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Préventions des cancers du sein : ce que la controverse fait à l’action publique

31 Oct, 2018

Résumé

À partir d’une approche de la communication et des médiations dans l’action publique, l’article analyse un dispositif de concertation en ligne mandatée par le ministère de la santé et mis en place par l’Inca en 2016. Sous l’emprise des controverses, de la prévention du cancer du sein en général et du dépistage organisé en particulier, autrement dit de la critique ou de la contestation publique, dans des arènes diversifiées, l’action publique consiste ici à mettre en place un dispositif de concertation afin d’anticiper, maîtriser et réguler les risques liées aux contestations publiques. L’analyse de contenu des contributions de la concertation permet de mettre en évidence les critiques fondamentales concernant la prévention du cancer du sein. Ces critiques sont fortement liées aux dispositifs de communication occultant les risques du surdiagnostic et les discours médicotechniques et institutionnels culpabilisant. L’article souligne également les limites des campagnes de prévention primaire qui occultent les risques collectifs socio-économiques et environnementaux.

Mots clés

Communication; santé publique; controverse; concertation, prévention, cancer du sein.

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Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Omrane Dorsaf, Mignot Pierre, « Préventions des cancers du sein : ce que la controverse fait à l’action publique« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/3, , p.41 à 55, consulté le vendredi 19 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/supplement-a/03-preventions-des-cancers-du-sein-ce-que-la-controverse-fait-a-laction-publique/

Introduction

Depuis la fin du vingtième siècle et l’» affaire du sang contaminé » jusqu’aux débats à répétition sur la vaccination et « le scandale » pharmaceutique sur le « Levothyrox » en passant par « la crise de la vache folle » ou de la « grippe aviaire », la santé publique n’a cessé d’être critiqué et remise en cause pour ce que les acteurs politiques qualifient comme « crise sanitaire ». Un climat de défiance vis-à-vis des experts et des institutions de santé, s’est instauré progressivement à la suite des différentes affaires politico-sanitaires et conflits d’intérêt, mais aussi les craintes suscitées par l’émergence de maladies, de pathologies ou de virus que l’on ne maîtrise pas (Romeyer, Moktefi, 2013). Nous assistons également à ce que les médias désignent par « affaires » ou « scandales » des laboratoires pharmaceutiques (Levothyrox, Médiator, Vioxx, etc.) ou à la prolifération des produits de consommation considérés comme cancérigènes. Parallèlement, se développent des formes d’individualisation des pratiques de santé et de choix de vie comme le refus de la vaccination ou l’appel aux médecines parallèles (Romeyer, Moktefi, 2013). Certains praticiens (Saout, 2009) parlent de crise de confiance des citoyens à l’égard du système sanitaire. Cette crise de confiance largement médiatisée alimente et multiplient l’ampleur des mouvements de contestation notamment en ligne. Sous toute forme d’activisme et quelques soient les acteurs : institutionnels, praticiens, associations, militants, dédiés à des maladies (sida, cancers, maladies orphelines, etc.) ou à d’autres causes sanitaires (vaccination, tabac, environnement, etc.). L’action publique pourrait se voir transformer du fait des controverses répétées relatives aux décisions ou l’absence de décision institutionnelle. Ces transformations peuvent concernées le développement des campagnes de communication de prévention, renouvellement des modes d’action de la société civile via les associations et son implication dans les actions publiques, l’épidémie du sida, étant un exemple particulièrement significatif de ces changements (Ollivier Yaniv, 2015).

Les préventions du cancer du sein, qu’elles soient primaire : manger cinq fruits et légumes et pratiquer une activité sportive ou secondaire : se faire dépister tous les deux ans à partir de 50 ans, sont sujettes depuis quelques années à des contestations publiques émanant de praticiens de la santé, de la population concernée et des associations. Le présent article propose d’analyser les contributions numériques, de la première « concertation citoyenne et scientifique » dans le domaine de la santé qui a été mandatée par le ministère de la santé et mise en place par l’INCA en 2016 (Cette analyse s’inscrit dans le cadre d’une étude plus globale sur les dispositifs socio-numériques de prévention contre le cancer du sein, observation terrain, entretiens, et analyse des contenus d’un corpus RSN concernés par cette question). De manière complémentaire aux analyses de la communication publique sanitaire à l’épreuve des controverses (Ollivier-Yaniv, 2015), les controverses et les débats publics (Badourd, Mabi, 2015) en ligne (Campion et al, 2015). Nous interrogeons les discours et dispositifs incitatifs et persuasifs de prévention à travers l’analyse de contenus des contributions numériques. Par ailleurs, la particularité de cet objet d’analyse consiste à ce qu’il soit un dispositif de communication conçu, émanant et contrôler par les institutions publiques et qu’il ne permet aucun échange entre participants sur la plateforme numérique sous la forme d’un « forum hybride », par exemple. Il s’agit alors d’un dispositif de recueil de contributions et non pas d’interactions. Dans cette perspective, nous considérons ce dispositif de concertation comme « composante de l’activité politique » (Ollivier–Yaniv, 2010) qui permettrait aux pouvoirs publics d’anticiper, neutraliser et réguler les risques : du cancer du sein en tant que première cause de mortalité chez les femmes d’une part et de la contestation publique d’autre part.

Avant d’analyser les contributions de la « concertation citoyenne et scientifique », il convient de contextualiser la prévention des cancers du sein et mettre en évidence en quoi ce sujet est controversé. Ensuite nous présentons notre méthodologie de recherche et enfin les principaux résultats relatifs à la dénonciation du discours et des dispositifs institutionnels de prévention.

Contextes socio- économiques et politiques des préventions des cancers du sein

Nous avons choisi dans cette première section de présenter le contexte des préventions des cancers du sein dans sa complexité culturelle, organisationnelle et communicationnelle. Comment la prévention du cancer du sein a pu évoluer depuis le début du XXe siècle ? Quels sont les enjeux des acteurs publics, privés et associatifs impliqués dans la politique de prévention ? Jusqu’où ces incertitudes peuvent contribuer à l’alimentation des contestations publiques.

Communication de la santé publique : vers une culture de la prévention ?

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) désigne la prévention comme « tout acte destiné à éviter des phénomènes attendus ». L’approche de santé publique distingue, quant à elle, trois catégories d’actions préventives. La prévention primaire représente l’ensemble des actions qui réduisent l’occurrence ou l’incidence d’une maladie. Vacciner les personnes âgées contre la grippe ou vacciner les enfants contre le ROR (Rougeole, Oreillons, Rubéole) répond à cet objectif. De même que manger cinq fruits et légumes et pratiquer une activité sportive, fait partie de la politique des campagnes de préventions primaires contre les cancers. La prévention secondaire représente les actions qui visent à réduire la morbidité ou les conséquences d’une maladie une fois celle-ci apparue. Les campagnes de dépistage du cancer du sein auprès des femmes de plus de 50 ans, de même que les campagnes de dépistage du cancer du côlon auprès de la population française ont pour objectif de repérer dans la population ciblée les personnes nécessitant une prise en charge la plus précoce possible pour éviter l’évolution de la maladie vers des complications et, si possible, l’éradiquer chez la personne par une prise en charge adaptée. Enfin, la prévention tertiaire représente les actions qui ont pour objectif de réduire l’invalidité associée à des maladies chroniques. L’insertion professionnelle des malades en phase de rémission ou après leur guérison, fait partie de cette prévention.

La prévention a occupé, depuis le développement de la médecine curative, une place secondaire dans le système de santé français. La préoccupation majeure a été, selon Ménoret, (2006, 2007), d’assurer un accès aux soins plutôt que de favoriser une culture de la prévention. Les crises sanitaires comme ceux de la transfusion sanguine, l’hormone de croissance, les canicules de l’été 2003, 2006, ont sensibilisé l’opinion à la notion de « sécurité sanitaire » et fait émerger une prise de conscience nouvelle autour des problématiques de la prévention (Romeyer, Moktefi, 2013).

Il est aussi à noter un contexte politique et juridique « favorable à la prévention ». En effet, la notion de prévention est apparue dans la législation pour la première fois dans le Code de la Sécurité Sociale grâce à la loi du 5 janvier 1988. Il faut attendre 1998 pour que le terme général de prévention figure dans le Code de santé publique, à travers la loi de lutte contre les exclusions qui pose le principe de « programmes régionaux pour l’accès aux soins et à la prévention des personnes les plus démunies ». C’est cependant la loi du 4 mars 2002 qui reconnaît à la prévention une place de premier plan dans la politique de santé. Depuis, les politiques publiques mettent en place et valorisent des dynamiques pour renforcer la prévention, soutenues par le ministère de la santé. Cette évolution de la politique de prévention, renvoie à la remise en cause d’une vision exclusivement curative de la santé au profit d’une approche globale de la prévention, dont l’objet ne serait plus seulement le risque mais la recherche de la santé au sens où l’a définie l’OMS « d’état complet de bien-être physique, mental et social, et non point seulement d’absence de maladie ou d’infirmité ».

Dès lors, les acteurs, les discours et les dispositifs de prévention se diversifient. Il est en effet attendu des campagnes de prévention de favoriser le maintien d’un comportement dit « normal » ou (à terme) de modifier un comportement dit « à risque ». Ceci pose le problème de l’édiction de normes, comme celles du dépistage du cancer du sein à partir de 50 ans, ou surtout lorsque celles-ci ne relèvent même pas de la santé proprement dites comme les normes esthétiques (Romeyer, Moktefi, 2013). L’omniprésence et les effets de contraintes de la prévention ont ainsi suscité de nombreuses critiques (Peretti-Watel, Moatti, 2009) qui questionnent cette idéologie de culture préventive, publicisée et fortement médiatisée. Parmi les critiques sont évoqués les risques. L’individu souhaite avoir l’initiative quant au choix de les courir ou de les prévenir. Ce choix exige des solutions de nature autre qu’individuelle. Dans ces situations, il convient selon certains chercheurs (Loubière, Parent, Tallon, 2004) d’articuler les libertés individuelles avec les exigences collectives, et d’arriver à un équilibre entre libertés individuelles et intérêt général.

Cette confrontation des logiques de prévention individuelles et collectives n’est pas sans conséquence sur la perception de certaines populations concernées par la prévention du cancer du sein, son dispositif et ses acteurs. Surtout que cette dernière est souvent fondée sur des campagnes d’individualisation et de responsabilisation des personnes dites « à risque ».

La multiplicité des acteurs de la prévention : des compétences enchevêtrées

Il existe une pluralité d’acteurs, et par conséquent de logiques et d’intérêts, dans le domaine de la prévention: usagers, médecins, associations, firmes pharmaceutiques, collectivités locales, État. Des interactions multiples entre ces acteurs naît une réelle complexité de la décision dans le domaine de la prévention. En France, les compétences en matière de prévention sont partagées entre l’État et les collectivités territoriales, ce qui ne contribue pas à la lisibilité de l’ensemble du système. Outre les directions compétentes du ministère de la Santé, de nombreux acteurs (instances spécialisées, organismes publics ou parapublics) interviennent dans le dispositif de prévention. Depuis 1992, on recense la création d’une série d’agences, d’établissements publics autonomes, chargés des aspects sectoriels de la politique de santé publique. A cela s’ajoute la représentation institutionnelle des usagers qui apparaît en France à la suite des ordonnances Juppé de 1996. Les pouvoirs publics ont conféré une légitimité institutionnelle aux associations de malades et aux associations de consommateurs et de familles.

C’est bien un mouvement ancien de mutualisation qui touche aussi les acteurs plus spécifiques que sont ceux du dépistage organisé des cancers. Il existe de nombreux acteurs qui participent de près ou de loin au dépistage organisé des cancers du sein (DOCS) : les professionnels de santé, qui sont en contact direct avec la population sont au premier plan ; le médecin traitant joue un rôle pivot, il est placé au centre du dépistage du cancer colorectal et garde une place prépondérante pour le dépistage organisé du cancer du sein. Les médecins spécialistes, gynécologues et gastro-entérologues interviennent également dans ces dépistages. Par ailleurs, la prévention du cancer du sein et le dépistage sont organisés d’une manière plus globale à l’échelle nationale : ministère de la santé, Institut national du cancer (InCa), Institut de Veille Sanitaire (l’InVS), la Haute Autorité de Santé (HAS) ; régionale (L’ARS Midi-Pyrénées (Occitanie aujourd’hui), le Groupement Régional de Santé Publique (GRSP), les Directions Régionales des Affaires Sanitaires et Sociales (DRASS) et départementale : dépistage organisé des cancers du sein et du colon en Haute Garonne (Doc31) par exemple.

La multiplication des institutions pourrait conduire à des compétences enchevêtrées, à une absence de synergie ou à des défauts de coordination mais également à des inégalités sociales dans l’accès à l’information de sensibilisation à la prévention et/ou au dispositif de dépistage organisé. Le rapport de l’INCa, mandaté par l’Agence Nationale de la Santé Publique (ANSP) afin d’évaluer et réorganiser le dispositif de dépistage du cancer du sein, souligne l’hétérogénéité de ces structures quant aux résultats attendus et aux systèmes d’information utilisés. Le rapport révèle la nécessité de réorganiser la politique de prévention des cancers. Cette réorganisation attendue doit « permettre d’encourager les interfaces entre les acteurs pour fluidifier le parcours de santé, de gagner en efficience en optimisant les moyens et en développant le système d’information entre les acteurs, et enfin, de préciser les articulations entre les niveaux territorial, régional et national » (2016). L’enjeu consiste à définir une organisation plus efficace qui doit par ailleurs préserver la qualité du dispositif, faciliter l’accès au dépistage et permettre le déploiement des actions prévues dans le Plan cancer 2014-2019.

Outre les acteurs institutionnels de la prévention il est à noter que le nombre d’entreprises qui se sont engagées dans la sensibilisation contre le cancer du sein n’a cessé de croître au fil des ans. « Estée Lauder », « Avon », « Komen » l’entreprise « Zeneca Pharmaceutical », producteur du « tamoxifène », médicament contre le cancer du sein le plus vendu au monde, ainsi que d’autres organisations commerciales et non commerciales participent à plusieurs événements et activités au cours du mois d’octobre. Cette opération de sensibilisation est connue en France sous la dénomination « Octobre rose ». Au mois d’octobre 1994, le groupe Estée Lauder en association avec le magazine Marie France crée la campagne de sensibilisation intitulée « Le Cancer du Sein, Parlons-en ». Parallèlement, des mouvements contre l’exploitation de cette cause par des industriels ont vu le jour, à l’instar du mouvement « think before you pink » lancé en 2002 afin de sensibiliser les américains à ce qu’ils appellent le « pink washing ». La ligue contre le cancer lance en 2016 une charte « Stop pink washing » afin de sensibiliser ses collaborateurs contre les dérives mercantiles et opportunistes de cet événement :

« Octobre Rose a su s’imposer comme un rendez-vous grand public permettant de sensibiliser et de mobiliser contre le cancer du sein, c’est une belle victoire. Mais, aujourd’hui, Octobre Rose devient, malheureusement et à bien des égards, une mobilisation souvent détournée de son objet, prétexte à des communications opportunistes, désordonnées voire mercantiles. Cette dérive tend à anéantir l’efficacité du message. Résultat : la participation au dépistage organisé ne cesse de diminuer chaque année atteignant 50,7% en 2016 » (http://www.liguecancer44.fr/actualite/stop-au-pinkwashing/, consulté 06/10/17).

La prévention du cancer du sein évolue dans un contexte d’incertitude stratégique socio-politique et médico – sanitaire au vu de la remise en cause de son idéologie normative, d’un dispositif non individualisé et scientifiquement contrasté et d’un ensemble d’acteurs et de compétences enchevêtrés qui peine à réaliser leurs « objectifs ».

Le dépistage organisé du cancer du sein au fil du temps : un dispositif de prévention controversé

Depuis le début du XXe siècle, l’American Cancer Society (ACS) aux Etats – Unies, comme la Ligue Nationale Contre le Cancer (LNCC) en France, militent pour la détection précoce des cancers. À partir des années 1970 La technique de dépistage par mammographie est supposée être un outil fiable de dépistage des populations asymptomatiques. Elle devient, dans les décennies qui suivent, une pratique médicale de plus en plus courante et ce sans concertation publique (Ménoret 2007 ; Boissonnat, 2003). Ce sont les gynécologues, les industriels et les praticiens libéraux, notamment radiologues, qui facilitent cette diffusion (Ménoret, 2007). Ce n’est que dans les années 1980 que la mammographie s’impose comme un élément essentiel du dispositif de surveillance en France.

En France, le programme de Dépistage Organisé du Cancer du Sein (DOCS) a vu le jour en 2004. Ce programme repose sur un cahier des charges publié au Journal officiel du 21 décembre 2006 (Arrêté du 29 Décembre 2006 relatif aux programmes de dépistage des cancers qui définit et encadre ses modalités, son suivi et son évaluation). Toutes les femmes de plus de 50 ans et jusqu’à leurs 75 ans – soit 9,5 millions de femmes – sont ainsi appelées tous les deux ans à passer une mammographie entièrement prise en charge par l’assurance maladie. Les enjeux sont importants du point de vue de la santé publique. Plus de vingt-deux millions de dépistages par mammographie ont ainsi été organisés. Le taux de survie nette à cinq ans d’un cancer du sein est de 86 % pour les personnes diagnostiquées entre 1989 et 2004. En 2014, plus d’une femme sur deux a participé à ce dépistage soit près de 2 520 000 personnes. À ces chiffres s’ajoutent environ 10 % à 15 % de femmes qui réalisent des mammographies de dépistage à la demande du médecin ou de leur propre initiative appelé dépistage spontané ou opportuniste ou individuel (DI). Le dépistage, qu’il soit individuel ou organisé, est désormais présent dans le quotidien médical des femmes de 50 à 74 ans (Sources : http://invs.santepubliquefrance.fr/fr../layout/set/print/Dossiers-thematiques/Maladies-chroniques-et-traumatismes/Cancers/Donnees-par-localisation/Cancer-du-sein et http://www.doc31.fr/). Les institutions et les espaces d’information et de communication autour de la prévention primaire et secondaire se sont multipliés. Depuis plus d’un siècle, tant les experts du cancer du sein que leurs institutions officielles adhèrent au principe du diagnostic et du traitement précoce qui organise les normes médico-centrées du dépistage, mais cette hégémonie est de plus en plus contestée (Junod et Massé, 2003). Chaque programme de dépistage est susceptible de faire débat et, tant pour l’expert que pour le profane, les questions peuvent être nombreuses en termes de précision ou en termes de sécurité par exemple. Combien de personnes risquent d’être des faux négatifs ? De quel type de traitement efficace disposons-nous afin d’éradiquer les symptômes de la maladie dépistée ? Ces traitements sont-ils eux-mêmes sans risque ? Par ailleurs, la remise en question du taux de mortalité, indicateur utilisé pour mesurer les évolutions du dispositif ne plaide pas en la faveur du programme. En effet, il est aujourd’hui difficile d’affirmer et de prouver qu’une éventuelle baisse de la mortalité suite à un cancer du sein serait directement liée à la présence du DOCS. L’examen de ces questions est aujourd’hui réservé au jugement des experts (Ménoret, 2007).

Le dépistage organisé (DO) a connu une remise en cause bien avant son établissement définitif à l’échelle nationale. La fin des années 1980 voit émerger les premières opinions divergentes, mais c’est en 2000 que la controverse latente débute réellement, ne cessant de se développer jusqu’à aujourd’hui. C’est à tour de rôle que différents chercheurs (Junod et al, 2004) et praticiens (Vernet, Henry, 2007 ; Boissonnat, 2004) affirment l’inutilité du DOCS par l’intermédiaire d’études établissant son inefficacité pendant que d’autres réfutent les avis préalablement émis en réaffirmant cette utilité. La médiatisation de ces discussions entre pairs renforce la controverse, soulevant in fine le rapport bénéfices/risques (Delaloge et al. 2016) lié à ce dispositif de détection précoce. Un mouvement militant, en dehors du cadre médico-sanitaire, contre le dépistage a vu le jour essentiellement aux Etats-Unis (Ménoret, 2010) et en France, notamment avec la publication en 2011 de l’ouvrage de Rachel Campergue intitulé « No Mammo : enquête sur le dépistage du cancer du sein ». Depuis, nous constatons des initiatives individuelles et collectives allant dans le même sens.

Force est de constater que les objectifs fixés au début du programme de dépistage organisé peinent à être atteints. Après 4 ans de conduite du programme au niveau national, une stagnation du taux de participation a été constatée. Voulu comme un dispositif auquel près de 80% des femmes concernées (de 50 à 74 ans) devaient participer, les taux recensés depuis 2008 se situent autour de 50%. Même si des différences sont mesurables en fonction des territoires mais aussi des groupes socioéconomiques, les chiffres restent tout de même éloignés des ambitions initiales. La concertation citoyenne et scientifique » menée en France en 2016 a fait émerger ces points de discussion. Le rapport produit en aval de cette concertation pointe également les risques liés au dépistage en lui-même, pouvant conduire à de faux positifs ou à de faux négatifs, des sur-diagnostics, des sur-traitements, à encourir certains risques liés à la radiothérapie.

Analyse de « La concertation citoyenne et scientifique » en ligne sur le dépistage du cancer du sein

Les contestations publiques émanant de la société civile, associations, praticiens de la santé, ont été à l’origine d’une action publique fondée sur « La concertation citoyenne et scientifique ». La concertation a été menée par l’Inca et mandaté par le ministère de la santé en 2016 avec la participation d’un comité d’orientation rassemblant des experts, des représentants institutionnels et des usagers. Cette concertation a eu pour objectif « d’engager une réflexion collective sur l’évolution du dépistage organisé du cancer du sein », en recueillant les avis et les attentes des citoyens et praticiens. Le recueil des contributions en ligne a été ouvert entre octobre 2015 et avril 2016, « pour que chacun, citoyen-ne, professionnel-le, représentant associatif ou institutionnel, puisse s’exprimer librement ». Toutes les contributions sont accessibles sur le site www.concertation-depistage.fr. Des conférences des citoyennes d’abord et des professionnels par la suite ont eu lieu à l’issu desquelles un rapport final de la concertation a été rendu public et le comité d’orientation a rédigé un cahier d’orientation. Cette concertation citoyenne se rattache symboliquement à un processus de démocratie participative classique : concertation/décision. Néanmoins, au vu des conditions de sa réalisation, nous considérons cette concertation comme une action mesurée « active, ouverte, contingente et révisable » au sens de Callon et al (2001). Elle s’écarte du modèle de la « décision tranchante et tranchée », qui semble être inadapté à un contexte d’incertitudes et de controverses évoqués supra.

Enfin, même si nous n’étudions ici que les témoignages citoyens, il semble important de préciser que des associations et des professionnel-le-s concerné-e-s par la question du dépistage et de la prise en charge des cancers du sein participent à cette concertation.

Méthodologie de la recherche

Dans ce contexte d’analyse de la concertation citoyenne nous avons retenu une approche de triangulation des données. La recherche sur les questions de prévention primaires peut combiner les méthodes qualitatives et quantitatives de recueil de données qui s’enrichissent mutuellement. Les moyens de les combiner sont multiples. Une recherche qualitative peut précéder une recherche quantitative en générant des hypothèses pour produire et/ou tester les items d’un questionnaire quantitatif. Symétriquement, un travail quantitatif peut faciliter une recherche qualitative en identifiant les thématiques à l’approche qualitative. Les deux techniques de recueil peuvent être utilisées conjointement. C’est cette dernière technique que nous avons choisi de mobiliser pour cette étude.

Nous avons analysé l’ensemble des contributions ouvertes via l’outil d’analyse léxicométrique Iramuteq. Ce dernier est un logiciel d’analyse de textes et de tableaux de données. Il s’appuie sur le logiciel de statistique R et sur le langage Python. Iramuteq propose un ensemble de traitements et d’outils pour l’aide à la description et à l’analyse de corpus textuels et de matrices de type individus/caractères. Cette analyse nous a permis d’obtenir des items et de créer une grille d’analyse. C’est à partir de celle-ci que nous avons développé une analyse de contenus (Bardin, 2007, 43) en extrayant du corpus des contributions des contenus qui nous permettent de comprendre et d’interpréter des représentations en train de se faire (Paillé, 2011,17).

Dans ce contexte nous avons recensé d’abord les items les plus fréquents dans le corpus des contributions grâce au logiciel Iramuteq (voir annexe) et nous avons par la suite tenté de repérer les représentations citoyennes par rapport au programme national du dépistage organisé et au discours des campagnes publiques de prévention. Le corpus analysé concerne uniquement les contributions citoyennes. Celles-ci comptent 80 % de l’ensemble des contributions soit 395 au total. Nous présentons ci-dessous les principaux résultats de notre étude.

Promesses de la communication et politique du « risque occulté »

Les discours incitatifs dans les années 80, au début du dépistage, sont exclusivement des discours de médecins libéraux, à la différence des États-Unis par exemple, où ces discours sont reproduits par des groupes de pression constitués de femmes représentant tendanciellement les classes moyennes instruites, blanches et sans problèmes particuliers (Ménoret, 2006). Les discours de prévention en France sont majoritairement issus des institutions, publiques, privées ou associatives comme expliqué ci-dessus.

Dans le cadre du dépistage organisé du cancer du sein, les lettres d’invitation représentent le premier dispositif de communication persuasive et incitative. Trois types de lettres d’invitation sont envoyées aux femmes : la première invitation à la date anniversaire de 50 ans, une seconde invitation lorsque la femme n’a pas répondu à la première, puis, une nouvelle invitation bisannuelle, une fois la femme intégrée dans le programme de dépistage. Alors que, dans le cadre d’un programme national, on pourrait s’attendre à ce qu’un modèle unique de lettre ait été́ établi, comportant les mêmes informations jugées indispensables afin d’assurer l’égalité́ de l’accès à cette information, tel n’est pas le cas. En effet, la présentation de ces lettres varie selon les structures de gestion qui l’envoient. Toutefois, trois éléments principaux de même nature sont systématiquement portés à la connaissance des femmes : la finalité́ du dépistage organisé, les actes proposés, le contrôle qualité́ dont ils sont l’objet, et leur coût. Ces informations sont jugées insuffisantes par les personnes ayant exprimé́ leur point de vue. La lettre est un dispositif jugé incomplet. Elle précise la finalité́ du dépistage organisé, et n’indique que ses seuls bénéfices. En effet, ceux-ci, clairement affichés, postulent que le diagnostic précoce du cancer du sein avant l’apparition de symptômes permet de mieux le soigner. C’est l’indication des seuls bénéfices attendus du dépistage du cancer du sein sans qu’ils soient présentés en regard des risques qu’il comporte, comme celui du surdiagnostic.

Les questions relatives à l’information sont nombreuses, les contributions mettant l’accent sur le rôle primordial qu’elle joue dans la mesure où le choix qu’une femme est susceptible de faire est dépendant des renseignements fournis. Une revendication sans ambigüité́ est exprimée : l’information transmise devrait être « claire » et « honnête ». Cette exigence d’une information de « qualité́ » est exprimée tout au long du processus mis en place dans le cadre du dépistage organisé. Aussi faut-il distinguer trois contenus informationnels transmis : l’information générale sur le dépistage du cancer du sein lui-même, des informations fournies dans le courrier d’invitation pour effectuer une mammographie de dépistage, puis celles délivrées une fois le diagnostic établi, notamment lorsqu’il est péjoratif. Bien que les critiques comme les propositions ne soient pas de même nature, l’ensemble permet de repérer les représentations d’une information « de qualité » (sans occulter les risques) tout au long du parcours qui va du dépistage à la prise en charge du cancer du sein lorsque celui-ci est diagnostiqué afin de permettre à̀ chaque femme d’exprimer son choix en connaissance de cause. Il est bien évidement primordial pour le chercheur de questionner cette représentation de l’  « information de qualité » et de s’interroger plus globalement sur les dispositifs info-communicationnels du dépistage du cancer du sein.

Discours technico – médical controversés : la fin de l’autorité symbolique de l’expert ?

La plupart des discours de prévention se base sur ce que Simpson (2000) appelle : la croyance pharmacologique et technologique. Croire et avoir confiance dans les prouesses technico-médicales est une manière d’espérer un meilleur déroulement de la maladie et des techniques de prévention. Les contenus du discours technico-médical répondent à des questions techniques sur la maladie. Elle vise à étudier l’approche médicamenteuse et plus généralement des substances susceptibles d’agir sur l’organisme. Il s’agit ici d’un rapport de délégation : les patientes s’en remettent aux dispositifs sur la base d’une dépendance volontaire fondée sur la confiance. De ce dispositif de jugement se dégage donc une sorte d’autorité symbolique sur la base de laquelle les choix sont effectués. C’est ainsi que certaines femmes dans le cadre du dépistage précoce vont se conformer à l’autorité médicale (compliance) et volontairement se fier au dépistage mammographique, au test génétique ou même à la prise des produits pharmaceutique anticancéreux même s’ils ne sont pas inoffensifs. Souvent, la confiance dans l’expertise du professionnel, le médecin traitant ou le gynécologue joue un rôle décisif dans le choix du mode de dépistage (Kalecinski et al, 2015).

Dans le corpus étudié de la concertation citoyenne et scientifique les arguments du discours technico – médical sont controversés. Alors que l’objectif du dépistage est de réaliser un diagnostic précoce de la maladie, la remarque est souvent faite qu’il ne suffit pas à lui seul. D’une part, Il ne détecte pas tous les cancers et d’autre part, le diagnostic fait au temps T du dépistage ne prémunit pas contre un diagnostic futur de cancer du sein avant la phase de dépistage suivant. La question du surdiagnostic se pose, d’autant plus que les occurrences reviennent régulièrement. L’occurrence « surdiagnostic » est utilisée 23 fois, dont 15 par des médecins et 8 par des citoyen-ne-s. L’occurrence « mortalité » est utilisée 31 fois, dont 21 par des médecins et 10 par des citoyen-ne-s. Le surdiagnostic correspond à la détection par le programme de lésions cancéreuses mais qui n’auraient pas évolué vers un cancer infiltrant du vivant de la personne. Ces réflexions émanent de deux fois plus de médecins que de citoyennes. Le reproche est fait de « transformer des femmes saines en fausses cancéreuses », qu’elles soient en faveur de l’abandon ou du maintien du dépistage. L’argumentation s’appuie souvent sur des données chiffrées et documentées relevant d’une expertise profane (Thoër, Levy, 2014) mettant en cause l’autorité symbolique de l’expert et du discours technico-médical médiatisé sur les taux de mortalité évités : « Je pense qu’il faut être clair en termes d’information sur la diminution de mortalité. En valeur relative (= -20 %) certes mais aussi en valeur absolue (100 à 250 pour 100 000 femmes invitées) ainsi que noter qu’un décès est évité pour 400 à 900 femmes dépistées ». [ contributeur,25 janv., 47]  ; « … d’après les dernières publications le dépistage réduit la mortalité de 20 % (très bien) mais il y a un surdiagnostic de 10% (sûrement minimisé !).[…] Donc le dépistage sacrifie le bien être de 10 % de femmes au profit de celles réellement malades ». [contributrice, 3 mars, 55-56]

L’acte médical du dépistage est également remis en cause. Les questions soulevées par la mammographie et l’examen clinique des seins sont omniprésentes. Plusieurs points sont discutés : la mammographie, la double lecture. Près d’une vingtaine de contributions relatent l’expérience de femmes pour lesquelles la mammographie est un examen très douloureux, source de beaucoup d’appréhension, conduisant certaines à reculer, voire à cesser de participer au dépistage. La double lecture systématique des seuls clichés jugés normaux est également l’objet de questionnements. Il ressort de plusieurs contributions qu’elle est considérée comme une sécurité. C’est l’atout le plus évident du diagnostic organisé (Kalicenski, 2015) qui conduit aussi bien les citoyen-nes, que les professionnel-les de santé ou les associations à suggérer que cette deuxième lecture soit également effectuée pour les diagnostics réalisés en dehors du dépistage organisé ; il est également proposé qu’il n’y ait qu’un seul dépistage, quelle que soit l’origine de la prescription, de même qualité et permettant un même suivi des données, ce qui devrait être possible au fur et à mesure du développement de la transmission numérique des clichés. En outre, plusieurs contributions se demandent pourquoi cette deuxième lecture devrait n’être réservée qu’aux seuls clichés jugés normaux, et ne serait pas effectuée pour ceux présentant des anomalies

Campagnes de prévention et dénonciation du message culpabilisateur

Le discours de la prévention repose souvent sur la responsabilité individuelle de la santé. Cette posture se présente le plus souvent en termes de choix de style de vie et encourage tout autant, par exemple, à abandonner la cigarette, à faire du sport et à manger sainement (prévention primaire), qu’à adhérer aux principes de la détection précoce (prévention secondaire). Les études (Kalecinski et al, 2015 ; Mazet, 2009) mettent en évidence un rapport différencié au dépistage selon l’origine sociale des femmes. Nous différencions celles qui sont plutôt dans une approche de culture préventive : contrôler sa santé et rester en bonne santé décrit par Bertolotto (2003), femme « maîtresse de son destin » de celles qui ont une approche de la prévention guidée par la peur de la maladie et de la mort (Kalecinski et al, 2015). Bien que ce discours de la prévention soit rassurant pour certaines femmes et corresponde à leur rapport à la santé, au corps et à leur sensibilité à la problématique de la prévention, il est contesté par certains chercheurs et certaines patientes.

En effet, cette approche de responsabilisation et d’individualisation promeut, de fait, une perspective de prévention à court terme puisque concentrée sur les comportements d’individus. Ce processus devra donc être répété pour chaque génération (Ménoret, 2006). Par ailleurs, l’individualisation du risque et la responsabilisation dans les campagnes de prévention sont remises en cause dans la littérature scientifique (Sweeney, 2014). L’analyse d’un corpus sur les échanges numériques autour de la prévention du cancer du sein mené dans une étude antérieure, montre que les messages de prévention qui concernent les facteurs de risque (alimentation, activité sportive, hygiène de vie) suscitent très peu d’interaction. Si les interactions ne sont pas fréquentes, elles sont souvent critiques, se rapprochant parfois de la dérision.

Concernant le corpus de notre étude le message culpabilisateur de la campagne « Octobre rose » sont dénoncés de manière récurrente. Une contribution résume bien le premier aspect : « Tous les ans, nous avons droit à la campagne « Octobre rose » avec le déferlement de messages culpabilisants, infantilisants, pour toucher les femmes par l’émotionnel censé être leur vecteur principal de communication et visant à les transformer toutes en bécassines cancéreuses qui s’ignorent » [citoyenne] ou bien encore : « Nous sommes dans une pensée unique en la matière, et « Octobre rose » y participe, bêtifiant les femmes en laissant penser qu’hors de ce dépistage point de salut ». [Citoyenne]

Campagnes de prévention et approche socio-économique et environnementale

Les discours de prévention qui mettent au contraire l’accent sur une perspective à long terme en examinant conjointement maladie et société, qui devrait relier la maladie à des déterminants collectifs socio-économiques et environnementaux sont très peu présents dans les campagnes de prévention du cancer du sein. La prise en compte de ces déterminants est pourtant attendue de la population concernée et non confiante. La définition de l’environnement comprend les agents physiques, chimiques et biologiques présents dans l’atmosphère, l’eau, les sols ou l’alimentation, auxquels les individus peuvent être exposés dans les différents lieux de vie. L’évaluation des liens entre cancer et facteurs environnementaux est délicate, et surtout très controversée. Les répercussions des modifications de l’environnement et des habitudes alimentaires sur l’homme et plus particulièrement sur l’augmentation constatée de l’incidence de certains cancers, sont devenues une préoccupation majeure de santé publique. Il est question également ici de responsabiliser les pouvoirs publics quant à la prise en charge collective et sur le long terme de la prévention primaire : « une violence de plus faite aux femmes. Le dépistage n’est pas la prévention. La prévention passe par la limitation de la pollution chimique, mais qui reste taboue au vu des intérêts financiers qu’elle génère » [professionnel de la santé]

Quant aux facteurs socio-économiques la montée des critiques à l’égard de l’industrie agro-alimentaire, pharmaceutique ou cosmétique est à relever. Cette situation se trouve exacerbée lorsque ces mêmes acteurs industriels participent à des campagnes de prévention contre le cancer du sein. A titre d’exemple, Zeneca Pharmaceutical, le plus grand vendeur au monde de médicaments anticancéreux est également grand producteur de pesticides et autres produits délétères, connus pour être particulièrement cancérigènes (Paulsen, 1994, Ménoret, 2005). Plusieurs contributions déplorent que les marchands du temple se soient insinués dans chaque campagne annuelle ; ainsi semble-t-il évident que « la campagne est instrumentalisée » et que l’» on se sert du ruban rose pour vendre des produits de beauté ou autres. Révoltant !! » , de même que l’on « continue à infantiliser et culpabiliser les femmes, les conduire comme des moutons à l’abattoir vers la mammo pour servir une industrie florissante qui présente octobre rose comme une fête alors que la maladie n’a rien à voir avec des rubans, une course à pied, des illuminations ou des soirées de gala, mais l’argent prospère » . Aussi plusieurs contributions suggèrent-elles que, pour l’avenir, on veille à cesser de confondre campagne d’information et campagne de publicité et souhaitent que de « vraies » campagnes d’information soient proposées aux femmes et, peut-être, de façon réitérée tout au long de l’année.

L’opacité et l’opportunisme qui caractérisent les échanges marchands (Karpik, 1996) sont source de conflits d’intérêt dans le secteur de la santé et accentuent les incertitudes et le manque de confiance dans le système sanitaire et ses acteurs. Alors que les examens pratiqués par les radiologues agréés dans le cadre du dépistage organisé sont fondés sur le principe de gratuité pour les femmes, car ils sont pris en charge à 100 % par l’assurance maladie, sans avance de frais, plusieurs contributions critiquent le fait qu’il constitue pour ces derniers une source d’intérêts jugés trop lucratifs. Les mots utilisés, exprimés sur le mode de l’indignation, sont tous péjoratifs : ainsi a-t-on affaire à un « business » doublé d’un « lobbying », une industrie » du dépistage ; c’est un « marché » qualifié de « juteux » ou de « lucratif » ; c’est une activité qui fait gagner de l’» argent », voire « beaucoup d’argent », « source de « brassage d’argent » qui est une « machine à fric ». La représentation ainsi exprimée est celle d’une pratique profitable pour les médecins qui participent au dépistage organisé, parce que ce dernier draine vers eux les femmes incitées à le pratiquer, en sus des femmes qui choisissent de les solliciter pour un dépistage individuel. Mais au-delà, deux autres idées s’expriment sur le dépistage, celle d’être une activité qui pourrait se faire à leur détriment d’un point de vue financier et celle d’être potentiellement porteuse de conflits d’intérêts. Sur le premier plan, plusieurs contributions font état, outre la mammographie, de la pratique systématique d’une échographie ou d’un autre acte de contrôle qui, quant à eux, doivent être acquittés par la femme. Ainsi, une professionnelle, mais qui témoigne en tant que femme participant au dépistage organisé, dit-elle que « c’est une manne pour le privé : le dépistage « offre » la mammographie, mais les praticiens demandent presque toujours une échographie derrière, écho qu’ils facturent » ; pour une autre, les femmes se font exploiter financièrement car elles sont des « vaches à lait », voire des « tiroirs-caisses ». Nous retrouvons ainsi près de 86 commentaires qui portent sur la question financière du dépistage. Nous retrouvons ainsi des occurrences comme « business » doublé d’un « lobbying »,une « industrie » du dépistage; c’est un « marché » qualifié de « juteux » ou de « lucratif » ; c’est une activité qui fait gagner de l’» argent », voire « beaucoup d’argent », « source de « brassage d’argent » qui est une « machine à fric ». Sur le second plan, la rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) qui repose sur le suivi d’indicateurs est évoquée : « mon médecin traitant pense plus à sa prime qu’à m’écouter », ce qui est une façon d’exprimer un conflit d’intérêts qui se dessine en filigrane, celui pour le médecin d’être plus préoccupé par son intérêt financier que par celui de prêter attention à sa patiente.

Conclusion

La question de l’arène publique se pose ici du point de vue de l’évolution des dispositifs d’information et de communication publique. L’espace n’est pas uniquement constitutif de la controverse mais aussi de l’information sur le dépistage. Si Le dépistage organisé est donc nécessaire comme l’exprime beaucoup de contributions, il faudrait également prévenir : intégrer les notions de prévention, d’hygiène de vie, d’environnement, dans la lutte contre le cancer du sein. La concertation ouvre sur le fait que toutes les femmes de 50 à 74 ans puissent accéder au dépistage organisé, et qu’elles puissent décider, en toute connaissance de cause, d’y participer ou non. Avant l’âge de 50 ans, sans être incluses dans le dépistage organisé, les femmes ont aussi besoin d’information. Il semble donc apparaître dans la concertation que l’évaluation régulière du dépistage organisé doit se faire selon différents aspects (sanitaires, économiques, sociaux, de santé publique…), et de le faire évoluer en conséquence. Le manque d’évaluation rend difficile le jugement du rapport coût-avantage pour la société ainsi que celui du maintien ou non du dépistage organisé. Les discours autour du dépistage sont amenés à se renouveler vers un discours plus humain, empathique et individualisé tout au long du parcours du dépistage. Au-delà d’un débat sur une pratique médicale c’est bien une approche plus globale sur l’acceptation d’un phénomène social de santé publique dont il est question ici.

A l’issue de cette concertation citoyenne et scientifique, les pouvoirs publics ont prononcé récemment, le 21 avril 2017, de nouvelles mesures notamment sur les processus d’information, l’intégration des femmes de plus de 25 ans dans un dispositif d’information et de surveillance, le renforcement du rôle du médecin généraliste et du gynécologue dans le dispositif d’information et de sensibilisation au cancer du sein. Ces nouvelles mesures, fortement impulsées par l’INCA, semblent aller dans le sens d’un dispositif de prévention individualisé et non pas de masse comme ce qui a été le cas jusque-là. Reste à savoir, dans quelques années, comment ces mesures seront mises en place et perçues aussi bien par la population concernée que par les acteurs de la santé.

La concertation publique en tant que composante de l’activité politique avait pour objectif de réguler et maîtriser les contestations publiques et scientifiques autour du dépistage organisé du cancer du sein. Cette concertation offre en réalité un espace de débat centré sur les institutions publique comme DOC31 et la confiance médicale. En effet, la concertation a déclenché chez les citoyens, des questionnements sur le dépistage et ses conséquences et à développer ainsi le savoir profane ou le savoir d’expériences médicales personnelles.

Les nouvelles formes de l’agir public, comme les mouvements de contestation en ligne des groupes sociaux émergents et les pratiques info-communicationnelles profanes- experts par leurs expériences, longtemps écartés des choix de la politique sanitaire forment aujourd’hui un enjeu de l’action publique dans le domaine de la santé. En effet, dans certaines circonstances, ces profanes peuvent être une force de proposition et peuvent contribuer à explorer de nouvelles solutions et à enrichir, ce faisant, les actions publiques comme dans le cadre de cette concertation. Les profanes ici sont « en recherche », Ils s’intéressent aux concepts et aux méthodes utilisées afin de mieux pouvoir peser sur la conduite du processus et les choix publics (Callon et al, 2001). Au-delà de cette concertation, et dans le cadre d’autres études que nous menons sur la prévention du cancer du sein, outre les limites du discours institutionnel constatés, nous avons soulevé la force persuasive du « savoir de l’expérience » dans les espaces d’échanges en ligne entre personnes concernées par le cancer du sein. Dans un contexte où les principes et les compétences caractéristiques de la fonction communication apparaissent en définitive subordonnés aux décisions politiques et aux savoirs biomédicaux (Ollivier – Yaniv, 2015) et que la concertation citoyenne étudiée exclue toute expertise en communication dans son comité d’orientation, il serait opportun de se demander : ce que les politiques de santé publiques font du « savoir de l’expérience » ?

Références bibliographiques

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Auteur

Dorsaf Omrane

.: Maîtresse de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication au sein du Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales (LERASS) de l’Université de Toulouse 3 – Paul Sabatier. Les recherches s’inscrivent dans la communication des organisations et plus particulièrement sur les usages et pratiques liés aux TIC dans un contexte organisationnel. Les recherches actuelles questionnent les pratiques info-communicationnelles des praticiens de la santé et de la population concernés par la prévention et le dépistage du cancer du sein.

Pierre Mignot

.: Docteur en sciences de l’information et de la communication et chercheur associé au sein du Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales (LERASS) de l’Université de Toulouse 3 – Paul Sabatier. Les recherches portent sur les représentations dans le contexte de la santé et en particulier de la prévention. Il est question d’analyser les discours et les contenus de dispositif sociaux-numériques en ligne comme Facebook ou twitter.