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Approche de l’expérience informationnelle des personnes défavorisées

31 Déc, 2019

Résumé

Cet article vise à mettre en lumière de quelle manière les écrits académiques abordent les personnes défavorisées dans leur rapport à l’information au sein d’une société dominée par le numérique. Le segment socio-économique des personnes défavorisées ou économiquement modestes est considéré, dans une hypothèse développée par la chercheuse américaine E. Chatman dans les années 90 à 2000, comme « info-pauvre », (information poor). L’info-pauvre montre un rapport différent à l’information pouvant être lié à la pauvreté économique mais, au-delà, déterminé par l’appartenance à une communauté culturelle ne pouvant partager les manières de s’informer du plus grand nombre. Nos travaux ont pour ambition de tester cette hypothèse en étudiant les modes d’information des personnes relativement pauvres.

Mots clés

Pauvreté informationnelle – expérience informationnelle – pratiques informationnelles – inégalités sociales – pauvreté relative – société de l’information

In English

Title

Approach of the Information’s experience of disadvantaged people

Abstract

This paper deals with information’s ways of disadvantaged people in the current information society, characterized by its immateriality. The economic poor are perceived, in a hypothesis formulated by the American E. Chatman in the 90’st till 2000, as information poor. It suggests a different perception and use of information not especially linked to economic poverty but determined by the cultural community they belong to which is not able to share the information manners of the dominant. Our research aims to test this hypothesis by studying the information’s ways of disadvantaged people.

Keywords

Information Poverty -Information’s experience – Information Practices – Social Inequalities – Relative economic Poverty – Information Society

En Español

Título

La experiencia informativa de las personas desfavorecidas

Resumen

Este artículo pone de relieve en los diferentes escritos académicos las personas desfavorecidas en cuanto a su relación con la información dentro de una sociedad dominada por el digital.
El segmento socioeconómico de las personas desfavorecidas o modestas al nivel económico es considerado, en una hipótesis desarrollada por la investigadora americana E. Chatman en los años 90/2000 como información pobre (information poor).
La información pobre enseña una relación diferente con la información quizá vinculada a la pobreza económica pero, más allá, una relación determinada por la afiliación a una comunidad cultural que no puede compartir las formas de informarse como la mayoría de los demás. Nuestras investigaciones ambicionan realizar pruebas con esta hipótesis al estudiar los modos de información de las personas relativamente pobres.

Palabras clave

pobreza informacional (pobreza frente a la información), experiencia informacional (experiencia frente a la información), practicas informacionales (maneras de informarse), desigualdades sociales, pobreza relativa, sociedad de la información.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Boubaker Nobilet Patricia, Ihadjadene Madjid, « Approche de l’expérience informationnelle des personnes défavorisées« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°20/1, , p.57 à 67, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2019/varia/04-approche-de-lexperience-informationnelle-des-personnes-defavorisees/

Introduction

Il est un public que les écrits scientifiques en sciences de l’information évoquent rarement en France, celui des personnes défavorisées : des personnes relativement pauvres, aux revenus modestes, non marginalisées. En effet, la littérature étudiant la pauvreté relative et non absolue (absence de revenus et marginalisation) est foisonnante dans des disciplines comme la sociologie ou la psychologie sociale. Elles appréhendent les sources et les effets de la pauvreté sur le plan professionnel – « la désaffiliation » de R. Castel (2009) – ou sur celui des pratiques culturelles – « la disqualification » de S. Paugam et C. Giorgetti (2013). À la lecture des travaux américains, anciens mais pionniers en la matière, nous nous sommes particulièrement intéressés à ceux convoquant la pauvreté relative et donc à la notion de pauvreté informationnelle. Certains segments de la société que nous détaillerons par la suite, dont les personnes pauvres économiquement, sont nommés comme « info pauvres », ce qui signifie qu’elles ne peuvent partager les modes d’information dominants. La notion de pauvreté informationnelle (Information Poverty) popularisée par la chercheuse E. Chatman est régulièrement reprise dans différents travaux empiriques sur les pratiques informationnelles des pauvres (Ihadjadene et al, 2009)  (McKeown, 2016) (Marcella &Chowdhury, 2018) (Gibson & Martin, 2019). Par pratiques informationnelles, nous désignons à la suite de S. Chaudiron et de M. Ihadjadene (2010) « la manière dont l’ensemble des dispositifs, des sources, des outils, des compétences cognitives sont effectivement mobilisés dans les différentes situations de production, de recherche, de partage, de traitement et de communication de l’information ».

La conceptualisation de la notion de pauvreté informationnelle s’inscrit dans un paysage scientifique particulier. Les chercheurs ont observé, dès les années 60, une dissociation et une scission entre les individus qui s’informent bien et peuvent le faire et d’autres qui en sont empêchés. La première raison évoquée, et celle qui perdurera jusqu’aux travaux d’E. Chatman, est celle de la pauvreté économique liée à un manque d’instruction, d’éducation, à un environnement pauvre en structures d’information et plus tardivement, à un manque d’équipement matériel. D’abord qualifié de fracture informationnelle, la littérature des années 70 et 80 s’oriente  vers la notion de pauvreté informationnelle puisqu’en lien avec la pauvreté, caractéristique de ce dualisme social. Les scientifiques ont donc érigé une division entre ceux qui s’informent bien, « information rich » et les autres « information poor » qui dans les années 90, deviennent ceux qui n’ont pas d’accès à Internet ou qui ne l’ont pas adopté (NTIA, 1995). Différents groupes sociaux ont été identifiés dans la littérature comme étant des « pauvres en information » : les personnes âgées, les mères seules, les personnes pauvres économiquement, les minorités ethniques, etc. La chercheuse en sciences de l’information E. Chatman, s’est intéressée aux raisons de l’existence des « info-pauvres » ainsi qu’aux motifs de l’incapacité à pouvoir s’informer comme le plus grand nombre. Selon ses écrits, (Chatman, 1992, 1996, 1999, 2000) qui se sont concentrés sur ces groupes sociaux, faire partie  des « info-pauvres », s’explique par le fait d’appartenir à une communauté sociale dont la culture prône un rapport spécifique, un comportement normé vis-à-vis de l’information et par le fait de vivre au sein d’environnements informationnels appauvris. Ces « petits mondes » (small worlds) possédent chacun leur culture et leurs propres comportements. Les communautés apparaissent refermées sur elles-mêmes et par conséquent, ne peuvent communiquer ni entre elles, ni avec le reste de la société. Dans cet article, nous testons la théorie de la chercheuse américaine, certes remise en question par l’avènement du numérique qui supprime la notion d’espaces de vie fermés, mais suffisamment marquante pour en analyser les contours.

Au sein d’une première partie, nous évoquerons la notion de pauvreté informationnelle qui continue d’être exploitée par les héritiers d’E. Chatman, de manière prégnante dans la littérature anglo-saxonne. Nous reviendrons ensuite sur la notion de « comportement informationnel normé » (Normative Behaviour) par la communauté culturelle d’appartenance. Enfin, nous présenterons une enquête réalisée au sein d’une institution sociale dédiée au soutien des publics en difficulté afin d’étudier les modes d’accès à l’information des personnes relativement pauvres en mobilisant la notion d’expérience informationnelle. En effet, pour le groupe étudié, ces pratiques informationnelles prennent sens dans un processus biographique, familial et social particulier.

Un comportement informationnel normé

Les études précédant les écrits de la chercheuse en sciences de l’information, des années 60 aux années 80, ont proposé des approches classificatoires. Comme nous l’avons vu précédemment, certains groupes de la société : personnes âgées, personnes pauvres, minorités ethniques, mères seules, sont considérés comme info-pauvres. La pauvreté informationnelle fait donc référence à la disparité entre ces groupes et le reste de la société sans qu’on ne sache précisément ce qui les distingue. Sur ce terrain scientifique, E. Chatman part de ces présupposés, s’intéresse et étudie les segments identifiés comme « info-pauvres », de manière à expliquer pour quelles raisons ils le sont. Dans une démarche déductive, elle suggère une source d’explication première d’ordre communautaire et secondairement d’ordre contextuel, génératrice d’un comportement spécifique. Ainsi, à l’intérieur d’une communauté donnée, les individus sont empêchés de répondre à leurs « besoins informationnels » sous la pression du groupe, du contexte et de ses normes. Pour l’auteure, il s’agit d’un modèle collectif qu’elle avait dans un premier temps considéré comme lié à la pauvreté économique mais finalement, qui ne l’est pas forcément. Et pour cause, les segments considérés comme «info-pauvres», ne comprennent pas uniquement les personnes pauvres économiquement.

Les  groupes étudiés par E. Chatman, formeraient  ainsi des « petits mondes » (small worlds), percevant et consommant l’information de manière dissonante par rapport à la majorité dominante. Ce sont des contextes clos, où le fait d’être membre d’une communauté donnée, les personnes économiquement pauvres pour ce qui est du groupe qui nous intéresse, suggère un comportement informationnel normé pour tous les individus, régi par la pression de cette entité et par les normes sociales du contexte de vie. E. Chatman reprend donc les idées de culture des pauvres (au sens où la communauté fait référence à la notion de culture partagée) et d’environnement appauvri de T. Childers (1975). Là où T. Childers se reposait sur l’existence d’une culture de la pauvreté en références aux écrits d’O. Lewis (1961) et avançait les idées de « ghetto » et de consommation d’informations de faible valeur parfois immorale de la part des personnes désavantagées (Childers, 1975), E. Chatman propose les small worlds.

Les individus étudiés par cette auteure appartiendraient à des communautés culturelles dotées d’un comportement singulier vis-à-vis de l’information, vivant dans des environnements informationnels amoindris et fermés à la société extérieure et aux autres communautés. Ces personnes développent un comportement normatif (normative behavior) qui est décrit selon six propositions : les personnes définies comme info-pauvres se perçoivent elles-mêmes comme dépourvues de toutes sources d’information susceptibles de les aider ; la condition d’info-pauvre est influencée par les « outsiders » qui détiennent un accès privilégié à l’information mais ne le partagent pas ; la pauvreté informationnelle est déterminée par un comportement d’autoprotection en réponse à la pression des normes sociales ; le secret et la déception sont des mécanismes auto-protecteurs dus à une certaine méfiance relative à l’intérêt ou à la capacité des autres à fournir l’information utile ; la prise de risque est souvent peu visible du fait d’une perception plus importante des conséquences négatives au détriment des bénéfices ; enfin, les nouvelles connaissances ne sont que sélectivement introduites dans le monde informationnel des «info-pauvres» selon la pertinence de l’information en réponse aux problèmes et soucis quotidiens (Chatman, 1996). La pauvreté informationnelle réside donc dans le non-partage du rapport à l’information dominant par les info-pauvres. Leur comportement répond aux caractéristiques qui viennent d’être énoncées.

  1. Chatman se positionne ainsi sur l’aspect communautaire, culturel et contextuel s’agissant de la pauvreté informationnelle qu’elle cherche à expliquer plus qu’à décrire. Les travaux de (Britz, 2004), (Lievrouw et Farb, 2003) complètent ceux de E. Chatman en se concentrant sur la dimension sociétale au travers de la production, de la diffusion et de la répartition de l’information. Ils suggèrent des principes de justice sociale susceptibles de réduire l’écart entre les info-riches et les info-pauvres, par des institutions sociales garantes de cette équité. L’information est perçue comme un bien public que la société et son gouvernement doivent promouvoir.

Méthodologie de l’étude

Nous souhaitions mener une enquête au plus près des personnes en situation de pauvreté relative, au sein d’une institution sociale, le Secours Catholique de Berck sur Mer dans le nord de la France. Ce lieu accueille toute personne en difficulté sociale, le Secours Catholique travaillant en partenariat avec le CADA (Centre d’accueil des demandeurs d’asile), le FIAC (foyer d’insertion) et le CCAS (Centre communal d’action sociale). L’immersion, dans le cadre des travaux menés, fut autorisée par les responsables de l’institution en contrepartie d’une mission de responsable bénévole de l’espace livres, alors à organiser du point de vue spatial et bibliographique. Pour rencontrer le plus de « bénéficiaires » possible, l’immersion s’est effectuée au sein de l’accueil café.

Notre volonté et le souhait de la direction du Secours Catholique étaient de ne pas utiliser les entretiens directifs ou semi-directifs de manière à ne pas occasionner de gêne auprès des bénéficiaires et de ne pas diriger les propos vers le rapport à l’information. Laisser les individus s’exprimer spontanément sur des sujets qu’eux-mêmes avaient choisis et saisir sur le vif ce qui avait trait à l’information : les manières de s’informer (traditionnel ou numérique), les habitudes d’information, les matériels utilisés (smartphone, ordinateur fixe, ordinateur portable), l’utilisation d’internet fixe ou mobile, les services internet utilisés, les problèmes informationnels rencontrés pour répondre à un besoin informationnel mais aussi les sentiments, la perception du numérique et des nouvelles techniques. Il s’agissait, en d’autres termes, de se concentrer sur l’action en train de se faire. Afin de relever les échanges de manière rapide et efficace, nous avons eu recours à la sténographie, méthode Delaunay, pour restituer les échanges tels qu’ils ont été entendus. En fin de journée, les échanges étaient retranscrits et consignés dans un journal hebdomadaire.

L’étude empirique est réalisée dans une perspective qualitative en fonction de la fréquentation du lieu d’investigation, selon la méthodologie de l’approche biographique et notamment, la méthode « roman familial et trajectoire sociale » développée par le sociologue V. de Gaulejac (1999). Nous avons choisi cette méthode qui nous paraissait adaptée aux lieux, peu intrusive et respectueuse des individus. Cette approche biographique, sans questionnement initial, laisse le sujet décider de ce qu’il souhaite évoquer et permet aux autres membres du groupe de répondre, devenant ainsi tour à tour acteur et spectateur. Tout comme les échanges en groupe décrit par le sociologue, nous sommes présents, sans poser de questions, sans diriger les discussions pour entendre les récits de vie s’entrecroiser tels qu’ils viennent.

Cette méthodologie permet tout d’abord de saisir l’histoire d’une personne, avec ses mots, ses silences et ses émotions. Ensuite, elle relie les parcours de vie aux événements, au contexte et aux connections et interactions de l’individu. Dans le cadre de cet article, l’objectif est de mettre en lumière ces éléments au regard du « comportement normatif » et des pratiques sous-tendues. Nous nous sommes attachés à comprendre les dispositions à « agir » du sujet et du sujet dans le groupe, en matière d’accès à l’information, notamment numérique, et à son usage.

Nous avons été en situation d’écoute de 28 individus (16 femmes et 12 hommes), selon la méthode biographique, durant 6 mois. L’âge moyen est de 45 ans (de 20 ans à 91 ans), et leur niveau d’éducation va de la fin du secondaire pour les plus âgés au premier cycle de l’enseignement supérieur pour les autres. Par relativement pauvres, nous entendons les personnes aux revenus existants mais faibles, provenant des aides sociales (10 sur 28), du chômage (5 sur 28), d’une retraite ( 5 sur 28) ou d’une activité salariée précaire ou non. Nous n’avons pas restreint cette étude à un public spécifique puisque la pauvreté relative touche des publics appartenant à plusieurs catégories administratives (sans emploi, allocataires, retraités, travailleurs pauvres) et de tous les âges.

Résultats et analyse

Besoins informationnels et sources d’information utilisées

L’information sociale constitue le premier besoin informationnel exprimé par les 28 personnes qui ont fait état de propos relatifs à l’information. Elle consiste à connaître les différentes aides sociales et à  les solliciter, ce qui contredit les études de P. Trainoir (2017) sur les pratiques numériques des jeunes en errance qui montrent que l’accès aux droits serait une finalité marginale pour ce public.

La communication via les dispositifs communicationnels actuels tels que les smartphones est le deuxième objectif. Il s’agit en premier lieu de pouvoir communiquer avec ses proches et avec autrui par l’intermédiaire des réseaux sociaux par le son et l’image. Le smartphone est utilisé également pour effectuer des démarches administratives en ligne dans un lieu disposant d’un accès wi-fi gratuit de manière à ne pas investir ou réinvestir dans un ordinateur fixe ou portable. Enfin, le smartphone permet d’effectuer des achats en ligne. L’information juridique consistant à trouver les personnes ou les moyens de se défendre face à un litige constitue le troisième besoin informationnel. Ces éléments corroborent la classification des besoins en matière d’information évoquée par T. Childers.

Parmi les sources évoquées, le réseau de contacts et de connaissances apparaît comme la première source d’information. Les services publics existants sur la localité ou ceux du département, si ces derniers ont été déplacés, représentent la deuxième source d’information. Le contact s’effectue par téléphone ou par déplacement sur site en voiture ou en train, avec une préférence marquée pour le contact en présentiel. Viennent ensuite les structures d’assistances publiques ou privées (associations, assistante sociale) qui sont à même d’orienter et d’accompagner la constitution des dossiers administratifs. Enfin, Internet représente la quatrième source d’information. 53,57 % des personnes interrogées utilisent Internet

Contrairement aux résultats de Chatman corroborés par d’autres travaux (Buchanan & Tuckerman, 2016), (Dankasa, 2017) ou (Spink & Cole, 2001), les « info-pauvres » choisissent bien des informations provenant de l’extérieur de la communauté  et qu’ils font confiance à de sources d’information officielles qu’ils sollicitent pour leurs besoins d’informations. Pour E. Chatman, chaque groupe social établit des frontières qui limitent la « circulation » et l’« intégration » de l’information extérieure au groupe. Or, c’est l’homogénéité des groupes étudiés par cette auteure qui est questionnée dans notre étude. Si la pauvreté dite relative constitue un trait commun, l’existence d’un groupe ou d’une communauté, (au sens sociologique du terme) n’a pas été observée. Comment d’ailleurs réunir au sein d’un même groupe des personnes retraitées, des travailleurs saisonniers, des travailleurs pauvres, des mères au foyer, des jeunes en recherche d’emploi ? Le groupe social d’appartenance, pour notre étude, les personnes relativement pauvres, est apparu inopérant et insuffisant pour décréter l’existence d’une communauté partageant une même culture, source d’un comportement dissonant vis-à-vis de l’information et considérer les individus comme pauvres en information.

Adaptabilité  et pauvreté informationnelle

Les personnes côtoyées durant cette enquête ne sont pas pauvres en information dans la mesure où elles démontrent un comportement standard par rapport à l’information, aux dispositifs numériques et aux nouvelles techniques. Toutes les personnes sont équipées d’un ordinateur fixe ou portable, d’occasion ou neuf à crédit, d’au moins un smartphone, deux dans les couples, davantage s’il y a des enfants. Le smartphone est considéré comme moins coûteux pour l’accès à Internet que l’ordinateur fixe à domicile. L’équipement informatique à domicile est donc délaissé et la nécessité d’imprimer soi-même les imprimés administratifs pose problème car seulement trois personnes sur les 28 étudiées possèdent une imprimante-scanner. Les démarches administratives en ligne ne sont pas plébiscitées par la majorité d’entre elles car elles sont chronophages et ne permettent pas de retour correctif.

Les visiteurs de l’espace café s’informent selon leur capacité économique et selon leurs schèmes de perception (produits de leur socialisation et de leur existence) mais aussi et surtout compte tenu des contraintes imposées par l’État et ses représentations dans l’accès à l’information traditionnelle et numérique.

Le capital économique constitue un frein et une source de problèmes au quotidien, il apparaît au cœur des récits de vie. Son impact sur l’information se traduit, au niveau contextuel, dans le registre de la mobilité et, au niveau temporel, dans le registre du maintien des artefacts numériques et communicationnels. Les services des plus grandes villes ont profité de la vague offerte par les techniques numériques et se sont donc éparpillés dans un territoire plus vaste ce qui oblige les gens à se déplacer plus loin, donc en transport ou en voiture, là où elles pouvaient se rendre à pied auparavant. L’éloignement des services sociaux constitue un obstacle économique en raison du prix des transports. Les sujets ont montré qu’ils privilégient pourtant la proximité et les ressources informationnelles qui demeurent présentes mais sont obligés aujourd’hui de se rendre plus loin « j’ai appelé Arras et je vais être reçue là-bas. C’est super loin mais bon… » dit le sujet 4. La ville d’Arras est, en effet, à 1h30 de route de Berck sur Mer. S’agissant des outils de communication et des outils informatiques, l’insuffisance des moyens économiques complique le maintien et le renouvellement des équipements pour les mieux lotis, et menace l’accès à ces biens pour les plus  modestes. De manière croissante, le couplage de l’Internet fixe et mobile se révèle coûteux et implique des choix. C’est ce que mentionne cette jeune femme de 25 ans, en recherche d’emploi, à qui son équipement a été dérobé : « (sa mère) il lui a tout piqué. L’ordi … le téléphone portable, tout. Je n’ai pas de sous pour en racheter un. Et puis, avec le forfait, tout ça, je ne peux pas mettre de l’argent ». Un retraité fait part de son embarras pour racheter un ordinateur « ah, je suis embêté, il faut que je me rachète un ordi. C’était pas prévu, ça arrive comme ça, faut pouvoir. Moi, ça va mais je vais échelonner quand même, histoire d’amortir le coup ». Enfin, cette femme d’une quarantaine d’années qui indique avoir résilié l’Internet mobile : « moi, Internet, je ne l’ai pas sur mon portable. Je l’ai fait enlever parce que j’avais des notes de téléphone pas possible avec des connexions, soi-disant, alors que je ne m’en servais pas. Maintenant, ils me l’ont retiré et je suis tranquille, je l’ai à la maison ».

Il convient ainsi d’acter que la faiblesse des ressources génère certes des contraintes que l’individu surmonte tant bien que mal et qui lui occasionnent des difficultés supplémentaires pour continuer à s’informer puisque cet acte est devenu massivement payant. Pour autant, les pratiques hétéroclites observées montrent de remarquables comportements d’adaptabilité mêlant inventivité et débrouillardise notamment dans la quête de consommations de biens informationnels et communicationnels numériques.

Comportement normatif vs expérience informationnelle

Les traits de comportement décrits par E. Chatman émanant de la pauvreté informationnelle, notamment l’absence de confiance dans les passeurs d’information (associations, bénévoles etc.) n’ont jamais été perceptibles durant les six mois passés auprès de ces personnes. Bien au contraire, une confiance accrue envers les médiateurs de l’information professionnels comme les non-professionnels est palpable. Le sujet 28 indique « c’est la mission locale qui a fait la demande [coup de pouce du Conseil Général] sur Internet », « j’ai été logée chez un ami d’une éducatrice du FIAC » dit le sujet 27. « Je viens de la part du CIAO, ils m’ont dit de venir ici » indique le sujet 22. Les visiteurs de l’espace café partagent leurs inquiétudes comme leurs bons plans, les informations d’ordre solidaire  ce qui participe à la résolution de leurs problèmes comme à leur bien-être psychologique.

Les personnes rencontrées vont pour s’informer puiser à la fois dans leur expérience en fonction de leur vécu (histoire familiale, trajectoire sociale) mais aussi dans leurs affects ou émotions pour sélectionner une manière de s’informer ce qui sera préféré à un autre mode d’information et deviendra une habitude d’information. Par exemple, le sujet 14 explique : « moi, je procède à l’ancienne, je téléphone beaucoup, je me déplace, j’ai mon vélo, j’aime bien ». De même, précise le sujet 11 : « j’ai un ordinateur, j’ai Internet comme tout le monde mais je n’y pense pas. Je téléphone plutôt ou j’y vais ». Le sujet 16 indique « je ne m’en sers pas tous les jours mais pour communiquer, c’est vrai que j’aime bien ». On discerne bien dans ces exemples les notions de vécu avec l’expression « à l’ancienne » ou « je n’y pense pas » et d’affects : « j’aime bien ». Au « comportement normatif » de Chatman, nous préférons le terme d’expérience informationnelle puisque ce contact est le fruit d’une histoire passée et présente, familiale, sociale et psychologique. Cette continuité est importante, elle rassure l’individu et lui apporte un sentiment de maîtrise et donc de confiance : « c’est tellement plus rapide pour moi de passer un coup de fil » explique le sujet 25. « je me méfie, je préfère faire les choses avec quelqu’un face à face » dit le sujet 2.

Nous avons observé que le capital social, notamment la famille, participe à la résolution des problèmes informationnels des personnes relativement pauvres. Deux cas de figure ont été observés : soit le capital social impacte de manière consciente ou inconsciente l’expérience informationnelle et participe à l’ajout de nouvelles pratiques soit les individus choisissent de maintenir leur expérience telle quelle. Plusieurs sujets mentionnent le fait qu’ils font appel à un tiers pour être assisté dans l’utilisation d’Internet et dans l’accès à l’information numérique, le sujet 21 évoque son neveu : « C’est pas pour moi que je joue. En fait, je donne des vies à mon neveu ». Le sujet 14 indique : « Mon fils, il va tout installer, il va me montrer et tout ». De même, le sujet 16 parle de sa petite fille : « ma petite fille, en deux temps trois mouvements, elle te fait les trucs… Elle va s’occuper de ça ». Dans la même veine, on peut citer les propos de le sujet 7 : (mails) « moi, je laisse ça à ma fille » ou de le sujet 6 : « ma fille, elle va le faire en ligne alors ».

L’expérience informationnelle des individus est produite par leur histoire singulière et unique et s’organise selon les possibilités offertes en matière d’information par la société. Face aux inégalités économiques, sociales et territoriales, les personnes relativement pauvres luttent et agissent pour consommer de manière standard les biens informationnels, comme « tout le monde ». Selon les individus et selon leurs expériences informationnelles, certains souhaitent maintenir leurs habitudes d’information, d’autres en adoptent de nouvelles.

Analyse

Le premier élément qui se dégage dans l’étude du comportement face à l’information réside dans le fait que l’analyse d’E. Chatman a pris comme point de départ une catégorisation donnée déduite d’un comportement dominant (d’une culture dominante pour T. Childers) et qu’elle en a déduit des comportements dissonants en termes de comportement informationnel par rapport au comportement dominant. De plus, la perception des postures face à l’information des groupes sociaux dits « info-pauvres » dans la théorie d’origine se limite à l’identification des carences. Force est de constater, en outre, que la focalisation sur la notion de domination fait l’impasse sur les relations entre les individus, indépendamment de l’existence d’un groupe, des relations mal modélisables mais qui participent de l’adaptation du rapport à l’information (coopération, amour, entraide, solidarité). Dans un espace informationnel accueillant où la bienveillance est une valeur, les enquêtés adoptent selon M. Trainoir (2017, p. 347) « dans une tentative d’assimilation des pratiques hyper-conformes aux usages dominants ».

Si l’on replace l’individu au centre pour comprendre son expérience informationnelle, autrement dit son rapport à l’information et ses habitudes d’information, une variable se dégage : l’expérience. Face à une situation donnée, l’individu puise dans sa mémoire des repères, des éléments déjà rencontrés, localisés, et ajuste ce qu’il connaît à ce qu’il doit faire. Devant une obligation de changer ce qui est connu ou préféré pour s’informer, cette variable d’ajustement intervient également. Si les repères disparaissent complètement, les habitudes d’information antérieures sont maintenues pour conserver une relation de proximité éprouvée aux objets informationnels. Jaeger et Burnett (2010) précisent que le comportement vis-à-vis de l’information est soumis à l’influence du contexte social global s’agissant de la sphère publique, des médias, de la technologie et de la politique. Selon ces chercheurs, les « petits mondes » de Chatman existent mais ne sont pas coupés de la société. Ils s’intègrent dans la société sans qu’aucune frontière entre les différents petits mondes ne soit effective. Ces petits mondes ne sont donc pas fermés mais partie intégrante d’un système sociétal plus large. Le petit monde n’est pas la source explicative du comportement informationnel, celui-ci est influencé aussi par l’entourage proche, par les normes du contexte régional et global pour ce qui est de l’information disponible et de l’accès à l’information.

Conclusion

L’objectif de cet article est d’étudier les modes d’information de 28 personnes relativement pauvres au sein d’une institution sociale, le Secours Catholique de Berck sur Mer dans le nord de la France en s’appuyant sur le corpus théorique d’E.Chatman. Nos résultats montrent en effet que la théorie de la pauvreté informationnelle n’est pas applicable aux personnes en situation de pauvreté relative ni du point de vue de la privation d’information ni du point de vue de l’expérience informationnelle. Les associations et les liens sociaux que tissent les usagers que nous avons interrogés, participent à l’édifice d’un patrimoine social de substitution et permettent de répondre à leurs besoins informationnels. Nous pouvons nous demander in fine, si le courant de recherche de l’info-pauvreté initié par E. Chatman n’a pas donné a priori aux objets analysés, les groupes sociaux « info-pauvres », une homogénéité et une consistance qu’ils n’ont pas pour ériger en modèle une culture informationnelle légitime. C’est sans doute le contexte de cette étude qui peut expliquer ces résultats divergents avec la littérature scientifique. Notre étude est menée dans un cadre social où subsistent encore des services de proximité qui participent à l’enrichissement de cette expérience informationnelle rejoignant les conclusions de V. Goulet qui indique dans son ouvrage consacré aux usages populaires des médias que : « les usages sociaux des biens informationnels ne sont pas différents de ceux qu’en font les autres classes : ce sont surtout les conditions de l’échange, et non leur logique, qui diffèrent (…) » (Goulet, 2015, p. 381). Il convient ainsi de renforcer cette analyse avec d’autres approches méthodologiques, dans des  contextes où la médiation des services de proximité est prégnante.

Références bibliographiques

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Auteurs

Patricia Boubaker Nobilet

.: Patricia Boubaker Nobilet est docteure en Sciences de l’information et de la communication. Elle a soutenu une thèse portant sur les capacités d’agir des personnes défavorisées en matière d’information. Elle est membre du laboratoire Paragraphe de l’université Paris 8.

Madjid Ihadjadene

.: Professeur en Science de l’information et de la communication à l’université Paris8. Responsable de l’équipe INDEX-Paragraphe, ses travaux portent sur les pratiques informationnelles et l’usage des dispositifs informationnels. Email: madjid.ihadjadene@univ-paris8.fr.