Les conseils citoyens, des espaces de délibération sous contrainte
Résumé
La récente refonte de la politique de la ville matérialisée par la loi de programmation du 21 février 2014, a instauré un nouveau type d’assemblée citoyenne : les conseils citoyens. Associés à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation du contrat de ville, les conseils citoyens font partie intégrante des dispositifs de gouvernance locale. Ils sont ainsi révélateurs des tensions de politisation/dépolitisation (Comby, 2009) des problèmes publics locaux entre autonomie et co-responsabilité. Nous interrogeons ces nouveaux dispositifs de participation, comme des espaces de délibération (Blondiaux & Sintomer, 2002) sujets à de multiples contraintes. Ils sont les lieux d’expression d’un “agir communicationnel” (Monnoyer-Smith, 2006) institutionnellement normé et témoignent de spécificités territorialisées.
Mots clés
Démocratie participative, politique de la ville, conseils citoyens, habitants, territoire, espace public local.
In English
Title
The Citizen councils, spaces of deliberation submissed to constraints
Abstract
The recent (February 2014) french law called “Loi Lamy” created a new type of citizen assembly: citizen councils. Citizen councils are meant to be an integral part of the local governance device. They reveal the tensions between politicization and depolitization (Comby, 2009) of local public issues and between autonomy and co-responsibility. We question these new participatory devices, as spaces of deliberation (Blondiaux & Sintomer, 2002) submissed to numerous constraints. They are the places of expression of an institutionally standardized « communicative action » (Monnoyer-Smith, 2006) and bring territorial specificities.
Keywords
Participatory democracy, city politicies, citizen councils, inhabitants, territory, local public space.
En Español
Título
Placer ici le titre en espagnol
Resumen
La reciente ley francesa del 21 de febrero de 2014, llamada “loi Lamy”creó un nuevo tipo de asamblea ciudadana: los “consejos de ciudadanos”. Estos consejos forman parte integral del dispositivo de gobernanza local. Por lo tanto revelan las tensiones entre una politización y una despolitización (Comby, 2009) de los asuntos públicos locales y entre una búsqueda de autonomía y la corresponsabilidad. Cuestionamos estos nuevos dispositivos participativos, como espacios de deliberación (Blondiaux y Sintomer, 2002) sujetos a numerosas limitaciones. Con lo cual se pueden entender como unos lugares en los que se expresa una « acción comunicativa » institucionalmente estandarizada (Monnoyer-Smith, 2006) en un contexto territorial específico.
Palabras clave
Democracia participativa, política de la ciudad, consejos ciudadanos, habitantes, territorio, espacio público local
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Souillard Natacha, «Les conseils citoyens, des espaces de délibération sous contrainte», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/3, 2018, p.57 à 68, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/supplement-a/04-les-conseils-citoyens-des-espaces-de-deliberation-sous-contrainte/
Le contexte politique et institutionnel des conseils citoyens
Politique de la ville et conseils citoyens
Le processus de métropolisation qui accompagne celui d’une montée en puissance des villes et régions européennes, réactualise les enjeux de la gouvernance et de la mise en œuvre des politiques locales (Balme, Faure, Mabileau, 2000). La transformation des pratiques de gouvernance territoriale et la portée croissante des discours promouvant la participation des citoyens, notamment chez une partie des professionnels de l’action territoriale (Kirszbaum, 2017) et son institutionnalisation progressive dans des dispositifs variés (Beauvois, 2006), ont conduit le législateur a renouer, à l’occasion de la refonte de la politique de la ville en 2013 avec ce sujet (Kirszbaum, 2017). Le ministre de ville, F. Lamy a sollicité la sociologue M.-H. Bacqué et le leader du collectif AC Le FEU, M. Mechmache pour la production d’un rapport sur la participation des habitants des quartiers populaires. Leur rapport préconisait une démocratisation « radicale » de la politique de la ville, qui permettrait l’ouverture d’un large espace au pouvoir d’agir des citoyens, en vue de faire de la démocratie participative le « lieu d’impulsion des politiques publiques »(1) . Mais la plupart des propositions du rapport sont restées sans suite. La seule nouveauté introduite par la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 (dite « loi Lamy ») consiste en la création, dans chacun des 1514 quartiers inscrits dans la géographie dite « prioritaire », de « conseils citoyens ». Inspirés des « forums hybrides » (Blondiaux, Sintomer, 2002, p.20), ils sont composés d’habitants, tirés au sort et volontaires, d’associations et d’autres acteurs économiques locaux. Ils s’inscrivent ainsi dans une offre institutionnelle traditionnelle de participation (Kirszbaum, 2017).
Le principe de gouvernance posé par la loi Lamy est celui de la « co-construction » avec les habitants, les associations et les acteurs économiques, en s’appuyant notamment sur les conseils citoyens, selon des modalités qui sont ensuite définies par les contrats de ville et sur la « co-formation ». Associés à « l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation du contrat de ville », les conseils citoyens font dès lors partie intégrante du dispositif de gouvernance locale relatif à la politique de la ville sans pour autant qu’un principe de co-décision ne soit posé. La nature participative est de fait largement atténuée et demeure labile car elle laisse une grande marge d’interprétation aux pouvoirs publics locaux dans la mise en œuvre de cette « co-construction ». Le principe de « co-formation » confère quant à lui aux conseils citoyens une mission plus ou moins tacite, celle de se former, de s’instruire au contrat de ville et à la politique de la ville. Il tendrait dès lors à devenir un outil de communication publique à dimension relationnelle (Cardy,2013). Chargé de traduire à la fois le contrat de ville pour les habitants et les attentes des habitants pour les pouvoirs publics locaux, chargés de missions, experts et techniciens, il revêtirait un rôle de médiateur. Si la connaissance et l’information sont une condition préalable au pouvoir d’agir, la frontière entre dispositif de participation et dispositif de communication publique n’en demeure pas moins poreuse.
Une forme d’autonomie est également garantie par la loi : « Les conseils citoyens exercent leur action en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et inscrivent leur action dans le respect des valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité et de neutralité. ». Le principe de neutralité exclut de fait, une forme de politisation (Comby, 2009) des conseils citoyens qui pourrait s’effectuer par leur mise en relation avec des partis politiques ou des syndicats, conformément aux craintes récurrentes en contexte local de voir les associations de quartiers devenir les instruments de l’opposition. Il n’exclut pas cependant totalement le militantisme hérité des luttes urbaines dans les années 1970 et le militantisme associatif. Ainsi, imbriquant des rôles sociaux distincts, de l’habitant au citoyen, l’encadrement légal des conseils citoyens semble révélateur des tensions de politisation/dépolitisation des problèmes publics locaux (ibid).
Le contexte toulousain
Dans le cadre de cette étude nous nous sommes intéressés très spécifiquement au contexte toulousain. La Métropole toulousaine compte douze conseils citoyens dont neuf à Toulouse et trois dans des communes adjacentes (Cugnaux, Colomiers, Blagnac). Plusieurs modalités de constitution des conseils étaient proposées par le ministère(2) aux collectivités qui pouvaient s’appuyer sur les listes électorales, les RIL (Répertoire d’Immeubles Localisés), les fichiers EDF (Eletricité de France), les listes des bailleurs sociaux, dans le respect des dispositions de la loi Informatique et Libertés. À Toulouse cette constitution s’est faite par tirage au sort sur les listes électorales, ce qui exclut de facto les résidents étrangers du dispositif de sélection, contrairement à ce que préconisait le rapport initial. En complément, il a toutefois été procédé à un appel à candidature, répondant ainsi aux exigences du cadre de référence. On compte un conseiller citoyen pour cent habitants soit vingt à quatre-vingt conseillers par conseil citoyen en fonction de la taille et de la densité de la zone prioritaire concernée. Les habitants qui ne sont pas membres du conseil citoyen peuvent y être associés, en assistant aux séances plénières ou dans des groupes de travail plus informels mais ils ne peuvent pas prendre part aux votes, cette prérogative étant réservée aux membres titulaires, inscrits sur la liste déposée en préfecture. Ils disposent d’un petit budget de fonctionnement alloué par les partenaires du contrat de ville qui correspond à 1 euro par habitant de la zone inscrite à la géographie prioritaire. Leur lancement a été effectif en septembre 2015 dans le cas de Toulouse. En amont, un groupe d’habitants, piloté par la direction du contrat de ville de Toulouse métropole avait pris part aux réflexions sur l’élaboration du dit contrat. Ce dernier compte 36 signataires -dont les EPCI (Établissement Public de Coopération Intercommunale), la CAF (Caisse d’Allocations Familiales), les bailleurs sociaux, l’État, etc.- et prévoit des orientations thématiques et stratégiques : « améliorer le cadre de vie », « favoriser la création de richesse », « renforcer la cohésion sociale ». Des priorités transversales sont également soulignées : la jeunesse, la lutte contre les discriminations, l’égalité femmes-hommes, et la laïcité. L’association des conseils citoyens à la mise en œuvre du contrat de ville s’effectue par le biais d’un comité de pilotage réunissant tous les conseils citoyens de la métropole toulousaine et les partenaires du contrat de ville, ainsi que de comités techniques, chargés du suivi de la conduite des opérations prévues par le contrat de ville.
Une architecture complexe
L’institutionnalisation ex-ante des conseils citoyens dans un dispositif politique à l’architecture relativement complexe est ainsi susceptible de provoquer des tensions dans les systèmes politiques locaux et le fonctionnement de la démocratie de proximité, certains élus montrant encore des réticences à reconnaître une « expertise d’usage » aux habitants et à se soumettre à cet « impératif délibératif » (Blondiaux, Sintomer, 2002). Mais elle génère également des tensions avec certains groupes militants des quartiers populaires défiants à propos de la capacité des conseils citoyens à favoriser le pouvoir d’agir des habitants. Trop de pouvoir pour certains, pas assez pour d’autres, les conseils citoyens sont traversés par les frictions traditionnellement liées à ce type de démocratie participative descendante, entre l’autonomie, d’inspiration auto-gestionnaire et la co-responsabilité visant essentiellement à conférer plus de transparence et de lisibilité à l’appareil buraucratique (Beauvois, 2006). Cette imbrication consubstantielle dans un cadre technique, voire « technocratique » (ibid) incite également à comprendre ces dispositifs participatifs d’avantage comme des espaces de délibération sujets à de multiple contrainte (Blondiaux et Sintomer, 2002). L’environnement institutionnel structure l’ « agir communicationnel » (Monnoyer-Smith, 2006) susceptible de se déployer dans les conseils citoyens mais il ne s’y réduit pas pour autant car un « agir communicationnel » en deçà ou en parallèle au contrat de ville est identifiable à partir de l’analyse discursive de leurs séances plénières. Pour tenter de cerner la structuration interne de ces espaces de délibération et de saisir les contours de l’ « agir communicationnel » susceptible de s’y déployer, nous avons souhaité nous intéresser spécifiquement aux contenus discursifs des séances plénières de quatre conseils citoyens toulousains. Ce matériau discursif permet d’appréhender les mises en sens mais aussi en pratique et donc de comprendre comment les conseils citoyens, dans un contexte micro-local s’auto-définissent.
Constitution du corpus et méthodologie
Le corpus sur lequel se fonde cette étude est constitué des retranscriptions de vingt-deux séances plénières de quatre conseils citoyens toulousains :
Nom du conseil | Période | Nbre de séances | Durée totale (min.) |
Conseil Citoyen Trois-Cocus / La Vache | Déc. 2015 – Avril 2016 |
5 |
561 |
Conseil Citoyen Bellefontaine / Milan | Févr. 2016 – Oct.2016 |
7 |
657 |
Conseil Citoyen Reynerie / Mirail-Université | Avril 2016 – Oct. 2016 |
6 |
663 |
Conseil Citoyen Soupetard / La Gloire | Juin 2016 -Nov.2016 |
4 |
538 |
Figure 1 : Tableau de présentation du corpus
Comme le présente le tableau ci-dessus, les enregistrements des séances ont été effectués sur des périodes et des durées variables d’un conseil citoyen à l’autre. Cette hétérogénéité s’explique en grande partie par les contraintes du terrain. En premier lieu, la difficulté de prise de contact avec les conseils citoyens, en phase de démarrage au moment de cette étude. Ensuite, l’acceptation des enregistrements au cours des séances (auxquelles nous avons assisté). Enfin les réunions se sont parfois tenues en simultané et il était donc impossible de procéder à l’observation de chacune.
Le contexte de l’étude est par conséquent particulier, micro-local, circonscrit à quelques séances, de quelques conseils citoyens sur une temporalité très particulière, celle du démarrage des instances engagées dans processus d’institutionnalisation. C’est donc la constitution des conseils citoyens comme des univers de pratiques et de sens partagés (Lagroye, Offerlé, 2011) qui est ici en jeu.
Les textes qui composent ce corpus correspondent aux 15948 prises de paroles enregistrées (on compte en moyenne une quinzaine de locuteurs par séance), soit un total de 423088 occurrences. Les locuteurs, conseils, séances et dates ont été conservées en tant que variables illustratives.
La répartition géographique couvre trois secteurs différents de la métropole toulousaine, ce qui nous permet de voir apparaître des spécificités liées aux territoires. Si les caractéristiques socio-démographiques des quartiers sont proches, un critère unique d’inscription à la géographie prioritaire ayant été retenu, ils se distinguent au niveau des aménagements et réhabilitations prévues sur les quartiers au titre de la politique de la ville (« cœurs de quartier », démolitions, rénovations, etc).
L’analyse de contenu du corpus a été effectuée à l’aide du logiciel IraMuTeQ(3) (Ratinaud et Déjean, 2009 ; Ratinaud et Marchand 2015). Le logiciel permet d’effectuer une série d’analyses statistiques, factorielles ou classificatoires, sur la base d’opérations de comptage des mots (occurrences) qui constituent les colonnes d’un tableau lexical et de segmentation des textes, qui composent les lignes du tableau lexical. « Sur la base de ce tableau lexical, on peut coder l’absence (0) ou la présence (1) d’un mot dans un paragraphe [ou segment de texte]. La succession de ces 0/1 définit le profil d’un mot (colonnes) ou d’un [segment de texte] (lignes). Il est alors possible de classer l’ensemble du lexique en regroupant [les segments de textes] qui ont des profils semblables. » (Marchand, Ratinaud, 2012, p.26).
Ces analyses statistiques permettent de cerner, par une approche globale, la structure lexicale du corpus décomposé en classes lexicales ou en espaces lexicaux, en distinguant ce qui est commun de ce qui se singularise. Il est alors possible de rendre compte de la diversité des thématiques à partir de leur regroupement en classes lexicales. Figure 2 : Classification Hiérarchique Descendante (IRaMuTeQ)
Des espaces discursifs de délibération sous contraintes
La classification Hiérarchique Descendante fait apparaître deux grands ensembles lexicaux qui semblent structurer les séances plénières des conseils citoyens. Le premier offre un panorama détaillé des multiples contraintes organisationnelles auxquels sont confrontés les conseillers citoyens. Il permet ainsi d’identifier les contraintes organisationnelles qui sont les témoins d’ « un agir communicationnel » institutionnellement normé (Monnoyer-Smith, 2006). Ces contraintes renvoient soit à l’organisation des séances et les modalités du fonctionnement interne des conseils, soit au dispositif dans son ensemble et son impact sur le fonctionnement des conseils citoyens. D’un point de vue formel, sont ainsi identifiables quatre types de contraintes : l’agenda (classes 22 et 2), l’animation interne (classes 8, 7, 2, 17, 19) et l’articulation du dispositif délibératoire (classes 15, 14, 13), enfin, la nature institutionnelle des conseils citoyens (classes 5 et 1). Le fond étant difficilement dissociable de la forme, la seconde partie de la classification, qui porte davantage sur les sujets des discussions et délibérations renvoie à un clivage similaire. En d’autres termes, ce qui est lié au contrat de ville se distingue de ce qui ne l’est pas ou moins. Le contenu des discussions est fondamentalement structuré par sa relation au contrat de ville et au dispositif de gouvernance dans lequel sont insérés les conseils citoyens. Ainsi, les classes 10 et 9 nous renseigne sur la façon dont le dispositif du contrat de ville structure les thématiques et projets investis par les conseils citoyens, à la fois en terme de projet que de positionnement dans la gouvernance locale. Les autres classes (18, 16, 12, 20) font référence à divers thématiques problématiques sur les quartiers d’appartenance mais qui ne sont pas directement mises en relation avec le contrat de ville et aux modalités d’une capacité d’agir qui se déploierait en deçà ou en parallèle au contrat de ville (classes 6, 4, 3, 11, 12). Les conseils citoyens apparaissent ainsi comme des espaces de friction et d’articulation, à géométrie variable, entre des contraintes propres au caractère descendant du contrat de ville, dans lesquels les conseils citoyens s’apparentent à un dispositif de concertation tandis que d’autres sont propres à l’institutionnalisation des conseils citoyens en tant qu’espace de délibération. Nous verrons dans un premier temps les éléments qui peuvent être compris comme révélateurs d’un « agir communicationnel institutionnellement normé » (Monnoyer-Smith, 2006) par le contrat de ville et par le conseil citoyen et dans un second temps, ceux qui semblent s’en dégager, témoignant de résistances discrètes ou d’appropriations différenciées d’une identité « conseil citoyen ».
Un « agir communicationnel » institutionnellement normé
Plusieurs types de contraintes conditionnent l’agir des conseils citoyens. Elles impactent pour la plupart leurs modalités de fonctionnement et d’organisation mais interviennent aussi sur leur capacité d’action.
Planifier et composer les réunions (classes 22, 15 et 2) : entre verticalité et interaction
En interne, les conseils citoyens sont confrontés aux difficultés de planification (dates des séances plénières, des groupes de travail, ordre du jour). Cette planification est également contrainte par l’agenda du contrat de ville qui garde la maîtrise du calendrier opérationnel, matérialisé en grande partie par les réunions du comité de pilotage et dans une moindre mesure, celles des comités techniques. Ces dernières fixent un certain nombre d’objectifs auxquels les conseils citoyens doivent être en mesure de répondre (thèmes prioritaires, proposition de projets pour le quartier, suivi du calendrier des interventions, etc.) et pour lesquelles il est nécessaire de désigner des représentants qui sont chargés à la fois de porter la parole du conseil citoyen et de faire un compte-rendu aux autres membres lors des plénières. Si initialement les instances demandaient à ce que les représentants soient fixes, cette exigence s’est abaissée devant la volonté de certains conseils citoyens de favoriser une rotation. Il n’en demeure pas moins qu’en gardant la maîtrise des dates et du contenu des réunions, le dispositif de pilotage contraint considérablement les paroles autorisées dans le cadre des réunions plénières. Mais planifier les réunions met également en évidence le problème crucial de l’articulation des temporalités, d’une part entre professionnels et bénévoles et entre bénévoles d’autre part. Les dates et heures de réunion décidées collectivement sont systématiquement l’objet de négociations voire de renégociations car si les dates et heures conviennent à la majorité des présents elles peuvent exclure des membres qui ne sont jamais disponibles sur ces créneaux horaires. Le recours à des outils de sondages en ligne (Doodle), adopté par un conseil présente l’avantage d’associer les absents à la décision tout en l’externalisant du temps de la plénière. Il présente néanmoins deux inconvénients, la décision se trouve reportée et repose sur l’investissement d’une personne, il peut aussi contribuer à accentuer une certaine fracture numérique notamment chez les plus âgés. Une autre solution a été d’alterner les jours et heures de réunions, enfin, un conseil a fait le choix d’établir un jour et une heure fixe, à chacun de se libérer ou non. Entre désintérêt pour les activités du conseil et incapacité à assister aux réunions plénières, le prosaïsme de la contrainte soulève deux des difficultés majeures de la participation, la disponibilité et l’assiduité. Il met aussi en évidence des différences de représentations considérables sur le conseil citoyen : doit-il s’adapter pour que chacun puisse y trouver sa place ? Ou revient-il à la responsabilité et l’engagement de chacun de s’adapter au conseil citoyen ?
Communiquer, être informé et s’institutionnaliser (classes 1 et 5)
La gestion de la communication essentiellement par voie électronique mais non exclusivement, se trouve associée à la gestion des formalités administratives du conseil, comme par exemple, la déclaration en préfecture. Cette proximité semble indiquer que la gestion de la communication participe du processus d’institutionnalisation des conseils citoyens, comme le résume très bien la phrase suivante extraite de la classe 1 : « L’information, c’est le pouvoir ». Les informations des instances de pilotage et celles propres au conseil doivent pouvoir circuler auprès de chacun des membres et cette nécessité est conditionnée par la création de listes de contacts mises à jour, sans quoi la légitimité même du conseil citoyen et celle des instances de pilotage peuvent s’en trouver mises à mal. Les conseils citoyens contraints parfois d’ « aller à la pêche aux informations » ont pu parfois nourrir une forme de défiance envers les « intermédiaires », accusés de « manipulation » (extraits de la classe 1). S’agissant de l’information en interne, la question s’est posée avec une acuité particulière à l’occasion de la démission d’une personne ayant été élue au « bureau » d’un des conseils (classe 5). Si le statut importait assez peu pour les membres qui considéraient cette élection comme une simple formalité administrative liée à la nécessité de pouvoir afficher une personnalité morale (statut d’association loi 1901), sans répercussion sur le fonctionnement collégial du conseil, la démission a rouvert les négociations sur les statuts, le rôle du bureau, le règlement intérieur et la gestion de la circulation de l’information.
Le cadrage interne du processus délibératoire : Animation, modération, gestion de l’ordre du jour (classes 8, 7, 2, 17, 19, 13 et 14)
Selon les conseils, plusieurs rôles font l’objet de désignation sur la base du volontariat. Outre les représentants aux instances, des secrétaires, animateurs de séances sont désignés à chaque séance. Le degré de formalisation de cette répartition des rôles est sujet à variations d’un conseil à l’autre. Leur mission réside dans la prise de note, la gestion de l’ordre du jour, la répartition des temps de parole et parfois leur modération, en veillant à ce que les échanges ne versent pas dans un registre émotionnel trop prononcé (ex. : « les gardiens du ressenti » )se conformant ainsi implicitement aux injonctions de rationalité du débat démocratique. Des éléments lexicaux témoignent directement de l’existence de débats comme « accord », « excusez-moi » ou « poser des questions » ou encore « laisser parler » (classes 8 et 19). L’écoute et le respect de la parole d’autrui font ainsi partie des règles, plus ou moins tacites, régissant le fonctionnement des plénières qui apparaissent dès lors comme des espaces dans lesquels la discussion est possible. Elle peut ou non déboucher sur une prise de décision collective qui est, ou non entérinée par un vote. Si la tenue d’un vote peut être un argument pour ne pas rouvrir la discussion ultérieurement, ce n’est pas pour autant systématique. Ceci étant dit, le processus délibératoire ne se réduit pas aux séances plénières car des groupes de travail et commissions, sont formés, (ce qui n’a pas été sans négociation dans certains conseils) pour approfondir les sujets jugés importants voire prioritaires. Exemples : « Alors l’idée ce n’est pas de travailler forcément par groupe complètement aujourd’hui c’est que des personnes s’approprient des sujets qu’on vous propose et ces sujets ils peuvent vivre en dehors des réunions du conseil-citoyen » (classe 7) « L’idée c’est de se donner un sujet de débat pour qu’on ait le temps d’aller au plus profond des choses et puis on ne fasse pas comme ce soir » (classe 8) En parallèle à des groupes internes aux conseils citoyens d’autres groupes de travail sont constitués par l’instance de pilotage du contrat de ville, ici Toulouse métropole, comme le comité de pilotage, mais aussi un groupe plus informel chargé de réfléchir spécifiquement à la question de la participation des habitants. Les travaux des sous-groupes sont restitués et mis en discussion au cours des séances plénières. Du « copil » (Comité de pilotage) aux groupes de travail, la délibération apparaît donc ici comme un processus échelonné, cadré et conditionné en partie par la connaissance et la compréhension du contrat de ville.
Comprendre le contrat de ville et y trouver sa place (classes 9 et 10)
Un des éléments ayant le plus occupé les discussions porte autour du contrat de ville et de la fonction des conseils citoyens. Cette compréhension du contrat de ville, d’abord définitionnelle, peut être amenée par des interventions de personnes extérieures, des chargés de mission politique de la ville mais elle passe aussi par la capacité des membres à identifier les bons interlocuteurs (associations, bailleurs sociaux, maires de quartier, etc.) et à construire un projet susceptible d’être entendu en comité de pilotage et recevoir un écho positif de la part des décideurs. Exemple : « il y un contrat qui doit servir pour les habitants des quartiers prioritaires, l’objectif c’est ça, les habitants sont-ils concernées sont-ils impliqués par la politique de la ville ? (classe 10) Les lieux de rencontres et de partage, les tiers lieux, la dynamisation de la vie associative sont les projets qui semblent les plus investis par les conseils. Néanmoins, tous les quartiers ne font pas l’objet des mêmes (ré-)aménagements et ceux-ci conditionnent la mise en visibilité de problématiques spécifiques et l’appropriation de leurs enjeux. Exemples : « La réunion du 3 mars on a défini quelles étaient nos priorités dans la cohésion sociale, la première des priorités c’était de réfléchir sur un lieu de rencontre et d’échange animé par les associations et ouvert aux habitants (classe 9) » « On met l’accent sur le fait d’augmenter l’immobilier avec une telle rapidité sur le quartier sans aucun service autour sans aucun équipement public c’est mettre en difficulté encore plus la zone du contrat de ville » (classe 10) L’appropriation des enjeux de la politique de la ville pour les quartiers soulève également des interrogations importantes sur les missions mêmes des conseils citoyens, en tant que partenaire du contrat de ville et en tant qu’instance indépendante dont le déploiement est national. C’est dès lors une réflexion sur les conseils citoyens qui est engagée. Peuvent-ils être porteurs de projets ? Quels sont les dispositifs d’accompagnement et de formation prévus par la loi et le contrat de ville ? Quels sont les engagements mutuels à respecter ? Leur mission principale se réduit-elle au suivi de la mise en œuvre des opérations d’aménagement de l’espace urbain ? Cette montée en généralité, embryonnaire, laisse cependant entrevoir les conditions d’une politisation des conseils citoyens qui s’inscrirait dans la construction de relations entre conseils citoyens (Le premier forum national des conseils citoyens s’est tenu en octobre 2016, à l’initiative du Ministère), sur le territoire métropolitain et au-delà, en parallèle plutôt qu’en opposition avec les contrats de ville et la politique de la ville. Toutefois, dans la temporalité de cette étude, une forme de politisation plus discrète semble plutôt se déployer en deçà du contrat de ville, comme condition préalable à l’action des conseils citoyens.
Un « agir communicationnel » en deçà du contrat de ville : horizontalité et réticularité
Si le contrat de ville façonne en grande partie l’activité discursive des conseils, elle ne s’y réduit pas pour autant. Un agir communicationnel se déploie en deçà du contrat de ville et il apparaît de deux façons distinctes. D’abord dans la volonté, de trouver les meilleures manières d’ « aller vers les gens » les habitants, pour construire l’image la plus fidèle possible des attentes et besoins du quartier (classe 4 et 3). Ensuite, dans le partage des expériences sensibles relatives aux problèmes du quartier, entre les membres du conseil citoyen (classes 6, 11, 12, 20, 21, 18, 16) sans que ceux-ci soient nécessairement réductibles au cadre de référence du contrat de ville. Ces choix stratégiques participent d’une connaissance du système complexe que constitue le quartier dans lequel s’insère le conseil citoyen. Sa capacité à s’insérer dans le tissu associatif local, à occuper les espaces de vie comme les marchés et autres événements ponctuels voire à les susciter, relève ainsi à la fois d’un « agir communicationnel » constitutif d’un vivre-ensemble (Berger, Céfaï, Gayet-Viaud, 2011) local, faisant certes écho en partie à la thématique de la cohésion sociale du contrat de ville mais témoignant aussi d’une réelle stratégie de légitimation. Le conseil citoyen affiche ainsi sa volonté de s’imposer comme un acteur à part entière de la démocratie de proximité.
S’afficher, expérimenter, mettre en place (classes 3, 4, 6, 11 et 12)
La plupart des conseils citoyens ont accordé une attention particulière à leur mise en visibilité, voire leur mise en scène, par la création de blogs ou sites internet, d’un logo mais aussi par la volonté d’occuper les espaces et moments de vie et de rencontre comme les marchés, les festivals et autre animations ponctuelles du quartier. Ils ont également cherché à prendre part à cette vie locale en réfléchissant à l’organisation de repas de quartier, à la participation (à titre individuel ou collectif) à des événements organisés par les associations (locales ou non) ou à la façon dont ils pourraient s’insérer dans des locaux municipaux leur conférant une visibilité et leur permettant d’assurer d’éventuelles permanences. Cette volonté d’agir en appelle directement à la recherche d’une définition collective du rôle qui pouvait leur incomber, celui de « représentant » ou de « porte-parole » des habitants. Cette définition, renvoie à une identité partagée liée au quartier et à ses habitants, au même titre que les comités ou conseils de quartier. Cela pose la question de la multiplication des interlocuteurs car contrairement à ce qui était prévu, les conseils citoyens ne se sont pas substitués aux collectifs d’habitants déjà constitués et bien implantés dans trois des quartiers concernés par cette étude. Au contraire, ces collectifs semblent tendre à construire une complémentarité car des membres des comités de quartiers sont amenés soit à intervenir soit à siéger au conseil citoyen en tant qu’association du quartier. Un des conseils citoyen a même contribué largement à la création d’une association de locataires, agissant ainsi directement comme un levier de mobilisation locale. Exemples : « Moi j’attendais beaucoup justement des questionnaires qu’on fera pour voir je pense qu’il y a une majorité de gens ça ne sera pas « Agir », ni les plantations, non ça ne sera pas ça leur préoccupation » « Des habitants, deux trois habitants tu vois, dans ton quartier par exemple si on veut visiter tu connais deux trois personnes qui connaissent bien leur quartier et ils s’associent à notre visite »
Les problèmes spécifiques au quartier (18, 16, 20, 21)
Certains des sujets discutés dans les conseils citoyens et ayant donné lieu à une prise de position de ces derniers relèvent des spécificités des territoires et de leurs aménagements, qu’ils entrent ou non en résonance avec les orientations stratégiques du contrat de ville. Les immeubles (vie, entretien, rénovation, construction, démolition), l’environnement scolaire, l’aménagement d’un « cœur de quartier » ou les trafics de drogue ont donné lieu à des traitements différenciés chez les quatre conseils citoyens, chacun investissant davantage une de ses thématiques plutôt qu’une autre. Ces différences mettent en évidence les singularités des conseils citoyens et l’impact de l’action territoriale sur la vie des quartiers.
Portrait d’un espace public local polyphonique
Figure 3 : Analyse de similitude (IRaMuTeQ), image retravaillée avec le logiciel Gephi (https://gephi.org/)
La polyphonie discursive observable à partir des séances plénières de ces quatre conseils citoyens dresse un portrait contrasté d’un espace public local, territorialisé, (Miège, 2010 et Gadras, Pailliart, 2013) à la fois semblable et singulier. L’analyse de similitude ci-dessus présente les espaces lexicaux qui peuvent être lus comme les préoccupations communes des conseils citoyens. Ces espaces s’agencent autour des notions de « quartier », « habitant », « association ». Dans ce contexte, les conseils-citoyens cherchent à « aller » « voir » et faire « venir » les « gens ». Ils « prennent », autant que possible, le « temps » de « penser », « parler », de « mettre en place » des « choses », de « proposer » des « projets », de poser des « questions », en se réunissant, en travaillant dans les groupes de « travail », les « commissions » et les instances de « pilotage ». Cette volonté de se saisir des enjeux des quartiers en y associant les habitants et en questionnant les possibilités octroyées par le dispositif semble témoigner d’une politisation discrète, contrainte mais réelle, liée au quartier et à ses acteurs. Si la capacité d’action est conditionnée par un apprentissage du fonctionnement du contrat de ville et de la démocratie de proximité, conformes à la fois aux nouvelles pratiques relationnelles de la communication publique qui pourrait ainsi s’apparenter à une démocratie de la sollicitation et aux vertus éducatives supposées de la démocratie participative (Bratosin 2006), il reste à savoir si cette connaissance permet une appropriation de la politique de la ville par les habitants, si elle tend à favoriser leur pouvoir d’agir et de prendre part au processus de décision publique.
Notes
(1) Extrait d’un entretien avec Mohamed Mechmache dans La lettre du cadre territorial du 09/11/2017 : http://www.lettreducadre.fr/14464/mohamed-mechmache-pourquoi-une-fois-elu-lhomme-politique-seloigne-t-il-des-gens/
(2) Voir le cadre de référence édité par le Ministère des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports
(3) Interface de R pour les Analyses Multidimensionnelles de Textes et de Questionnaires : http://iramuteq.org/
Références bibliographiques
Balme Richard., Faure Alain, Mabileau Albert (coord.) (1999), Les nouvelles politiques locales. Dynamiques de l’action publique, Paris : Presses de Sciences Po.
Beauvois Jean-Léon (2006), « Quelques principes préalables à la mise en route des programmes de démocratie participative », Sciences de la société, n°69, p.11-24.
Berger Mathieu, Cefaï Daniel. Gayer-Viaud Carole (coord.) (2011), Du civil au politique, ethnographies du vivre-ensemble, Paris : P.I.E Peter Lang (collection : Action publique).
Blondiaux Loïc, Sintomer Yves (2002), « L’impératif délibératif », Politix, vol. 15, n°57, p. 17-35.
Bratosin Stefan (2006), « Démocratie participative en Europe », Sciences de la société, n°69, p.3-9.
Cardy Hélène (2013), « Les palmarès des collectivités territoriales et leur médiatisation : quels enjeux pour l’attractivité des territoires (image, identité, compétitivité) ? » in Noyer Jacques, Raoul Bruno, Pailliart Isabelle (coord.)Médias et Territoires, l’espace public entre communication et imaginaire territorial, Lilles : Presses Universitaires du Septentrion (collection : Acquisition et transmission des savoirs), p.116-132.
Comby, Jean-Baptiste (2009), La contribution de l’Etat à la définition dominante du problème climatique, Les enjeux de l’information et de la communication, n°2009, 17-29.
En ligne : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/Comby
Gadras Simon, Pailliart Isabelle (2013), « Les territoires et les médias dans la construction de l’espace public », in Noyer Jacques, Raoul Bruno, Pailliart Isabelle (coord.) Médias et Territoires, l’espace public entre communication et imaginaire territorial, Lille : Presses Universitaires du Septentrion (collection : Acquisition et transmission des savoirs), p.24-37.
Kirszbaum Thomas (2017), « Notice « Politique de la ville » », in Kada Nicolas,Courtecuisse Claire, Aubelle Vincent , Romain Pasquier (coord.) Dictionnaire encyclopédique de la décentralisation, Paris : Editions Berger-Levrault.
Lagroye Jacques, Offerlé Michel (coord.) (2011), Sociologie de l’institution, Paris : Belin.
Miège Bernard (2010), L’espace public contemporain, Grenoble : PUG.
Monnoyer-Smith Laurence (2006), « La pratique délibérative comme invention du politique », Sciences de la société, N°69, p.51-70.
Ratinaud Pierre, Dejean Sébastien (2009), « IraMuTeQ : implémentation de la méthode ALCESTE d’analyse de texte dans un logiciel libre » communication à la modélisation appliquée aux sciences humaines et sociales (MASHS 2009), Université de Toulouse.
Ratinaud Pierre, Marchand Pascal (2012), Être français aujourd’hui. Les mots du « grand débat » sur l’identité nationale, Paris : Les Liens qui Libèrent.
Ratinaud Pierre, Marchand Pascal (2015), « Des mondes lexicaux aux représentations sociales. Une première approche des thématiques dans les débats à l’Assemblée nationale (1998-2014) », Mots. Les langages du politique, n°108, p.57-77.
Auteur
Natacha Souillard
.: Doctorante en Sciences de l’information et de la communication, thèse effectuée sous la direction de Pascal Marchand, LERASS, Université Toulouse 3 Paul Sabatier.
Plan de l’article
Le contexte politique et institutionnel des conseils citoyens
Constitution du corpus et méthodologie
Des espaces discursifs de délibération sous contraintes
Un « agir communicationnel » institutionnellement normé
Un « agir communicationnel » en deçà du contrat de ville : horizontalité et réticularité
Portrait d’un espace public local polyphonique