-sur-Bionne, le réseau logistique d’Amazon s’est progressivement étoffé, jusqu’à compter 23 sites en France à l’automne 2020. Les activités d’Amazon représenteraient en 2018, selon les statistiques diffusées par le groupe, 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 9 300 emplois en CDI. Dans cette perspective, les pouvoirs publics inscrivent d’abord leur action vis-à-vis d’Amazon dans une logique de soutien et d’accompagnement à la localisation des activités de l’entreprise. Afin d’attirer les activités d’Amazon et de bénéficier des retombées économiques supposées les accompagner, les pouvoirs publics locaux se mobilisent pour mettre en avant la distinction et l’attractivité de leurs territoires. Dans ses choix d’implantation territoriale, Amazon se fonde sur des critères liés à la localisation du site, telle que la proximité d’infrastructures de transports, mais semble aussi privilégier des régions précarisées et désindustrialisées [1], pour lesquelles les promesses de création d’emplois constituent des arguments décisifs. La mise en concurrence entre les territoires doit permettre à Amazon de s’assurer de meilleures conditions d’implantation (A.L., 2019). Dans ce contexte, les collectivités locales développent des stratégies d’« offre spécifique de site » (Pecqueur, 2006), destinées à faire valoir une série d’avantages suffisants pour justifier de s’y implanter plutôt qu’ailleurs, à travers notamment l’octroi de subventions liées à la création d’emplois, l’exonération de certaines taxes et la concession d’investissements en infrastructures nécessaires à la localisation des activités. Les mesures prises à un niveau local trouvent aussi souvent des relais et des formes de soutien à un niveau national (voir tableau 1). À l’occasion de ces implantations, les discours tenus par les responsables publics soulignent l’impact économique attendu et les opportunités de dynamisation du territoire liées à Amazon, venant légitimer et promouvoir les politiques publiques mises en œuvre pour accueillir la multinationale, ce dont témoigne de manière exemplaire les propos du Président Emmanuel Macron lors de l’inauguration du site logistique de Boves, près d’Amiens :
« Dans le monde qui est en train de s’inventer, il y a des créations d’emplois. Et donc, je tenais à être parmi vous pour saluer votre travail et votre engagement, celui de tout un groupe pour la France et en particulier pour la région, saluer le travail des élus (…) qui vous ont aidé, accompagné, qui ont facilité, saluer le travail des services de l’État qui ont su faire en peu de temps (…) et saluer votre choix d’avoir fait confiance à des femmes et des hommes qui, pour plus de la moitié d’entre eux, étaient dans une situation de chômage de longue durée (…) On ne crée par l’emploi par décret, on ne crée pas l’emploi en obligeant les entreprises à embaucher, mais on le fait quand il y a des histoires de croissance, quand il y a de la compétence et quand il y a une mobilisation générale. » (Macron, 2017).
Site logistique
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Date d’ouverture | Superficie | Exemples d’aides publiques reçues |
Montélimar (Drôme)
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2010 | 36.000 m2 | Subventions locales liées à la création d’emplois, fixées à 3 500 euros par poste et plafonnées à 100.000 euros |
Sevrey (Saône-et-Loire)
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2012 | 40.000 m2 |
Subventions locales liées à la création d’emplois : – 3.400 euros par emploi par la Région – 1.100 euros par emploi par le Département – 1.000 à 2.000 euros par emploi de la part de l’État au titre de la prime d’aménagement du territoire Investissements par la communauté de communes de Chalon : – Travaux d’aménagement pour près de 100.000 euros – Adaptation des lignes locales de bus pour le transport du personnel – Subvention de 550.000 euros à la société Foncière Europe Logistique, propriétaire du bâtiment où s’est installé Amazon |
Lauwin-Planque (Nord) | 2013 | 90.000 m2 | La communauté de communes finance l’aménagement de l’accès au site à hauteur de 800.000 euros |
Boves (Somme) | 2017 | 107.000 m2 | Les collectivités locales octroient 3 millions d’euros d’aide publique afin d’aménager l’accès au site |
Brétigny-sur-Orge (Essonne) | 2019 | 142.000 m2 |
Exonération de la taxe d’aménagement Financement des voiries d’accès |
Tableau 1. Aides à la localisation des sites logistiques d’Amazon en France
Si les pouvoirs publics apportent leur soutien à la localisation des activités d’Amazon, ils tentent parallèlement d’encadrer certaines pratiques litigieuses, en particulier à partir des années 2010 lorsque la politique commerciale agressive de la multinationale et ses infractions aux règles de la concurrence sont de plus en plus vivement dénoncées. Dans la filière du livre, les professionnels de la librairie, à travers le Syndicat de la librairie française, n’ont en effet de cesse de dénoncer les pratiques d’Amazon et de faire pression sur les autorités pour que des mesures spécifiques soient adoptées.
Les formes de régulation mises en œuvre par la puissance publique se déploient en trois volets. Premièrement, les pouvoirs publics interviennent pour sanctionner les situations d’abus de position dominante. Saisi par la répression des fraudes, le tribunal de commerce de Paris a ainsi condamné la multinationale en 2019 à une amende de 4 millions d’euros en raison de clauses abusives imposées aux vendeurs tiers de sa marketplace. Deuxièmement, les pouvoirs publics s’engagent dans la lutte contre l’évasion fiscale qu’Amazon organise entre ses filiales françaises et sa holding au Luxembourg. En 2011, l’administration française lance un redressement fiscal contre Amazon, de l’ordre de 198 millions d’euros et visant les activités du groupe entre 2006 et 2010. Tant que ce contentieux fiscal n’est pas réglé, la région Nord-Pas-de-Calais refuse de subventionner Amazon pour l’ouverture de son centre logistique de Lauwin-Planque. D’une manière générale, les opposants à Amazon se saisissent de l’argument fiscal pour souligner les contradictions qui existent dans l’action publique entre d’un côté, les aides dont Amazon bénéficie pour localiser ses activités en France et, d’un autre côté, les moyens déployés par le groupe pour échapper à l’impôt. La légitimité d’Amazon à recevoir des aides publiques est aussi contestée sur le plan de l’impact économique et de la création d’emplois : la note publiée par le député Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’État au numérique, montre ainsi que la multinationale serait à l’origine de la destruction de 7.900 emplois en France en 2018 (Mahjoubi, 2019). Dans ce contexte, l’adoption en 2019 par le Parlement de la taxe sur les services numériques, dite taxe Gafa, est censée permettre de mieux imposer le chiffre d’affaires des grandes entreprises du numérique, à hauteur de 3%. Cependant, Amazon décide de contourner cette nouvelle réglementation en répercutant directement les effets de la taxe sur les tarifs appliqués aux vendeurs tiers de sa plateforme. Troisième volet d’intervention, les pouvoirs publics s’efforcent d’adapter au contexte numérique le principe d’une limitation de la concurrence par les prix pour protéger la diversité de la filière du livre. En 2011, la loi sur le prix unique du livre numérique confère à l’éditeur le pouvoir de fixer un même prix de vente pour tout acheteur sur le territoire français. L’objectif est notamment d’éviter qu’un acteur tel qu’Amazon puisse imposer ses tarifs aux éditeurs, comme on l’a vu aux États-Unis. De même, la loi de 2014 encadrant les conditions de vente à distance des livres interdit le cumul de la gratuité des frais de port et de la remise de 5% sur le prix de vente, pratiqué jusque-là par Amazon. En première ligne dans ce dossier, Aurélie Filippetti, ministre de la Culture à l’époque, décrit ainsi la nécessité d’une telle disposition :
« Il y a aujourd’hui en France une fragilisation du réseau des librairies indépendantes. Je dois les défendre car elles sont essentielles pour l’accès à la culture, mais aussi pour la vie de nos terroirs. Les libraires se trouvaient dans une situation de concurrence déloyale, donc il fallait les protéger. Cette disposition va rétablir les conditions d’une juste concurrence entre les canaux de vente du livre » (Poussielgue, 2014).
Dès son entrée en vigueur, Amazon court-circuite cette loi en facturant la livraison à ses clients 1 centime d’euro. Face à ces mesures qui visent à rééquilibrer les rapports de force et à assurer des conditions concurrentielles équitables entre les différents acteurs, Amazon ne reste pas sans réaction et contourne, dès que l’entreprise le peut, les nouvelles réglementations mises en œuvre. Par ailleurs, ces tentatives d’encadrement par la puissance publique se doublent de mesures destinées à favoriser le développement d’alternatives à Amazon. Il s’agit d’une part, de renouveler le soutien à la librairie indépendante afin de maintenir la densité du réseau de points de vente, source de diversité éditoriale et de lien social, à travers un plan d’aide à la librairie lancé en 2013. Il s’agit d’autre part, d’accompagner la création et le développement de librairies en ligne alternatives. Sous le nom de 1001libraires, un site commun à l’ensemble de la librairie indépendante française voit ainsi le jour en 2011, avec le soutien financier du CNL. Trop coûteux et peu rentable, lancé tardivement par rapport aux plateformes concurrentes, par ailleurs défaillant du point de vue de sa gouvernance (Poirel, 2015), 1001libraires met fin à ses activités un an plus tard. À la même époque, le projet MO3T (Modèle Ouvert 3 Tiers) d’Orange, appuyé par un consortium d’acteurs du marché, vise à construire une plateforme de distribution de livres numériques à la fois ouverte et interopérable. Si MO3T reçoit 3 millions d’euros de l’État dans le cadre du « grand emprunt », le projet est abandonné en 2016 faute d’avoir réuni les conditions commerciales nécessaires à son déploiement. Enfin, depuis une dizaine d’années, les plateformes portées par des collectifs de librairies se multiplient, tant à une échelle nationale (lalibrairie.com, leslibraires.fr, placedeslibraires.fr) que locale (librairies-nouvelleaquitaine.com, parislibrairies.fr, librest.com, etc.), souvent aidées par la puissance publique. Ces plateformes permettent aux librairies indépendantes d’exister sur le marché du livre en ligne, mais leur poids reste marginal et illustre l’incapacité des acteurs de la filière à faire émerger des offres capables de rivaliser avec les grandes plateformes (Thuillas et Wiart, 2018, 2019, 2020).
Google, les pouvoirs publics et les professionnels du livre : entre séduction et méfiance
Figure 2. Chronologie du développement de Google Livres et des réponses des professionnels du livre et des pouvoirs publics
Le comportement de Google vis-à-vis du secteur du livre est exemplaire de la stratégie des Gafa : le moteur de recherche, pour servir son ambition de devenir la porte d’entrée universelle vers l’ensemble des savoirs numérisés, a entrepris dès 2004 de numériser le plus de livres possible, en passant un accord avec plusieurs bibliothèques universitaires américaines. La firme n’a jamais cessé cette entreprise de numérisation massive des livres et de constitution à la fois d’une bibliothèque numérique qui atteindrait plus de 25 millions d’ouvrages et d’une base de données bibliographique d’une ampleur inégalée. Un écueil a cependant retardé le fonctionnement bien huilé de cette machine à numériser : l’existence du droit d’auteur, dont on sait qu’il est considéré par les Gafa avant tout comme un frein au développement de l’économie numérique. Les années 2005-2013 ont ainsi vu l’ensemble des titulaires de droits dans un grand nombre de pays du monde, essentiellement les associations d’auteurs et les éditeurs, intenter des procès à la firme de Mountain View pour contrefaçon et atteinte au droit d’auteur, puisque Google numérisait des ouvrages, les intégrait dans sa base de données et en mettait un certain nombre en ligne sans demander l’autorisation aux ayants droit. Condamné à de nombreuses reprises, comme en 2009 pour avoir numérisé sans son accord plus de 9 000 titres du groupe français La Martinière, le moteur de recherche mobilise pendant cette période à la fois sa puissance de lobbying et ses avocats pour obtenir progressivement l’accord des auteurs et des éditeurs. Google s’est finalement entendu avec l’ensemble des ayants droit au début des années 2010 : en France, les poursuites contre la firme ont été arrêtées et le moteur de recherche a signé un accord en 2012 avec les représentants des auteurs et des éditeurs. Du côté des bibliothèques, la question du partenariat avec Google est encore régulièrement discutée. Si la firme a passé des accords de numérisation avec de nombreux établissements de lecture publique, comme avec la bibliothèque de Lyon en 2008, nombreuses sont aussi les bibliothèques qui refusent le concours du moteur de recherche pour la numérisation de leurs fonds. L’objet de notre recherche n’est pas de présenter dans le détail le déroulement du projet Google Livres, qui a été déjà précisément analysé par Olivier Ertzscheid [2], mais plutôt de montrer que les pouvoirs publics et les professionnels du livre ont une attitude ambivalente vis-à-vis de Google, et oscillent entre méfiance et séduction.
Les pouvoirs publics, les établissements de lecture publique et les titulaires de droits (auteurs et éditeurs) peuvent en effet être séduits et attirés par des partenariats avec le projet Google Livres pour cinq raisons. La première et plus fréquente raison évoquée est la question financière : par ses moyens financiers exceptionnels, Google, qui est devenue en janvier 2020, par le biais de sa maison mère Alphabet, une des premières entreprises au monde en termes de capitalisation boursière avec plus de 1000 milliards de dollars, peut investir largement dans la numérisation des livres et le traitement des données numérisées. L’argument avancé par les pouvoirs publics est principalement cet aspect financier : le partenariat avec Google permet une numérisation plus rapide, plus massive et moins coûteuse à l’heure où les investissements publics sont contraints. La deuxième raison qui explique l’attirance des pouvoirs publics et des professionnels du livre pour la firme californienne est sa maîtrise technologique : Google n’hésite pas à réaliser elle-même et sur place les opérations de numérisation. La firme met en avant ses compétences techniques et laisse aux bibliothèques et aux éditeurs leur prérogative de politique éditoriale ou documentaire : le choix des livres à numériser leur revient. Cette maîtrise des technologies innovantes est encore plus prégnante dans l’opération de séduction que Google met en œuvre auprès des musées à travers son dispositif Google Arts & Culture. Un troisième point fort de Google, rarement mis en avant, est sa capacité à proposer des innovations juridiques afin de contourner les droits de la propriété intellectuelle. Dans le cas du programme Google Livres, l’entreprise met en avant le principe de l’opt out, c’est-à-dire le fait que les ayants droit doivent se signaler auprès de la firme s’ils sont titulaires des droits des ouvrages numérisés. Ce système semblait le seul viable pour la majorité des titres numérisés qui appartiennent à ce que l’on appelle la « zone grise », c’est-à-dire les titres encore sous droits mais dont les ayants droit sont inconnus (éditeurs ayant cessé leur activité, auteurs disparus…). Si ce système de l’opt out a été largement contesté par les ayants droit et la puissance publique, c’est pourtant ce dernier qui a été retenu lors de la mise en place par l’État du dispositif ReLIRE (Registre des livres indisponibles en réédition électronique) par la loi du 1er mars 2012 visant à rendre disponible sous format numérique des centaines de milliers de titres du XXe siècle tombés dans cette « zone grise ». C’est finalement la condamnation [3] par la Cour de justice de l’Union européenne de ce principe de l’opt out qui conduit la France à devoir suspendre le dispositif ReLIRE [4]. La quatrième raison avancée pour céder aux avances du programme Google Livres est son poids communicationnel : les contenus numérisés seront d’autant plus visibles qu’ils sont présents sur la plateforme qui oriente elle-même les recherches des utilisateurs. Les stratégies de référencement pour obtenir le meilleur classement sur les moteurs de recherche ont pris une telle place que les partenariats avec la firme dominant largement ce secteur de la recherche d’informations apparaissent d’autant plus séduisants. La cinquième et dernière raison est celle retenue par les éditeurs et les ayants droit : le partenariat avec Google est avant tout un calcul économique. Il permet de numériser et de commercialiser des livres numériques à un moindre coût, tout en touchant la majorité (entre 60 et 70 % selon les pays) des revenus obtenus grâce aux ventes réalisées sur Google Play.
Face à cette quintuple opération de séduction, les pouvoirs publics peuvent conserver cependant une attitude vigilante vis-à-vis de la firme californienne. Plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer les partenariats de Google avec les bibliothèques et le risque de confier à la firme la numérisation et la mise en ligne des fonds documentaires. C’est le cas dès 2009 de Robert Darnton, alors directeur de la bibliothèque d’Harvard, qui souligne en ces termes la logique d’intérêt privé que poursuit Google derrière son projet de bibliothèque numérique universelle :
« Quand des entreprises comme Google considèrent une bibliothèque, elles n’y voient pas nécessairement un temple du savoir. Mais plutôt un gisement de “contenus” à exploiter à ciel ouvert » (Darnton, 2009).
En France, cette vigilance de la puissance publique a été bien incarnée par le refus d’Aurélie Filipetti, lorsqu’elle était ministre de la Culture, de se rendre à l’inauguration à Paris en décembre 2013 du « lab » de l’Institut culturel de Google. En outre, les prises de position de Jean-Noël Jeanneney, président de la BnF au moment où la multinationale lance son service (Jeanneney, 2007), sonnent l’alarme contre le risque de livrer le savoir mondial à une vision univoque, américaine et marchande du monde. Il encourage le renforcement de la coopération entre les bibliothèques européennes avec la création d’Europeana en 2008. Devenue une plateforme numérique conduisant à plus de 58 millions de contenus culturels émanant de 3500 bibliothèques, musées et centres d’archives, Europeana apparaît comme une alternative crédible à Google à l’échelle européenne.
C’est cependant la question de l’équité fiscale et de la tendance, largement partagée par l’ensemble des plateformes dominantes, à tenter par tous les moyens d’échapper le plus possible au paiement de l’impôt qui concentre depuis le milieu des années 2010, l’attention des pouvoirs publics. Google a ainsi accepté de payer, en septembre 2019, près d’un milliard d’euros au fisc français pour clore les poursuites du parquet national financier et ne pas prendre le risque d’un procès. Mais c’est au niveau européen que la méfiance vis-à-vis des plateformes dominantes en général et de Google en particulier est la plus claire : la firme a été condamnée à plusieurs reprises pour abus de position dominante, et la perspective d’un démantèlement des Gafa est régulièrement évoquée à la fois en Europe et aux États-Unis.
Amazon, Google et la diversité culturelle : la grande illusion ?
Popularisé dans les discours publics dans les années 2000, l’expression de « diversité culturelle » a peu à peu remplacé celle d’« exception culturelle », utilisée dans les années 1990 lors des négociations des accords de libre-échange au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Bénéficiant essentiellement aux secteurs du cinéma, de l’audiovisuel et de la musique, cette exception culturelle visait à protéger et à soutenir les productions culturelles européennes en affirmant qu’elles ne peuvent être considérées comme des produits marchands comme les autres.
Dans le secteur du livre, le principe d’un soutien à la diversité culturelle, parfois nommée soutien à la « bibliodiversité », est à la fois ancien (le Centre national du livre soutient la diversité de la création littéraire et de l’édition depuis sa création en 1946) et multiple puisqu’il comporte des aides aux auteurs, aux éditeurs, aux libraires et aux bibliothèques. Au-delà du soutien économique apporté par l’État et les collectivités territoriales, la modification du cadre légal permet régulièrement de conforter ce soutien à la diversité culturelle dans le secteur du livre, la loi emblématique restant celle du 10 août 1981 relative au prix unique du livre, dite loi Lang. Cette dernière vise en effet à la fois à maintenir une diversité de librairies indépendantes en garantissant un prix unique quel que soit le point de vente mais aussi à soutenir le pluralisme dans la création et l’édition.
L’émergence et le développement d’Amazon et de Google dans le secteur du livre à partir du début des années 2000 apporte une configuration nouvelle et inédite à la notion de soutien à la diversité culturelle. En effet, Amazon comme Google, par l’universalité de leur offre, sont difficilement « attaquables » sur le plan de la diversité culturelle. Amazon se présente ainsi comme le libraire qui propose l’offre de livres la plus large, incluant les livres neufs, les livres d’occasion et les livres en format numérique. Le phénomène de longue traîne décrit par Chris Anderson (Anderson, 2006) et propre aux vendeurs en ligne bénéficie en outre aux titres plus confidentiels, souvent édités par des petits éditeurs. Bon nombre de ces derniers reconnaissent que la plateforme de Jeff Bezos constitue leur principal canal de vente et peuvent donc difficilement se passer de cet acheteur incontournable. Il en est de même pour Google : devenue une porte d’entrée privilégiée pour l’accès au savoir, à la connaissance et à la création, la firme californienne se positionne aussi comme un partenaire des musées du monde entier pour l’accès en ligne aux œuvres d’art avec son service Google Arts & Culture. L’ambition du service Google Livres, qui propose l’accès à plus de 25 millions de titres numérisés, est bien de permettre un accès facilité à une immense diversité de titres. Les accords obtenus au début des années 2010 par Google, à la fois avec les auteurs, les éditeurs et les bibliothèques du monde entier, montrent que le moteur de recherche agit désormais dans le cadre légal et de concert avec l’ensemble des ayants droit.
Cependant, le poids grandissant de ces deux acteurs met directement en péril respectivement l’existence des acteurs traditionnels de la vente de livres (libraires indépendants) pour Amazon et la crédibilité des professionnels de l’accès au savoir (bibliothèques, centres de documentation et d’archives) pour Google. On retrouve ici la menace d’une domination des industries de la communication, dont Google et Amazon font partie, sur les industries de contenus, telle qu’elle a été décrite par Bouquillion, Miège et Moeglin (2013). La diversité culturelle est ainsi menacée par ces géants du numérique d’une manière détournée : Amazon menace la diversité et la répartition des points de vente du livre sur les territoires. C’est la diversité dans les types de points de vente, avec des librairies et des assortiments différents en fonction de ceux qui y travaillent qui est menacée. L’unanimité des soutiens des pouvoirs publics à la librairie indépendante met ainsi en avant l’économie locale, l’éloge du magasin physique (Chabault, 2020) et l’importance et la « chaleur » du contact humain et du conseil personnalisé, opposé à la « froideur » technologique des algorithmes (Noël, 2018). La situation est similaire pour Google : la critique principale ne porte pas sur la diversité culturelle puisque la firme permet un accès gratuit et intuitif au savoir et à la création. Les politiques culturelles donnent plutôt la priorité à l’accès à une diversité culturelle publique et non marchande, portée par la puissance publique elle-même ou ses opérateurs que sont les bibliothèques. Au contraire, la diversité culturelle et l’universalité des savoirs accessibles via la firme de Mountain View masquent, comme cela a déjà été largement analysé (Smyrnaios, 2017), leur intégration dans des offres marchandes et la captation et la commercialisation massives des données personnelles des utilisateurs envisagés comme des consommateurs en puissance.
Conclusion
Depuis une vingtaine d’années, l’action des pouvoirs publics semble osciller entre la consolidation de relations privilégiées avec Google et Amazon, visant à bénéficier de leur potentiel d’innovation et de développement économique, et la volonté d’encadrer les pratiques de ces multinationales, de protéger les acteurs de la filière du livre et de préserver la diversité culturelle. Cette hétérogénéité dans la construction de l’action publique révèle selon nous deux phénomènes.
Elle traduit d’abord les oppositions d’intérêt pouvant exister au sein de la puissance publique elle-même. Notre analyse nous permet en effet d’esquisser une ligne de fracture entre, d’une part, les pouvoirs publics intervenant au niveau national et européen, lesquels mettent en avant la régulation des grandes plateformes, l’équité fiscale, la diversité culturelle, la défense du droit d’auteur et le soutien aux professionnels du livre ; d’autre part, les acteurs publics locaux (départements, régions, villes) sensibles aux créations d’emplois induites par les installations d’entrepôts d’Amazon sur leurs territoires et heureuses de passer des accords avec Google pour la numérisation des fonds de leurs bibliothèques.
La difficulté qu’a la puissance publique à répondre de manière efficace et cohérente au développement de Google et d’Amazon tient aussi dans le fait que l’activité des géants du numérique déstabilise les cadres de l’action publique. Non seulement ces entreprises introduisent des innovations industrielles et technologiques qui affectent les modes traditionnels de diffusion et de consommation des œuvres, mais elles exploitent également à leur avantage les failles du cadre réglementaire. Dans ce contexte, la puissance publique se trouve à devoir engager un processus d’adaptation aux défis que posent ces entreprises en faisant évoluer le droit et les modalités de son intervention en fonction de cette nouvelle donne. L’organisation des politiques publiques et son architecture en silos, qui suppose une séparation entre les domaines de compétences, est remise en cause par ces multinationales, dont le poids et les ambitions hégémoniques soulèvent des problématiques à la fois multiples et transversales. L’action publique est ainsi confrontée à la mise en tension de différents enjeux – relatifs à la gestion des données personnelles, aux pratiques d’optimisation fiscale, aux situations de monopoles et de concurrence déloyale, à la déstabilisation des filières traditionnelles – qui nécessitent la définition d’une politique plus globale et en même temps le développement d’une coopération plus étroite entre les administrations (Benhamou, 2015).
Notes
[1] Fermetures du site de production de pellicule argentique de Kodak à Chalon-sur-Saône, de bases militaires à Brétigny-sur-Orge et à Senlis, des usines Goodyear et Whirlpool dans la région d’Amiens…
[2] En particulier sur son blog : https://www.affordance.info/mon_weblog/google_printbooks/
[3] Arrêt CJUE du 16 novembre 2016.
[4] A la suite de la décision du Conseil d’État du 7 juin 2017.
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Auteurs
Olivier Thuillas
.: Olivier Thuillas est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Nanterre et membre du laboratoire Dicen-Île de France. Il est aussi chercheur associé au LabSIC à l’université Paris 13. Ses recherches portent principalement sur les enjeux du développement des plateformes numériques dans les industries culturelles et sur les politiques culturelles. La recherche qu’il mène avec Louis Wiart sur les plateformes culturelles alternatives est soutenue par le LabEx ICCA.
olivier.thuillas@parisnanterre.fr
Louis Wiart
.: Louis Wiart est titulaire d’une chaire en communication à l’université libre de Bruxelles, où il fait partie du Centre de recherche en information et communication (ReSIC). La recherche qu’il mène avec Olivier Thuillas sur les plateformes culturelles alternatives est soutenue par le LabEx ICCA.
Louis.Wiart@ulb.ac.be