Les limites des recommandations de l’ONU sur la politique publique nationale de prévention : les représentations des femmes victimes de violences conjugales dans la communication publique française
Résumé
La construction du problème des violences conjugales à un niveau international a été réalisée en partie par les mouvements féministes et par l’ONU qui a publicisé un cadrage du problème et de la politique publique attendue par les États membres. Sachant que les recommandations des organismes internationaux sur les politiques publiques nationales se heurtent à l’influence des acteurs et institutions locales, l’article cherche à éclairer la relation entre la communication publique et l’espace public sociétal. Celui-ci se caractérise par l’émergence d’une question sociale en dehors de la sphère politique à travers l’analyse de la représentation des femmes victimes de violences conjugales dans les campagnes de communication françaises.
Mots clés
Communication publique de prévention, violence conjugale, ONU, empowerment, France.
In English
Title
Limits of UN recommendations concerning the national public policy of prevention: representations of the women victim of the conjugal violence in the French public communication.
Abstract
The construction of the problem of domestic violence at the international level was carried out, among others, by the women’s and feminist movements together with the UN, which publicized a framework of the problem and the public policy expected from the Member’s States to treat the phenomenon. Knowing that recommendations of international organizations on national public policies are hampered by the influences of local actors and institutions, the article seeks to enlighten on the relationship with the societal public space, which is characterized by the emergence of a social issue outside the political sphere, through the analysis of the representation of women victims of conjugal violence in French communication campaigns.
Keywords
Public information campaigns, domestic violence, ONU, empowerment, France.
En Español
Título
Los límites de las recomendaciones de la ONU en la política pública de prevención: Las representaciones de las mujeres víctimas de violencia conyugal en la comunicación pública francesa.
Resumen
La construcción del problema de la violencia doméstica a nivel internacional fue el fruto del trabajo, entre otros, de los movimientos feministas y ONU. Ésta a hecho público un marco del problema y de la política pública esperada de la parte de los Estados miembros para prevenir el fenómeno. Sabiendo que las recomendaciones de organismos internacionales sobre las políticas publicas locales son limitadas por las influencias de los actores e instituciones nacionales, el artículo se interesa a la relación entre la comunicación publica y el espacio público social, el cual se caracteriza por el surgimiento de un problema social fuera de la esfera política, a través del análisis de la representación de las mujeres víctimas de violencia conyugal en las campañas de comunicación francesas.
Palabras clave
Campañas públicas de prevención, violencia doméstica, ONU, empoderamiento, Francia.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Hernández Orellana Myriam, «Les limites des recommandations de l’ONU sur la politique publique nationale de prévention : les représentations des femmes victimes de violences conjugales dans la communication publique française», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/3, 2018, p.27 à 39, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/supplement-a/02-les-limites-des-recommandations-de-lonu-sur-la-politique-publique-nationale-de-prevention-les-representations-des-femmes-victimes-de-violences-conjugales-dans-la-communication-publique/
Introduction
L’article présente les limites de la politique publique recommandée et dévelopée par l’ONU dans le cadre de la prévention des violences faites aux femmes. La recherche s’intéresse à la représentation des femmes victimes dans les campagnes de communication grand public diffusées en France. Les campagnes de communication composent, entre autres actions de communication, un instrument informatif et communicationnel. Celui-ci est l’un des instruments d’action publique (IAP) identifiés par l’approche développée en France par Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (2004). Conçus comme des constructions sociales, les IAP « sont porteurs des valeurs, nourris d’une interprétation du social et de conceptions précises du monde de régulation envisagé » (Lascoumes et Le Galès, 2004 p. 13). Cependant, en France la notion d’IAP ne prend pas en compte l’apport de cet instrument pour les politiques de prévention, voire les politiques publiques (Ollivier-Yaniv, 2013). Si nous avons bien repris la terminologie de Lascoumes et Le Galès, nous avons établi que les campagnes de communication publique constituent –par leur composante iconique et langagière- le discours de l’État sur la thématique traitée dans le cadre d’une politique de prévention (Hernández Orellana, 2017). Ainsi, elles participent à la création de formes de « gouvernementalité » (Foucault, 2001). En effet, certains auteurs affirment que « la gouvernementalité est surtout l’illustration parfaite d’un pouvoir incitatif dont l’action est d’orienter et de réguler les conduites collectives en mobilisant de nouvelles connaissances sur la société et son évolution » (Bert, 2011 p. 74). Nous considérons que la communication peut être envisagée comme une « production de connaissances » et comme « un élément entrant en jeu dans la formulation publique de problèmes ou d’enjeux sociétaux » (Pailliart, 1995 p. 204). Les campagnes, par leurs composantes langagières et iconiques, véhiculent dans l’espace public des représentations du problème de la violence au sein du couple, des femmes victimes, des hommes agresseurs et du rôle de l’État dans la prévention et le traitement du phénomène. Elles orientent la façon dont les gens vont envisager le problème et son évolution : autrement dit, c’est à travers l’instrument informatif et communicationnel que les gouvernements vont essayer d’atteindre l’objectif final de la politique publique de prévention, à savoir gouverner les comportements et les conduites des individus.
En analysant la représentation des femmes victimes véhiculée par la communication publique, nous chercherons à éclairer la relation entre celle-ci et l’espace public sociétal, définit comme « un champ social structuré, qui participe à la formation de l’opinion publique et à la publicisation d’une nouvelle question sociétale, qui fait “pression” sur le politique et ses mécanismes de décision et participe à institutionnaliser de nouvelles normes et pratiques » (De Oliveira, 2014 p. 238). Les mouvements féministes et l’ONU ont rendu visible le problème de la violence conjugale dans le monde. Ils participent également à la construction des politiques publiques internationales, compris comme « l’ensemble des programmes d’action revendiqués par des autorités publiques ayant pour objet de produire des effets dépassant le cadre d’un territoire stato-national » (Petiteville et Smith, 2006 p. 362), parmi lesquelles se trouvent les politiques publiques multilatérales, « produites par (ou dans le cadre) d’organisation internationales » (Ibid., p. 363). Inscrite dans un contexte où la globalisation a mené les Etats à chercher des réponses collectives et coopératives, cette « multilatéralisation de l’action publique » cherche à produire une lecture commune aux phénomènes « globaux », à l’adoption « de normes de régulation multisectorielles (…), voire à mettre en place des processus injonctifs à l’endroit des Etats » (Ibid. p. 364). Au travers de ses nombreux instruments (résolutions, déclarations, recommandations, conférences mondiales), incluant les travaux réalisés par des experts et publiés par l’ONU et le travail de la Commission de la condition de la femme des Nations Unis (CSW), l’ONU participe à la formulation d’un « référentiel global » (Muller, 2005) sur les droits des femmes et la non-discrimination dans laquelle s’insère la thématique des violences faites aux femmes. Pourtant, l’influence des organismes internationaux sur les politiques publiques nationales est loin d’être mécanique. En effet, ces organismes ne sont que l’un des acteurs qui participent « des processus de recomposition des politiques sociales, dont les effets sont souvent “filtrés” par les acteurs et les institutions nationales » (Surel, 2010 p. 42).
Nous avons mobilisé deux types d’analyses. La première, de contenu thématique, qui apportera un éclairage sur la définition du phénomène au niveau international ainsi que sur l’influence du discours féministe sur les instruments onusiens. Cette première analyse s’appuiera sur l’étude de quatre Conférences mondiales des femmes promues par l’ONU (1975-1995) ainsi que sur différents instruments onusiens(1) adoptés par l’Assemblée générale (organe délibérant de l’organisme international). La deuxième analyse de nature sémiologique (sémiologie des indices) permettra de sonder les campagnes réalisées et diffusées sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy (2007-2012), et mises en place par la Direction de l’Information et de la Communication des ministères sociaux (Dicom). Les cinq campagnes analysées étaient composées de deux spots de télévision, sept affiches et du site internet www.stop-violences-femmes.gouv.fr, sur lequel des témoignages de huit anciennes victimes étaient visibles par les usagers du site. La grille d’analyse a été élaborée selon différents critères : scénique (description) ; plastique (utilisation de dessins ou photos, etc.) ; d’éléments figurés (le point de vue, l’univers réel/déréalisé) ; narrative (signification des couleurs, des messages) ; relative aux mouvements d’humeur (grimace, etc.) ; et la prosodie.
Nous montrerons d’abord l’importance du discours et des idées issues des mouvements féministes sur le travail de l’ONU. Ensuite, nous observerons la construction d’une politique publique internationale proposée par l’ONU sur les violences faites aux femmes. Enfin, nous aborderons la façon dont le gouvernement français a retraduit la politique publique internationale proposée par l’ONU à travers les campagnes de communication qu’il a mises en place.
L’importance des idées et du discours féministe sur le travail de l’ONU
La présence des mouvements féministes depuis l’origine de l’ONU a permis d’utiliser cette institution comme espace de lutte pour la reconnaissance des droits des femmes (Jiménez Bullaín, 2009). Leur action de lobbying au cours des débats préalables à l’adoption de la Charte de l’ONU en 1945 a permis d’inclure dans celle-ci la valeur de l’égalité entre les sexes (Facio, 2011). Dans les années 1960-1970, aux Etats-Unis et en Europe, la deuxième vague du mouvement féministe(2) a mis en lumière les inégalités persistantes envers les femmes. A partir des années 80, la Division de la Promotion de la Femme de l’ONU utilise les recherches issues du féminisme universitaire et des ONG comme documentation pour la préparation des conférences et réunions de la CSW (Folguera, 2010 paragr. 2180).
La notion d’empowerment : des mouvements féministes à l’ONU
Les mouvements féministes ont introduit des concepts dans le vocabulaire onusien. C’est le cas de celui d’empowerment, terme qui à la base désigne « à la fois un état et une action, celle de donner du pouvoir » (Bacqué et Biewener, 2013 p. 7. Bacqué et Biewener expliquent que le concept a été utilisé par le mouvement des femmes battues aux Etats-Unis au début des années 1970 où il a acquis sa signification liée à la critique féministe et sociale. Ce concept révèle une mise en question du pouvoir tel qu’il avait été compris jusque-là, dans un moment historique de questionnement du modèle basé sur une hiérarchie autoritaire et imposée. C’est dans le cadre de la publicisation de la subordination des femmes et par les réflexions produites autour de leur libération qu’aux Etats-Unis naissent deux courants du mouvement féministe traitant de la question de la subordination de la femme : le premier s’y intéresse à travers le pouvoir des hommes sur les femmes ; le deuxième, influencé par Michel Foucault, prend en compte la dimension du « pouvoir de », c’est-à-dire la capacité de promouvoir des changements significatifs. Cette approche a permis de « ne plus considérer les femmes comme seulement marginalisées et dominées et à dépasser les représentations victimisantes » (Bacqué et Biewener, 2013 p. 13). Elle distingue deux conceptions du pouvoir : la première, masculine, est considérée comme instrumentaliste, libérale et limitée, et la seconde, « féministe », promeut le pouvoir intérieur, le pouvoir « de » et le pouvoir « avec ». Dans ce cadre, l’empowerment était compris comme « un processus présenté comme égalitaire, participatif et local, par lequel les femmes développent une “conscience sociale” ou une “conscience critique” leur permettant de développer un “pouvoir intérieur” et d’acquérir des capacités d’action, un pouvoir d’agir à la fois personnel et collectif tout en s’inscrivant dans une perspective de changement social » (Ibid. p. 8). Le concept d’empowerment a été formulé lors de la Conférence mondiale de Nairobi (1985), dans un document préparé par les féministes universitaires et militantes du tiers-monde, dans lequel il était considéré « comme une stratégie promue par les femmes du sud afin d’avancer vers le changement de leurs vies et produire un processus de transformation des structures sociales, ceux-ci étant les buts du mouvement. Cette approche politique met en avant l’importance de l’empowerment pour atteindre des représentations alternatives des femmes et plus encore, les faire réalité dans un processus des changements lents des relations sociales » (Léon, 2000, p. s/n). L’empowerment a été promu à l’ONU par des féministes travaillant sur des questions liées au développement, notamment les approches autour de Women in Development (WID) et de Gender and Development (GAD) dans les années 80. Cela explique son utilisation par le « Programme des Nations Unies pour le Développement » dans les années 90 (Bacqué et Biewener, 2013). Pendant la Conférence mondiale de Beijing (1995), l’empowerment a été associé à l’obtention de ressources économiques et à l’idée d’un pouvoir politique incluant l’égalité entre les sexes dans différents domaines.
L’évolution de la thématique des violences faites aux femmes dans la théorie féministe
Colette Parent et Cécile Coderre (2004) ont identifié trois périodes dans le développement des théories féministes sur la violence conjugale : la première est celle de la publicisation du problème au travers des témoignages des victimes ; la deuxième, correspond à la définition du problème et la proposition de solutions ; lors de la troisième, les féministes vont envisager les femmes victimes comme des actrices sociales. Nous nous intéressons ici aux deuxième et troisième périodes. La thématique des violences faites aux femmes au sein du couple est apparue dans les mouvements féministes européens et d’Amérique du Nord au cours de la deuxième période (1980) pendant laquelle les féministes ont documenté le phénomène et cherché des solutions pour le prévenir. Elles l’ont également inscrit dans un continuum de violences dont sont victimes les femmes, certaines chercheures en psychologie identifiant le cycle de la violence au sein du couple. Afin de guérir les femmes victimes, les féministes proposent de former des groupes de parole. Au cours de cette étape, les féministes ont plus souvent présenté les femmes comme des victimes que comme des actrices sociales. Nous incluons ici le travail réalisé par les féministes pour dénoncer les fausses représentations du phénomène – des femmes victimes et des hommes agresseurs – et affirmant que la violence conjugale arrive principalement dans les classes populaires où l’alcool en est la cause majeure. Lors de la troisième période (fin des années 80 et début 90), les féministes sont interpellées par les témoignages de femmes victimes qui refusent de se voir uniquement réduites au statut de victimes, et non appréhendées comme des femmes capables d’affronter la situation. Les auteures expliquent que ces nouvelles analyses présentent la figure d’une femme non plus désemparée mais considérée comme une actrice sociale confrontée à une situation. Il est possible d’observer que la façon d’aborder le problème a évolué en accord avec l’une des caractéristiques de la troisième période féministe, telle que la revendication de l’« empowerment, qui met l’accent sur la capacité d’agir des femmes mais aussi sur leur volonté de dénoncer toutes les formes d’injustice » (Lamoureux, 2006 p. 61).
L’ONU : un acteur dans la construction de sens et de fabrication des instruments sur les violences conjugales
Un long travail a fait que les violences faites aux femmes deviennent un problème dont l’ONU devait s’occuper. La question de la discrimination envers les femmes l’a ainsi conduit à développer des instruments internationaux pour y remédier, tout en produisant de nouveaux questionnements sur l’exercice réel de la non-discrimination en raison du sexe, dont le problème des violences. Le point de départ de cette réflexion est la « Déclaration sur l’élimination de toutes les formes de discrimination dont sont victimes les femmes » (1967). De nombreux instruments onusiens ont subi des changements (résolutions, conventions, déclarations et conférences mondiales), lesquels témoignent d’une volonté de l’organisme d’avancer vers l’objectif d’améliorer les conditions de vie des femmes et d’instaurer cette thématique comme l’un des axes importants de son travail. C’est ce travail constant dont l’ampleur n’a cessé d’augmenter malgré la lenteur des résultats obtenus (Mignot-Lefebvre, 1986) qui a permis la mise en marche d’un mécanisme visant le changement des sociétés.
La violence dans la famille est devenue un problème à partir de la deuxième Conférence Mondiale des Femmes(3) qui s’est tenue à Copenhague (1980). On observe une première définition de la violence domestique, laquelle constitue « une offense intolérable à la dignité des êtres humains et un problème grave pour la santé physique et mentale de la famille et de la société » (ONU, 1980 p. 68). Ses manifestations sont la violence physique et sexuelle et d’autres types de maltraitance. Les victimes identifiées sont les femmes, les enfants et les personnes âgées. Cette violence serait le produit de plusieurs causes : l’emploi irrégulier, les problèmes économiques, l’abus d’alcool ou de drogues, et le manque d’estime de soi. Cinq ans plus tard, dans le cadre de la première résolution adoptée par l’Assemblée Générale (40/36 du 29/12/1985) sur cette thématique, le lien supposé entre l’alcool et la violence domestique sera également évoqué. A ce moment-là, les études sur le phénomène sont rares, ce qui peut expliquer que l’ONU reprenne, dans le document de la conférence et celui de la résolution, certaines représentations faussées du problème liées à l’abus d’alcool et des problèmes économiques du couple. En 1990, l’ONU adopte la résolution 45/114 qui définit la violence dans la famille comme « un problème critique qui a des effets physiques et psychologiques graves sur les différents membres de la famille et qui compromet la santé et la survie de la cellule familiale » (ONU, 1990 p. 227). Cette violence serait donc une menace constante pour la famille, car il s’agit d’un phénomène qualifié comme « récurrent », « général », lequel « affecte tous les secteurs de la société sans distinction de classe, de revenu, de culture, de sexe, d’âge ou de religion » (Ibid.). Cette idée va s’imposer par la suite dans les autres instruments onusiens mais plus largement dans le discours des États.
Les premières résolutions de l’ONU ont privilégié un cadrage juridique du problème : les agresseurs sont nommés « délinquants » et la plupart des mesures demandées aux États et aux instances onusiennes étaient d’ordre juridique et/ou criminologique. A partir de 1990 on observe un recentrage du problème, abordé à partir d’une approche multisectorielle centrée sur la protection des victimes et la prévention. Si la définition de la violence dans la famille et les propositions de mesures qui l’accompagnent s’inscrivent dans la deuxième étape observée par Parent et Coderre (2004), les femmes ne sont pas identifiées clairement comme victimes (principales) du phénomène. Par ailleurs, dans la résolution de 1985, l’ONU s’intéressait davantage aux conséquences du phénomène sur les enfants. C’est à partir de la recommandation générale n°19 du Conseil de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW, 1992) que la violence dans la famille a été définie comme une discrimination envers les femmes. De plus, elles ont été incluses dans le cadre général des violences faites aux femmes, dont les conséquences « contribuent à enfermer les femmes dans des rôles subordonnés et à maintenir leur faible niveau de participation politique, d’éducation, de qualification et d’emploi » (ONU, 1992 paragr. 11). Une année plus tard, la Déclaration sur l’élimination des violences à l’égard des femmes a inscrit le phénomène dans les rapports de genre (Bereni et al. 2009). Ce document identifiait trois types de violences : physique, psychologique et sexuelle.
Le lien entre la violence conjugale et l’empowerment des femmes selon ONU
A partir des années 2000, l’ONU s’intéresse aux moyens permettant aux femmes de sortir de leur condition de victimes, de personnes vulnérables, notamment dans le cadre de politiques de prévention. Cela s’accompagne de l’arrivée du terme empowerment dans les instruments onusiens. L’importance politique de ce terme, la mise en question les rapports existants, n’apparaît pas dans les premiers documents onusiens cadrant l’action des États sur les violences conjugales.
Dans le préambule de la résolution 55/68 (2000)(4), l’empowerment est considéré comme un outil pour mettre fin aux violences dont sont victimes les femmes : « Soulignant l’importance de l’empowerment des femmes en tant qu’instrument pour éliminer toutes les formes de violences contre les femmes » (ONU, 2002 p. 2). Mais dans le corps du document, il est conçu comme un objectif, lequel ne peut pas être réalisé à cause de la violence : « toutes les formes de violence contre la femme, […] sont des obstacles pour l’avancement et l’empowerment de la femme » (ONU, 2000 p. 2). Trois ans plus tard, le lien entre dépendance économique des femmes et violences à leur encontre est établi dans le préambule de la résolution 58/147 (2003) : « Soulignant combien l’empowerment des femmes et leur indépendance économique est important afin de prévenir et d’éliminer la violence domestique contre les femmes ».
L’empowerment est donc considéré comme un outil permettant de mettre fin aux violences et de les prévenir. L’ONU demande donc aux gouvernements de prendre diverses mesures pour assurer aux femmes (y compris celles qui ne sont pas victimes de violences) leur indépendance économique au travers de l’accès aux ressources (la terre, mais également les microcrédits, etc.) et plus largement l’égalité économique avec les hommes. Pour l’ONU, les politiques publiques pour prévenir et mettre fin au phénomène, doivent s’inscrire également dans une politique économique mise en place par les gouvernements, qui permettra aux femmes d’acquérir leur empowerment. Cela implique que pour l’organisation, les femmes constituent une catégorie à part entière ayant besoin d’accéder à son empowerment. Ce cadrage ne reconnaît pas que le concept implique un contre-pouvoir, une résistance (Mestrum, 2001), dont les femmes peuvent également jouir. Ainsi, l’ONU produit un lissage du concept et le vide de son sens politique tout en s’inscrivant dans la deuxième étape théorisée par les féministes et identifiée par Parent et Coderre.
Ce que les campagnes de communication nous disent de la politique publique nationale pour prévenir les violences conjugales
En France, la question des violences faites aux femmes en tant que problème public a émergé au cours des travaux préparatoires de la troisième Conférence Mondiale des Femmes (Nairobi, 1985). Cependant, c’est en 1989 que les premières politiques publiques ont été formulées et que la première campagne de communication sur le sujet a vu le jour. Entre 1989, année de la première campagne, et 2007, seules trois campagnes médiatiques ont été réalisées par les gouvernements(5) successifs. C’est à partir de la présidence de Nicolas Sarkozy que la communication de la politique publique prend de l’importance par l’allocation d’un budget pour la réalisation annuelle de campagnes pour prévenir le phénomène, et par la désignation des violences faites aux femmes comme grande cause nationale de 2010 (Hernández Orellana, 2017).
La communication publique française victimise les femmes subissant des violences au sein de leur couple. Cela est observable dans les différents supports des campagnes (affiches, spot télévision et site internet) où la femme est représentée comme une personne incapable de se défendre, de fuir, ou d’appeler à l’aide. Ce manque de réaction des victimes a été mis en avant dans l’étape de publicisation du problème réalisée par les féministes..
Image 1. Affiche campagne 2008 « Ne laissez pas la violence s’installer. Réagissez »
La campagne de 2008 utilise l’ironie pour aborder le thème de la violence conjugale. Sur cette affiche (image 1), la Dicom attend que les femmes victimes de violences s’identifient à la figure de la princesse en train d’être étranglée, et cela bien qu’il s’agisse d’un dessin inspiré du conte de fée « La belle au bois dormant ». Comme la princesse, les femmes victimes ont cru trouver l’amour dans la figure de l’homme qu’elles ont épousé. Mais les femmes victimes se retrouvent dans la situation où leur prince charmant ne l’est pas vraiment : le baiser du prince, qui réveillait la féminité de la jeune princesse, réveille brutalement l’instinct de survie de la femme (symbolisé par le bras de la princesse qui essaye d’empêcher l’étranglement). Cette superposition des figures de la princesse et de la femme victime est renforcée par la phrase de head-line « Petite, vous rêviez sûrement d’un prince charmant. Pas d’un homme qui vous frappe le soir en rentrant ». Bien que la victime essaye de se défendre en prenant le bras de l’homme, elle adopte une attitude plutôt passive. Allongée sur son lit, cette posture limite ses mouvements : elle ne peut pas s’enfuir.
La mise en place d’une victimisation des femmes maltraitées est plus évidente sur le site internet wwww.stop-violences-femmes.gouv.fr. Mis en ligne à partir de 2008, il a pour objectif de donner aux victimes et aux témoins des informations sur le phénomène mais également sur l’action publique, en plus de celles diffusées lors de campagnes médiatiques. Dans la version du site disponible entre 2008 et 2010, le gouvernement a utilisé des témoignages filmés d’anciennes victimes afin de permettre aux victimes usagères du site de libérer leur parole et d’appeler le numéro d’aide. Par ailleurs, le site permettait aux victimes d’écrire leur témoignage dans la rubrique « La Parole est à vous », lequel était ensuite publié. Nous avons comparé les témoignages de femmes filmées par la Dicom (8) et ceux de femmes usagères du site internet (30).
Image 2. Prises d’écran du spot télévisé diffusé en 2010 et 2011, « Les enfants apprennent beaucoup de leurs parents y compris les violences conjugales »
Ici, on observe que la communication gouvernementale cherche à construire la figure de la victime comme un être dont le comportement est irréprochable, car elle n’a pas montré de comportement agressif ou méprisant qui aurait pu provoquer l’agressivité de l’homme. Au contraire, la victime a tout essayé pour calmer l’agresseur, pour ne pas l’exaspérer afin ne pas être attaquée (Hernández Orellana, Kunert 2013). Ce spot ainsi que l’affiche utilisée dans la campagne de 2010, permet d’observer comment la communication publique culpabilise les femmes victimes du maintien du phénomène car c’est à elles de changer de comportement et de dénoncer leur compagnon agresseur, afin que leurs enfants n’imitent pas les comportements des parents. Ceci est renforcé par le message de la campagne « les enfants apprennent beaucoup de leur parents y compris les violences conjugales » et par la phrase qui clôt le spot « en France, une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son compagnon. Mettons fin au cycle de la violence », où il y a une injonction à l’action.
Enfin, la campagne de 2011 cherche à publiciser l’action de l’État envers les femmes victimes à travers le témoignage de Cécile, une ancienne victime, mais également à travers les témoignages de deux représentantes de l’action publique : une écoutante du téléphone d’aide (géré par une association et soutenu par l’État) et une médecin. Par ailleurs, les instruments publicisés montrent que l’action publique française s’inscrit en partie dans celle promue par l’ONU, notamment en ce qui concerne la prise en charge des victimes. Mais la représentation de l’ancienne victime n’est pas celle d’une femme empowered car il n’y pas d’indices dans son témoignage qui nous permettrait d’observer qu’elle a pris sa vie en main. Enfin, aucun des témoignages utilisés dans ces affiches ne mentionnent de politiques économiques permettant aux victimes de s’en sortir.
Conclusion
Le lobbying des mouvements féministes a permis d’inclure le concept d’empowerment dans le travail de l’ONU. Cependant, l’organisme international procède à un lissage du concept tel qu’il avait été défini par les féministes, en le vidant de son sens politique. Le travail des acteurs internationaux mentionnés ci-dessus a permis la prise en considération des violences dans la famille comme un problème public, dont l’ONU devait s’occuper. Désormais, le travail de l’ONU consiste à créer et à développer un cadre normatif et symbolique dans lequel doit s’inscrire l’action publique des États membres, lequel a été publicisé et promu au travers des nombreux instruments onusiens adoptés sur cette thématique.
L’analyse de campagnes de communication publique sur les violences conjugales, nous a permis d’observer la façon dont le gouvernement français a traduit la politique publique internationale proposée par l’ONU. Si certaines campagnes de communication ont bien publicisé l’action publique française, la traduction de cette action ne correspond pas au cadre onusien : aucune aide économique permettant à ces femmes de s’en sortir n’est publicisée. Plus largement, dans les campagnes de communication françaises, la représentation des femmes victimes est loin du cadrage féministe. Non seulement les femmes sont présentées dans la plupart des cas comme des victimes « victimisées », mais en plus elles sont culpabilisées à travers l’illustration de leur rôle de mère qui alimente et maintient le phénomène par un manque de réaction.
Notes
(1) Convention on the elimination of all forms of discriminations against women (Cedaw), 1979 ; la résolution 40/36 du 29/11/1985 ; résolution 45/114 du 14/12/1990 ; Recommandation générale n°19 du Comité de la Cedaw (1992) ; Déclaration sur l’élimination des violences à l’égard des femmes (1993) ; résolution 55/68 du 04/12/2000 ; résolution 58/147 du 22/12/2003.
(2) La première vague féministe (moitié du XIXème siècle / début du XXème siècle), s’est focalisé sur les droits des femmes, la revendication du droit de vote. La deuxième vague (1970) s’est centrée sur le droit des femmes à disposer de leur corps, des questions telles que le viol ont alors été publicisées et politisées (Blandin, 2017). La troisième vague (à partir des années 1990) s’intéresse aux questions telles que l’empowerment, la pensée queer, l’intersectionnalité, etc. (Lamoureux, 2006). Cependant, certaines auteures affirment qu’envisager l’histoire du féminisme à travers la typologie des vagues réduit, discrédite et simplifie tant la diversité que la complexité des idées du mouvement (Blaiss et al., 2007).
(3) La première Conférence mondiale de la Femme (Mexique, 1975) n’a pas traité du problème. Dans la conférence de Copenhague, plusieurs déléguées ont manifesté leur préoccupation pour les niveaux de violence domestique, et ont demandé aux États, entre autres, la promulgation de lois.
(4) Nous avons analysé les textes en anglais car la traduction française utilise « autonomisation » ou « émancipation » pour traduire empowerment.
(5) Ces campagnes ont été réalisées en 1989, 1990 (répétition du spot de l’année précédente), 2005 et 2007.
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Auteur
Myriam Hernández Orellana
.: Myriam Hernández Orellana est docteure en Sciences de l’Information et de la Communication, membre associée du Céditec (E.A.3119). Ses thématiques de recherche sont la communication publique, les campagnes de prévention, l’instrument informatif et communicationnel, la construction des problèmes publics, le discours institutionnel, les violences faites aux femmes.