Contestation civique des unités de méthanisation agricole, une mise en discussion publique des risques
Résumé
Dans cet article nous proposons une analyse communicationnelle de la contestation civique qui s’exprime au niveau local face à la construction d’unités de méthanisation agricoles. En effet, si la méthanisation est une technologie peu remise en cause pour elle-même, ce sont les modalités et les conséquences de l’exploitation d’une unité de méthanisation qui peuvent être sources de contestation, suscitant des craintes de la part des riverains ou d’associations de protection de l’environnement. Dans ce contexte, nous verrons que la contestation dans l’espace public autonome repose sur une exigence de publicisation des modalités de développement de la filière méthanisation et sur la mise en visibilité des risques.
Mots clés
Méthanisation ; contestation civique ; co-construction ; publicisation ; communication
In English
Title
Civic contestation of agricultural biogas units, a public discussion of risks
Abstract
This article puts forward a communicational approach to analysing a local civic contestation with the building of agricultural biogas units. Methanization is a technology that is generally not questioned. However, how the exploitation of a methanization unit is performed and its consequences trigger contestation. Indeed, they generate fear amongst residents and environmental associations. In this context, we will see that the challenge in the autonomous public space rests on a requirement to publicize the development modalities of the biogas sector and on the visibility of risks.
Keywords
Méthanization ; civic contestation ; co-construction ; publicization; communication
En Español
Título
Oposición cívica de las plantas agrícolas de biogás, una discusión pública de los riesgos
Resumen
En este artículo proponemos un análisis comunicativo de la oposición cívica que se manifiesta en el ámbito local por la construcción de las plantas agrícolas de producción de biogás. Si en sí misma la metanización es una tecnología globalmente poco cuestionada, son las modalidades y consecuencias del funcionamiento de una planta que pueden ser fuentes de oposición, suscitando preocupaciones en los vecinos del lugar o de las asociaciones de protección del medio ambiente. En este contexto, veremos que las manifestaciones en el espacio público autónomo responde: a una exigencia de publicidad de las formas de desarrollo de la filial del biogás y a la visibilización de los riesgos.
Palabras clave
Metanización; oposición cívica; co-construcción; publicitación, comunicación
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Camguilhem Sarah, « Contestation civique des unités de méthanisation agricole, une mise en discussion publique des risques« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/3, 2018, p.161 à 170, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/supplement-a/12-contestation-civique-des-unites-de-methanisation-agricole-une-mise-en-discussion-publique-des-risques/
Introduction
Le développement de la méthanisation agricole occupe une place grandissante dans la politique énergétique française. Par sa double capacité de valorisation des déchets organiques pour produire une énergie renouvelable, le biogaz, et de diminution des gaz à effet de serre (en évitant l’émission de méthane), la méthanisation devrait contribuer à atteindre les objectifs du Grenelle de l’Environnement de 23% d’énergies renouvelables en 2020. Si le principe de la méthanisation semble faire consensus, les modalités de développement d’une telle filière font l’objet de débats au sein de l’espace public. Ainsi, au niveau local, de nombreux projets d’implantation d’unités de méthanisation sont bloqués, voire empêchés par des mouvements de contestation civique.
En cela le développement de la méthanisation peut être rapproché d’autres technologies de production d’énergies renouvelables. Le développement de telles technologies (éoliennes, photovoltaïque au sol, etc.) se heurte souvent, au niveau local, à des mouvements d’opposition structurés autour de la protection du paysage, du patrimoine, de l’environnement ou encore de conflits d’usages (Lolive, 1997 ; Chataignier et Jobert, 2003 ; Suraud, 2006 ; Sébastien, 2013 ; Gobert, 2016). Ces contestations locales sont généralement associées par les porteurs de projets à des comportements relevant du « Nimby » (Not in my backyard, ce qui veut dire, « pas de cela chez moi »). Toutefois, de nombreux travaux ont montré que de tels mouvements d’opposition opèrent une montée en généralité des intérêts défendus, qui ne peuvent être réduits à la défense d’intérêts individuels (Lolive, 1997 ; Jobert, 1998 ; Wolsink, 2010 ; Sébastien, 2013). Par ailleurs, nous assistons à une tendance forte qui constitue un « changement dans la nature des conflits d’aménagements : ceux-ci portent aujourd’hui sur la légitimité des projets, c’est-à-dire à la fois sur leur opportunité et sur la manière d’en décider, et non seulement sur les projets eux-mêmes » (Fourniau, 2007). Dans le prolongement de ces travaux, nous nous intéressons aux mouvements de contestation civique concernant le développement de la méthanisation agricole(1).
Nous proposons à travers cet article une analyse communicationnelle de tels mouvements, dans le prolongement de l’analyse de l’espace public proposée par J. Habermas (1997). Nous verrons comment les modalités de mise en public des projets de méthanisation, et la constitution d’un espace public des risques, pèsent sur le développement de la filière méthanisation. Nous montrerons qu’en l’absence de mise en débat public des projets de méthanisation, la montée en généralités résulte d’un agir communicationnel au sein de l’espace public autonome.
Depuis les années 1970, diverses mobilisations ont conduit à une thématisation publique des risques environnement-santé. « Ce processus de « mise en thème public » est ici défini comme la formation dans l’espace public autonome de normes universalisantes telles que la « protection de l’environnement et de la santé ». L’universalisation, comme processus, exprime un détachement des contestations vis-à-vis d’intérêts particuliers ou stratégiques, c’est-à-dire de calculs économiques ou politiques » (Suraud, 2014). Dans cette perspective, nous prêtons une attention particulière à la formation des positions au sein de l’« espace public autonome » susceptibles d’entrer en confrontation avec les enjeux portés par le « système » (pouvoir politique et pouvoir économique).
Le soutien au développement de la filière méthanisation en France s’inscrit dans la politique de lutte contre l’effet de serre et le développement des énergies renouvelables. La méthanisation est un procédé de dégradation de la matière organique qui permet de produire une énergie renouvelable, le biogaz, et un digestat, résidu de matière après dégradation, qui constitue un amendement organique dont le retour au sol devrait permettre la réduction de l’utilisation d’engrais chimiques en agriculture. La méthanisation est une technologie maîtrisée depuis le 19e siècle pour les boues de stations d’épuration, elle s’est ensuite diffusée au secteur agricole, en particulier dans les pays du nord de l’Europe (l’Allemagne est le premier pays européen producteur de biogaz).
Au début des années 2010, des incitations financières mises en place dans le cadre de la politique de lutte contre l’effet de serre et le développement des énergies renouvelables (revalorisation en 2006, puis en 2011 des tarifs d’achat de l’électricité produite à partir du biogaz) contribuent au regain d’intérêt pour la méthanisation en France. En 2013, les Ministères du Développement Durable et de l’Agriculture lancent un plan en faveur du développement de la méthanisation agricole (plan Énergie Méthane Autonomie Azote), fixant un objectif de 1000 méthaniseurs à la ferme à l’horizon 2020 (contre 90 en 2012). Toutefois, les projets d’installations d’usines de méthanisation se trouvent régulièrement confrontés, localement, à des mouvements de contestation pouvant conduire, dans certains cas, à l’abandon des projets.
À travers une étude de cas présentée ici, nous souhaitons mettre en lumière les débats qui animent l’espace public autonome quant au développement des unités de méthanisation agricole. Nous verrons que la contestation des unités de méthanisation dépasse le cadre de la défense d’intérêts individuels (nuisances des riverains) et qu’une montée en généralité s’opère à travers la revendication d’une réflexion large autour d’une remise en question du modèle agricole intensif et du traitement et de la réduction des déchets. En effet, la mise en discussion publique du développement des énergies renouvelables ne tient jamais compte des « enjeux en amont et en aval (changements d’usage des sols, par exemple) » (Gobert, 2016), alors que « les effets induits potentiels » (compétition entre énergies et alimentation par exemple) peuvent participer à la remise en cause de ces technologies (Wolsink, 2010).
Notre terrain d’étude est un territoire rural en Région Midi-Pyrénées (aujourd’hui Occitanie), qui a fait de la méthanisation une filière stratégique de sa politique de soutien en faveur des énergies renouvelables depuis 2011. Une convention avec l’État, signée en 2013, fixe un objectif de 100 méthaniseurs à la ferme d’ici 2020.
Pour notre travail de recherche, nous nous sommes intéressés à un mouvement de contestation civique né à l’automne 2014 en réaction à un projet d’unité de méthanisation, dénommée ici « projet V », dont l’objectif était de méthaniser principalement du marc de raisin distillé. Plus largement, nous avons cherché à éclaircir les conditions de légitimation des projets d’unités de méthanisation agricole sur le territoire.
Le travail de terrain a été mené entre les mois de janvier et de mai 2017. Il s’appuie sur la réalisation de 27 entretiens, dont 20 ont été menés en tête-à-tête et enregistrés (durée de 30 minutes à 2 heures) et 7 ont été menés par téléphone. Notre enquête intervient trois ans après le mouvement de contestation contre le projet V. Ce décalage dans le temps induit deux conséquences : la première est la difficulté pour les enquêtés à se souvenir avec précision du déroulé des évènements et certaines informations qu’ils ont partagées avec nous sont tronquées ou imprécises ; la deuxième est qu’un grand nombre de personnes, en particulier des riverains impliqués dans l’association d’opposition au projet, n’ont pas souhaité se replonger dans cet épisode et n’ont donc pas accepté de nous rencontrer. Nous avons donc tenté de retracer du mieux possible la période concernée, à partir de témoignages et de documents que nous avons pu consulter.
L’enquête par entretien a ainsi été complétée par la consultation de différents documents relatifs au projet V et aux autres projets du territoire qui nous ont été fournis, pour certains, par les personnes rencontrées sur le terrain, et d’autres que nous avons identifié à partir de recherches sur internet : comptes rendus de réunions, rapports, études préalables, points d’étape du « projet V », dossiers de presse, site internet de l’association opposante au projet.
La méthanisation agricole, une filière non stabilisée
La valorisation de l’énergie, source de contraintes
Le biogaz produit par le processus de méthanisation constitue une énergie qui peut être valorisée selon différentes voies, chacune s’accompagnant de contraintes spécifiques. La rentabilité des projets de méthanisation agricole dépend de la capacité pour les agriculteurs à supporter ces contraintes. La cogénération consiste en la production de chaleur et d’électricité, cette dernière étant revendue à EDF (rendement électrique de 40-45% maximum). Pour être rentable, l’agriculteur doit aussi pouvoir utiliser la chaleur produite. Généralement, elle va être utilisée pour chauffer une maison, ou pour sécher le digestat, mais ces utilisations se révèlent insuffisantes pour absorber l’intégralité de la chaleur produite. Ainsi il arrive que les agriculteurs créent un débouché, que l’on peut alors qualifier d’artificiel, pour utiliser la chaleur (séchage de matière). En réalité, il existe aujourd’hui peu de projets avec un débouché pertinent pour la chaleur (tels que chauffage d’une piscine municipale, d’une maison de retraite, de serres, etc.).
Le biogaz peut également être injecté après épuration (biométhane) directement dans le réseau de gaz. Dans ce cas, il faut que l’installation soit à proximité du passage d’une canalisation de gaz. Par ailleurs, le raccordement au réseau a un coût très élevé, difficilement supportable pour un agriculteur seul ou même en petit regroupement.
Enfin, le biométhane peut aussi être utilisé en tant que carburant (bioGNV), quelques unités de méthanisation en France le proposent aujourd’hui mais cette valorisation ne concerne pas les unités de méthanisation agricole.
Des difficultés de rentabilité pour les agriculteurs
Du fait de ces contraintes, la méthanisation agricole se révèle aujourd’hui difficilement rentable : sur les 250 projets à la ferme existants aujourd’hui en France, un tiers ne seraient pas rentables et perdraient même de l’argent. Il s’agit d’une activité qui n’a pas encore défini son modèle de développement. Par ailleurs, la méthanisation agricole est une filière récente en France qui souffre d’incertitudes sur le plan technique ainsi que du manque d’expérience de certains constructeurs. En effet, à la différence d’autres technologies de production d’énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque), la méthanisation consiste à travailler avec du vivant (des bactéries), et nombre de constructeurs ou bureaux d’étude traditionnellement positionnés sur le secteur des énergies renouvelables se sont révélés défaillants dans ce domaine particulier. Ainsi les différents porteurs de projets agricoles sont systématiquement confrontés à des difficultés de rentabilité de leur unité du fait de projets mal étudiés : pour vendre un projet, les charges sont minimisées, les unités sont surdimensionnées, les études sont systématiquement erronées quant aux potentiels énergétiques réels des intrants. De plus, ces agriculteurs sont également systématiquement confrontés à des problèmes techniques au démarrage de l’installation (fuites notamment), qui demandent des réajustements de la part des constructeurs. Ces défaillances s’expliquent en partie par le transfert de compétences de pays voisins, l’Allemagne en particulier, qui a accompagné le démarrage de la filière en France à la fin des années 2000, avec des technologies peu adaptées au contexte français(2). La filière française demeure à ce jour en cours de consolidation.
La fermeture de la discussion publique : un levier pour la contestation civique
L’une des particularités du « projet V » est d’être porté par six personnes qui ne sont pas des agriculteurs mais des chefs d’entreprises locaux. Le biogaz produit par l’installation « V » devait être injecté directement dans le réseau de gaz, c’est pourquoi les porteurs de projets tenaient à le positionner sur un terrain abritant une conduite de gaz. Le choix se porte sur une zone d’activités située sur la commune A, vendu aux porteurs de projet par la Communauté des communes. Les autorités administratives et politiques locales (Communauté des communes, Mairie, Préfecture) apportent leur soutien à ce projet, accompagnant les porteurs de projets et facilitant notamment la mise à disposition du terrain.
Incertitudes techniques : un frein à la publicisation du projet
Les riverains sont informés du projet d’usine V à l’occasion d’une réunion d’information qui est organisée à l’automne 2014, alors que le projet a déjà été bien défini en amont et que le terrain fait l’objet d’une promesse de vente de la part de la Communauté de Communes. Elle est organisée à l’intention des riverains et des commerçants de la Zone d’Activités, et marque le début du mouvement de contestation puisque c’est à la suite de cette réunion que ceux-ci se regroupent en association. L’association est très active et le mouvement se durcit très vite : des affiches et des tracts sont diffusés sur le marché, accrochés sur les portails des maisons du village, la Mairie est occupée à plusieurs reprises par les opposants qui réclament des réponses à leurs questions, des courriers sont envoyés par les commerçants de la Zone d’Activités au Maire de la commune, une pétition est lancée qui recueille près de 1350 signatures (la commune A compte 1378 habitants). Les opposants dénoncent un projet mené « en catimini », sans aucune concertation préalable avec les riverains, et expriment des inquiétudes et des questionnements quant à l’initiative : quelles seront les nuisances olfactives et qu’est ce qui est prévu pour les réduire ? Quels types d’intrants viendront alimenter le méthaniseur, étant donné que le marc de raisin n’est disponible que quelques mois dans l’année ? Existe-t-il un risque d’explosion ? Quels sont les risques de pollution atmosphérique (rejets de l’usine) ?
A la suite de la montée en puissance de la contestation, une réunion publique est organisée en octobre 2014 à l’initiative des autorités politiques locales et contre l’avis des porteurs de projet, qui a pour effet de renforcer la contestation. En effet, lors de cette réunion, l’association d’opposants va reprocher aux porteurs de projet l’absence de concertation en amont, ainsi que l’absence de réponse aux questions et aux craintes exprimées par les citoyens. D’abord, le choix du terrain est entériné, la technologie et la valorisation de l’énergie (injection de gaz) sont arrêtées, les options alternatives proposées par l’association (cogénération et production de chaleur avec bénéfices pour les riverains) ne sont pas prises en compte. Ensuite, aucune réponse n’est apportée de la part des porteurs de projet aux questions des riverains sur les nuisances et les risques potentiels. À travers cette absence de réponses, ce sont les « failles » sur le plan technique du projet V qui sont mises au jour : le marc de raisin distillé est peu méthanogène ; les porteurs de projet n’avaient pas la maîtrise du gisement permettant de garantir l’alimentation du méthaniseur. L’incapacité des porteurs de projet à apporter des réponses aux questions des opposants s’explique en partie par le caractère non stabilisé et en construction de la filière, et a constitué un levier pour la contestation. L’une des craintes avancées par l’association d’opposants est de voir d’autres intrants venir à plus ou moins long terme alimenter le méthaniseur : déchets agroalimentaires, déchets d’abattoir, boues de stations d’épuration, etc. Une éventualité inacceptable pour les membres de l’association qui soulignent que les nuisances engendrées seraient alors significativement augmentées. En effet, les usines de méthanisation peuvent décider de modifier le plan d’approvisionnement des intrants une fois l’unité en fonctionnement afin de tenter de remédier à des difficultés de rentabilité. L’exemple du projet V démontre clairement que le manque de publicisation, une tendance qui marque de manière générale la sphère économique (représentée ici par les porteurs de projet) (Chaskiel et Suraud, 2009), alimente la dynamique de contestation civique.
Un contexte territorial tendu : le renforcement potentiel de la contestation
D’un point de vue méthodologique, il s’agit d’un mouvement dont les contours sont difficiles à saisir a posteriori, et nous avons rencontré des difficultés à retrouver les participants de la contestation. La forme de la contestation a divisé les habitants du village et des alentours, de même que les riverains, plus ou moins proches.
Il convient de noter que la commune A est limitrophe de la commune qui abrite le territoire de Sivens, et que le projet V est rendu public en même temps que s’opère le durcissement de la mobilisation sur le site de la ZAD de Sivens (automne 2014). Ce contexte n’est pas étranger au désaccord qui découle du projet V, décrit comme très « violent ». Bien qu’il ne puisse pas être comparé aux manifestations ayant eu lieu sur le territoire de Sivens, le mouvement de contestation qui nous intéresse ici est rapidement monté en puissance et une partie des riverains a refusé de le rejoindre du fait de sa force : des tracts au visuel « choc » (têtes de mort) distribués ou placardés sur les maisons, ou encore la violence du ton employé lors de la réunion publique sont donnés en exemple. Même s’il est très difficile de mesurer avec précision l’influence du mouvement de Sivens, le projet V prend place dans un contexte territorial très tendu, marqué par un « ras-le-bol » vis-à-vis de projets « imposés ». Ainsi, si l’association ne semble compter qu’une vingtaine de membres actifs, il existe un large soutien, comme vient en témoigner entre autres la pétition, et un potentiel de renforcement de la contestation du fait du contexte territorial. Ce contexte particulier a pu faire craindre des débordements aux autorités politiques, et c’est une décision du Maire qui vient interrompre le projet, deux mois après le début de la contestation.
Absence d’entente autour des modalités de développement de la filière
S’il y a entente au sein de la société civile sur le principe de la méthanisation agricole, ce sont les modalités de développement de cette filière qui alimentent le débat. En particulier, les inquiétudes portent sur la taille des projets (7 hectares pour le projet V) dont dépendent les nuisances (circulation de camions, quantité d’intrants et degré de nuisances olfactives, etc.), et sur le portage des projets, puisque les unités de méthanisation agricole peuvent être portées par des agriculteurs seuls ou en regroupement, mais également des industriels, ou des « investisseurs ».
La mise en visibilité publique des risques par les associations
Nous avons pu observer sur notre terrain d’étude que les installations « à la ferme », implantées sur une exploitation agricole, ne rencontrent pas, ou rarement, d’opposition. Dans ce modèle, un agriculteur seul, ou un petit regroupement de quatre ou cinq agriculteurs, valorisent leurs déchets agricoles en produisant du biogaz, et le digestat revient sur les terres pour être épandu en tant qu’amendement organique. Le digestat étant moins odorant (voire pas odorant du tout) que les fumiers et lisiers traditionnellement épandus par les agriculteurs, les promoteurs de la filière mettent en avant une diminution des nuisances. Par ailleurs, les agriculteurs qui débutent une activité de méthanisation l’accompagnent souvent d’une conversion en agriculture biologique, l’utilisation du digestat en tant qu’amendement organique permettant la réduction, pouvant aller jusqu’à l’élimination, du recours aux amendements chimiques. En revanche, ce sont souvent les projets dont l’implantation est prévue en dehors d’une exploitation agricole et basés sur l’apport d’intrants extérieurs, portés par des « industriels » ou bien des « gros » regroupements d’agriculteurs (pouvant aller jusqu’à 50-60 agriculteurs), qui se heurtent à l’opposition des riverains.
Si les mouvements d’opposition naissent du côté des riverains qui s’inquiètent des modalités d’exploitation d’une unité de méthanisation et de ses conséquences, une montée en généralité s’opère rapidement et s’appuie sur la stigmatisation des « gros » projets et les risques de « dérives » qui en découlent. À ce niveau, les revendications trouvent rapidement un écho auprès des associations traditionnelles de protection de l’environnement. Au niveau local, ce qui est défendu de manière assez systématique par les associations ce sont les « petits » projets portés par des agriculteurs (seuls ou un petit regroupement) ou des collectivités. En revanche, on rencontre une opposition quasi systématique aux « gros » projets : les projets portés par des « industriels » ou des « financiers », mais aussi les « gros » projets agricoles. Bien qu’il soit difficile de définir avec précision la taille critique, ceux-ci font craindre des dérives, notamment de surproduction pour alimenter les méthaniseurs, la production d’énergies renouvelables devenant un prétexte au renforcement de l’agriculture intensive : « Le problème de la méthanisation c’est qu’on sait que parfois on consomme plus que ce qu’on produit. Si c’est pour faire du maïs irrigué chimique et le balancer dans des méthaniseurs, je vois pas très bien la finalité écologique » (Entretien avec un représentant local de la Confédération paysanne).
De même l’implantation de « grosses » unités de méthanisation, ou même la multiplication d’unités sur un territoire, signifie la nécessité de transporter une grande quantité de déchets afin d’alimenter ces usines, en présentant le risque d’évincer la question de la réflexion sur la réduction des déchets. Enfin, les associations rappellent que la production d’énergies renouvelables devrait se faire au bénéfice de la collectivité et non permettre à des industriels de faire du profit.
Ainsi posées, les questions autour du développement de la méthanisation agricole renvoient à la transition vers un nouveau modèle agricole ou encore au traitement et à la réflexion sur la réduction des déchets(3) : la méthanisation devrait se développer dans une démarche d’amélioration des pratiques et en aucun cas renforcer des problématiques existantes.
Au niveau local, l’exigence de consultation citoyenne en amont des projets
Les associations de protection de l’environnement ne manifestent pas d’opposition de principe à la méthanisation. Au contraire, il s’agit d’une activité globalement soutenue et présentée comme vertueuse. Toutefois, ces associations conditionnent généralement leur soutien à cette filière à un certain nombre de conditions. L’association France Nature Environnement (FNE), par exemple, soutient l’activité de méthanisation en tant qu’atout pour le changement du modèle énergétique actuel, basé sur les énergies fossiles. Elle met en avant les avantages de la méthanisation et se montre « vigilante face aux risques et aux potentielles dérives » et soumet le « développement raisonné » de la méthanisation à certaines conditions telle que, par exemple, celle de ne pas ralentir les démarches de prévention des déchets organiques (4). Autre exemple, Les Amis de la Terre, au niveau national, « encouragent la méthanisation des déchets dans de petites unités, ainsi que tous les procédés permettant de récupérer les fuites de méthane », mais l’association dénonce les dérives du modèle allemand et met en garde contre les risques. Au niveau de Midi-Pyrénées, la position de l’association est de défendre les « petites unités », à la ferme, individuelles, et de s’opposer aux « grosses » usines. L’association encourage les riverains impactés par des « gros » projets, menés sans consultation préalable de la population, à se regrouper en association pour les combattre.
Sur le plan local, de nombreuses associations actives sur notre territoire d’étude sont affiliées à FNE par le biais d’une fédération. C’est le cas d’une association locale, par exemple, qui a pris position en faveur des opposants au projet V. Toutefois, ce positionnement ne traduit pas une opposition à l’activité de méthanisation. La vision de l’association se veut globale, les projets devant être analysés dans leur ensemble, et à la lumière de certaines conditions, la première étant celle d’une discussion publique sur le projet en amont avec les parties prenantes (riverains, habitants, associations).
« Il y a toujours des nuisances, forcément, une unité de méthanisation, c’est une unité qui va transformer donc il va y avoir des intrants, d’où viennent ces intrants ? Ils ont être transportés par camions, en général, sur quelle distance ? Sur quelle route ? Qui vont provoquer quelles nuisances ? Et c’est tout ça qu’il faut regarder et essayer de voir comment on peut réduire ces nuisances. Et c’est là qu’intervient, à mon avis, la discussion avec la population pour que les inconvénients soient minimisés et acceptés » (Entretien avec un membre d’une association locale de protection de l’environnement.)
Il convient de souligner qu’il s’agit d’un thème en émergence et que toutes les associations, localement, ne se sont pas encore saisies du sujet de la méthanisation. Toutefois, notre travail de terrain tend à indiquer que les associations locales peuvent adhérer à des principes généraux tels ceux énoncés par FNE, tout en étant en demande d’information sur les différents projets qui impactent leur territoire, les technologies existantes, les voies de valorisation de l’énergie, etc. afin de construire leur positionnement au cas par cas. La relative nouveauté du développement de la méthanisation offre une opportunité de co-construction de la filière avec les parties prenantes.
Conclusion
La méthanisation agricole est une filière en construction, qui fait encore l’objet de nombreuses incertitudes sur le plan technique. L’exemple du projet V démontre d’une part, que les conditions de légitimation de la méthanisation passent par la co-construction avec les parties prenantes, c’est-à-dire une phase d’information, puis une discussion publique élargie sur les modalités de développement de telles unités sur les territoires ; d’autre part, que la cristallisation rapide des positions peut apparaître en réaction au refus de publicité. Ainsi, tel que cela est mis en avant par les théories délibératives, la publicisation est un enjeu essentiel. « La dynamique de la publicité modifierait les positions de chacun, permettrait d’intégrer le point de vue de l’autre et de monter en généralité » (Blondiaux et Sintomer, 2009). En l’absence de débat institutionnalisé concernant le développement de la méthanisation, c’est bien la communication au sein de l’espace public autonome qui permet ici une certaine montée en généralité des arguments. Il s’agit d’observer la façon dont les positions ainsi formées peuvent être portées jusqu’à la sphère du pouvoir et comment elles seront, ou non, intégrées par celle-ci. En effet, « les attentes se concentrent sur la faculté de ces structures à percevoir les problèmes affectant la société dans son ensemble, à les interpréter et à les mettre en scène d’une façon qui, à la fois, suscite l’attention et innove » (Habermas, 1997, p. 386). Selon Habermas, le rôle de l’espace public autonome est bien d’« identifier les problèmes de la société dans son ensemble et les faire valoir au niveau de la sphère politique en suscitant l’expression d’opinions influentes » (Suraud, 2007).
À l’instar de ce que l’on peut observer avec d’autres énergies renouvelables, le soutien politique à la méthanisation a entraîné une multiplication rapide des projets, des industriels ou des « investisseurs » ayant pu voir l’opportunité de s’engager dans la filière du fait des incitations financières (Chataignier et Jobert, 2003). Mais ce développement ne s’est pas accompagné d’une mise en discussion publique des risques ainsi que des enjeux du développement de la méthanisation, et dont dépend la légitimité de ce type de projets.
Notes
(1) Cet article est issu d’un travail de recherche de post-doctorat mené dans le cadre du projet « Accept’Biogaz », sous la responsabilité scientifique de Marie-Gabrielle Suraud et en partenariat avec l’entreprise toulousaine Acceptables Avenirs. Ce travail a bénéficié du soutien de la Région Midi-Pyrénées et de l’Ademe.
(2) Le modèle allemand de la méthanisation est basé sur l’utilisation de cultures « dédiées » : des champs de maïs sont utilisés pour la méthanisation au détriment de l’alimentation. La France a refusé ce modèle par l’adoption d’un amendement des députés écologistes lors de la discussion sur la loi sur la transition énergétique en 2014. Seules les cultures « intermédiaires » (cultivées entre deux cycles de cultures pour éviter le lessivage des sols) peuvent être utilisées pour alimenter les méthaniseurs. Ainsi les députés soutiennent la méthanisation mais refusent qu’elle se « développe au détriment de la production de nourriture pour les hommes ». Il s’agissait ici « de tirer les enseignements de l’exemple des agro-carburants ou encore de la méthanisation en Allemagne, qui ont amené à une grande consommation de cultures dédiées et de terres agricoles, entrainant un effet de spéculation sur les matières premières agricoles ».
(3) La loi de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle Environnement a fixé des objectifs précis de réduction des déchets (diminution des ordures ménagères et assimilés de 7% en 5 ans)
(4) « Méthascope. Outil d’aide au positionnement sur un projet de méthaniseur. Le livret. », FNE, janvier 2017, p.10
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Auteurs
Sarah Camguilhem
.: Sarah Camguilhem est docteure en Sciences de l’Information et de la Communication, post-doctorante au CERTOP, UMR 5044, CNRS, Université Toulouse Jean Jaurès, Université Toulouse 3 Paul Sabatier. Ses travaux portent sur les relations sciences-sociétés et les processus de contestation civique dans le domaine des risques environnementaux.