Compétences en contextes numériques : des leviers de financiarisation de l’éducation
Résumé
Bien que l’université soit parfois décrite comme un sanctuaire éloigné des vicissitudes économiques, elle est prise entre les contraintes de l’autonomie de gestion, l’évolution des demandes des usagers et ses missions de service public. Elle accueille des apprenants de tous horizons de plus en plus massivement avides de formations « utiles », orientées vers l’emploi ou répondant directement à des questions qu’ils se posent sans logique de cursus. Introduite dans les textes en 2005, l’approche par les compétences en contexte numérique pourrait être symptomatique de la financiarisation de l’éducation et du rapprochement entre logiques entrepreneuriales, logiques sociales, logiques de gouvernance universitaire et demandes des apprenants.
Mots clés
Financiarisation de l’éducation, approche par les compétences, université, illusions de contrôle.
In English
Title
Skills in the digital context: a vector of financialization of education
Abstract
Although the university is sometimes described as a sanctuary, far away from economic vicissitudes, it is caught between the constraints of management autonomy, the changing demands of users and its public service missions. Universities welcome learners from all walks of life, more and more in demand of « useful » training, directed towards employment or directly addressing personal issues outside courses. Introduced in legal texts in 2005, the skills approach in the digital context could be symptomatic of the financialization of education and the rapprochement between entrepreneurial logics, logics of university governance and the demands of learners.
Keywords
Financialization of education, skills approach, university governance, control illusion.
En Español
Título
Contexto digital y competencias: Apalancamiento de financiarización de la educación
Resumen
Aunque la universidad es, a veces, calificada como un santuario alejado de los problemas económicos, se encuentra entre los imperativos de la autonomía de gestión, la evolución de la demanda de los usuarios y sus misiones de servicio público. Hospeda a estudiantes quienes quieren formaciones cada vez más « útiles », orientadas al empleo o que responden directamente a preguntas que tienen sin lógica de formación. El enfoque desde las competencias en un contexto numérico apareció en los textos en 2005. Podría ser un signo de financiarizacion de la educación y del acercamiento entre lógicas empresariales, sociales, de gobernanta universitaria y de solicitudes de los estudiantes.
Palabras clave
Financiarización de la educación, enfoque por competencias, universidad, ilusiones del control.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Gobert Thierry, « Compétences en contextes numériques : des leviers de financiarisation de l’éducation« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/4, 2018, p.47 à 60, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/supplement-b/04-competences-en-contextes-numeriques-des-leviers-de-financiarisation-de-leducation
Introduction
Les universités ont traversé l’histoire. Malgré les réformes et les changements de régimes, elles se sont toujours adaptées. Elles se sont en particulier adaptées aux exigences de l’exécutif qui en a régulièrement changé le statut et le périmètre des missions. L’irruption de l’autonomie financière introduite par la Loi LRU en 2007(1), qui a cette année plus de dix ans, modifie en profondeur leurs modes de fonctionnement. Elle accentue notamment les impératifs de trésorerie. Cette évolution serait connexe à celle de la société (Van Tilburg 2002, p. 20) et de ses épistémès, ses« façons de penser » (Juignet, 2015). Les turbulences qu’affronte la population seraient relayées in situ par les usagers qui y importeraient leurs vécus, leurs craintes et les aspirations d’une époque qui influenceraient jusqu’aux « champs de scientificité » (Foucault, 1977).
Les attentes des apprenants évoluent. Malgré la pluralité des filières générales, « un étudiant sur deux pense que son diplôme n’est pas suffisant pour renforcer son employabilité » (Bochu citant Raji, 2017). La plupart « accordent une importance plus grande aux compétences professionnelles qu’aux compétences académiques, voire transversales » (Albéro, Safourcade, 2014, p. 37). L’inclusion des compétences, qu’ils réputent utiles pour leur insertion, les séduit et va se généraliser dans les maquettes de diplômes dans le prolongement de la loi du 5 mars 2014(2). Ils apprécient le recours aux services numériques en pédagogie et les emploient pour se former partiellement mais régulièrement en utilisant des tutoriels, de l’entraide et tout ou partie de Mooc (Gobert, 2017). Les apprenants sont acculturés à leurs utilisations (Durempart, 2018) et en intégreraient des comportements de consommation. L’approche par les compétences (APC), bien identifiée avec le numérique, pourrait accentuer l’implantation de ces conduites alors qu’elles n’étaient pas historiquement installées dans les murs de l’institution.
Le propos de cet article est d’aborder comment la médiatisation des compétences et du contexte numérique en pédagogie favorisent la financiarisation de l’enseignement supérieur. Le questionnement est d’actualité car bien que la littérature soit riche de références discutant de l’APC et des dispositifs d’écrans (Gobert, 2012), leur rôle commun a peu été abordé au regard de la marchandisation des savoirs. Les approches par les compétences ne seraient pas neutres. Point de jonction entre l’entreprise et les institutions éducatives, elles suscitent des débats sur les finalités et les contenus de l’enseignement, entre connaissances académiques et savoirs appliqués.
C’est pourquoi, le propos débutera par une évocation du contexte d’apprentissage et des logiques observables sur le terrain devenu concurrentiel de la marchandisation des savoirs. Nous évoquerons le rôle central des compétences en contexte numérique dont le développement a été concomitant dans la financiarisation de l’éducation. Autour de ce pivot s’est peu à peu créé un mouvement centripète des prescriptions du législateur, du rôle économique des universités dans les territoires, des comportements de consommation, des attentes et des illusions de compétences des étudiants. Ensemble, ils concourent à une logique de financiarisation du supérieur ; « le vieux monde (serait-il) remis en cause » (Mérindol, 2010, p. 70) ?
Les universités, des acteurs économiques
L’université : un acteur économique et politique du territoire
La marchandisation de la formation et la généralisation de l’approche par les compétences dans le supérieur interpellent les enseignants-chercheurs. Ils évoluent dans une société qui revendique la « garantie qu’il peut encore exister une sphère d’autonomie par rapport à un monde que dominent les impératifs de production et de consommation » (Renaut, 2007, p. 131). Cette revendication, directement liée à une représentation de ce que doit – ou devrait – être le service public, « ne prend véritablement de sens qu’au niveau politique » (Andréani, 2003, p. 43), perceptible dans les représentations et l’idéologie. « En France, la vision hégélienne de l’État tutélaire dans lequel s’incarne l’intérêt général a pendant longtemps été dominante et ceux qui se consacrent à son service ont été et se sont identifiés à la noblesse de cette figure » (Dreyfus, 2006, p. 6). C’est pourquoi les personnels estiment « s’investir de manière conséquente dans leur métier pour un retour symbolique et matériel insuffisant » (Starkey-Perret, 2013, p. 2). Ils expriment un idéal de servir, d’être utiles et opposent parfois ces valeurs aux motivations plutôt mercantiles de l’entreprenariat, à « sa logique de profit et sa vision court-termiste. (…) Les vieilles querelles n’ont pas disparu » (Manville, Fabre, 2003, p. 82). L’école, affaire d’église puis de l’État, n’aurait eu de cesse de tenter d’éloigner les marchands du temple.
Pourtant, les activités des acteurs privés et industriels dans les domaines éducatifs sont plus anciennes qu’on le croit (Moeglin, 1998, p. 207). Les cours particuliers, les établissements sous contrat et l’enseignement par correspondance côtoient nombre de services comme la location de logements étudiants, la vente de fournitures, la restauration, etc. Désormais, les établissements d’enseignement supérieur encouragent ouvertement les collaborations en développant « deux grandes fonctions, celle d’agent économique (consommation, emploi) et celle d’acteur du développement local (amélioration du capital humain, innovation, création d’entreprises) » (Bouabdallah et Rochette, 2003, p. 73). En rupture avec le modèle français de la « composition d’un environnement dépouillé, à destination de ceux pour qui la culture, la connaissance doit se gagner non seulement par des efforts constants, mais aussi au prix d’un renoncement quotidien à la ville » (Sauvage, 1994, p. 227), ils participent à la dynamisation des centres urbains délaissés au profit des galeries commerciales d’hypermarchés.
En 2006, l’université de Picardie Jules Verne avait déplacé des composantes dans le cadre du projet Univer-Cité(3). De même, à Perpignan, le nouveau « campus Mailly » a été médiatisé comme un « retour des étudiants »(4) en cœur de ville. Ils y sont d’ailleurs bien accueillis car ils apportent de la dynamique, consomment et font la monstration de la position de l’établissement public dans le concert des acteurs territoriaux en responsabilité. L’université développe ainsi son influence sur le territoire au-delà des registres de l’enseignement et de la recherche. Cette influence est nécessaire pour façonner une expérience étudiante(5)de qualité en multipliant les partenariats.
Ces positions, plus visibles qu’elles ne l’étaient auparavant, floutent les frontières classiques entre privé, public, institutionnel et professionnel. Pour le Trésor de la Langue Française, est « institutionnel » ce qui est « établi de manière officielle ou légale » et « relatif à une ou plusieurs institutions »(6). Le terme « institutions », au pluriel, est associé aux moyens de permanence et de pérennité que se donnent positivement les États, l’Europe et les entités internationales. Au singulier et lorsqu’ils ne désignent pas de concept général, « institution » et « institut » figurent dans la raison sociale de nombre d’établissements d’enseignement privés anciens ou à connotation cultuelle. Ces dénominations ont été choisies pour rappeler l’esprit d’excellence des Instituts Nationaux. Quels qu’en soit le statut, le choix de se doter d’un caractère institutionnel inscrirait une organisation dans le temps long et ne relèverait pas, en premier lieu, de motivations mercantiles.
La ségrégation populaire entre les caractéristiques supposées de la fonction publique et du secteur privé pourrait découler d’interprétations erronées de cette représentation. L’une rassemblerait des professionnels tandis que l’autre serait le domaine des fonctionnaires qui sont pourtant aussi des professionnels. Le clivage était bien installé dans la société française. Saint Just dénonçait déjà en 1793 devant la Convention le fait que « tous ceux qu’emploie le gouvernement sont paresseux » (Rouban, 1999, p. 3). Mais ces perceptions semblaient déjà évoluer il y a 20 ans car la « notion même de libéralisme est positive à 60 % dans le secteur public contre 68 % dans le secteur privé (…) ; la notion de service public n’oppose pas les deux secteurs qui la valorisent tous les deux » (Rouban, ibid. 1999, p. 38).
Autonomie et compétences
L’enseignement supérieur serait-il un cas particulier ? Si les métiers relevant des fonctions support sont communs aux univers public et privé, les activités d’éducation et de recherche n’y seraient pas exercées de manière identique. « Il y a une espèce d’atavisme (…) d’où, sans doute, une sorte de défiance qui la distingue » (Brafman, Rey-Lefebvre, 2013). Cette distinction pourrait être tempérée par les évolutions contemporaines telles que le développement des certifications dans les universités, la réforme de l’apprentissage et la publication prochaine d’un « référentiel métier de l’enseignant-chercheur »(7) qui sont autant de signes adressés en direction des acteurs économiques pour qui « la compétence se distingue nettement du savoir académique » (Carnac, 1985).
Le document de travail, distribué le 11 avril 2018, stipule qu’il « n’a ni vocation normative ni valeur réglementaire. Les activités décrites n’ajoutent rien aux missions statutaires qu’elles déclinent sans s’y substituer »(8)et s’appuient sur les dispositions de 1984(9), des lois LRU de 2007(10)et ESR de 2013(11). Il serait conçu pour pointer la diversité des investissements des enseignants-chercheurs, y compris ceux qui sont méconnus comme « le développement de liens et de coopérations » avec « les autres milieux professionnels »(12). Cette liste d’activités potentielles ressemble à la fiche de poste d’employés hautement qualifiés. Il y a trente ans, la réflexion à ce sujet était embryonnaire. Léopold Paquay prenait soin d’écarter les spectres du « moule, de l’uniformisation et de la robotisation du métier » au profit « d’une base de négociation des axes d’une formation (…) en formation continuée » (Paquay citant De Péretti, 1994, p. 8). Le référentiel devrait ainsi faire connaître et valoriser les compétences des personnels tout en soulignant les points de convergence entre la recherche publique et les entreprises pour favoriser les partenariats financés entre acteurs publics et privés.
L’autonomie budgétaire qu’a instauré l’article 50 de la Loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU) du 10 août 2007 va dans ce sens. Elle incite les établissements à identifier des sources de financements, à rechercher la fréquentation des décideurs institutionnels et à valoriser les branches pédagogiques les plus attirantes ou en tension. Cette logique a en particulier tonifié la formation continue, initiée en 1968 avec la Loi Faure, rappelée par décret en 1984(13) et 2009(14) et récemment avec la réforme de l’apprentissage(15). Elle relève de services universitaires le plus souvent autofinancés et bénéficiaires, ce qui incite les gouvernances à favoriser leur développement. Leurs actions de formation, déclinées en compétences et en « blocs de compétences » à certifier(16) connaissent une forte notoriété positive. Elles bénéficient de l’effet de label associé au statut institutionnel des établissements, d’une image de qualité liée à la mixité des équipes pédagogiques composées d’universitaires et d’experts mais gérés par des fonctionnaires connus pour leur désintéressement matériel. L’a priori sur le rapport qualité/prix est logiquement favorable. De « marginales » (Cossé, 2016), ces prestations, basées sur les compétences professionnelles, ont pris de l’importance. Elles participent du « marché de l’éducation » (Delamotte, 1998) et sont en concurrence directe avec les initiatives privées.
Réunis, tous ces éléments signent un mouvement de financiarisation des universités qui dépasse les problématiques de gestion. La financiarisation serait l’injonction faite à une organisation de subvenir à ses besoins en monnayant tout ou partie de ses prestations en vue d’assurer un retour sur investissement aux acteurs qui la composent. Dans l’enseignement supérieur, elle se traduit par une omniprésence des préoccupations budgétaires dans l’ensemble des activités et un développement de la valorisation des actions conduites. Mutualisation des moyens, contrôles administratifs, orientation de capacités de recherche vers des appels à projets, sollicitations de partenariats, création d’incubateurs d’entreprises, exigences de soutien des nouveaux diplômes par les collectivités territoriales, implication forte dans les formations professionnelles en sont quelques manifestations. Elles mobilisent d’importantes ressources en communication et en relations institutionnelles via les moyens classiques, numériques et socio-numériques pour se positionner sur le marchés de l’éducation et expliciter les actions conduites.
Représentations des compétences et comportements de consommation
Compétences professionnelles et approches par les compétences
L’approche par les compétences (APC) est plébiscitée de manière générale par les entreprises, leurs représentants, le Ministère de l’éducation, l’Unesco (17), l’Ocde, qui recommandent la généralisation des competency-based approachs. Déjà, en 1989, Pierre Bourdieu et François Gros arguaient que « si l’école se préoccupait de développer des compétences au lieu de s’en tenir aux savoirs, sans doute parviendrait-on à combattre l’élitisme des humanités ou de l’enseignement scientifique » (Del Rey, 2010, p. 2). Cette « logique compétence » a ensuite été très présente en formation professionnelle (Jonnaert, 2002) mais fut déjà détectée en éducation (Ropé, Tanguy, 1994) où elle a pu être perçue comme plus accessible et immédiatement utile que des savoirs académiques.
Cette notion d’utilité des compétences s’est fortement répandue dans l’espace social à la suite des travaux de synthèse effectués lors des « 10e Journées de Deauville » en octobre 1998. Leur diffusion massive dans les entreprises a conduit à une appropriation du terme dans le champ sémantique de la professionnalité. Cette appartenance a été construite par une stratégie de légitimation basée sur la médiatisation de la méthodologie mise en œuvre. Impliquant 17 experts du CNPF (devenu MEDEF) relayant lors d’un colloque – comme à l’université – les conclusions de 53 groupes de travail répartis sur l’ensemble du territoire(18), la réflexion apparut comme le produit d’une émanation collective et eut valeur de décision terminologique.
Le texte définissait « la compétence professionnelle » comme « une combinaison de connaissances, savoir-faire, expériences et comportements s’exerçant dans un contexte précis. Elle se constate lors de la mise en œuvre en situation professionnelle à partir de laquelle elle est valable. C’est donc à l’entreprise qu’il appartient de la repérer, de l’évaluer, de la valider et de la faire évoluer » (De Witte, CNPF, 1998). Malgré ce dernier point, qui a fait couler beaucoup d’encre, la Loi d’orientation du 23 avril 2005, fait cohabiter un « ensemble de connaissances et de compétences » (art L. 122.1-1)(19) dans l’école avec une perception élargie et non plus seulement une approche de type métier. Des résistances se sont cristallisées autour de l’opposition entre habiletés expérientielles et programmes notionnels, même s’il n’y a « pas de compétences sans savoirs », que celles-ci ne sont pas limitées « à la sphère professionnelle (ou) à la vie quotidienne » et « sont nécessaires pour vérifier le principe d’Archimède, cultiver une bactérie, identifier les prémisses d’une révolution » (Perrenoud, 1998, p. 4).
En éducation, le numérique s’est particulièrement prêté à cette approche. Le B2i et le C2i, qui font place à Pix(20), ont très tôt été liés à des référentiels de compétences. Ils ont proposé des niveaux de certification mais pas de diplôme. Les certifications valident des compétences, un enseignement pragmatique ou un Mooc ; les diplômes sanctionnent la réussite d’un cursus incluant des savoirs académiques (Gobert, 2017). La distinction pourrait être moins tranchée car de nouvelles directives visent à l’intégration de compétences dans l’ensemble des offres de formation. Les apprenants devraient être séduits car ils apprécient leurs capacités à « mobiliser » (Perrenoud, 1998, p. 3) un « savoir combinatoire » (Le Boterf, 2000, p. 47) pour résoudre un problème et faire face à une situation. Il est possible que cet attrait soit également lié, pour certains, à l’anxiété d’affronter l’investissement personnel d’apprentissage de concepts théoriques dénués d’appuis matériels perceptibles (Lallement, 2016).
Tous les étudiants n’ambitionnent pas d’atteindre le haut niveau scientifique. Certains souhaitent progresser jusqu’à bénéficier de niveaux de grade qui leur correspondent pour s’insérer sur le marché du travail. Les enseignants-chercheurs, de leur côté, ont accompli un parcours difficile avant d’accéder au rationalisme des idées dans les traditions de Platon et d’Aristote, aux approches inverses du matérialisme, de l’atomisme voire du nominalisme même s’ils n’en connaissent pas toujours les dénominations. Aussi, les jeunes prétendants aux titres leur semblent parfois « englués dans le sensible » (Augustin, 386, p. 75). Même si leur parcours n’a pas été linéaire, certains évoquent ouvertement, une attitude de « consommation » (Starkey-Perret, ibid. 2013, p. 2) qu’ils opposent à l’investissement qui fut le leur pour acquérir des savoirs académiques qui ont eux aussi une utilité dans le monde professionnel en termes de capacités d’adaptation.
Compétences, comportements de consommation et attitudes clients à satisfaire en éducation
Les comportements de consommation qui sont parfois décrits dans l’enseignement supérieur se manifestent par des attitudes de client à satisfaire. Elles apparaissent lorsqu’un prospect ou un consommateur prend conscience que le fait d’acheter et/ou d’accepter d’être fidélisé suppose un échange et que cet échange requiert un service de qualité rendu par le vendeur. De telles préoccupations sont identifiables dans les discours et les comportements qui trahissent une hybridation paradoxale d’attentes, d’exigences, de sollicitations, de défiance et parfois de soumission volontaire.
Ces dispositions relèvent de conduites de consommation voire de consocréation. L’oxymore avait été forgé en référence au fait qu’il est devenu impossible de consommer sans être créatif dans sa façon de consommer ni de créer sans utiliser de dispositifs ou de matières premières qui ne soient consommés (Gobert, 2008). L’une des conséquences de la consocréation est la perception par le sujet qu’il est actif et acteur lorsqu’il actualise un processus décisionnel d’achat, de choix ou d’usage. Dès lors, son expertise personnelle se manifeste dans sa capacité de choisir un meilleur rapport qualité prix ou à profiter au mieux et pour un investissement moindre de ce qu’il a acquis ou de ce à quoi il participe. Les comportements de consocréation se sont généralisés avec le numérique (Gobert,2016).
Dans le supérieur, les comportements de consommation se matérialisent par les demandes d’enseignements « utiles avec (…) moins de travaux académiques purs »(21). Les étudiants souhaitent bénéficier des supports de cours en pdf, de la possibilité d’évaluer les professeurs et sont en demande d’une disponibilité immédiate(22). De tels desiderata sont justifiés dans les discours par la nécessité d’acquérir des compétences en vue d’une employabilité future. Cette injonction s’appuie sur les représentations qui simplifient et réduisent les compétences à leurs finalités professionnelles et quotidiennes, telles qu’elles ont été déversées dans l’espace social. Centrées sur les aspects matériels et expérientiels, les représentations font quasi-abstraction des tâches intellectuelles de conceptualisation ou de la capacité à entrer dans la pensée d’un auteur et sont utilisées par certains étudiants comme une justification de leurs comportements de clients qui « ont le pouvoir de l’exigence »(23).
Lorsqu’ils adoptent ces postures, les apprenants ne cherchent pas à apprendre mais à ce qu’on leur apprenne. L’enjeu pour les référents pédagogiques devient alors de les accompagner de manière à ce qu’ils s’insèrent dans le champ de l’activité pédagogique. L’expérience, les gestes techniques, les astuces du métier permettent d’obtenir des résultats significatifs et de faire évoluer la motivation originelle – valider un niveau – vers l’objectif de la séquence. Quand bien même il ne s’agirait que d’un « effet d’annonce » (Aghulon, 2007, p. 16), la mobilisation de « compétences dans les diplômes » (IGAENR, 2015) est un vecteur de commercialisation des actions de formation quand « the term student or learner is a proxy for user or customer [Le terme étudiant ou apprenant est un proxy pour utilisateur ou client.] » (Berk, 2017).
Pour autant, interroger les compétences dépasse les aspects financiers. Le fait qu’une telle réflexion perdure met en lumière les capacités d’adaptation de l’institution aux dynamiques qui traversent la société. Elle questionne les dispositifs d’enseignement, de formation et de recherche à l’aune de perspectives contemporaines qui versent des arguments dans les débats. L’université sait revenir sur des interrogations passées dont les réponses pourraient évoluer. à la fin du XVIIIe, la segmentation en facultés avait été perçue comme le fait de « traiter tout l’ensemble de la science (…) par la division du travail » (Kant, 1798, p. 14). Un siècle plus tard, le théoricien de la consommation ostentatoire évoquait un conflit entre les pratiques académiques et les méthodes des capitaines d’industrie nommés dans les universités (Veblen, 1918). À nouveau, l’approche par les compétences interroge, comme l’a fait le numérique, au croisement de la technique, du marché, du management, de l’information communication et de la pédagogie.
Contexte numérique, compétences, illusions de compétence
Diffusions conjointes du numérique et de l’approche par les compétences
Il semble que les arguments valorisant les compétences rejoignent ceux sur la technique, qui « nous est dorénavant présentée comme la seule solution à tous nos problèmes collectifs » (Ellul, 2004). Ils se sont construits simultanément. Leur développement dans l’espace social français est historiquement connexe de « l’informatisation de la société » (Baquiast, 1998).
Les progiciels étant des outils destinés aux entreprises et aux administrations, ceux qui les employaient devaient être compétents dans leur domaine. La reconnaissance de ces capacités fut rapidement organisée par les constructeurs. Microsoft a commercialisé la validation de formations spécifiques à ses produits sous forme de certifications. Le terme est resté. Il est désormais accolé aux compétences jusque dans les murs de l’université. Par ailleurs, insister sur l’importance de placer l’utilisateur « au centre du dispositif » (Georges, 2009, p. 154) et rappeler le rôle prépondérant de l’humain malgré l’expansion des réseaux, affirme une sorte d’indépendance du sujet par rapport à l’objet. Les outils ont leurs fonctionnalités mais le savoir théorique, le savoir-faire et le savoir être – les compétences – restent du ressort des utilisateurs.
La technologie progresse toutefois en les intégrant toujours davantage. Dès les années 1970, certains logiciels dit systèmes experts regroupaient des listings de règles animées par un moteur d’inférence dont la fonction était de mobiliser les connaissances en fonction des problèmes à résoudre, des diagnostics de pannes à réaliser ou des tâches à effectuer. Ces applications sont à la racine du développement de l’intelligence artificielle, des algorithmes et du big data. Leurs conceptions entretiennent une forte proximité conceptuelle avec la gestion des compétences.
Logiciels et humains « savent faire » ce pour quoi ils sont conçus ou recrutés ; leurs activités peuvent être décrites dans des spécifications de fonctionnalités et des référentiels. La promotion des compétences et de ses déclinaisons (Carnac, 1985) fut connexe à celle de « l’entrée de la France dans la société de l’information » (Joyandet et all, 1996). Le numérique et l’APC sont historiquement liés. Les vocables et les discours tels que « transition », « nombreux enjeux », « transformation de la société et des territoires », « inclusion » « usages »(24) ont émergé conjointement et leur sont communs.
Contexte numérique et illusions de compétences et marché de l’éducation
Ces éléments n’auraient pas suffi à ce que le numérique puisse être présenté comme une « troisième révolution industrielle » (Rifkin, 2012) conourant à la financiarisation de l’économie. Les déclinaisons qui vont de l’invention du microprocesseur à l’économie énergétique et les mobilités douces n’ont pu se massifier que parce qu’elles sont devenues relativement simples à employer et qu’elles ont été portées par le politique qui en a répandu la justification. Les institutions, les entreprises, les particuliers se sont équipées et ont accepté les apprentissages et l’acculturation liées à ces objets car ils les ont perçus comme un « axe majeur d’économies et de gains d’efficacité »(25) relativement facile à utiliser.
C’est pourquoi un axe du développement logiciel vise à dissimuler le soubassement informatique dans les interfaces. L’enjeu est de favoriser l’appropriation des applications en réduisant la composante d’apprentissage nécessaire à leur utilisation. La suppression de l’aspect technique du codage au profit de manipulations plus simples exposées dans le mode d’emploi s’est généralisée (Les modes d’emploi ne sont eux-mêmes plus imprimés mais fournis en pdf. La version papier ne concerne que le chapitre « comment démarrer »). Le procédé a débuté avec l’apparition des interfaces graphiques telles que Windows lorsqu’elles ont traduit les lignes de commandes du DOS de Microsoft comme le faisaient TOS pour Atari ou Finder du Macintosh d’Apple. Il s’est poursuivi avec le WYSIWYG(26) puis l’insertion d’interfaces de création accompagnée à base de modèles à personnaliser, où l’utilisateur n’a plus qu’à choisir un décor au lieu de le produire et à le remplir avec des contenus personnels ou… partagés.
Les niveaux de connaissances diffèrent fortement entre les activités de création et l’utilisation des interfaces de création accompagnée comme celles de Keynote ou Facebook. Nous pourrions comparer ces activités entre remplir un cahier de coloriage et dessiner à partir d’une page blanche. C’est pourquoi nous avions évoqué un processus de construction d’illusions de contrôle (Gobert, 2008) en effectuant une enquête auprès d’étudiants de l’IUT. Les sujets placés en position d’accéder à des dispositifs instrumentés avaient le sentiment de mieux maîtriser la situation que ceux qui n’en disposaient pas. Travaillée à l’origine en psychologie sociale (Langer, 1975), cette forme d’illusion se manifeste, par exemple, dans la procrastination. La confiance portée à Google dans la recherche de contenus entretient la croyance que l’information sera toujours disponible sur Internet (même si on ne la retrouve plus…). Cela permet de retarder la rédaction d’un rapport ou d’un mémoire jusqu’à la date limite (Gobert, ibid., 2016) et au-delà.
D’autres travaux, inspirés de Kahneman (2012), ont permis de recentrer ces phénomènes dans le creuset des « illusions de compétences » (Gobert, 2013, p. 62). En éducation, cela se traduit par le fait de croire qu’accéder à un dispositif vaut compétence car « il n’y a plus qu’à apprendre » (Gobert, ibid. 2008) à l’utiliser. Dans ce registre figure également l’élévation des niveaux de l’action qui consiste pour le sujet à penser qu’il effectue une tâche dans son ensemble alors qu’il n’en a réalisé ou ne doit en réaliser qu’une partie. Le mécanisme fonctionne avec les compétences : l’illusion laisse accroire que la maîtrise partielle d’un outil ou l’utilisation du masque de saisie équivaut à un niveau d’expertise supérieur qui valorise l’expérience utilisateur.
Fortement favorisés par le contexte numérique, de tels biais d’optimisme peuvent être perçus de manière critique. Ils ont toutefois des effets positifs comme celui d’entretenir la motivation lors d’un apprentissage difficile. Quand s’épanouit sur les chaînes de télévision une pédagogie spectacle comme The Voice et Danse avec les stars qui mettent en lumière le perfectionnement par l’éducation de savoirs-faire déjà bien intégrés par les candidats, les illusions de contrôle et de compétences permettent aux apprenants de se projeter dans un avenir de réussite. Une certaine vigilence s’impose toutefois. L’approche par les compétences peut favoriser ces illusions, notamment en laissant croire que les savoirs expérientiels, plus aisés à acquérir que les concepts théoriques et donc davantage aisés à commercialiser, sont plus approfondis qu’ils ne le sont réellement. L’une des forces de l’université, dans la concurrence qui se met en place pour la marchandisation des savoirs, pourrait résider dans sa capacité à identifier les illusions de compétences, à participer de leur théorisation pour les employer utilement avec l’APC et les objets numériques en pédagogie.
Conclusion
L’approche par les compétences gagne les universités. Elle nourrit des représentations liées à l’entrepreneuriat où elle s’est d’abord développée. Étoffant des savoir-faire et des savoirs être, elle propose un paradigme pédagogique basé sur le pragmatisme jusque dans les enseignements généraux. Réputées utiles, les compétences permettent d’attirer de nouveaux publics d’apprenants dans l’institution et de commercialiser des actions de formation sur le marché de l’éducation.
C’est pourquoi l’université travaille sa notoriété via les moyens de communication pour atteindre des cibles nouvelles. Les prospects ne sont plus seulement de jeunes bacheliers mais des particuliers, des entreprises et des collectivités démarchés en valorisant l’insertion professionnelle. L’expérience acquise avec les IUT, les écoles d’ingénieur et les services de formation continue légitime cette démarche qui bénéficie par ailleurs de l’image d’excellence adossée à la recherche et au niveau de qualification élevé des personnels.
Les établissements publics concurrencent ainsi le privé. Ils doivent désormais identifier des sources de financement et générer de la trésorerie. Les logiques de gestionnarisation s’insèrent dans les discours et les comportements. Elles semblent devenir un leit motiv qui dépasse le cadre de la nécessité pour s’insinuer dans les postures et les préoccupations. Des biens publics et des prestations qui n’étaient pas marchands comme l’enseignement sont valorisés, commercialisés et porteurs d’une valeur financière variant selon le territoire et la notoriété des établissements.
Les comportements de consommation des apprenants semblent en adéquation avec ces dynamiques. Ils manifestent des attitudes de clients exigeants en demande d’une expérience étudiante de qualité sur les campus, d’innovation et d’approche par les compétences qui leur semble utile et aisée à certifier dans le cadre de partenariats. Ces desiderata rappellent le caractère parcellaire déjà identifié dans les usages du numérique ainsi que les illusions de contrôle et de compétence. Ils relèveraient d’une certaine urgence pédagogique proche de l’urgence communicationnelle pour obtenir des réponses à des questions immédiates. L’université n’est pas étanche ; elle s’adapte aux us et aux préoccupations de la société.
Développée conjointement avec le numérique et l’informatisation de la société, l’approche par les compétences, en créant des ponts conceptuels et culturels entre les formations professionnelles et notionnelles, déverse un « impensé » (Robert, 2014 : 210) des habitus de négoce dans les médiations sociales et pédagogiques. Cette relation entre diffusion de la technologie et ancrages mercantiles avait déjà été développée, en son temps, dans les travaux de Max Weber en 1921 à propos des… pianos.
Notes
(1) Loi n° 2007-1199 du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités.
(2) Loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale.
(3) https://www.lexpress.fr/region/7-projets-pour-dynamiser-la-ville_481677.html
(4) https://www.lindependant.fr/2015/04/02/l-architecte-du-musee-fabre-concoit-le-campus-mailly,2011895.php
(5) « includes all points of contact and interactions a user has with a school, the staff, wraparound services… » : et le terme expérience inclut tous les points de contact et les interactions d’un utilisateur avec une école, le personnel, les services » (Berk, 2017)
(6) http://atilf.atilf.fr/ puis saisir « institution » dans le champ de recherche du TLF.
(7) www.groupejeanpierrevernant.info/DepossessionUniversitaires.pdf
(8) Ibidem note n° 5, Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, p. 1.
(9) Décret n°84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier du corps des professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences.
(10) Ibidem : Loi n° 2007-1199 du 10 août 2007
(11) Loi 2013-660 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche du 22 juillet 2013
(12) Ibidem : note n° 5, p. 1.
(13) Ibidem : Décret n°84-431 du 6 juin 1984
(14) Décret n°2009-460 du 23 avril 2009 – art. 3.
(15) Loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.
(16) http://www.cncp.gouv.fr/actualites/blocs-de-competences-principes-et-recommandations-a-lattention-des-organismes
(17) https://fr.unesco.org/news/competences-numeriques-sont-indispensables-emploi-inclusion-sociale
(18) http://philippe.zarifian.pagesperso-orange.fr/page55.htm
(19) Loi n° 2005-380 du 23 avril 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000259787&dateTexte
(20) http://eduscol.education.fr/cid111189/cadre-de-reference-des-competences-numeriques-pour-l-ecole-et-le-college.html
(21) https://www.letudiant.fr/educpros/actualite/l-universite-de-demain-ebauchee-par-des-etudiants-du-monde-entier.html
(22) http://www.generationy20.com/les-enseignants-etudiants-consommateurs
(23) https://business.trustedshops.fr/blog/impact-technologie-relation-client/
(24) http://discours.vie-publique.fr/notices/173001499.html
(25) https://evenements.infopro-digital.com/gazette-des-communes/evenement-observatoire-des-couts-du-service-public-2017-p-7159
(26) What You See is What You Get [ce que vous voyez est ce que vous obtenez] : expression emblématique de l’acteur Flip Wilson dans les années 70 et reprise en bureautique dans l’exécutable Bravo puis Mircrosoft Word dès 1981.
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Auteur
Thierry Gobert
.: Thierry Gobert est enseignant chercheur au Centre de Recherches sur les Sociétés et Environnements en Méditerranée (CRESEM) de l’Université Perpignan Via Domitia. Il questionne les utilisations des dispositifs numériques sur des terrains éducatifs en Sciences de l’Information et de la Communication dans l’enseignement supérieur et en aéronautique.