La tension entre la pratique de recherche et l’intégrité scientifique : l’exemple de l’activité bibliographique
Résumé
L’activité bibliographique des chercheurs va de la constitution d’une culture savante à l’enrichissement de la connaissance scientifique par la publication. Notre étude interroge le lien entre l’intégrité scientifique et les constituants de cette production scientifique. Elle permet de situer les connaissances et les positionnements des chercheurs sur la question de l’intégrité scientifique et montre les tensions entre l’activité prescrite, induite et l’activité réelle de lecture et de citation des chercheurs souvent déterminée par les normes d’évaluation.
Mots clés
Recherche scientifique, activité des chercheurs, intégrité scientifique, communication scientifique.
In English
Title
The tension between research practice and scientific integrity: the example of bibliographic activity
Abstract
Academics’ bibliographic activity ranges from the constitution of scholarly culture in preparation for research to the contribution of scientific knowledge through publications. Our research questions the link between scientific integrity and the constituents of scientific production. It provides understanding of researchers’ knowledge of scientific integrity and shows the tension between the induced prescribed activity, and the actual practices of reading and quoting often determined by evaluation standards. It also points to the gap between scientific publication evaluation standards and values of scientific integrity displayed in research.
Keywords
Scientific research, academic activity, scientific integrity, scientific communication.
En Español
Título
La tensión entre la práctica de la investigación y la integridad científica: el ejemplo de la actividad bibliográfica
Resumen
La actividad bibliográfica de los investigadores abarca desde la constitución de una cultura académica preparatoria para la investigación hasta el enriquecimiento del conocimiento científico mediante la publicación. Nuestro estudio cuestiona el vínculo entre la integridad científica y los componentes de esta producción científica. Ayuda a situar el conocimiento y el posicionamiento de los investigadores en el tema de la integridad científica y muestra la tensión entre la actividad prescrita, inducida y la actividad real de leer y citar a los investigadores a menudo determinada por los estándares de evaluación. También señala la brecha entre estos estándares de evaluación del rendimiento científico y los valores de integridad científica mostrados en la investigación.
Palabras clave
Investigación científica, actividad de los investigadores, integridad científica, comunicación científica.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Kennel Sophie, Poupardin Elsa, « La tension entre la pratique de recherche et l’intégrité scientifique : l’exemple de l’activité bibliographique », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/1, 2018, p.51 à 62, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/varia/04-la-tension-entre-la-pratique-de-recherche-et-lintegrite-scientifique-lexemple-de-lactivite-bibliographique/
Introduction
Par son activité informationnelle le chercheur enrichit sa propre réflexion et assoit sa contribution à l’avancée de la recherche sur des bases connues et certifiées (Mahé, 2012), dans un processus d’apprentissage mutuel permanent. Par la publication, il se positionne dans sa communauté disciplinaire et participe à ce capital scientifique commun (Conseil national du développement des SHS, 2014). Ceci implique également de respecter les règles de l’intégrité scientifique, en particulier la propriété intellectuelle et l’œuvre de ses pairs (CNRS et CPU, 2016).
La nature du travail des chercheurs change, modifiée par les formes de la prescription, les conditions d’activité et les compétences requises pour agir, liées au numérique mais pas seulement (Pastré, 2011). Ils doivent gérer les tensions entre l’activité prescrite et les bricolages nécessaires à leur développement professionnel (Meunier, Lambotte, et Choukah, 2014), les conflits entre une activité très normée et une exigence de créativité (Guyon, 2014). L’activité informationnelle (la recherche documentaire, la lecture et la publication scientifique) se transforme elle aussi. Ainsi les pratiques de citation ont considérablement changé. D’une part, parce que le développement d’outils numériques de gestion des références, comme Zotero ou Endnote, a facilité la récupération des données et leur mise en forme. D’autre part parce que le repérage automatique des citations par les bases de données, qui permet un service de veille efficace pour les instances d’évaluation, a débouché sur des injonctions explicites ou implicites à être plus vigilant sur la présentation et le contenu de ces références bibliographiques. Enfin, la médiatisation des cas de fraude scientifique ou de plagiat a sensibilisé les institutions et les chercheurs à la nécessité de protéger les valeurs mais aussi l’image de la recherche.
Quel est le rapport aujourd’hui entre cette activité informationnelle des chercheurs (information scientifique et technique, communication scientifique) et le respect des principes de l’intégrité scientifique, devenu un enjeu majeur pour les institutions ? Quelle culture partage la communauté professionnelle, notamment les évaluateurs de leurs pairs, sur cette question et comment l’acquiert-elle ?
A partir d’une enquête par questionnaire auprès de chercheurs, nous mettons en regard dans un premier temps les représentations et pratiques déclarées de ces derniers et les normes définies par l’institution. Avec la même démarche, nous tentons de cerner ce qui constitue une culture professionnelle commune sur cette question de l’activité bibliographique. L’analyse d’un corpus de grilles d’évaluation de propositions d’articles scientifiques complète le questionnaire et apporte des éléments sur les processus, les postures et la réalité de la prise en compte de l’intégrité scientifique dans l’évaluation de la publication scientifique.
Méthodologie de l’étude
L’intention de notre étude est de comparer les règles de l’intégrité scientifique telles qu’elles sont décrites par les différentes instances de régulation et la pratique des chercheurs en matière de gestion des références bibliographiques.
La recherche ou la citation de références scientifiques « est indispensable au travail des chercheurs, plus particulièrement à la construction de leur communication scientifique » (Gardiès et Fabre, 2009). Nous pouvons définir l’activité d’information des chercheurs, ou pratique informationnelle, comme « la manière dont l’ensemble des dispositifs (techniques comme les logiciels ou non, comme les bibliothèques), des sources (en particulier d’information mais aussi les ressources humaines), des compétences cognitives et habiletés informationnelles sont effectivement mobilisées dans les différentes situations de production, de recherche, et de traitement de l’information » (Ihadjadene et Chaudiron, 2009). L’intégrité scientifique, quant à elle, « se comprend comme l’ensemble des règles et des valeurs qui doivent régir l’activité de recherche, pour en garantir le caractère honnête et scientifiquement rigoureux » (ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2017).
Nous interrogeons dans cet article la connaissance et les représentations que les chercheurs ont de ces normes et valeurs, à travers le discours qu’ils portent sur leurs pratiques bibliographiques. Nous souhaitons identifier comment la culture professionnelle des chercheurs en lien avec l’intégrité scientifique se construit. Pour cela nous avons mené une analyse de corpus et une enquête par questionnaire.
L’analyse de corpus porte sur les consignes et les grilles d’évaluation distribuées aux chercheurs (referees) qui évaluent des articles pour 26 revues de la liste des revues dites qualifiantes en sciences de l’éducation (70ème section), liste proposée sur le site du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) en 2016. Nous relevons la présence et la nature des items qui concernent le volume et la qualité des références bibliographiques.
L’enquête par questionnaire est centrée sur trois thèmes : les représentations qu’ont les chercheurs de l’intégrité scientifique, les pratiques qu’ils déclarent à ce sujet, la façon dont ceux d’entre eux qui sont aussi évaluateurs prennent en compte ces critères dans leur travail. Le questionnaire a été diffusé en ligne au printemps 2017 par les structures dédiées à la communauté des chercheurs (écoles doctorales, directions de la recherche, organismes nationaux). 458 personnes y ont répondu (26% des répondants de manière incomplète).
Parmi les 339 personnes qui ont répondu exhaustivement au questionnaire, 42,5% des répondants sont des femmes. La moyenne d’âge est de 42 ans, avec une expérience de la recherche variée : 27% des personnes répondantes ont moins de 3 ans d’expérience de recherche, 25% entre 4 à 10 ans, 48% plus de 10 ans. Quant aux statuts, ils se répartissent ainsi : 36% des répondants sont doctorants, 6% post-doctorants, 14% maîtres de conférences, 6% maîtres de conférences habilités à diriger des recherches, 16% professeurs des universités, 13% chercheurs, 1% chercheurs associés, 3% ingénieurs et 5% n’ont pas de rattachement institutionnel. 4,6% viennent du domaine des « Arts, lettres et langues », 10,2% de « Droit Économie et Gestion », 22,5% de « Sciences humaines et sociales », 31,6% de « sciences et techniques », 3,9% de « Santé » 1,1% du domaine « autre ». La variété de statuts et d’expériences de nos répondants nous apporte ainsi suffisamment d’éléments pour étudier comment se construisent les pratiques et les représentations ainsi que la culture professionnelle.
L’activité informationnelle et bibliographique des chercheurs
L’activité informationnelle : le rapport à la norme
Dans leur pratique déclarée de lecture, les personnes que nous avons interrogées ont bien intégré les normes de l’édition scientifique très formalisées qui favorisent les circuits commerciaux de cette forme de publication. Elles privilégient les ressources contrôlées par des comités éditoriaux. Les documents les plus consultés sont en effet les articles de revues classées (75% des répondants, 64% dans les domaines Sciences humaines et sociales – Droit, économie, gestion – Arts, lettres et langues) puis les ouvrages (15% du total des répondants, 27% dans les domaines Sciences humaines et sociales – Droit, économie, gestion – Arts, lettres et langues), et ensuite les autres types d’articles scientifiques. Les thèses n’arrivent en première place que pour 3% des répondants. La consultation des communications orales ou des rapports d’études est très peu fréquente. De la même façon, les répondants limitent leurs citations à des sources académiques, ou éventuellement à des articles de la presse spécialisée (pour 35% d’entre eux, 51% dans les domaines Sciences humaines et sociales – Droit, économie, gestion – Arts, lettres et langues) ou des documents administratifs (33%, 45% dans les domaines Sciences humaines et sociales – Droit, économie, gestion – Arts, lettres et langues). Les blogs ou sites personnels, de même que les articles de la presse grand public, restent très fortement en retrait.
Malgré le changement culturel voulu par les défenseurs de l’open access (Benabou, 2013 ; Ertzscheid, 2016) et le discours très virulent contre les circuits dominants de la publication scientifique exprimé en réponse à la question ouverte « une remarque sur le système d’évaluation par la bibliométrie ? » (48% de taux de réponse), les pratiques de publications n’ont guère changé aujourd’hui chez les répondants à notre enquête. Ce n’est pas surprenant étant donné les modalités académiques d’évaluation de la production scientifique, déterminantes pour l’évolution de carrière des scientifiques. La crise de la prescription (Hatchuel, 1996) est toujours avérée entre le travail réel du producteur de savoir scientifique et les multiples contraintes qu’il doit gérer pour organiser et réaliser sa tâche. Face à cette injonction paradoxale, le développement professionnel des chercheurs qui est « cette capacité qu’ont les humains de transformer les contraintes en ressources, le reçu en conçu, le subi en assumé » (Pastré, 2011) est fortement compromis par des situations de souffrance au travail (Benninghoff, 2011) et des conflits de valeurs (Fave-Bonnet, 2002) leur imposant des règles d’intégrité strictes et les incitant dans le même temps à des pratiques plus opportunistes.
L’activité citationnelle : le rapport à la règle
Globalement, les chercheurs interrogés accordent une réelle importance à l’activité de citation. 42% des répondants ont renseigné la question ouverte « La citation permet à des lecteurs de retrouver facilement trace d’un propos, d’une idée ou d’un résultat. Pensez-vous qu’elle apporte d’autres informations ? Si oui, lesquelles ? ». Certains éléments reviennent fréquemment dans les verbatims. La citation permet d’enrichir sa bibliographie (« elle oriente le lecteur vers des lectures connexes »), apporte des éléments de « preuve » et « constitue un critère de scientificité ». Elle appuie aussi l’argumentation et permet le dialogue au sein de la communauté scientifique : « la citation permet la confrontation des opinions scientifiques et le débat inhérent à toute affirmation ou prise de position scientifique ». Mais s’il est souvent mentionné qu’« elle apporte des informations précieuses sur le cadre intellectuel de l’auteur, ses références théoriques, ses choix (qui n’apparaissent pas toujours explicitement dans son texte) » et « prouve qu’il reconnaît faire partie d’un réseau de chercheurs, et permet de situer dans quel réseau il s’inscrit », certains répondants critiquent cette stratégie « réseau » : « la citation permet surtout de construire certain.e.s chercheur.e.s comme figures de pouvoir dans leur champ par des effets de réseaux. Elle permet aussi de voir son article accepté pour publication en ayant cité « les bonnes personnes » en situation de pouvoir sur un domaine de savoirs ». Les chercheurs estiment difficile « de trouver un équilibre entre référence et révérence ». Dans les verbatim, leurs principales critiques sur leurs propres pratiques bibliographiques portent essentiellement sur le manque de rigueur, d’approfondissement et de maîtrise des outils, le caractère trop peu international de leurs références.
Les « pratiques répréhensibles ou questionnables de recherche (PQR) (en anglais : questionable practices of research, QPR) » (Corvol, 2016) sont considérées comme des manquements à l’intégrité scientifique. Parmi elles, la littérature officielle liste les inconduites suivantes : le découpage de ses travaux ou résultats de recherche, l’auto-plagiat, l’autocitation, l’erreur de citation, la citation biaisée, la citation secondaire sans lecture du texte original, l’emprunt substantiel à d’autres publications, même en en citant les auteurs, l’appropriation de contenus par la paraphrase sans faire référence aux auteurs, l’omission de références aux résultats contradictoires, l’ajout ou l’omission délibérée d’auteurs (Agence nationale de la recherche, 2014 ; Errami et Garner, 2008 ; Tenopir, Allard, et Christian, 2015).
Une première étape du questionnaire en ligne consiste en une déclaration des pratiques des répondants. Quand un personnage du roman d’Umberto Eco tente de connaître les véritables mœurs des templiers, un de ses amis lui conseille de consulter les règles de l’ordre : « d’un système d’interdits on peut comprendre ce que les gens font d’habitude, (…) et on peut en tirer des ébauches de vie quotidienne » (Eco, 1992, p.155). C’est à partir de cette hypothèse qu’a été constituée une liste de comportements, soumis aux répondants de notre questionnaire pour tester si ces derniers sont encore en usage. Par exemple il leur est demandé de préciser s’il leur arrive de citer un texte qu’ils n’ont pas lu intégralement ou de reprendre une référence dans un texte sans consulter le texte original.
Sur ces deux sujets les réponses montrent à quel point la norme est loin de refléter une réalité. Seulement 13,9 % des interviewés revendiquent ne jamais citer un texte sans l’avoir lu en entier et moins de la majorité (49,7%) affirment toujours consulter le texte original avant de reprendre une référence. Une écrasante majorité des répondants (86,1 %) reconnaît donc avoir rarement, parfois ou souvent cité un texte qu’ils n’ont pas lu intégralement.
Il est bien sûr difficile de déterminer si ces réponses sont entièrement sincères, mais on peut déjà mesurer leur importance relative. La citation secondaire sans lecture du texte original est relativement moins fréquente que celle d’un document qui n’a pas été lu en entier (seulement 16,7% des répondants disent l’avoir fait parfois ou souvent contre 51,6%). Le deuxième comportement semble donc beaucoup plus fréquent que le premier. L’expérience des répondants en tant que lecteurs va dans le même sens puisque 73,6% d’entre eux ont déjà trouvé des références inexactes dans les publications qu’ils utilisent.
Deux variables ont un poids important dans les réponses sur ces questions : la discipline et l’ancienneté. La citation secondaire sans consultation du document original est très rare en « Santé » par exemple. 83,3% des répondants de cette discipline disent ne jamais le faire contre seulement 32% des chercheurs en « Sciences Humaines et Sociales » ou 23 % en « Arts, Lettres et Langue ». Cet écart révèle que la culture disciplinaire, les contraintes spécifiques aux types de publications est une variable importante dont il faudrait tenir compte dans les formations.
Les chercheurs qui ont moins de trois ans d’expérience admettent plus souvent pratiquer la citation de textes qu’ils n’ont pas intégralement lus (seulement 6,6% d’entre eux nient cette pratique) que ceux qui ont plus de dix ans dans le métier (18,4%). Cet écart peut être dû à la pression forte vécue par les jeunes chercheurs : gestion du temps, course à la publication, ou à une perception différente de la déviance que ces comportements représentent par rapport à la norme établie.
Règles méconnues ou règles méprisées ?
C’est cette sensibilité que la deuxième partie du questionnaire veut interroger. Elle demande aux répondants de qualifier un certain nombre de pratiques dans l’une des catégories proposées (fraude, erreurs ou maladresse scientifique, comportement éthique). Elle permet également de vérifier la réalité des pratiques décrites dans la première partie du questionnaire.
Nous considérons que les comportements les plus excusés sont, au choix, ceux qui ne sont pas perçus comme déviants, ou ceux qui sont les plus pratiqués et les plus tentants. On le vérifie par exemple lorsque l’on constate que tous les répondants jugeant que « citer une publication à partir d’une autre citation sans lire l’original » (6% des répondants) est une fraude, déclarent ne l’avoir jamais ou rarement fait. Alors que ceux ou celles qui signalent la chose comme une maladresse ou un comportement éthique (73%) l’ont déjà pratiqué à 86%.
Les répondants classent comme plus répréhensibles : « le fait d’omettre ou ajouter délibérément un auteur » (59,4%), « ne pas citer des résultats tiers qui contredisent les siens » (54%), « ne pas utiliser les guillemets dans une citation » (50,8%) et « ne pas citer toutes ses sources » (45,2%). A l’inverse il paraît « éthique » pour 42,8% des répondants « d’utiliser les mêmes résultats pour plusieurs publications ».
L’ancienneté influence la manière dont les pratiques sont qualifiées. Ainsi 49% des répondants qui ont plus de dix ans d’expérience (10+) considèrent que « favoriser la citation de partenaires » est éthique contre seulement 31% de ceux qui ont moins de trois ans d’expérience (-3). On retrouve la même différence quand il s’agit de voir s’il est éthique de « favoriser la citation de chercheurs connus pour leur notoriété » (44% contre 26%) ou encore de « citer systématiquement ses propres publications » (50% pour les 10+ et 36% pour les –3). De toute évidence, les stratégies de réseau pourtant dénoncées dans les questions ouvertes du questionnaire sont mises en œuvre et acceptées par les chercheurs les plus expérimentés. Ces réponses montrent que les conduites sont davantage dictées par les normes implicites de la publication scientifique qui incitent à des stratégies de réseau, d’auto-citation, de lecture opportuniste, que par les règles de conduite édictées par l’institution.
La discipline d’appartenance joue également un rôle dans l’appréciation de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas : les chercheurs en « Sciences Humaines et Sociales » ou en « Arts, Lettres et Langue » sont ainsi beaucoup plus sensibles à la disparition des guillemets dans une citation. Ils qualifient ce comportement de fraude pour 61% d’entre eux, contre seulement 34% de leurs homologues en « Sciences et Technique » ou « Santé ».
Parfois c’est la pertinence de la norme, elle-même, qui est remise en question. Ainsi pour certains : « Il est dommage que le corps scientifique accorde tant d’importance à la bibliographie. C’est sans doute au détriment de la réflexion personnelle de l’auteur, ce que devrait susciter en premier lieu une production ». 86% de ceux qui reconnaissent ne pas toujours lire intégralement les articles qu’ils citent, jugent que ce n’est pas « nécessaire ». Et si une grande majorité de ceux qui pratiquent la citation secondaire sans lecture du texte original justifient cette conduite par l’existence d’une contrainte : le manque de temps (30%) ou l’impossibilité de retrouver la source originale (42%). Ils sont tout de même 28% à considérer que la lecture du texte original n’est pas indispensable.
On retrouve cette réticence quand les chercheurs classent un comportement dans la catégorie maladresse ou erreur, ignorant ou rejetant par-là la dimension non-éthique de ce type de pratiques. Ainsi les chercheurs en « économie, droit, gestion » qui sont plutôt respectueux de la règle (55,3% d’entre eux revendiquent ne jamais utiliser des citations secondaires sans aller consulter le texte original), classent ce comportement à 93,6% comme une simple maladresse ou erreur.
La lecture des résultats de notre enquête montre que le rapport à l’intégrité scientifique dans les pratiques bibliographiques des chercheurs est complexe, parfois contradictoire. Il reste néanmoins difficile d’établir clairement les éléments explicatifs de ce constat : au-delà de la méconnaissance des règles ou du refus explicite de se soumettre à celles-ci, il semble bien qu’une re-normalisation (Durrive, 2014) s’opère dans l’esprit du chercheur, qui tente de mettre en cohérence son action et sa redéfinition des contraintes imposées par l’institution. Les répondants ont exprimé dans les questions ouvertes cette nécessaire négociation interne avec les normes et les règles de l’institution, comme celui-ci qui reconnaît que sa pratique bibliographique est « parfois trop « instrumentalisée » et qu’il lui arrive de citer un auteur car il fait partie des personnes « incontournables » sur le sujet… ou de citer une revue (dans laquelle on veut soumettre) ». D’autres admettent ne citer « que des personnes très connues, des collaborateurs ou des chercheurs qui vont dans le même sens », avoir des « pratiques de citation « obligées » pour satisfaire des reviewers qui veulent être cités, [ou] pour publier dans les revues hégémoniques de la discipline ».
Évaluer l’intégrité scientifique de l’activité bibliographique : des pratiques et compétences identifiées ?
L’intégrité scientifique comme critère d’évaluation de la production scientifique
L’évaluation de la production scientifique et son rôle dans la carrière des chercheurs est bien au cœur des débats sur l’intégrité. Parce que le chercheur doit être à la fois lecteur, auteur et évaluateur de la production de ses pairs, les rapports officiels préconisent de plus en plus d’adopter une politique, des chartes, des commissions de contrôle qui permettent aux structures d’agir en connaissance de cause (Voir par exemple : http://circulaire.legifrance.gouv.fr/ index.php?action=afficherCirculaire&hit=1&r=41955). Les comités éditoriaux des revues scientifiques ne relaient pas cette politique. Les revues inscrites sur la liste des revues dites qualifiantes en sciences de l’éducation (70ème section), revues sélectionnées par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) en 2016 (http://www.cpcnu.fr/ web/section-70/rapport-d-activites-et-documents), ne mentionnent jamais dans leur rubrique « consignes aux auteurs » le terme « intégrité ». Elles ne s’intéressent à l’information scientifique que sous l’angle technique via une injonction à utiliser tel ou tel style bibliographique. Pour ne prendre qu’un exemple, l’auteur doit évaluer seul le nombre de citations qu’il doit déployer pour rendre son propos crédible. Aucune revue ne rappelle non plus que les citations doivent respecter les interdits listés plus haut.
Cette absence apparente de norme concernant la quantité ou la qualité des citations n’est cependant qu’un leurre. Nous avons consulté les consignes distribuées aux chercheurs (referees) qui évaluent un article (pour 26 revues de la liste ci-dessus). Il s’avère que dix-sept d’entre elles demandent explicitement qu’on examine les citations avec attention. Seules neuf d’entre elles ignorent totalement le sujet, ou ne s’intéressent qu’à la norme bibliographique. Les revues qui établissent la citation comme un critère discriminant pour la publication peuvent le faire de manière vague : « la bibliographie est-elle très satisfaisante ? », « pertinente ? », « cohérente et crédible ? ». Elles peuvent aussi émettre des critères quantitatifs : « la bibliographie est-elle suffisante ? », « les citations sont-elles en nombre suffisant ? ». Certaines se montrent plus précises en spécifiant les qualités d’une bonne bibliographie : a-t-elle « recours à des références récentes ? » ; permet-elle « de supporter le cadre théorique ou conceptuel de l’article proposé ? », « de mettre en tension les résultats obtenus avec ceux de la littérature du domaine ? », de juger de la maîtrise de « la connaissance et la compréhension de la littérature de référence » ? Enfin dans un registre un peu différent, les reviewers peuvent apprécier si « les références sont citées à bon escient ».
Une norme implicite existe puisque le chercheur doit estimer s’il y a un nombre suffisant de citations par rapport à un attendu partagé. Cette norme a été identifiée et intégrée sans doute par imprégnation, par mimétisme du comportement des « plus expérimentés », par observation de l’activité d’autrui et de la production existante et par la conceptualisation de cette activité.
Une norme implicite à laquelle on adhère partiellement ?
Le caractère implicite de la norme est confirmé dans notre questionnaire. Les répondants à notre enquête assumant des tâches d’évaluation (45% de nos répondants, dont 80% font de la recherche depuis plus de dix ans) n’ont majoritairement pas reçu de formation à l’éthique scientifique (53% et 47% des « non-évaluateurs »). Seulement 33% d’entre eux ont été sensibilisés aux enjeux des références bibliographiques. Les chiffres sont à peu près les mêmes chez les répondants qui ne sont pas évaluateurs. Cela n’empêche pas, comme on l’a vu plus haut, que les deux populations accordent une égale importance aux mêmes critères pour réaliser une « bonne » bibliographie. Par ailleurs, un nombre assez important de chercheurs (44% chez les non-évaluateurs) estiment qu’ils n’ont pas ou « pas vraiment » été formés. Cette perplexité quant au caractère effectif de la formation marque bien, selon nous, le flou qui entoure la notion et le caractère informel de la formation reçue.
Le fait est que les deux populations s’accordent sur ce qu’il est correct de faire quand la norme porte sur des critères objectifs facilement vérifiables (respect des guillemets, citation de tous les auteurs etc.) Ils sont moins souvent d’accord quand ce n’est pas le cas. Les inconduites sont alors plus souvent dénoncées par les répondants non-évaluateurs : « favoriser la citation des chercheurs connus, pour leur notoriété » (12% contre 5%) ; « citer une publication à partir d’une autre citation sans lire l’original » (11% contre 3% pour les évaluateurs) ; « citer ses propres publications systématiquement » (17% contre 8%) ou « favoriser la citation de partenaires » (24% contre 17%). Ainsi, fait paradoxal : les évaluateurs « excusent » plus souvent que les non-évaluateurs certains comportements, en les classant comme erreur plutôt que comme fraude. Seul le fait d’« utiliser les mêmes résultats pour plusieurs publications » est jugé plus sévèrement par les répondants ayant missions d’évaluation (24% estime ce comportement comme une fraude contre 19% pour les chercheurs n’ayant pas de mission d’évaluation). Cela nous laisse penser que ces comportements leur sont plus familiers. Est-ce dû à leur expérience, à l’intégration dans leur propre pratique de comportements plus « rentables », à l’issue d’un débat interne entre la norme et les valeurs collectives et personnelles ? A leur position d’évaluateur qui leur donne une liberté que ne peuvent s’autoriser les chercheurs candidats à l’évaluation ? Le fait que la norme soit remise en question de manière détournée par les chercheurs les plus expérimentés montre qu’elle est plus considérée comme un idéal que comme une contrainte incontournable.
Une norme contrôlée ?
Les répondants « évaluateurs » de notre questionnaire vérifient somme toute assez peu les références bibliographiques présentes dans les travaux des candidats à un poste ou à la qualification (20% d’entre eux les vérifient systématiquement, 28% en vérifient quelques-unes). Cette absence de vérification révèle, selon nous, une confiance dans l’autocontrôle des candidats qui ne peuvent prendre le risque de frauder dans leur dossier de candidature. Cela dit, aucune donnée sur les cas de fraude n’étant compilée, il est difficile de prendre la mesure réelle de ce phénomène et de savoir s’il existe ou non.
Le système de contrôle des publications elles-mêmes semble fonctionner si l’on considère le nombre important d’évaluateurs qui disent vérifier, systématiquement, ou au moins quelques-unes des références des écrits qu’il leur est demandé d’apprécier. Les résultats sont cependant très variables selon les formes évaluées : 49% des répondants vérifient quand il s’agit d’ouvrages alors qu’ils sont 84% à le faire pour un article, 59% pour une thèse. Nous retrouvons là une hiérarchie implicite : les références dans les actes de colloque, qui sont moins valorisés dans l’évaluation des dossiers des chercheurs, ne sont vérifiées que dans 37% des cas. La vérification est d’autant plus sérieuse que les enjeux en termes de carrière sont élevés.
Il y a globalement consensus entre les chercheurs débutants et ceux en poste depuis trois ans ou plus sur ce qui fait la valeur d’une référence lors de l’évaluation. Les deux groupes estiment dans leur majorité que le nombre de citations dans un article importe peu pour son évaluation (67% et 77%), tout comme la qualité des personnes citées (60% et 73%). Ils sont également d’accord pour donner du poids à l’actualité des sources (80% et 73%) et à leur caractère international même si c’est dans une moindre mesure (56% et 64%). 90% des doctorants et post-doctorants (contre 75% de l’ensemble des répondants) pensent que la qualité de leurs sources (citations, références bibliographiques) joue sur l’évaluation qui est faite de leur recherche.
Pour finir, 48,5% des répondants à notre enquête se sont exprimés librement sur la question ouverte « une remarque sur le système d’évaluation par la bibliométrie ? ». Souvent virulents, ils critiquent ce système, en insistant sur les biais qu’il induit dans les pratiques citationnelles : il « incite à la fraude », « favorise les papiers les plus cités et les papiers publiés dans les revues les plus prestigieuses / par les chercheurs les plus prestigieux, au détriment de la diversité des sources ». Ils reviennent également sur les difficultés d’accès aux publications qui empêchent de disposer des “bonnes” ressources et sur le frein que représente le processus d’évaluation pour l’innovation et la réflexion scientifique créative. Il existe bien, et notre enquête le montre, une forte tension entre les prescriptions concernant l’activité bibliographique et la réalité vécue, mais pas toujours assumée, par les chercheurs.
Conclusion
Notre questionnaire avait l’ambition de mesurer l’ampleur de quelques pratiques « répréhensibles ou questionnables de la recherche ». Il s’agissait également d’évaluer la manière dont celles-ci sont perçues. Ces pratiques, qu’on amalgame souvent les unes aux autres, n’ont pas le même statut aux yeux des chercheurs. Elles sont tantôt condamnées, tantôt excusées voire justifiées. Juger que ces pratiques ne relèvent que de la méconnaissance de la norme, ou d’une absence d’éthique, est faire abstraction du fait qu’il s’agit le plus souvent d’une réponse complexe aux contraintes professionnelles du scientifique. C’est la raison, nous semble-t-il, pour laquelle certaines de ces “déviances” sont moins dénoncées par les chercheurs les plus expérimentés qui considèrent qu’elles font partie des conduites efficaces et nécessaires à l’exercice du métier, au développement de la carrière. Certaines pratiques, jugées plus problématiques en sciences sociales qu’en sciences et techniques, nous indiquent par ailleurs que la culture disciplinaire conditionne aussi en partie les choix des acteurs. Les pratiques déclarées, comme les opinons exprimées par les répondants à notre enquête, montrent en tous cas la difficile négociation menée par les chercheurs entre l’adoption et le respect des règles de l’institution et la réalité de l’activité dictée en partie par des enjeux de financement et de carrière.
Cette étude a, par ailleurs, le mérite de faire apparaître clairement ce qui reste de l’ordre de l’implicite et même de l’impensé pour les chercheurs. Même si les normes d’intégrité existent et que leur légitimité est peu contestée, elles sont rarement explicitées ou rappelées dans les processus d’évaluation de la recherche, les formations à l’intégrité scientifique sont encore rares en 2017. A l’heure où les recommandations visant à mettre en place ces formations se font plus insistantes, cette étude pointe l’importance de prendre en compte le contexte d’exercice et la position des acteurs dans le champ scientifique, (évaluateur aguerri ou doctorant), tout comme les spécificités des disciplines de rattachement. Par ailleurs, la prescription concernant le respect des règles bibliographiques relève encore aujourd’hui, dans le discours institutionnel, le plus souvent uniquement de l’acte technique. Mais cet acte implique en réalité une réelle conceptualisation par l’acteur des déterminants de l’activité de production scientifique qui porte tous les enjeux de la science et de la diffusion des savoirs et qui doit être intégrée dans les formations à tous les niveaux.
Le sujet de cette étude était jusqu’à présent peu questionné par la recherche, à la fois parce qu’il est sensible et parce que l’appartenance à la communauté scientifique s’établit par une adhésion implicite à ses valeurs, basée sur un principe de confiance. Si aujourd’hui l’on s’interroge aussi fortement sur la question de l’intégrité scientifique, c’est que la manière dont cette culture se construit a changé et que cette transformation bouleverse l’identité professionnelle des chercheurs. Pour l’instant, c’est bien plus l’affiliation à la norme de l’évaluation et à l’intérêt économique qui définit les pratiques professionnelles, en contradiction avec les discours et les principes défendus. Les valeurs d’intégrité scientifique que l’institution veut renforcer, au travers de la formation et de nouveaux cadres institutionnels, semblent donc encore très peu intégrées par ses acteurs, confrontés aux contraintes des normes de l’évaluation.
Références bibliographiques
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Auteurs
Sophie Kennel
.: Sophie Kennel est chercheure associée au LISEC (Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la Communication – EA 2310) de l’Université de Strasbourg. Ses travaux portent sur les questions d’usages et de médiation de l’information, ainsi que sur la question de la réussite étudiante et des compétences informationnelles.
Elsa Poupardin
.: Elsa Poupardin est maître de conférences en SIC au LISEC (Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la Communication – EA 2310) et co-responsable de l’URFIST de Strasbourg. Ses travaux de recherche portent notamment sur la vulgarisation des sciences et la question de l’engagement des chercheurs dans leurs pratiques de médiation.