Autoréflexivité scientifique : mise en place de conditions productivistes dans la pratique de la publication scientifique
Résumé
Cet article analyse le rôle des publications dans un contexte marqué par la logique productiviste du système d’évaluation de la recherche scientifique au Mexique. Il aborde la notion d’autoréflexivité critique à partir du concept de rationalité communicationnelle d’Habermas et étudie un corpus composé de chercheurs en sciences sociales membres du Système national de chercheurs (SNI) de l’Université nationale autonome du Mexique (Unam), en utilisant l’analyse du discours dans une perspective herméneutique. Si les résultats confirment l’existence d’une autoréflexion critique de la part des chercheurs vis-à-vis de l’exigence institutionnelle de publication, ils montrent également à quel point cette norme a été intériorisée comme partie intégrante de la pratique scientifique.
Mots clés
Autoréflexivité scientifique, rationalité communicationnelle, publication, productivisme, Unam.
En Español
Título
Autorreflexividad científica: las publicaciones y el establecimiento de condiciones productivistas en la práctica científica
Resumen
Este artículo da cuenta del rol de las publicaciones en un contexto impuesto por reglas productivistas del sistema de evaluación de la ciencia en México. Se parte de la noción de autorreflexividad crítica, reformulada del concepto de racionalidad comunicativa de Habermas. Se analiza un corpus integrado por investigadores en ciencias sociales adscritos al SNI de la Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), con la técnica de análisis del discurso desde un enfoque hermenéutico. Los resultados muestran que las publicaciones son autorreflexionadas críticamente por los investigadores, toda vez que éstos conocen las exigencias institucionales; sin embargo, también se revelan ciertas condiciones que se han normalizado e internalizado como parte de la práctica científica.
Palabras clave
Autorreflexividad científica, racionalidad comunicativa, publicaciones, productivismo, UNAM
In English
Title
Scientific self-reflexivity: publications and the establishment of productivist conditions in scientific practice
Abstract
This article outlines the role of publications in a context imposed by productivism rules of the evaluation system of science in Mexico. It is based on the notion of critical self reflexivity, reformulated by Habermas concept of communicative rationality. A corpus composed of researchers in social sciences assigned to the SNI of the National Autonomous University of Mexico (UNAM) is analyzed, using the Discourse Analysis technique from a hermeneutical approach. The results show that the publications are critically self-reflected by the researchers, since they know the institutional requirements; however, certain conditions that have been normalized and internalized as part of scientific practice are also revealed.
Keywords
Scientific self reflexivity, communicative rationality, publications, productivism, UNAM
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Díaz-Martínez Alma Liliana , « Autoréflexivité scientifique : mise en place de conditions productivistes dans la pratique de la publication scientifique », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°20/2, 2019, p.89 à 100, consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2019/dossier/06-autoreflexivite-scientifique-mise-en-place-de-conditions-productivistes-dans-la-pratique-de-la-publication-scientifique/
Introduction
Le problème de l’évaluation de la science s’est posé dès l’institutionnalisation des premières communautés scientifiques : dans le cadre d’un processus interne, l’attribution d’une valeur à la recherche dépendait avant tout de la qualité et de l’importance théorique des résultats, sur la base d’une reconnaissance par les pairs. Mais alors que la connaissance scientifique devenait un enjeu stratégique pour les gouvernements, l’évaluation des travaux en est venue à dépendre d’un processus externe, introduisant de nouveaux critères (Albornoz, 2003). La mise en place de systèmes d’évaluation de la recherche est justifiée par le fait qu’elle facilite la prise de décision des institutions et des gouvernements sur la base de critères standards, objectifs et mesurables, qui permettent d’opérationnaliser la qualité de la recherche. On peut néanmoins reprocher à ces systèmes d’engendrer une « déviance » de la pratique scientifique, en érigeant un système de récompenses et de sanctions liées à la productivité (Quezada-Hoffilinger et Vallejos-Romero, 2018). Les publications scientifiques sont l’un des critères les plus importants pour les systèmes nationaux et internationaux d’évaluation scientifique, tant elles sont considérées comme la matérialisation des capacités de recherche. La célèbre formule « publier ou périr » illustre l’autoréflexion critique d’une communauté scientifique consciente des dangers d’une telle situation pour la production des connaissances scientifiques. Le danger le plus évident réside dans la tension générée au sein de l’ethos scientifique par cet impératif de productivité et son corollaire d’activités qui n’apportent rien à la communauté scientifique, ni à la société. Le problème a été abordé par les scientifiques dans bien des forums, sous toutes les latitudes et tous les angles. De nombreuses études ont dénoncé le rôle joué par le facteur d’impact (FI) sur l’évaluation de la qualité des travaux de recherche, soulignant notamment l’origine non scientifique de cet indice de citations des revues (Barsky, 2014) et suscitant un débat critique sur les conséquences pernicieuses d’une assimilation du FI à la qualité ou à l’importance d’un travail scientifique (Casadevall et Fang, 2014 ; Santos et Fernández-Ríos, 2016). D’autres études ont signalé les pratiques frauduleuses découlant de cette pression à la publication, qui peuvent aller du plagiat à l’invention ou la manipulation de données ou à la sélection de variables dans les rapports expérimentaux afin d’obtenir des résultats positifs publiables (Tudela et Aznar, 2013 ; Grimmes, Bauch et Ionnidis, 2018). Des recherches ont également mis en évidence les stratégies collectives développées au sein des communautés universitaires pour publier afin de répondre aux exigences productives de l’évaluation (Gómez, Jiménez et Vázquez, 2014 ; Aguado-López et Becerril-García, 2016).
Il convient de préciser que cet article fait partie de la recherche « Autoréflexivité du chercheur en sciences sociales à partir de la Rationalité communicationnelle d’Habermas : le cas des chercheurs du Système national des chercheurs de l’Université nationale autonome du Mexique », menée dans le cadre du programme doctoral en sciences sociales de l’Université autonome de l’État de Mexico (UAEMEX). Elle se propose d’analyser la réflexion critique des chercheurs sur les conditions de production des connaissances scientifiques au sein de la principale université publique du Mexique. Bien que les publications ne soient pas le thème central de cette étude, les chercheurs y font si souvent référence que cette question est apparue comme une catégorie émergente. L’article souligne l’existence d’une autoréflexion critique autour de l’impératif de « publier ou périr », tout en observant que cette norme a été intériorisée par les chercheurs en sciences sociales au Mexique, le taux de publications demeurant l’un des principaux indicateurs de qualité pris en compte par le système d’évaluation en vigueur pour octroyer des distinctions ou des récompenses financières.
Le productivisme dans la pratique scientifique
Le concept de « productivisme » renvoie au mode de production capitaliste étudié par Karl Marx qui, à partir d’une analyse de la valeur des objets et de son incidence sur le travail, critique ce capitalisme qu’il qualifie d’« énorme accumulation de marchandises », la marchandise prise isolément étant « la forme élémentaire de cette richesse ». Le productivisme est donc un phénomène caractéristique du capitalisme.
Le terme générique de productivisme fait référence à une production systématique et intense, indépendamment du produit ou du service concerné. Ce terme, fréquemment utilisé dans les discours économiques ou institutionnels, renvoie donc à l’idée d’une production maximum dans un temps donné. Il peut paraître absurde de vouloir appliquer cette logique de production au domaine des sciences, et plus particulièrement des sciences sociales, car ces dernières ne cherchent pas à obtenir un profit matériel mais bien plutôt, comme le signale Habermas (2010), à comprendre les phénomènes sociaux et leur évolution au cours de l’histoire. La pensée productiviste n’en reste pas moins bien ancrée au sein des universités et des instituts de recherche de notre pays (Díaz y González-Domínguez, 2017). Or dès lors que la science entre dans une logique productiviste, le scientifique s’apparente à un ouvrier produisant des marchandises en échange d’un salaire. Les résultats de ses recherches doivent impérativement se matérialiser en produits concrets. Le chercheur « ouvrier » productif cherche avant tout à produire des articles publiés et donc « marchandisés » et à réduire la durée de son processus de production afin d’atteindre son principal objectif, immédiat et pratique : l’évaluation qui lui conférera un statut de chercheur dit « d’excellence ». Comment obtient-on une telle distinction ? Comment la productivité scientifique a-t-elle été institutionnalisée ? Les réponses à ces questions nous permettront de mener une réflexion sur le système d’évaluation de la recherche scientifique.
Publications et établissement du productivisme scientifique au Mexique
Les modalités de production des connaissances scientifiques sont définies par les politiques nationales dans le domaine des sciences. Ces politiques sont menées à bien par des institutions chargées d’orienter le développement des sciences dans un pays donné. Au Mexique, l’organisme chargé de cette tâche est le Conseil national pour les Sciences et les Technologies (Conacyt) qui a notamment pour mission de réguler les programmes d’évaluation des chercheurs et d’établir les paramètres permettant de définir ce qu’est une science de qualité.
Le Système national des chercheurs (Sistema Nacional de Investigadores, SNI) est un programme de distinctions honorifiques et de récompenses financières rattaché au Conacyt. Depuis sa création en 1984, le SNI est une référence institutionnelle pour les chercheurs et enseignants au Mexique. Ses membres forment une élite de scientifiques ayant « contribué au développement de la recherche et de l’enseignement de troisième cycle dans le pays, ce qui se reflète dans la productivité universitaire » (Padilla-González, 2010). En janvier 2017, le Conacyt recensait 27 186 chercheurs affiliés au SNI.
L’objectif officiel du SNI est de « reconnaître le travail des personnes œuvrant à la production de connaissances scientifiques et technologiques : une reconnaissance accordée sur la base d’une évaluation par les pairs, qui permet d’obtenir le titre de Chercheur national. Cette distinction est un gage de prestige et de qualité des contributions scientifiques. Parallèlement à l’octroi de ce titre, des aides financières sont allouées, dont le montant varie en fonction du grade atteint » (Conacyt, 2018). L’étude du SNI nous semble intéressante car on peut considérer que les pratiques scientifiques de ses membres correspondent à une sorte d’idéal-type à la Max Weber du chercheur au Mexique, dans la mesure où ce programme constitue l’une des principales stratégies du Conacyt visant à « développer un capital humain hautement qualifié » (Cabrero, 2017).
Les critères d’évaluation du Règlement du SNI sont appliqués indistinctement à tous les domaines de connaissance, régions du pays et corps d’appartenance. Ces paramètres peuvent être divisés en trois grands groupes : 1) Formation universitaire 2) Participation continue à des activités d’enseignement et de recherche ; 3) Présentation de travaux. Ce dernier aspect étant étroitement lié à la production de publications.
En analysant la réglementation du SNI, notamment les Reglamento y Criterios Específicos de Evaluación para el área V Ciencias Sociales (Règlement et critères spécifiques d’évaluation dans le domaine des sciences sociales), on a pu constater que bien que ces critères prétendent privilégier la qualité sur la quantité. En réalité ce sont les paramètres quantitatifs qui prédominent. En effet, la qualité y est traduite en facteurs d’impact des revues indexées ou en indicateurs de notoriété des maisons d’éditions, ce qui revient à l’évaluer en fonction de paramètres quantitatifs. La réglementation, essentiellement axée sur la productivité, accorde une grande importance aux publications (produits scientifiques finis) parmi ses critères d’évaluation. Il est à noter qu’elle ne prend pas en compte les aspects épistémologiques ou méthodologiques, délégant cette tâche au commissions consultatives.
Après analyse des programmes d’évaluation, de promotion et de reconnaissance liés à notre corpus d’études, on peut affirmer que les institutions en charge de la recherche au Mexique ont tendance à privilégier comme outil d’évaluation les « produits de recherche », et tout particulièrement les publications. En effet, à l’instar du SNI, les programmes d’évaluation spécifiques de l’Unam tels que le Programa de Primas al Desempeño del Personal Académico de Tiempo Completo (PRIDE) (Programme de primes à la performance du personnel enseignant à plein temps) et le Estatuto de Personal Académico (EPA) (Statut de personnel enseignant) demandent, pour démontrer le travail de recherche scientifique accompli, de présenter des articles publiés. De sorte que pour obtenir promotions et titularisations, il s’avère indispensable d’avoir des publications à son actif. Un chercheur qui souhaite bénéficier d’un avancement de grade ou d’une aide financière doit impérativement publier. Dès lors, on peut se poser la question suivante : Quelles implications sociocognitives peut avoir le fait de privilégier les publications comme paramètre d’évaluation dans la pratique scientifique en termes productivistes ?
Autoréflexivité scientifique et rationalité communicationnelle
Lorsqu’il affirme que « ce n’est pas le contenu informatif des théories, mais la formation d’un habitus réfléchi et éclairé parmi les théoriciens eux-mêmes qui finit par engendrer une culture scientifique », Habermas (2010, p. 161) nous invite à considérer la réflexivité scientifique comme une action cognitive de premier ordre déclenchée par la pratique scientifique, qui constitue le fondement du processus même de construction de la connaissance.
Le concept d’autoréflexivité qui intéresse notre recherche implique quant à lui une réflexion de second ordre, un processus cognitif à travers lequel la pensée se dédouble pour réfléchir sur elle-même. En ce sens, l’autoréflexivité scientifique développée au cours du processus de recherche renvoie à une notion de vigilance ou de rupture épistémologique permettant à l’intellect de mettre en lumière les rapports entre théorie et méthode et confrontant continûment chaque chercheur à une explication critique de ses opérations scientifiques (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1987). Dans cette perspective, l’autoréflexivité induit une vigilance méthodique indispensable pour l’application systématique des méthodes (Bachelard, 2000).
Or comme le précisent Bourdieu, Chamboredon et Passeron, « la réflexion épistémologique ne saurait s’incarner réellement dans la pratique qu’une fois établies les conditions sociales d’un contrôle épistémologique » (1987, p. 106). Par conséquent, l’autoréflexivité scientifique implique une critique des conditions historiques et sociales au sein desquelles se développe la pratique scientifique. C’est cet aspect de l’autoréflexivité scientifique qu’aborde notre recherche, et que nous qualifierons de critique. Pour le scientifique, s’interroger sur les circonstances dans lesquelles il mène un processus de recherche constitue un premier acte réflexif sur la voie d’une autoréflexion épistémologique.
D’un point de vue philosophique, Habermas (2010) envisage l’autoréflexion comme un dispositif critique qui permet de mettre au jour les présuppositions implicites sur lesquelles se fonde la science. Liée à l’éthique, cette autoconscience critique du scientifique pourrait alors dévoiler les conséquences d’une science qui, prétendant agir au nom de la vérité et du bien-être, constitue en fait l’un des principaux piliers sur lesquels repose la grande structure de la société moderne, et plus spécifiquement le développement du capitalisme. C’est dans cette perspective habermassienne que notre recherche aborde la notion d’autoréflexivité, afin d’appréhender ce processus de questionnement interne qui permet au sujet de parvenir à une réflexion plus profonde sur lui-même et sur sa manière d’agir.
D’un point de vue sociologique, dans sa Théorie de l’agir communicationnel, Habermas (1999) distingue deux types de rationalités : la rationalité instrumentale et la rationalité communicationnelle. La rationalité communicationnelle, fondée sur l’interaction, le pragmatisme et le langage, fournit un critère pour critiquer la déformation de la communication par la rationalité instrumentale ou celle des modes de vie par le passage à la modernité. Habermas ouvre ainsi une voie sociologique permettant d’aborder la conscience critique en termes d’autoréflexivité à partir de la rationalité communicationnelle. Ce type de rationalité implique une attitude critique réflexive vis-à-vis : a) des états de chose du monde, b) des normes d’action, c) des standards de valeur culturelle et d) de la subjectivité propre à chacun (Habermas, 1999). Un scientifique autoréflexif peut développer une vision critique et fournir des arguments valides expliquant ses actions, ce qui implique une capacité d’évaluation aussi bien des normes institutionnelles et sociales en vigueur au sein de la communauté scientifique qui encadrent la pratique scientifique, que des divergences d’intérêt qu’il peut y avoir entre le développement des sciences et la situation économique, politique et sociale du pays. Cela lui permet de porter un regard critique sur sa propre façon d’agir.
Méthodologie
En ce qui concerne l’approche herméneutique, notre démarche s’inspire de la théorie des trois mimèsis de Paul Ricœur (2014). La première mimèsis repose sur une proposition d’analyse du discours développée à partir de la notion de rationalité communicationnelle habermassienne. La seconde mimèsis correspond à une contextualisation générale, particulière et concrète du corpus d’étude. Enfin, la troisième mimèsis relie l’interprétation des discours à leur contexte socio-historique afin de mettre en évidence une autoréflexion scientifique critique vis-à-vis des conditions de production des connaissances au Mexique.
Notre analyse du discours s’appuiera sur certaines présuppositions ontologiques propres au concept analytique de rationalité communicationnelle d’Habermas (1999), qui nous seront utiles dans notre étude de l’autoréflexivité. La rationalité communicationnelle permet en effet d’appréhender empiriquement le concept analytique d’autoréflexivité en termes de capacité critique et d’argumentation, et d’aborder ce processus cognitif à travers le langage. Les manifestations linguistiques analysées par Habermas (1999) lorsqu’il élargit le champ de la rationalité communicationnelle (cognitive, évaluative, expressive et normative) nous ont ainsi permis d’élaborer un modèle d’analyse du discours ayant pour axe central l’argumentation basée sur des « prétentions à la validité ».
Corpus d’étude
Nous avons choisi de mener notre recherche au sein de l’Université nationale autonome du Mexique (Unam) en raison de sa longue histoire, de sa forte tradition et de son influence politique. Les statuts et règlements intérieurs de la plupart des universités mexicaines s’inspirent en effet de ceux de l’Unam, et la formation du personnel enseignant national répond généralement aux critères établis par la principale université du pays (Marsiske, 2006), ce qui fait de cet établissement public un paradigme institutionnel de l’enseignement supérieur et de la recherche universitaire au Mexique. L’Unam concentre par ailleurs le plus grand nombre de chercheurs membres du SNI (Rodríguez, 2016).
Nous avons réalisé six entretiens semi-directifs auprès de chercheurs de l’université, quatre femmes et deux hommes, titulaires d’un doctorat, membres du SNI (section V-Sciences sociales), issus des disciplines de la sociologie et des sciences politiques. Les entretiens ont été réalisés de novembre 2017 à mars 2018 à la Faculté de Sciences politiques et sociales (FCPyS) et à l’Institut de Recherches sociales (IIS) de l’Unam, tous deux situés à Mexico.
Chercheur | Sexe | Âge | Faculté/ Institut | Niveau SNI | Années d’ancienneté au SNI | Discipline |
1 | Féminin | + de 60 ans | IIS | III | 27 | Sociologie |
2 | Féminin | + de 60 ans | IIS | II | 26 | Sociologie |
3 | Masculin | + de 60 ans | IIS | I | 6 | Sociologie |
4 | Masculin | 40-45 ans | FCPyS | I | 6 | Sciences politiques |
5 | Féminin | + de 60 ans | FCPyS | I | 9 | Sciences politiques |
6 | Féminin | + de 60 ans | FCPyS | II | 30 (avec 2 interruptions) | Sciences politiques |
Tableau 1. Profil des chercheurs
Résultats
Autoréflexivité scientifique critique vis-à-vis de l’impératif de publication
Les résultats de l’étude montrent que les chercheurs en sciences sociales sont bien conscients des impératifs productivistes assignés à la recherche. Peu d’entre eux emploient directement le terme de « productivisme », mais la plupart y font référence indirectement lorsqu’ils signalent que leur travail est évalué en termes de production. D’une manière générale, l’autoréflexivité vis-à-vis de la productivité scientifique repose sur une prétention à la validité spécifique, la véracité, dans la mesure où les expressions linguistiques employées relèvent d’un jugement évaluatif. La valeur standard attribuée au productivisme scientifique est négative.
Les chercheurs estiment pour la plupart que l’impératif de productivité affecte la recherche sur deux plans : la qualité et le temps. Or le rapport qualité/temps a une forte incidence, en termes épistémologiques et méthodologiques, sur la profondeur avec laquelle sont traités les objets d’étude. Le fait que les résultats des recherches doivent être matérialisés sous la forme de « produits » concrets, les publications, constitue également une contrainte.
… parce qu’on subit cette pression justement pour produire, et qu’il faut démontrer notre travail par des faits, c’est-à-dire par des articles déjà publiés, parce que sinon ça n’est pas pris en compte, il ne sert strictement à rien de dire « eh bien oui je travaille sur un article, mais je ne l’ai pas encore achevé. (Chercheuse 1)
… lors des évaluations, ils nous disent « combien de pages fait ton livre ? Nooon mais, c’est trop cooourt », ils ne font pas attention au contenu, mais à la quantité. (Chercheuse 5)
L’évaluation censée lui octroyer un statut de chercheur d’excellence assimile donc la quantité à la productivité. Les chercheurs considèrent le SNI comme une force limitante pour la pratique scientifique. Ils se sentent sous pression. Les termes qu’ils emploient pour s’y référer illustrent ce sentiment :
…c’est comme une épée de Damoclès. (Chercheuse 2)
Le SNI est un modèle bureaucratique qui… entrave, mutile et provoque des déceptions, parfois, au cours d’une carrière. (Chercheur 3)
Le système utilisé par le Conacyt et le SNI pour évaluer les chercheurs obéit à une logique perverse. (Chercheuse 5)
… moi ce que je pense, c’est que le SNI devient une sorte de… camisole de force qui oblige à être sélectif dans le type de recherche qu’on mène. (Chercheuse 6)
L’un des éléments les plus significatifs pour notre analyse a été l’utilisation par les chercheurs de métaphores et de paraboles morales dans leur argumentation lorsqu’ils cherchaient à partager des états subjectifs liés à leur position de sujets évalués par le SNI à partir d’une rationalité subjective. Ces observations critiques témoignent d’une attitude autoréflexive reflétant un sentiment généralisé de « perte de liberté ». La liberté en tant que capacité d’agir selon sa propre volonté dans la pratique scientifique implique que l’on soit en mesure de décider comment et pourquoi faire des sciences. Or la planification et la conception du projet de recherche doivent « s’accommoder » aux exigences institutionnelles si l’on veut être évalué dans les formes et les délais prescrits. Cela incite à choisir une thématique, un objet d’étude et une méthodologie qui permettent d’obtenir rapidement l’information suffisante afin d’aboutir à un produit final concret et publiable.
… par exemple, sur la question des délais, moi j’aimerais bien mener un vaste projet de recherche sur les législatures en Amérique latine… mais c’est un projet qui prendrait au moins trois ou quatre ans, et je n’aurais pas le temps de finir avant la prochaine évaluation, alors ce que je dois faire c’est adapter mon agenda de recherche au cycle des évaluations pour avoir le temps de présenter des articles, qui doivent aussi faire l’objet d’une révision, ce qui n’est, disons… pas aussi rapide que je le souhaiterais. (Chercheur 4)
Les chercheurs expliquent que leurs processus de recherche doivent se soumettre aux délais prescrits, au détriment de la qualité de leur travail. Le rapport qualité/temps se trouve affecté par ces programmes d’évaluation qui ne prennent pas en compte les spécificités disciplinaires ou objectuelles des sciences. Dans ces conditions, les chercheurs ont tendance à prendre des décisions pragmatiques inspirées par la rationalité instrumentale, celle qui leur donne les moyens de parvenir à leurs fins, en l’occurrence obtenir une bonne évaluation permettant de recevoir distinctions et récompenses.
Intériorisation de l’impératif de publication
L’intériorisation de l’impératif de publication est une catégorie qui renvoie à différentes thématiques et prétentions à la validité. La plus fréquemment observée a été la véracité, le langage expressif utilisé par les chercheurs relevant du monde subjectif. L’analyse du discours a permis de distinguer trois modes d’intériorisation de cet impératif au cours du processus de recherche. Ces trois modes d’intériorisation sans autoréflexion critique sont les suivants :
1. L’assimilation du fait que la recherche est essentiellement un processus de rédaction d’articles publiables.
… et ensuite je me mets à rédiger, en général, par exemple si je dois présenter une communication, parce que même si le SNI ne prend pas en compte les communications, ici à l’Institut elles sont importantes pour les évaluations, alors je dois en présenter dans des congrès, au moins une par an, mais souvent j’en fais plus, donc je dois soit rédiger une communication, soit rédiger un article, soit rédiger un livre, oui, des chapitres de livres ou des livres. (Chercheuse 2)
La recherche en sciences sociales est un processus cognitif difficile à matérialiser en actions concrètes, à la différence des sciences exactes où le scientifique manipule des matières premières et des instruments. Le chercheur en sciences sociales transforme intellectuellement l’information, ses outils sont le raisonnement, la réflexion, le discernement, l’analyse, la déduction, l’induction et toutes les autres formes que peut prendre la pensée experte. La plupart des chercheurs interrogés ont souligné de manière non autoréflexive l’importance qu’ils accordent à la productivité et aux publications dans l’évaluation de leur propre pratique scientifique. De sorte que les chercheurs en sciences sociales eux-mêmes semblent essentiellement concevoir le processus de recherche en termes de rédaction de textes, tant ils ont intériorisé la norme selon laquelle « faire de la recherche, c’est rédiger des textes publiables ».
2. L’autoévaluation en fonction de la production d’articles publiés
La deuxième forme d’intériorisation de l’impératif de publication par les chercheurs se reflète dans leur acceptation tacite de l’importance de ce facteur, qu’ils sont les premiers à prendre en compte dans l’appréciation de leur propre travail.
… je continue à publier, en moyenne dans mon parcours universitaire j’ai produit deux publications par an, et donné deux cours par an, j’ai fait ça toute ma vie, c’est-à-dire qu’au cours de ma vie j’ai donné environ 80 cours en licence et master et produit plus de 60 publications, soit une moyenne de deux cours et deux chapitres… au final, sept livres. (Chercheur 3)
La norme est intériorisée dès lors qu’ils assument, dans un processus d’introspection, qu’« un chercheur productif est celui qui publie », et reprennent à leur compte, à la première personne du singulier, ce postulat : « Je publie des livres, des articles, je suis productif parce que je produis des publications. » La norme qui s’impose est donc la suivante : « Je publie, donc je suis un chercheur productif. »
3. L’assimilation des résultats, découvertes et contributions scientifiques aux publications.
Je suis actuellement en train de boucler deux projets de recherche qui ont abouti à la publication de plusieurs articles et de trois livres, qui sont déjà sous presse (…) les résultats de recherche ont été très satisfaisants parce qu’ils ont rassemblé des bases de données très intéressantes, je suis bien content que le livre soit publié, les deux livres en fait. (Chercheur 4)
L’analyse montre que les chercheurs assimilent leurs publications à leur contribution scientifique. Cette catégorie suppose une réflexion sur ce qu’est une contribution à la science, et ce qu’implique cette intériorisation pour le processus de production des connaissances. Les publications ne sont plus considérées comme un moyen de communication de la science ni comme un support de la connaissance, mais bien comme la fin ultime de la recherche scientifique. L’intérêt suprême du chercheur est de produire des publications pour répondre aux critères des évaluations institutionnelles qui lui confèreront du prestige ou lui permettront d’obtenir une bourse, de sorte que la contribution que représentent ses résultats ou ses découvertes se trouve reléguée au second plan.
Discussion et conclusions
Bien que le corpus d’étude inclue des chercheurs de deux disciplines et de deux établissements différents, les discours montrent que c’est surtout l’âge qui s’avère être le facteur déterminant en ce qui concerne l’autoréflexion critique. Cinq des six chercheurs interrogés sont en effet âgés de plus de 60 ans et ont intégré l’Unam et le SNI à la fin des années 1980. Avec plus de trente ans de carrière à leur actif, ces chercheurs ont travaillé dans différents établissements d’enseignement supérieur mexicains et étrangers et possèdent une vaste expérience professionnelle, essentiellement au sein d’établissements publics. On a pu percevoir l’existence d’un fossé générationnel, leur ancienneté leur permettant de critiquer les changements survenus au fil du temps dans les modèles de pratique scientifique. Certains ont ainsi tenu à souligner le fait que « leur génération » avait pour aspiration de réaliser une recherche en profondeur portant sur un objet d’étude original, et si possible de laisser un héritage pouvant aboutir à une transformation sociale. Or, à leurs yeux, les « jeunes chercheurs » n’ont pas les mêmes intérêts : ils sont portés à choisir des thématiques peu originales, axées sur le court terme, traitées de manière superficielle et rarement liées à des problématiques sociales. Et cela bien évidemment afin de répondre aux critères d’évaluation établis par les programmes d’incitation, dont la rationalité instrumentale encourage essentiellement la production d’articles publiables.
Les chercheurs critiquent également la pression de l’établissement, qui définit les thèmes prioritaires, les maisons d’édition et les revues prestigieuses associés à la qualité de la recherche, ce qui contraint à renoncer à certaines thématiques pour en privilégier d’autres correspondant davantage aux attentes des évaluateurs. Ils affirment en outre que l’accent trop important mis sur les évaluations à court terme incite à présenter des recherches inabouties ou des projets peu matures afin d’adapter la pratique scientifique aux rythmes de l’établissement, qui ne sont pas toujours les plus appropriés pour l’objet d’étude. Un certain nombre de chercheurs en sciences sociales ont néanmoins fait montre d’une autoréflexion critique en développant des stratégies pour contrecarrer la pression institutionnelle. Certains ont ainsi décidé de renoncer par conviction à tout avancement de grade au sein du SNI afin de pouvoir aborder les problèmes qui les intéressent même s’ils ne correspondent pas aux priorités de l’établissement. Ils ont ainsi pu mener leurs recherches ou publier dans d’autres revues que celles préconisées par les évaluateurs tout en remplissant les conditions a minima pour conserver leur statut, sans avoir à sacrifier leurs intérêts ni à altérer le rythme, la qualité ou la profondeur de leur recherche.
En ce qui concerne l’intériorisation de l’impératif de publication comme critère essentiel d’autoévaluation ou l’assimilation des découvertes et des contributions scientifiques aux seules publications, nous estimons qu’elles dénotent un manque d’autoréflexivité critique vis-à-vis de la norme productiviste imposée à la recherche scientifique, qui peut sans doute s’expliquer par l’habitus des communautés universitaires, pour reprendre le concept de Bourdieu. Or, pour les chercheurs en sciences sociales du SNI, cette intériorisation pourrait bien créer un cercle vicieux et constituer un obstacle cognitif susceptible de les détourner de leur vocation sociale en les contraignant à se plier à certaines règles pour obtenir une reconnaissance professionnelle ou une meilleure rémunération.
Rendre aux publications leur rôle de canal de communication est une tâche monumentale car cela implique de rompre avec les paradigmes qui déterminent les normes non seulement nationales mais aussi internationales de l’évaluation scientifique. Dans le cas du Mexique, la solution ne semble pas résider dans une révision des paramètres ou des critères d’évaluation, mais plutôt dans une réflexion sur les intentions réelles de cette évaluation, sur les conditions de travail et salariales des chercheurs, et plus encore sur des aspects structurels tels que les objectifs de la politique nationale en matière de sciences, le rôle des établissements de recherche, la mise en place de programmes et la bureaucratisation, en général, de l’ensemble de l’appareil scientifique mexicain. Dans cette perspective, l’autoréflexivité critique de la communauté universitaire vis-à-vis de ses pratiques scientifiques s’avère être un facteur clé pour dépasser la seule perspective productiviste. La finalité des publications en tant que produits de recherche doit être redéfinie par les chercheurs eux-mêmes en tant que sujets épistémiques appelés à se poser une question aussi simple qu’essentielle : pourquoi et à quelles fins produisent-ils des connaissances ?
Traduction française : Adrien Pellaumail (CPTI / IFAL)
Références bibliographiques
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Auteur
Alma Liliana Díaz-Martínez
Alma Liliana Díaz-Martínez est titulaire d’un doctorat en sciences sociales de l’Université autonome de l’État de Mexico, d’une maîtrise en communication de l’Université Iberoamericana, d’une licence en communication de l’Université nationale autonome du Mexique, et d’une licence en Administration de l’Institut technologique de Toluca. Son domaine de recherche est la sociologie des sciences, plus particulièrement, les questions relatives aux conditions de production de la connaissance scientifique. E-mail : almadizmaz@yahoo.com.mx