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Présentation du supplément 2018 A

31 Oct, 2018

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Boisnier Sylvie, De Oliveira Jean-Philippe, Pailliart Isabelle, Salles Chloë, « Information et communication publiques ET espaces publics sociétaux : interactions et tensions », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/3A, 2018, p.5-9, consulté , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/supplement-a/00-presentation-du-supplement-2018-a/

Introduction

L’information et la communication publiques constituent au cours des années 80 un objet de recherche rassemblant les activités mises en œuvre par l’Etat et par ses services. L’émergence de politiques d’information et de communication publiques s’intègre dans « l’exercice quotidien du pouvoir de l’Etat dans une société où se grippent les mécanismes traditionnels de l’assujettissement » (de la Haye 1984 : 94). La multiplication des campagnes de communication se lit comme une manière pour l’Etat, ses services et les différentes structures qui dépendent de lui, de produire un consensus social au moment où les médiations historiques (le Parlement et les médias généralistes) s’affaiblissent et rendent nécessaires d’autres modalités de construction de ce consensus et des normes qui l’accompagnent. Cependant cette situation peut connaitre des évolutions – c’est du moins cela qu’il est nécessaire aussi de questionner – par la montée des pouvoirs locaux, par la progressive professionnalisation et autonomisation de l’information-communication ou par la place que prennent de nouvelles questions sociétales portées par les mouvements de revendication.

Pour ces raisons, il est pertinent de mettre en regard les politiques d’information et de communication publiques ET la structuration de l’Espace public pluriel, compris dans sa double dimension : d’une part le processus d’émergence de questions sociétales, d’autre part les modalités de leur problématisation publique.

Traditionnellement, c’est la dimension politique de l’espace public qui a été surtout étudiée, donnant lieu à de nombreux travaux en sociologie, sciences politiques, philosophie politique et sciences de l’information et de la communication. Les exigences de démocratie participative, la transformation des organisations et du militantisme politiques, conjuguées aux usages des outils numériques et aux pratiques d’information sont considérés comme des éléments forts de la structuration des « arènes » politiques.

Le propos de ce supplément est de mettre l’accent sur la montée en débat public de questions sociétales : la place prise par les associations, le rôle journalistes et les professionnels de la communication, l’organisation des mouvements sociaux, l’évolution des engagements collectifs ou individuels, et la recherche et la production d’informations en dehors des médias généralistes constituent autant de tendances contribuant à la publicisation de questions sociétales : dans le domaine de la santé, des transports, de l’environnement, du travail, du genre, de la ville, de la science, de la culture, de la formation, de l’aménagement durable, de la bioéthique… Interroger les « interactions et tensions » permet de saisir un double mouvement, qui constitue l’une des caractéristiques des espaces publics sociétaux : celui venant des politiques publiques pour « dépolitiser » les enjeux sociétaux (Comby, 2015, Marchetti, 2008), et celui des revendications sociales pour publiciser les problèmes. C’est une analyse fine des logiques d’acteurs au sein d’espaces publics fragmentés et partiels (Miège , 2010), que propose ce supplément Il se décline en trois parties : l’une porte sur les politiques d’information et de communication publiques, l’autre aborde les logiques d’acteurs professionnels et non-professionnels qui prennent part à la médiatisation des problèmes sociaux et la dernière traite des espaces publics contemporains au regard de conflits sociaux.

Politiques d’information et de communication publiques : entre volontariat et compromis

Les campagnes de communication des instances publiques nationales et locales accompagnent, et soutiennent généralement des thématiques émanant de la sphère privée (le recyclage des déchets domestiques, la protection des enfants contre la maltraitance, les pratiques alimentaires, le tabagisme…). Cette démarche répond à plusieurs objectifs : valoriser l’action des pouvoirs publics nationaux ou locaux (D. Marchetti, 2008 ; Ollivier-Yaniv, 2014), « moderniser » les services publics à destination des usagers consommateurs, normaliser les comportements et légitimer l’action publique. Myriam Hernandez rappelle dans son analyse des campagnes de prévention des violences conjugales en France, que les mouvements féministes ont bien donné une ampleur publique à la violence faite aux femmes, comme le montre une partie du programme de l’ONU mais les campagnes françaises mettent en avant la victimisation de la femme, loin des revendications féministes.

En se penchant sur le Dépistage du cancer du sein : enjeux d’une « concertation citoyenne », Dorsaf Omrane indique notamment la manière dont les revendications de la société civile sont convoquées, voire absorbées par les pouvoirs publics dans le cadre de dispositifs de « co-construction » d’une campagne de sensibilisation. Or, la réalisation de ces campagnes de communication peut être orientée par d’autres acteurs. Elles proviennent ainsi parfois de demandes de citoyens (par le biais d’associations). L’article de Natacha Souillard, Les conseils citoyens : des espaces de délibération « sous contrainte » met en relief les difficultés rencontrées par ces derniers pour franchir le cadre de communication qui leur est concédé par les acteurs en charge des politiques publiques. D’autres fois, des organisations publique supranationales (ex. Union Européenne) ou infranationales  (ex. collectivités locales) se saisissent d’une question, tel que le montre Cyrille Bodin dans Les formes d’appropriation de la transition énergétique par le récit territorial : le cas du la géothermie profonde à Strasbourg. Enfin, des entreprises privées sont également susceptibles de faire pression afin que leur activité ne pâtisse pas de ces campagnes, comme l’expose Aurélia Dumas dans son article sur la Prévention de la santé au travail. Entre stratégies en matière de prévention, d’information, de valorisation et de communication ou de concertation, les articles s’attachent à dresser les caractéristiques des actions menées par les institutions publiques (ou para-publiques) : identification des acteurs de l’espace public qui influencent ces processus de décision, des sujets qui sont privilégiés et les politiques d’information et de communication qui en émanent. Et l’approche macro que propose Thomas Atenga de la couverture médiatique des mobilisations sociales en post-colonies d’Afrique francophone sous différents régimes de pouvoir, offre une analyse détaillée de leurs interrelations.

Logiques d’acteurs professionnels et non professionnels et dispositifs de la médiatisation

Dans ce cadre, sont déterminantes les logiques d’acteurs professionnels de l’information et de la communication : journalistes, chargés de communication, responsables des relations publiques, managers et éditeurs de réseaux sociaux, statisticiens, spécialistes de la communication dite « d’influence ». Ils jouent un rôle important dans le processus de médiatisation. Comme le montre l’article de Mickaël Nexon sur l’appropriation de « tweets » par les journalistes dans le cadre d’une émission politique, cette médiatisation est marquée par plusieurs éléments : relations aux « sources », défense de frontières professionnelles, spécialisation en fonction de questions sociales ou émergence de nouvelles compétences. Dans un contexte de généralisation des relations publiques (Miège, 2007), cette médiatisation croise les actions menées par des non-professionnels de l’information et de la communication. Ces dernières s’expriment sur une multitude de supports, tels que des journaux de quartier, des blogs, des réseaux sociaux numériques. Les supports sont choisis en fonction des ambitions de leurs acteurs et de l’appropriation que ces derniers souhaitent de leurs contenus. C’est ce qu’aborde Gersende Blanchard dans son article portant sur le passage d’un journal de quartier du support papier, au blog géré en ligne. Ces supports révèlent ainsi des postures très diverses et parfois enchevêtrées, militantes, expertes, amateures, etc. Par le biais de leurs productions d’information, ces non-professionnels viennent à concurrencer les médias, tout comme la médiatisation technique cherche à les contourner. Elles bousculent parfois les rapports de force à l’œuvre entre les différents acteurs, telle est la mission que se donnent certains utilisateurs de réseaux sociaux chinois interrogés par Tao Tingting dans le cadre de son article portant sur la co-construction d’un espace public contemporain en Chine. Dans un espace public caractérisé par une complexification des relations entre acteurs participant à la médiatisation, il est important d’analyser les liens ou rapports que ces différents acteurs tissent entre eux. En ce sens, Rousiley Maya propose dans son article de systématiser l’analyse des interactions et tensions dans les processus de délibération, permettant ainsi d’identifier les caractéristiques formelles et informelles d’un système politique.

Espaces publics contemporains et conflits sociaux

L’évolution de la sphère publique contemporaine (au sens de sphère de confrontation et d’affrontement), se complexifie : élargie à des champs sociaux, autres que le champ politique, elle repose sur la capacité des acteurs à transformer une question sociale en problème public, à imposer les contours de ce problème et à enrôler différentes forces sociales. La communication publique peut se présenter comme un obstacle à la mise en public d’une cause. En effet, la communication publique accompagne la consultation institutionnalisée, la procéduralisation de la démocratie (enquêtes publiques, commissions nationales), l’imposition de dispositifs participatifs, , la construction d’une « citoyenneté » détachée de toute caractéristique sociale ou genrée, l’anticipation de conflits sociaux. La sphère publique contemporaine se caractérise ainsi par une tension entre des exigences de participation et de débats d’une part et des modalités de contrôle, de cadrage et de normalisation d’autre part. Les articles qui suivent sont centrés sur l’émergence de conflits. Il s’agit de caractériser les espaces publics contemporains à travers les revendications, luttes ou conflits portant sur des thématiques sociales en prenant en compte les contextes socio-historiques et socio-politiques. L’article de Sarah Camguilhem sur la contestation civique des unités de méthanisation montre ainsi de quelle manière les exigences sociales se construisent et se formulent et comment s’opèrent les déplacements entre sphères domestiques et espaces publics. Quant à l’article de Gérald Lachaud sur les acteurs en conflit autour du projet d’aéroport à Notre Dame des Landes, il met en relief la manière dont se manifestent les rapports de force, entre confrontation et simple mise en visibilité. En définitive, cet axe révèle comment les instances nationales ou locales réajustent leurs stratégies d’information et de communication.

Enfin, à la lumière des nombreux enjeux pour la société dont relève aujourd’hui l’internet, dans l’émergence de questions sociales, et en définitive, dans le maintien d’un esprit critique qui maintient une cohésion plutôt qu’il ne divise, Peter Dahlgren met l’accent sur la dimension fondamentale des humanities, pour la démocratie.

 

Les articles sont précédés d’un article de France Aubin, issu de la conférence qu’elle a tenue à l’ICM, lors de l’ouverture du colloque.

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Auteurs

Sylvie Boisnier

.: Maître de Conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université Blaise Pascal, Montpellier 2, Gresec (Groupe de Recherche Sur les Enjeux de la Communication)

Jean-Philippe De Oliveira

.: Éléments biographiques

Isabelle Pailliart

.: Professeure en Sciences de l’Information et de la communication, Université Grenoble Alpes, Gresec (Groupe de Recherche Sur les Enjeux de la Communication)

Chloë Salles

.: Chloë Salles est Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, département journalisme de l’Institut de la Communication et des Médias à l’Université Grenoble-Alpes, France. Elle est membre du laboratoire GRESEC, dans la même université.