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Design pédagogique et renversements des logiques de conception

15 Déc, 2018

Résumé

Cet article propose un cadre théorique pour comprendre comment la culture industrielle se diffuse dans l’éducation et la formation. Il décrit d’abord les processus de diffusion des innovations, d’acceptation et de résistance au changement. Puis il souligne l’importance de construire une stratégie de réappropriation de ces technologies. L’article envisage alors le design de l’innovation comme une activité communicationnelle et multi-dimensionnelle, centrée en partie sur l’humain, en partie sur la technique. Par rapport à la logique classique de la conception, apparaît deux renversements. Dans le premier, l’industrialisation de l’enseignement, selon un mode tayloriste, prône une division du travail entre experts techniques, ingénieurs et enseignants, selon une approche descendante. Le second favorise davantage la réappropriation des enseignants via des processus de design participatif, selon une approche ascendante, mais ses conditions sont plus difficiles à réunir. Les grandes industries du numérique (Google, Apple, Facebook, Adobe, Microsoft…) semblent moins bien équipées que les petites entreprises innovantes pour favoriser le co-design.

Mots clés

Design, ressources éducatives, conception, taylorisme, innovation, formation.

In English

Title

Design processes for educational resources

Abstract

This article provides a theoretical framework for understanding how industrial culture is diffused in education and training. It first describes the processes of diffusion of innovations, acceptance and resistance to change. Then he underlines the importance of building a strategy for reappropriating these technologies. The article then considers the design of innovation as a communicative and multi-dimensional activity, centered partly on the human, partly on technology. Compared to the classical logic of design, there are two reversals. In the first, the industrialization of education, in a Taylorist way, advocates a division of labor between technical experts, engineers and teachers, using a top-down approach. The second one is more conducive to the re-appropriation of teachers through participatory design processes, using a bottom-up approach, but its conditions are more difficult to meet. The large digital industries (Google, Apple, Facebook, Adobe, Microsoft…) seem less well equipped than small innovative companies to promote co-design.

Keywords

Design, educational resources, design, Taylorism, innovation, training.

En Español

Título

Procesos de diseño para recursos educativos

Resumen

Este artículo proporciona un marco teórico para comprender cómo se difunde la cultura industrial en la educación y la formación. En primer lugar, se describen los procesos de difusión de las innovaciones, la aceptación y la resistencia al cambio. A continuación, subraya la importancia de construir una estrategia para la reapropiación de estas tecnologías. El artículo considera el diseño de la innovación como una actividad comunicativa y multidimensional, centrada en parte en el ser humano y en parte en la tecnología. En comparación con la lógica clásica del diseño, hay dos inversiones. En la primera, la industrialización de la educación, de manera taylorista, aboga por una división del trabajo entre expertos técnicos, ingenieros y profesores, utilizando un enfoque de arriba hacia abajo. El segundo es más propicio para la reapropiación de los docentes a través de procesos de diseño participativo, utilizando un enfoque de abajo hacia arriba, pero sus condiciones son más difíciles de cumplir. Las grandes industrias digitales (Google, Apple, Facebook, Adobe, Microsoft…) parecen menos preparadas que las pequeñas empresas innovadoras para promover el co-diseño.

Palabras clave

Diseño, recursos educativos, diseño, taylorismo, innovación, capacitación.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Hulin Thibaud, , « Design pédagogique et renversements des logiques de conception« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/4, , p.61 à 75, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/supplement-b/05-design-pedagogique-et-renversements-des-logiques-de-conception/

Introduction

La diffusion des technologies de l’information à l’école dépend en grande partie de la volonté des pouvoirs publics. Ces derniers ont besoin de valoriser leurs investissements en direction du grand public. Ces investissements ne sont pas homogènes car ils dépendent de l’action des collectivités territoriales. Ainsi conformément au plan numérique de François Hollande, pour la rentrée 2014, le conseil général du Jura a distribué 3100 ipad à tous les collégiens de 6e afin d’alléger les cartables et de combattre les inégalités d’accès au numérique. Le basculement à droite de la majorité départementale (Le Cain, 2015) a entraîné le retrait du projet et des tablettes qui sont alors mobilisées par les enseignants de façon ponctuelle via des « classes mobiles ». Or, selon les délégués syndicaux, « les professeurs n’ont jamais été consultés sur les besoins ou usages » ni lors de la diffusion ni lors de la confiscation, alors qu’ils se sont adaptés dans chacun des deux cas.

Cet exemple montre la nécessité d’aborder la question de l’innovation à l’école non pas une fois que le projet est terminé, en phase d’évaluation, mais bien plus tôt, en phase de conception. Hélas, lorsque les sciences humaines et sociales sont convoquées dans des projets d’innovation, c’est le plus souvent pour valider un projet déjà construit : trop tard pour orienter le projet dans l’intérêt des apprenants et des investisseurs. Pour faire face aux situations d’innovation, les sciences de l’information et de la communication en particulier et les SHS en général ne peuvent pas se contenter d’étudier la relation artefact / apprenant de manière isolée: à côté des usages et des informations transmises, elles doivent étudier les logiques de conception des acteurs de l’innovation. Celles-ci convergent dans la notion de design pédagogique (en anglais instructional design) : l’activité de construction réfléchie d’un artefact ou d’un dispositif à vocation pédagogique. Il s’agit ici de décrire les processus qui président à la diffusion d’innovations en prenant en compte le dispositif de communication dans lequel ils s’inscrivent. Pour analyser le design pédagogique de manière critique, nous avons besoin d’un cadre épistémologique à partir duquel nous pourrons analyser les logiques de conception innovante. C’est l’objet et l’enjeu du présent article.

Les processus de dissémination de l’innovation pédagogique

La diffusion des innovations et ses acteurs

De l’école à la formation professionnelle, l’injonction à participer au monde numérique (Proulx, 2017) se diffuse via des acteurs diversifiés. En première ligne, les organes gouvernementaux qui enchaînent les plans pour le numérique : depuis le plan informatique pour tous de F. Fabius en 1985 pour soutenir l’éducation et l’industrie, jusqu’aux plans en série de 2009 dans les écoles rurales (de X. Darcos, 60 M d’€), de 2010 (développement des usages et ENT de L. Chatel, 16M), de 2014-2015 (pour l’école de la République de Fr. Hollande et pour l’éducation, 1 Md), en 2017 avec les initiatives collège numérique (1M d’€ et 400M d’€ au PIA 3)… Au-delà des annonces de moyens considérables pour transformer la société, ces dispositifs s’appuient sur la volonté de différents acteurs : chefs d’établissement, collectivités locales, réseaux de diffusion comme Canopé, enseignants et parents engagés… Qu’ils fassent partie du service public ou non, ces acteurs font l’objet d’une communication discrète et ciblée en provenance des industries innovantes.

D’autres acteurs interviennent pour structurer l’activité d’apprentissage sans être nécessairement des militants de l’innovation. Il s’agit des pouvoirs publics prescripteurs et des clients des industries, des experts de l’apprentissage (inspecteurs, universitaires…), des experts techniques que sont les informaticiens, enfin des enseignants et des élèves usagers.

À côté des organes de diffusion des innovations, proches du secteur public et grands communicants, les designers véritables de ces innovations sont issus pour la plupart du secteur privé. Ils sont peu actifs dans le champ de la communication publique. Ces designers diffusent donc depuis l’extérieur des logiciels et matériels, des modes d’emploi et des documentations, enfin une culture numérique et organisationnelle en direction du secteur de l’éducation. Cette diffusion qui s’inscrit donc dans le cadre de l’industrialisation de l’éducation (Moeglin 2016). Le processus de diffusion s’exprime par le transfert d’artefacts, de schèmes d’usages et de savoirs depuis le secteur industriel vers le secteur éducatif.

L’acceptation de l’innovation et la résistance au changement

La diffusion des innovations repose sur un processus d’acceptation que décrit Rogers (2010). Dans une première phase dite de connaissance, le client est  exposé à l’innovation. Dans la seconde phase de persuasion, le client se positionne en fonction de l’avantage proposé, et en fonction de certaines contraintes liées à ses propres valeurs, à la complexité, la testabilité et la visibilité du produit. Lors de la troisième phase dite de décision, le client s’engage dans des activités d’utilisation et d’évaluation du produit. Enfin en phase de confirmation, le client recherche des informations qui viennent renforcer son choix.

Ainsi l’introduction de technologies modifie les structures organisationnelles de l’école et s’accompagnent d’un processus méthodique d’acceptation des innovations. Cependant, ce processus peut échouer lorsque les acteurs refusent ces technologies ou lorsqu’ils ne peuvent se les approprier : c’est le phénomène de la résistance au changement. Par exemple, il apparaît lorsque les valeurs du service public sont considérées comme incompatibles avec les changements qu’apportent les innovations. C’est souvent le cas lorsque des enseignants se retrouvent confrontés aux politiques des marques qui diffusent des produits en direction de la jeunesse qui ont une incidence sur leur développement, comme une application sur téléphone portable. Or dans cet exemple, le schéma de Rogers ne permet pas de comprendre les raisons singulières de la « résistance au changement ». En effet, Rogers postule que l’enseignant peut soit promouvoir la diffusion d’un produit, en tant que pionnier, soit résister à sa diffusion. Il postule donc l’extériorité du client par rapport au produit. Si l’on considère que le client peut être acteur et non pas consommateur du produit, cela invalide l’idée de résistance au changement, puisqu’il n’y a plus d’extériorité ou d’étrangeté du produit innovant par rapport à son usager. Pour rester acteur de leur métier, les enseignants ont besoin de donner du sens à leur travail à partir d’une démarche compréhensive qui leur permettre de s’approprier les artefacts et de devenir acteurs du changement. A l’inverse, les changements introduits par la diffusion d’innovations de manière extérieure sont susceptibles d’entraîner une perte de sens pour les enseignants, voire une souffrance au travail face à laquelle se dressent alors les stratégies de résistance au changement (Dejours, Dessors, et Molinier 1994). Ainsi, il pourrait être intéressant d’envisager, non pas une stratégie d’acceptation du changement fondée sur le deuil, mais plutôt une stratégie de réappropriation de ces technologies par l’enseignant tournée vers la vie.

La réappropriation d’une l’innovation pédagogique

Pour quelle raison l’appropriation par les enseignants d’artefacts en provenance du secteur industriel ne va pas de soi ? Nous faisons l’hypothèse que c’est en raison de la complexité de l’activité d’enseignement dans laquelle intervient, nous l’avons vu, de nombreux acteurs. La multiplicité de ces acteurs forme autant de points de vue différents sur l’activité d’apprentissage. Or l’activité d’apprentissage de l’élève est bien plus complexe qu’un simple jeu d’entrées et de sorties d’informations à stocker. Elle dépend du rôle de l’ensemble des acteurs qui construisent la situation et le dispositif d’apprentissage. L’activité de l’élève est le résultat à la fois de son histoire personnelle singulière (Vygotski, 1985) et de celle de communautés sociales qui définissent les règles du jeu éducatif selon une organisation du travail préalablement définie (Engeström, 1999).

Selon Rabardel (1995), les acteurs de l’innovation introduisent dans l’école des artefacts, des outils techniques ou symboliques. Ceux-ci peuvent être persistants ou traditionnels, comme la craie, le tableau, l’enregistrement sur un support analogique, ou des outils numériques : TBI, ENT, logiciels, jeux sérieux, tablettes, objets connectés… Parmi ces outils on trouve aussi des artefacts symboliques comme les méthodes pédagogiques des manuels scolaires ou bien les méthodes des manuels d’utilisation de logiciel. Ces artefacts s’accompagnent alors de schèmes d’utilisation qui structurent les usages de l’enseignant ou de l’apprenant. Par exemple, un tutoriel vidéo (sur le mode du « how-to ») structure des usages via des schèmes d’utilisation, présentés sous la forme de recettes, de procédures divisées en étapes distinctes. Pourtant, savoir exécuter une série d’instructions culinaires ne garantit pas que vous réussissiez votre recette. Pour cela, il vous faut intégrer ces schèmes sociaux, c’est-à-dire partagés par d’autres, au point de pouvoir les ajuster à la situation réelle de cuisine. De même, l’enseignant dans une classe réelle est confronté à des instruments, constitués à la fois d’un artefact et de schèmes d’utilisation à intégrer. Enfin, l’enseignant doit pouvoir créer ses propres schèmes en fonction de ses besoins et objectifs pédagogiques : c’est le principe de la catachrèse. C’est ce double processus, l’intégration des schèmes sociaux et la naissance de nouveaux schèmes d’utilisation, qui autorise le processus de réappropriation par l’enseignant des outils numériques utilisés.

Pour faciliter le processus de réappropriation, les designers peuvent décider de faciliter la tâche de l’enseignant qui produira de nouveaux schèmes, qui mobilisera sa culture technique et organisationnelle. Par exemple, il peut autoriser la reconfiguration des artefacts eux-mêmes ; il peut aussi inclure l’enseignant utilisateur dans le processus de design du produit lui-même, et non pas pour valider une réalisation terminée.

Le design d’innovation pédagogique

Qu’est-ce que le design d’innovation ?

Pour Vygotski (1985), l’activité est le résultat d’un ensemble de contraintes liées à l’histoire de l’acteur-sujet. L’enseignant utilise sa formation tout autant que ses valeurs lorsqu’il utilise un artefact technique : il construit un point de vue original sur cet artefact. En conséquence, l’innovation contient des éléments issus de l’histoire et du point de vue de son designer. Pour innover, l’informaticien-designer s’appuie sur sa propre expérience d’utilisateur : sa connaissance de l’informatique, ses propres usages, la veille informationnelle qu’il effectue, etc. Il mobilise aussi des savoir-faire : des techniques mathématiques de design d’interfaces comme par exemple le CSS (feuilles de style qui séparent le fond de la forme), les design patterns (solutions à des problèmes de design récurrents), le responsive design (techniques d’adaptation du design en fonction de la taille de l’écran), des méthodes de conception et de modélisation comme UML (langage de conception), des méthodologies issues de l’ergonomie de conception (l’ergonomie est « la discipline scientifique qui vise la compréhension fondamentale des interactions entre les humains et les autres composantes d’un système », International Ergonomics Association 2000). Toutes ces techniques de design forment un savoir ordonné susceptible de prétendre au statut de science. Un telle science du design suppose un fondement, c’est le paradigme d’une science cumulative à laquelle se réfère par exemple S. Vial (2015) pour défendre la recherche en design à partir de l’idée de science cumulative (Gemser et al., 2012), et d’un idéal mathématico-rationaliste comme celui de Le Corbusier et de Horst Rittel.

Pourtant, l’activité des designers d’interfaces atteint rarement cet idéal de rigueur mathématique. Ainsi Despinres-Lonnet (2004) a bien vu comment les interfaces en partie à l’aide d’une histoire symbolique et nostalgique. Ces interfaces tiennent donc plus du « fatras sémiotique » que de la rigueur scientifique. Par exemple nous trouvons dans bien des logiciels une icône en forme de disquette pour indiquer une opération de sauvegarde alors que ce support n’est plus utilisé depuis des années. Et en pratique, les designers utilisent des méthodes empiriques ou de créativité de type brainstorming, aujourd’hui rassemblées dans le champ de l’UX design ou design d’expérience (Unger et Chandler 2012 ; Lallemand 2015). Les produits des designers dépendent donc pour une grande partie d’une démarche subjective et créative. Enfin, ils dépendent aussi de la capacité du marché à sélectionner les innovations portées par des industriels. La sélection darwinienne des innovations fait qu’une technologie lancée sur le marché possède un cycle de vie avec une date de naissance et une date de mort programmée.

À cette dimension économique s’ajoute une dimension politique qui fait de l’innovation numérique la résultante de rapports de forces entre différents lobbies et groupes sociaux. Le rôle des grands acteurs du numérique doit être pris en compte pour analyser le design de l’innovation : les standards du World Wide Web Consortium (W3C) structurent les documents numériques face aux intérêts des grandes industries de l’Internet : Google, Amazon, Facebook, Apple mais aussi Adobe ou Microsoft.

Le design d’innovation est donc une activité multidimensionnelle à la croisée des sciences des interactions centrées sur l’utilisateur et ses usages, des techniques créatives et des techniques mathématiques (selon un positivisme épistémologique), mais aussi à la croisée des sciences sociales, économiques et politiques. Les interactions concernent des relations entre êtres humains et pas seulement entre un être humain et une machine : le design est donc une activité fortement communicationnelle et pluridisiciplinaire.

Les origines du design, de l’esthétique artistique à la science industrielle

Le design n’a pas toujours été associé au design d’un produit pour le marché de masse. A la période classique grecque et à la Renaissance on opposait le dessein qui pose l’idée et le dessin qui la réalise. A cette époque le mot design apparaît avec l’ancien français desseign, en référence au mot latin designare qui signifie marquer d’un signe. Le design est évoqué dans les premières théories esthétiques. Dans l’esthétique classique anglaise du XVIIIe de Shaftesbury (2018), le design renvoie aussi bien au projet ou à l’idée qu’au geste artistique et aux qualités esthétiques du produit. Si chez Shaftesbury, la Beauté et la Vérité rejoignent pleinement les notions d’Utilité et de Convenance, le beau est l’objectif premier de l’architecte, du sculpteur ou du peintre alors que l’utile n’en est que la conséquence.

Au XIXe siècle, le positivisme de Comte prend le pas sur l’approche critique des Lumières. Lorsque la notion de design s’impose dans l’industrie de masse, la situation classique est renversée : l’utile précède le beau. Les fondateurs du mouvement Bauhaus et les fonctionnalistes développent une théorie esthétique où la fonction utilitaire est au centre. Ils refusent toute distinction hiérarchique entre l’artiste et l’artisan. Dans le Manifeste du Bauhaus, Walter Gropius (1919) écrit : « Architectes, sculpteurs, peintres; nous devons tous revenir au travail manuel, parce qu’il n’y a pas «d’art professionnel». Il n’existe aucune différence, quant à l’essence, entre l’artiste et l’artisan. L’artiste n’est qu’un artisan inspiré.  ». Et en 1920, le conseil de maîtrise du Bauhauss de Weimar crée des ateliers placés sous la direction d’un maître artisan (werkmeister) et d’un maître de la forme (formmeister). Par la suite, l’architecture moderne prendra ses distances avec l’idée d’une responsabilité fonctionnelle du designer. Mais dans le design industriel des années 1920, l’artefact se retrouve au service de l’usage qu’en fait l’acheteur parce qu’il en facilite l’expérience. Le design industriel prend ses distances avec le design classique. L’usage s’inscrit dans l’objet dans l’intérêt du commanditaire, la marque. C’est désormais l’usage qui structure principalement l’artefact plutôt que le Beau. Dans le design artistique, la vérité structure l’objet, tandis que c’est l’utilité qui le structure dans le design industriel.

Le design pédagogique hérite du design artistique : il possède une dimension esthétique, à la recherche d’un équilibre entre l’utilité et donc l’efficacité de la séquence pédagogique, et sa beauté convertie en plaisir d’apprendre, une notion qui devient centrale dans les dispositifs de type serious games. On y retrouve ce que Kant (1986), lecteur critique de Shaftesbury, appelait « le libre jeu de l’imagination et de l’entendement », le plaisir provenant de « l’harmonie des facultés de connaissance » (§56). Reste que, comme l’a remarqué Kant, le plaisir peut ne transmettre aucune connaissance, le jugement de goût et le jugement cognitif étant chez lui tenus pour séparés.

La question est dès lors de savoir à quel point le design industriel, par le biais du design d’expérience, structure le design pédagogique.

Critiques du design pédagogique

Outre-Atlantique, les thuriféraires du design pédagogique s’appuient sur les principes de l’instructional design, une notion popularisée par Robert Gagné (Gagné et Briggs 1974). Cette approche a été introduite en France via les travaux de Brien (1981). J. Basque (2017) a remarqué que le design pédagogique classique est ancré dans le béhaviorisme et peu compatible avec le constructivisme : en se concentrant sur des habiletés et des connaissances observables, il s’articule plutôt bien avec les méthodes de la psychologie cognitive. Dans les années 2000, le design pédagogique devient une notion plus éclectique via l’usage de théories diversifiées, tandis que l’évaluation de l’impact de ses modèles et de ses méthodes demeure insuffisante. Le champ du design pédagogique est pourtant très large : Reiser et Dempsey (2017) ont recensé une cinquantaine de revues scientifiques du domaine, des nombreux colloques et ouvrages spécialisés.

Comme le remarque J. Basque (2017), les méthodes de design pédagogique classiques sont linéaires, présentées sous forme de phases et de processus selon une logique séquentielle et procédurale de la conception. Par exemple, la méthode de design pédagogique MISA (Paquette, 2002) emploie six phases principales (définition, analyse, architecture, matériaux, validation, diffusion) articulés à quatre axes (connaissances, pédagogie, médias, diffusion). D’autres modèles font appel aux méthodes Agile très utilisées en génie informatique (modèle SAM) ; d’autres font appel à la modélisation UML (modèle eLab Fast Prototyping Model)  pour définir tâches et processus. Le prototypage voire la sur-procéduralisation des tâches peut ralentir le processus de design sans pouvoir garantir l’intérêt des résultats : s’il segmente et indique les tâches à réaliser, il n’aide peu pour définir le contenu précis des étapes centrales. Il peut aussi ralentir la créativité du pédagogue et s’éloigner de sa pratique de terrain. Gayeski (1998) remarque que le design pédagogique traditionnel privilégie « une approche top-down, behavioriste et dirigée par les experts de contenu, plutôt qu’une approche collaborative centrée sur l’apprenant ». Les conceptions traditionnelles du design pédagogique postulent un système d’enseignement fermé, une conception du savoir comme étant objectivable et quantifiable ; ils font l’hypothèse de la prévisibilité des comportements et postulent un principe de causalité linéaire (Jonassen et al., 1997).

En français, l’expression de design pédagogique est peu répandue car on lui préfère celles d’ingénierie pédagogique : le mot design reste associé à la culture anglo-saxonne et industrielle. C’est une erreur, car tandis que le mot design fait référence dans l’ancien français à la culture artisanale et artistique, le mot d’ingénierie est clairement lié à la culture industrielle en référence aux applications industrielles et commerciales de la physique, de la mécanique, de la chimie, de l’électricité. Différents vocables dérivent de l’ingénierie dans l’éducation et la formation : l’ingénierie pédagogique qui met l’accent sur les pratiques, l’ingénierie de la professionnalisation qui alterne situations formelles et informelles, et l’ingénierie de formation qui se concentre sur l’analyse de la demande et des besoins, des projets, méthodes, coordinations, évaluations et validations de la formation. Comme on le voit, l’ingénierie de la formation rejoint clairement la démarche procédurale du design pédagogique, notamment la méthode MISA. De nombreux modèles visent à décrire les entrants de la formation et les sortants de l’organisation pédagogique (input / output), par exemple avec le modèle d’ingénierie pédagogique ADDIE (Analyse – Design – Développement – Implémentation – Évaluation).

Avec l’apparition en force du mot de design dans les recherches contemporaines francophones, le débat se poursuit entre les tenants d’un humanisme numérique (voire d’un humanisme tout court) et ceux les défenseurs de la pédagogie informatique. D’un côté, les tenants d’un design pédagogique qui place la relation enseignant/apprenant au centre, dans une perspective anthropocentrée, où l’histoire et la personnalité de l’enseignant en fait un acteur incontournable du dispositif, dans le prolongement des théories de l’activité depuis Vygotsky. D’un autre côté, les tenants d’un design pédagogique de culture industrielle et mathématique, davantage centré sur la technologie numérique et les sciences cognitives, avec à l’appui des méthodes de conception systémique. Ces derniers prônent une approche moderne, pragmatique, en faveur de la formation de masse et de l’université pour tous : ils veulent transmettre les savoirs au-delà des campus par des innovations comme les MOOCs qui en sont la marque la plus connue. Ce débat rejoint donc d’autres débats classiques comme celui des objectifs de l’école : doit-elle apporter une culture fondamentale à l’élève, ou transmettre des connaissances et des compétences identifiées ? Le design pédagogique est animé par ces questions vives. Il est traversé par une culture ambivalente centrée en partie sur l’humain, en partie sur la technique.

Design classique, design industriel et design pédagogique

En résumé, on observe trois conceptions différentes du design.

  1. Dans le design classique, un auteur effectue des allers-retours entre le concept et sa réalisation. Qu’il mette davantage l’accent sur le concept ou sur le produit réalisé, le design participe de ces deux pôles.
  2. Dans le design industriel, la conception précède l’exécution ; elle crée une division du travail organisée selon les principes de Taylor (1914). C’est le marché qui permet a certains produits de s’imposer. Ni le client ni le fabricant ne participent au design : ce rôle n’est dévolu qu’à l’ingénierie de conception qui anticipent les usages des clients et créent les potentialités (affordances) nécessaires pour favoriser l’usage.
  3. Le design pédagogique hérite des deux conceptions précédentes. Selon les acteurs, il oscille tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre des tendances. : vers un design d’auteur, qui relève de l’artisanat pédagogique et qui place au centre de la pédagogie le rapport entre l’enseignant et l’apprenant ; et vers un design industriel, où une idée innovante donne naissance à un produit diffusé sur le marché, lequel sera sélectionné par le public visé en fonction de ses usages. Selon les situations, c’est le versant industriel du design pédagogique qui domine, comme dans le cas d’une application de cartable en ligne diffusée massivement dans les écoles. Ou bien, c’est le versant artisanal qui prend le dessus, comme lorsque des enseignants créent des ressources pédagogiques adaptées à leurs besoins. Depuis les travaux fondateurs de Miège (2000), les phénomènes d’industrialisation massive dans la culture et dans l’éducation ont été bien étudiés et montrent une proximité entre eux : dans l’industrialisation de la culture (Bouquillion, Miège et Moeglin 2013), la dématérialisation des biens culturels favorise la diffusion de produits innovants ou de nouveautés sélectionnées sur le marché des consommateurs. Dans l’industrialisation de la formation (Moeglin 2016), l’innovation permet de nouveaux usages, mais ces usages n’ont pas tous la même valeur pour l’utilisateur qui va donc sélectionner les outils les mieux adaptés à sa pratique et à ses objectifs, sans pouvoir intervenir sur le design du produit. Dans les deux champs, l’industrialisation accompagne des processus de rationalisation, de standardisation, de marchandisation et de normalisation qui nous semblent en accord avec les principes du « management scientifique » de Taylor.

Dans le paradigme classique du design, l’enseignant recherche des outils conceptuels ou techniques pour résoudre des problèmes d’enseignement : la demande pédagogique structure l’offre de produits innovants. Dans le design industriel, c’est à l’inverse l’innovation qui crée de la valeur, et l’offre technique qui structure la demande pédagogique. Les produits innovants numériques à l’école structurent le travail des pédagogues et divisent le travail entre ingénieurs pédagogiques, experts techniques et enseignants. Le passage du design classique au design industriel est donc un processus structurant qui implique un premier renversement des logiques de conception.

Lorsque l’idée d’une science du design pédagogique se déploie dans les années 1960 aux États-Unis, elle effectue des emprunts à d’autres champs disciplinaires, à son origine à l’approche systémique (Lapointe 1993), puis durant son développement au béhaviorisme, au cognitivisme et à la pédagogie par objectifs (Dessus 2006). Dans le champ de la formation, le déploiement d’un design de type industriel suppose donc l’appui d’une science de l’apprentissage, de la même façon que Taylor voulait développer l’industrie par le biais d’une Organisation Scientifique du Travail (OST). Cette idée d’une science de l’activité productive, commune aux mondes industriels et pédagogiques, s’appuie sur une épistémologie positiviste dont hérite aujourd’hui encore les neurosciences, la psychologie cognitive et l’informatique : on ne recherche pas les causes des phénomènes, mais on cherche à décrire les faits par la formulation mathématique de lois de la nature, et par le moyen d’observations et d’expériences répétées, afin de dégager les relations constantes qui unissent les phénomènes.

Le taylorisme repose sur un ensemble de principes identifiés : prédominance du travail immédiat et non pas du travail comme expérience vécue (soumission du corps humain au temps comme séquence ou rationalité machinale), one best way, coupure conception/exécution, individualisation de la tâche et des rapports hiérarchiques (Schwartz, 2000). A son tour, l’idée d’une science rationnelle du travail de production pédagogique et de l’organisation managériale qui s’en suit repose sur le fondement d’une séparation stricte de la conception et de l’exécution : l’ingénieur qui pense la situation de travail d’un côté, l’ouvrier spécialisé (OS) qui effectue les tâches prévues pour lui d’un autre côté. La division des tâches enseignant / designer hérite directement de la division du travail tayloriste et de sa vision de la conception dichotomique entre conception et exécution. La machine prend le pas sur l’acteur humain : la situation de travail est perçue du point de vue techniciste ou techno-centré, elle est le moyen d’introduire de la rationalité mathématique dans le travail humain.

Premier renversement des logiques de conception

L’analyse du design pédagogique fait apparaître une vision techno-centrée qui domine le versant industriel du design pédagogique. Son versant artisanal, centré sur l’expérience humaine, est mieux armé pour prendre en charge les besoins communicationnels de la formation, comme créer des ressources adaptées en direction des apprenants. Dans l’approche techno-centrée et industrielle, c’est l’artefact, réduit à ses potentialités techniques qui prescrit les usages. La définition du produit technique peut aller jusqu’à créer l’usage et le besoin à partir d’une division du travail entre des designers qui conçoivent les produits et des enseignants qui exécutent et suivent les schèmes d’usages prescrits.

Trois étapes pour un premier renversement

Ce renversement de la logique de conception s’opère selon trois étapes d’acculturation aux technologies innovantes.

  1. La première étape est celle de l’accès matériel et logiciel : les décideurs favorisent le développement d’infrastructures, de réseaux et de postes de travail et l’accès physique aux technologies numériques. Ils propagent aussi des logiciels généralistes : logiciels de bureautique, navigateurs web, lecteurs multimédia… Compte-tenu de ce caractère généraliste, les usages sont faiblement prescrits. Cela permet aux enseignants les plus familiers de la culture numérique, comme les professeurs de mathématique et d’informatique, de s’approprier ces matériels et logiciels, et d’envisager des usages originaux, de nouveaux schèmes en lien avec leur métier. Ces usages enclenchent le processus d’acceptation de l’innovation décrit par Rogers (2010) ci-dessus : ils favorisent la construction d’une culture numérique en vue d’une perception positive de l’innovation. Au final, ces technologies soft et hard apparaissent aux enseignants soit trop spécialisées pour l’infrastructure des réseaux, soit trop généralistes pour la bureautique ; elles intéressent peu le grand nombre des enseignants qui participent faiblement aux choix de l’établissement en la matière.
  2. Puis vient l’étape de diffusion d’artefacts et de produits spécialisés dédiés à la pédagogie : ENT, TBI, logiciels éducatifs, ressources numériques en ligne, cartable numérique dématérialisé… Ces schèmes d’usages effectuent des liens faibles avec l’activité concrète d’enseignement. Supposés intuitifs, ces outils ne requièrent qu’une formation légère sous la forme d’une démonstration des fonctionnalités principales. Grâce à ce côté intuitif, ces outils peuvent être prescrits ou proposés aux enseignants. Ils peuvent sans trop de difficultés impacter l’ensemble du fonctionnement de l’école. Cependant, l’apparente simplicité des schèmes d’utilisation prescrits est l’arbre qui cache la forêt des nombreux usages que peuvent faire les enseignants d’un outil dit innovant. Dans l’exemple du cartable numérique, le schème prescrit « indiquer les devoirs en ligne » peut s’accompagner de la création de nombreux autres schèmes : faire travailler les élèves depuis chez eux, gérer la relation avec les parents, motiver l’élève… Or ces outils ont des objectifs beaucoup plus réduits, dans notre exemple alléger le cartable, de telle sorte que les autres usages sont rendus plus difficiles quand ils ne sont pas impossibles. Cela vient du fait que les enseignants n’interviennent pas sur la conception de ces outils ; ou bien lorsque les enseignants demanderont des modifications a posteriori, l’entreprise leur présentera une facture qui dissuadera l’établissement de réaliser ces mises à jour.
  3. Vient enfin l’étape de formation des enseignants à des logiciels éducatifs en lien fort avec leur métier. Cette étape peut être organisée en formation initiale, comme avec le certificat informatique et internet de niveau 2 « enseignant », attestée dans le cadre du master (C2i2e). Cette étape peut aussi être organisée en formation continue, lors de l’introduction de technologies spécialisées en formation initiale, par exemple via un service d’apprentissage des langues, ou via un serious game dédié à la transmission  d’un savoir disciplinaire. L’enseignant se trouve alors autorisé à utiliser des technologies prescrites, mais qu’il n’a en aucun cas contribué à reconstruire.

Investissements descendants et division du travail

Dans les trois étapes de l’acculturation, l’accès, la diffusion et la formation, des investissements sont effectués en priorité sur de l’achat de matériel et de logiciel, le coût de la formation restant moindre, sauf dans le modèle économique du logiciel libre, qui reste cependant marginal. En phase de diffusion, les investissements suivent une logique de diversification : des industriels proposent des innovations qu’ils peuvent vendre en partie grâce à une communication adaptée, et en partie grâce à la capacité qu’ont ces artefacts d’attirer l’attention des clients sur un marché sélectif. Or, cette sélectivité ne dépend pas tant des usages que de la volonté des investisseurs, c’est-à-dire des décideurs publics et des chefs d’établissements.

Au final, la dynamique de ces trois étapes est toujours descendante. Les dépensées liées à l’injonction au numérique s’effectuent en priorité via des investissements qui prennent en compte les capacités des infrastructures, assez peu les demandes et besoins réels des usagers finaux. De même, la diffusion des technologies part du besoin des industriels qui est d’attirer l’attention sur le marché sélectif ; mais celui-ci n’est pas constitué d’usagers, mais des clients que sont les pouvoirs publics, lesquels font l’objet d’une communication ciblée, lorsqu’ils ne la développent pas eux-mêmes. Cette communication prend la forme de discours d’escorte (Bigey et Simon 2017), prometteurs et visionnaires qui accompagnent ces investissements. La division du travail entre décideurs, designers et usagers est donc au cœur du premier renversement de la logique de conception.

Cependant, dans les années 2000, le concept de design s’éloigne progressivement de la vision rationaliste de la conception en se concentrant sur l’expérience, ce qui historiquement entraîne un nouveau renversement.

Deuxième renversement des logiques de conception

Approches ascendantes et design thinking

Les étapes de l’accessibilité, de la diffusion et de la formation caractérisent le premier renversement de la logique de conception ; elles soutiennent l’acculturation au numérique dans la formation. Cependant il existe un autre processus, celui de la co-conception des outils, qui vient opérer un nouveau renversement. Il est suscité par des démarches empiriques associées à différents vocables : design participatif, participary design, design UX, design thinking, co-design… (Sanders et Stappers 2008). Celui-ci peut apparaître comme une nouvelle étape de l’acculturation aux innovations, ou bien il peut être décidé au départ d’un projet innovant. Il s’agit cette fois d’une approche ascendante.

Jansen et Pieters (2018) définissent le design participatif comme « le processus transparent de création de valeur dans le cadre d’une collaboration permanente et productive avec toutes les parties concernées et avec leur soutien, les utilisateurs finaux jouant un rôle central ».

Un certain nombre d’expériences ont été menées très tôt, par exemple en Scandinavie dans les années 1970 via l’impulsion de syndicats de travailleurs (Norwegian Iron and Metal Workers Union), dans le cadre de projets de co-conception, de co-design ou de design participatif. Depuis, de nombreuses expériences ont été réalisées dans des espaces publics diversifiés, dans le cadre de consultations de communautés (community consultation) en passant par du design communautaire (community design). Dans le champ de l’informatique, des organisations comme Computer Professionals for Social Responsibility (CPSR), ont proposé tout un cycle de Participatory Design Conferences annuelles depuis les années 1990.

Dans le cadre de la co-conception, les enseignants passent du statut d’usager à celui de co-concepteur des technologies voire de prescripteur. C’est le cas lorsque des enseignants sont appelés à tester des technologies en phase de développement, ou bien lorsqu’ils favorisent la diffusion d’une technologie à l’école et qu’ils défendent leurs bienfaits supposés. Dans ce processus, les acteurs de l’éducation s’approprient les dispositifs techniques auxquels ils sont confrontés.

Conditions et limites du travail collaboratif

Pour autant, cette démarche n’est pas simple à mettre en œuvre : l’existence d’un processus collaboratif ne peut pas garantir à lui seul que les enseignants deviennent enfin acteurs des évolutions industrielles, c’est-à-dire que cette phase soit réellement ascendante et qu’elle favorise l’appropriation des technologies. En effet, pour réussir cette ascendance il faut réunir au moins quatre conditions :

  • que les enseignants aient la volonté de créer des usages innovants et de devenir acteurs de ces changements ;
  • que les enseignants disposent des compétences suffisantes pour penser les usages et développer leur créativité via le travail sur des schèmes et des concepts plutôt que de procédures ;
  • que les enseignants puissent s’exprimer dans le cadre de dispositifs favorables à la créativité, comme ceux que tentent de construire les méthodes de brainstorming collaboratif et de design thinking ;
  • que les industriels et les ingénieurs pédagogiques fassent remonter les besoins et les idées des utilisateurs jusqu’à produire de nouveaux usages.

Les industries créatives ont-elles intérêt à promouvoir un modèle descendant et taylorisé de l’offre ? Certaines études montrent que le taylorisme reste un modèle inspirant pour ces industries, par exemple chez Amazon.com (Schein, 2017). Cependant, il faut bien distinguer l’organisation interne d’une industrie, qui peut être redevable pour tout ou partie des principes de l’OST, de l’organisation sociale du design qui définit le rôle de l’enseignant. Dans un processus d’industrialisation, l’enseignant se retrouve partie prenante d’une organisation sociale externe : dans un régime tayloriste, il ne sera pas acteur de son travail. Pour que l’approche ascendante fonctionne, il faut donc que la promotion du numérique à l’école s’accompagne d’une prise de distance vis-à-vis de la culture industrielle de l’organisation du travail : les enseignants doivent pouvoir se réapproprier les outils numériques à leur manière propre, et non pas selon une one best way prédéfinie. On comprend ici que les petites industries du numérique, de par leur nombre, sont mieux armées pour travailler de concert avec les enseignants, tandis que les grandes industries ont plus intérêt à convaincre par le haut les institutions éducatives. Au final, il revient aux institutions éducatives elles-mêmes de définir les conditions d’appropriation du numérique selon une approche inclusive.

Conclusion

L’analyse des logiques de conception des acteurs de l’innovation à l’école ou en formation fait apparaître plusieurs processus de dissémination de l’innovation pédagogique : de diffusion d’artefacts, de schèmes d’usages, et de savoirs du secteur industriel vers le secteur éducatif ; d’acceptation des innovations via des sous-processus d’exposition, de persuasion, de décision et de confirmation ; enfin de réappropriation. L’analyse du concept de design peut alors se faire à partir de sa formulation classique qui place l’humain au centre de l’activité de médiation ; en ce sens, l’activité de design revient à effectuer des allers-retour entre l’idée et la chose à réaliser, tout en conservant une dimension esthétique liée au plaisir désintéressé d’apprendre. Face à la conception classique du design, s’opère un premier renversement depuis la révolution industrielle au XIXe siècle jusqu’à sa théorisation par C. Taylor : s’opère alors une division du travail stricte entre concepteurs et exécutants. Les schèmes d’usage sont prescrits par le haut (approche descendante), et l’offre de technologies pédagogiques construit la demande d’innovation. Cependant, un second renversement est envisageable dès lors que l’enseignant a la possibilité de créer de nouveaux schèmes d’usage, et qu’il peut co-concevoir les artefacts pédagogiques. Pour qu’elle se propage, cette logique participative exige d’abandonner une division du travail disciplinaire rigide (dite rationnelle), et de former correctement les enseignants à partir des concepts et des schèmes plutôt que des procédures. Les grandes industries créatives du numérique (Google, Apple, Facebook,  Microsoft, Adobe…) ont probablement plus de difficultés à s’éloigner du modèle descendant du design et des principes tayloristes du travail ; les petites industries (start-ups, agences) semblent plus armées pour échanger avec les enseignants de manière ascendante, bien que leur modèle économique les poussent à se développer et à construire à leur tour des plans de diffusion massive. Ainsi, seules les institutions éducatives elles-mêmes sont en mesure de promouvoir leur propre modèle de design collaboratif.

Le design pédagogique est un objet communicationnel à part entière. Il se trouve au carrefour de logiques d’acteurs qu’il est essentiel d’analyser pour garantir à la fois la qualité de l’apport des industries et la qualité de l’apport pédagogique des enseignants avec l’apprenant au cœur du dispositif.

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Auteur

Thibaud Hulin

.: Thibaud Hulin est maître de conférences au CIMEOS, le laboratoire en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bourgogne-Franche-Comté. Il est membre du bureau du GIS Innovation, Interdisciplinarité et Innovation. Ses recherches portent sur l’activité de conception et d’écriture des documents numériques, l’apprentissage de ces activités et leur impact social et culturel.