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Industries culturelles et identités territoriales. Les clusters, espaces de tensions entre action économique et objet de distinction

20 Mai, 2017

Résumé

Depuis les années 2000, dans la lignée d’un processus de polarisation spatiale des activités économiques, se développent sur les territoires français des grappes d’entreprises culturelles. Ces dispositifs apparaissent en tension entre leurs objectifs de qualification économique d’acteurs culturels et l’exploitation de leurs externalités, matérielle et symbolique, au regard d’objectifs institutionnels de valorisation du territoire local par sa distinction. Trois modèles idéaux-typiques permettent de caractériser ces tensions et les représentations des acteurs impliqués dans un projet de cluster culturel. Par l’observation de huit clusters musicaux français, nous montrons que ces abstractions peuvent également aider à identifier des moments de rupture dans la conduite de ces dispositifs.

Mots clés

Cluster culturel, Ville créative, Industrie musicale, Industrie culturelle, Développement des territoires, Attractivité́.

In English

Title

Cultural Industries and Territorial Identities. Cultural Clusters as Spaces of Tensions between Economical Action and Distinctive Gains.

Abstract

Since the 2000s, in a dynamic of spatial polarization of economic activities, clusters of cultural enterprises have developed in French local territories. These clusters appear to be in a state of tension between their objectives with regard to the economic qualification of cultural actors and the exploitation of their added value, both material and symbolic, with regard to institutional objectives for enhancing the local territory. Tanks to three ideal-typical models, these tensions and the representations of the actors involved in a cultural cluster project can be characterized. By observing eight French musical clusters, we show that these abstractions can also help to identify moments of rupture in the conduct of these localized clusters.

Keywords

Cultural clusters, Creative cities, Music industry, Cultural industries, Local development, Territorial attractivity.

En Español

Titulo

Industrias culturales e identidades territoriales. Las clusters culturales, áreas de tensión entre la acción económica y el valor de distinción.

Resumen

Desde el año 2000, de acuerdo con un proceso de polarización espacial de las actividades económicas, el desarrollo de los territorios franceses de grupos culturales. Estos dispositivos aparecen en la tensión entre sus objetivos de calificación económica de actores y funcionamiento de su valor añadido, materiales y simbólicos culturales, teniendo en cuenta los objetivos institucionales para la valorización del territorio local. Tres modelos tipo de ideales utilizados para caracterizar estas tensiones y representaciones de los actores que participan en un proyecto de cluster cultural. Mediante la observación de grupos de ocho música francesa, se muestra que estas abstracciones también pueden ayudar a identificar los momentos de ruptura en la realización de estos dispositivos.

Palabras clave

Clusters culturales, Ciudades creativas, Industria de la música, Industrias culturales, Desarrollo de territorios, Atractivo.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lefèvre Bruno, «Industries culturelles et identités territoriales. Les clusters, espaces de tensions entre action économique et objet de distinction», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°18/1, , p.5 à 20, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2017/varia/01-industries-culturelles-et-identites-territoriales-les-clusters-espaces-de-tensions-entre-action-economique-et-objet-de-distinction/

Introduction

Dans les métropoles contemporaines, la visibilité et l’attractivité de leurs territoires constituent des enjeux prioritaires au sein d’une économie de marché concurrentielle (Scott, 2006, p. 3).

Dans ce contexte, la « création » et la « créativité » constituent des ingrédients d’une distinction recherchée car supposée attirer entrepreneurs, habitants et touristes. La valorisation du patrimoine local matériel et immatériel consiste ici en un processus de construction d’une nouvelle identité au territoire. Producteurs de biens symboliques qui contribuent à accroître la visibilité de l’espace local, et par là-même l’ordonnent socialement (Voirol, 2005), les acteurs culturels et leurs productions sont intégrés dans ce processus. Pour autant, dans un certain paradoxe, la prédominance d’un modèle « créatif » du développement local, d’une « écologie créative » (Gollmitzer et Murray, 2008), pose l’enjeu d’une institutionnalisation forte de pratiques culturelles et artistiques qui se construisent en partie dans un rapport critique aux normes établies. Car si la création se définit par une activité de production, notamment artistique, la notion de créativité, diffuse, relève d’une potentialité, d’une aptitude générale et consensuelle, à imaginer ou concevoir de la nouveauté. Avec un objectif d’efficience face à une problématique, la créativité renvoie à la recherche de gain de productivité. Vue comme processus, elle interroge la capacité d’un territoire à prendre « la mesure de la complexité d’un secteur d’activité spécifique » (Berthou, 2013). Un glissement sémantique tend à confondre les deux termes et induit de nouvelles significations de l’action culturelle et de l’action économique. Sans explicitement pallier les « défaillances » du marché ni assurer sa vivification, le « paradigme de la création » (Bouquillion, Miège et Mœglin, 2013) contribue ainsi à reconstruire des représentations qu’ont les acteurs locaux de la culture et de leurs partenaires territoriaux. Les rapports de force entre ces acteurs et les modalités de gestion de l’action publique deviennent ainsi déterminants dans ce processus identitaire, notamment pour les réseaux d’acteurs culturels et leurs dynamiques de structuration, comprises comme recherches communes d’organisation et de qualification de leurs activités.

C’est dans ce contexte général, car non spécifique aux industries culturelles, que se sont développés, depuis une dizaine d’années, des grappes d’entreprises culturelles, ou clusters culturels. Davantage que dans d’autres secteurs d’activité, ces dispositifs, parfois incarnés en des lieux spécifiques, apparaissent ainsi dans une tension permanente entre leur vocation économique et leur intégration dans un processus identitaire qui les dépasse et qui a pour vocation la construction, matérielle et symbolique de nouveaux territoires. Quelles forces animent cette tension ? Quelles conditions peuvent être observées d’un équilibre, même instable, entre la vocation économique singulière de ces clusters et leur fonction dans un processus institutionnel d’aménagement et de récit des territoires locaux ?

Nous présentons plus bas trois modèles, idéaux-typiques, des modalités de rencontre entre des réseaux locaux d’acteurs culturels, des dynamiques territoriales et des modalités de l’action publique : un modèle « fédératif »,  un modèle « institutionnel » et un modèle « patrimonial ». A chacun d’eux correspondent des représentations du cluster d’acteurs culturels et de sa fonction territoriale. Ces propositions s’appuient sur l’observation de huit clusters culturels français, notamment via une cinquantaine d’entretiens menés en 2015 et 2016 avec leurs équipes et adhérents mais également avec leurs partenaires institutionnels locaux.

En nous appuyant sur ces idéaux-types, nous caractériserons ensuite deux types de dynamiques, identifiées par l’observation des modes d’organisation des acteurs locaux autour de clusters culturels français à dominante musicale. La première repose sur l’animation d’espaces et moments de concertation au sein de ces dispositifs et avec les partenaires publics et institutionnels. L’objectif partagé réside dans la recherche de construction, permanente, d’objets frontières (Star et Griesemer, 1989), c’est à dire la tentative de conciliation de l’hétérogénéité des significations des objets et représentations qui guident l’action des différents types d’acteurs. Nous montrerons que le passage référentiel d’un modèle idéal-typique dominant à un autre, sous l’influence notamment de réorientation des politiques publiques, des cadres d’action des acteurs publics et des rapports de force entre partenaires, peut induire des changements radicaux des modalités d’action des entrepreneurs culturels et de leurs rapports au territoire local. La seconde se caractérise par des ruptures nettes au sein des dynamiques de professionnalisation des réseaux d’acteurs culturels : l’émergence ou le développement des clusters sont marqués de crises internes ou avec les partenaires institutionnels. S’il constitue a priori une opportunité forte pour le renforcement des réseaux locaux d’acteurs et pour leur visibilité sur le territoire, le cluster devient ici prioritairement un projet d’aménageurs. Intégré, incorporé, dans une stratégie institutionnelle qui dépasse, voire nie, sa spécificité culturelle, le cluster se pose en objet déstructurant pour l’activité des entrepreneurs musicaux.

Trois modèles de la rencontre entre clusters culturels et dynamiques d’aménagement du territoire

Le développement de clusters culturels, et notamment leur spatialisation au sein d’infrastructures dédiées, cristallise la rencontre de deux enjeux a priori distincts mais concomitants : des mutations fortes au sein des industries culturelles (Bouquillion et Le Corf, 2010) qui fragilisent notamment les acteurs indépendants et de franges, et l’émergence d’une économie des territoires. Ces deux phénomènes se déploient à l’échelle internationale mais présentent des caractéristiques locales.

Dans un processus d’industrialisation dominé par le capitalisme, les activités de production de biens symboliques sont marquées depuis la fin du vingtième siècle par une rationalisation des tâches, une diversification des métiers et une forte concentration des acteurs dominants (les trois majors Sony, Universal et Warner se partagent les deux tiers des parts de marché de l’industrie musicale. Par ailleurs, un transfert de valeur s’opère aux dépens des producteurs vers de nouveaux entrants, entreprises capitalistes dont les métiers ne relèvent pas des industries culturelles. Cependant, l’économie des biens symboliques reste marquée par l’incertitude de leur valorisation marchande (Miège, 1984). Cette spécificité a induit divers types de stratégies industrielles et commerciales, dont l’accroissement et la diversification des productions. Pour une partie des entreprises indépendantes et PME du secteur culturel, le territoire local et les opportunités de mutualisation et de coopération qu’est susceptible d’offrir la proximité spatiale sont envisagés comme des axes de développement économique, ou tout du moins de réduction des charges.

Concomitamment, après des moments d’affirmation de l’État puis des Régions, les territoires locaux s’organisent désormais autour de métropoles qui cherchent à se rendre attractives au sein d’un marché concurrentiel d’envergure internationale. Ce processus vise la concentration d’activités industrielles (pôles de compétences, clusters, campus), commerciales et administratives (la fusion des régions en 2014 et la redéfinition de leurs compétences dans le cadre de la Loi NOTRe de 2015). Il se caractérise également par des phénomènes de gentrification (Grésillon, 2002, p. 220), conçue par les institutions comme une régénération physique et sociale des espaces urbains, et des stratégies d’attraction de populations, dont les « classes créatives » (Florida, 2002), actifs valorisants pour le territoire car considérés comme porteurs de « talents » et de capacités d’ « innovation ». C’est dans ce contexte de quête de visibilité et de distinction des métropoles (Pecqueur, 2004) pour leur valorisation que se développent notamment des clusters culturels depuis les années 2000. Les acteurs culturels, par leur pouvoir symbolique et par leurs activités, sont envisagés comme un atout au sein de stratégies institutionnelles de mise en visibilité et d’attractivité (Chiapello, 1998).

Sous ce double prisme, l’observation de clusters culturels montre des acteurs culturels en tension entre des activités destinées à leurs marchés (Bouquillion, Miège et Moeglin, 2013, p. 61) et à leurs territoires, mais également des acteurs publics qui privilégient la valorisation de certaines dimensions de l’économie de la culture, notamment en l’intégrant dans d’autres politiques locales qui la dépassent. En effet, depuis les années 2010, les clusters culturels ne relèvent majoritairement plus de politiques publiques ou services en charge de la Culture mais du Développement économique (Nantes, Dijon), du Développement local (Paris, Saint-Etienne) ou de l’Innovation (Toulouse). Si certains clusters relèvent d’une initiative purement institutionnelle (Auvergne), la plupart constituent une étape contemporaine, fédérative et spatialisée, d’un processus plus ancien de structuration et de coopération entre acteurs culturels locaux. Les phénomènes de clusterisation d’entrepreneurs culturels dans les métropoles françaises sont donc marqués par une « renégociation » des fonctions institutionnelles de leurs activités (à la différence d’autres secteurs industriels, ce ne sont pas les dimensions marchandes et sociales qui sont ici prioritairement visées) sur le territoire (Djian, 2005).

Selon les rapports de force qui régissent ces redéfinitions, souvent implicites, les clusters culturels constituent ici des poursuites plus ou moins harmonieuses de processus fédératifs anciens, là des ruptures fortes avec des modes de faire et d’organisation propres à l’économie de la culture.

Les trois modèles idéaux-typiques (Weber, 1995 (1922)) que nous proposons du développement de ces clusters culturels constituent des modélisation abstraites de ces phénomènes, dans le but d’en dégager leurs ressorts essentiels. Ils intègrent la complexité de ces dynamiques locales et extra-locales afin de rendre visibles les formes de leur expression au sein de processus de création des dispositifs économiques et territoriaux que sont les clusters culturels. S’ils sont conçus sur la base d’expériences réelles, ces modèles n’ont pas pour vocation de refléter des situations réellement observables mais définissent trois postures cohérentes et utopiques, à partir desquelles les histoires singulières de ces dispositifs locaux peuvent être mises en résonance et en contraste. C’est par la référence à ces idéaux-types que peuvent être identifiées, de manière dynamique, les spécificités de chaque expérience de développement de cluster, tant en termes de rapports de force entre les partenaires qu’au regard de représentations sur lesquelles elles reposent.

Un modèle fédératif, dominé par l’économie de la culture

La plupart des clusters culturels observés s’inscrivent dans une dynamique souvent ancienne de structuration locale (métropolitaine ou régionale) d’acteurs et de coopérations. Avec l’appui et parfois le soutien financier des institutions locales et nationales, ces acteurs se sont organisés, de manière interdépendante, au sein de filières et/ou via des coopérations interdisciplinaires. Ils ont développé des ressources techniques ou de qualification professionnelle, ils ont collaboré tant dans le cadre d’activités marchandes que via des projets territoriaux et la production d’événements locaux. Ces réseaux ont par ailleurs tissé et entretenu des relations d’ordre économique avec d’autres réseaux d’acteurs culturels, locaux, nationaux ou internationaux.

Ce premier idéal-type de cluster culturel le situe dans cette continuité d’organisation et d’action relevant prioritairement de l’économie de la culture. Le territoire n’est pas absent des activités de ces acteurs ; il constitue parfois même, au sein d’une économie de production peu voire a-territorialisée, une ressource mobilisée et fédératrice. L’émergence des clusters d’entreprises musicales Trempolino (Nantes), Culture & Coopération (Saint-Etienne) ou MASphère (Toulouse) relève de ce modèle qui se caractérise par une conduite du processus qui relève de l’initiative concertée des acteurs économiques culturels (entreprises, associations, indépendants). La création du cluster y est principalement motivée par des effets de mutualisation pour la réduction de charges et le développement de nouveaux services aux entrepreneurs. Ce dispositif renforce donc les coopérations au sein d’un réseau local d’acteurs, leur qualification économique et leur mise en visibilité. Dans ce cadre, les équipes d’animation mettent en œuvre des actions de mutualisation de ressources (équipements, matériels, documentation, réseaux de partenaires), de formation (TIC, juridique et gestion des droits d’auteur et droits voisins), veille informationnelle et prospective, services commerciaux et actions de communication. Des groupements d’employeurs complètent généralement ces services mutualisés. Jusqu’à une cinquantaine de salariés aux compétences variées (saisie comptable, communication web, community management, relations presse, régie technique, etc .) sont ainsi mis à disposition des entreprises adhérentes des clusters. Cependant, au-delà de ces effets d’opportunité, les démarches innovantes, collectives et autres formes de collaborations inter-entreprises restent rares et peu suivies : « J’ai essayé́ de créer des projets communs, mais en fait ça ne marche pas du tout, ça ne prend pas, parce qu’ils ne sont pas très dispos, ils sont tous à des stades de développement très différents. Et puis tout le monde est un peu perso parce qu’ils sont tous la tête dans le guidon » (1). Les clusters apparaissent donc prioritairement comme des espaces de mutualisation et de réduction des charges. Même les groupements d’employeurs, souvent présentés comme des formes originales d’organisation du travail dans ce secteur, ne constituent pas une réponse aux problématiques de précarités du secteur : la multiplicité et la variabilité des employeurs induisent des contrats et temps de travail morcelés, ainsi qu’une exigence d’adaptabilité permanente et d’expertise professionnelle accrue. Cette forme d’organisation contribue à l’inverse à conforter une dynamique générale d’autonomisation et de responsabilisation des travailleurs aux dépens de principes de solidarité (Baker & Hesmondhalgh, 2011, p. 221).

Cet idéal-type se caractérise par l’intégration du cluster, par les acteurs publics, dans leurs politiques de développement culturel. S’il participe à la mise en valeur du territoire, le cluster culturel se définit ici prioritairement par sa vocation économique, sa capacité à accompagner un réseau local d’acteurs culturels et son ouverture sur d’autres territoires. Cette relative continuité est assurée soit par un positionnement affirmé au sein des institutions, soit par l’action de gatekeepers (Rychen et Zimmermann, 2006), des individus ou instances collectives qui assurent une mise en cohérence des objectifs et des représentations de plusieurs types d’acteurs. La coordinatrice du Mila témoigne de cette nécessité pour le cluster d’assurer cette fonction : « Quand j’allais voir les adhérents, beaucoup me disaient : Ok, on veut s’investir sur le territoire, mais on ne comprend rien aux politiques territoriales ». Essentiel, le rôle de ces « passeurs » induit cependant une certaine précarité des équilibres entre partenaires. Comme cela a été observé dans plusieurs clusters culturels, le départ de l’un d’eux ou un changement de sa légitimité rompt l’espace communicationnel de coordination des modalités de l’action publique et de l’action économique. La nomination d’un nouveau Directeur de Dijon Habitat a par exemple remis profondément en cause les modalités d’implication de ce partenaire institutionnel aux côtés de La Coursive et la légitimité du cluster culturel dans le processus de requalification urbaine du quartier des Grésilles. Trempolino et ParisMix ont rencontré de fortes difficultés, voire une incapacité, à adapter leur projet et leurs actions afin qu’il réponde aux attentes de nouveaux élus ou services dont ils dépendaient, notamment financièrement.

Un modèle institutionnel, dominé par un projet de construction du territoire

D’autres clusters se sont développés, non pas dans le prolongement d’une dynamique économique qui lui précède de fédération d’entrepreneurs, mais à l’initiative d’institutions locales. Ce second idéal-type pose ainsi le cluster comme prioritairement un objet de politiques publiques, et notamment pour la valorisation du territoire. C’est le cas du cluster Le Damier, initié par le Transfo, Agence culturelle de la (ex)Région Auvergne. L’opportunité d’un appel à projets national lancé par la Datar pour la création de grappes d’entreprises a permis à la Région de créer ce dispositif en 2011. « L’Agence a dit aux acteurs de terrain : Voilà̀, on vous a créé́ un outil, organisé en sept collèges. Maintenant, à vous de vous en saisir »(2). La démarche, en partie liée à la structuration de ce territoire où la concentration des acteurs est moindre que dans un grand centre urbain, induit de fait une organisation et des rapports spécifiques à l’économie de la culture et au territoire. La création du cluster constitue l’amorce, du moins promise, d’un processus de fédération et de qualification d’entrepreneurs culturels. Pour les institutions, ce dispositif représente un espace de concentration de ressources productives et d’énonciation du territoire (Meyronin, 2012 (2009), p. 56) pour sa distinction. Sa fonction signifiante apparaît fondamentale et s’inscrit dans une ambition de promotion d’une marque territoriale. Sont ainsi privilégiées les actions événementielles, qui animent et rendent visibles le territoire, et les externalités du cluster. Davantage que les actions menées pour ses adhérents, c’est la capacité du dispositif à contribuer à une « mise en intrigue » (telle que formulée par Paul Ricœur, 1990) du territoire qui est ici recherchée. Les discours et actions de communication, produits par les équipes du cluster comme par les institutions, occupent une place centrale. La terminologie mobilisée relève moins de l’action économique que de la plus-value distinctive du dispositif de cluster et de ses activités.

Sous cet idéal-type peuvent être par ailleurs caractérisées des périodes, des moments des clusters, même dans le cas où ceux-ci ont été initiés par les entrepreneurs. Si le principe du cluster toulousain MASphère relevait d’une « grosse volonté́ des acteurs de se rassembler »(3), c’est à l’occasion d’un événement (la disparition de l’unique SMAC(4)suite à l’explosion de l’usine AZF en 2001) et parce que « les collectivités avaient besoin d’une structure clairement identifiée » qu’il a été effectivement créé en 2012. La Ville a décidé de l’implanter « sur un quartier en totale reconversion, un peu le quartier témoin de l’équipe de l’époque. Il devait aussi y avoir la Maison de l’Image, dédiée au cinéma, mais qui s’est pas faite parce que les travaux ont pris beaucoup de retard et que les élections ont eu lieu. » Davantage qu’un outil économique pour les acteurs culturels (les adhérents n’ont d’ailleurs pu disposer de l’ensemble des outils et espaces fédératifs souhaités), le cluster est ici un signe. Il annonce un processus de gentrification du territoire, tant par l’attraction et la mise en visibilité de nouveaux acteurs sociaux et économiques que par leur occupation d’espaces fonciers nouveaux ou réhabilités. Si elle offre, en partie, une visibilité et de nouvelles ressources, cette orientation de l’action publique envers les acteurs culturels est également susceptible de constituer un obstacle ou frein à la dynamique de leur structuration locale.

Un modèle patrimonial, pour une mise en intrigue historique du territoire

Ce modèle se caractérise par le choix d’un site patrimonial pour l’implantation du cluster. Si cette dynamique peut, là aussi, s’appuyer sur des réseaux d’acteurs qui préexistent au cluster, ceux-ci sont dominés par le projet institutionnel, et plus spécifiquement par des aménageurs. Les enjeux fonciers apparaissent prioritaires et confèrent au cluster culturel une fonction d’activation d’un lieu ou d’un espace emblématiques sur le territoire, dans un objectif de patrimonalisation et de vivification symbolique.

Après plus de vingt années au cours desquelles les acteurs des musiques actuelles, spatialement répartis sur la métropole nantaise, ont développé des modalités originales de coopération et de qualification professionnelle, l’association Trempolino s’est implantée en 2011 sur le site de La Fabrique, sur l’Ile de Nantes. En cœur de ville, ce territoire d’une superficie de 337 hectares « témoigne des grandes étapes de l’histoire urbaine nantaise(5) », dont les chantiers navals, la métallurgie puis les activités tertiaires. Depuis 2000, sous la direction de la SAMOA(6), y sont regroupées un ensemble hétérogène d’activités présentées comme « créatives ». Nantes est la ville française qui a connu la plus forte progression du nombre de nuitées hôtelières (+37 % entre 2010 et 2015)(7). Le tourisme culturel est devenu l’axe principal du développement du territoire (McGuigan, 2005). L’affirmation institutionnelle d’éléments identitaires produits par l’activité de nombreux acteurs culturels locaux depuis les années 1980 s’appuie sur un processus de « naturalisation » d’événements historiques. A renfort de remarquables architectures, l’Ile de la Création constitue l’argument matériel et symbolique de ce processus communicationnel, auquel est intégré Trempolino. Sous d’autres formes, le quartier stéphanois de La Manufacture (ancien site de production d’armes, qui a constitué un élément fort de l’identité de la ville au vingtième siècle) fait lui aussi l’objet d’une reconversion foncière. Dans ce « quartier créatif », aux architectures revisitées, se construit une nouvelle identité du territoire, autour du design et de la « créativité ». Au sein d’un espace baptisé « Le Mixeur », le cluster musical Culture & Coopération y est implanté aux côtés de la Cité du Design, d’organismes de formation et d’autres « tiers-lieux créatifs ». Là aussi, c’est un aménageur (l’Etablissement Public d’Aménagement de Saint-Etienne) qui coordonne la gestion du quartier, avec l’ambition « d’en faire de la Silicon Valley »(8).

Sous cet idéal-type, davantage que les spécificités économiques de ses adhérents ou ses fonctions socio-culturelles, c’est le pouvoir communicationnel du cluster culturel, son capital matériel et symbolique, qui en constituent l’argument. Le cluster a une fonction historique : son ancrage en un lieu emblématique et ses activités s’insèrent dans un moment de production du territoire par la nouvelle présentation de signifiants matériels (l’usine, le monument, le site industriel) et symboliques (une production emblématique de la ville, la modernité par la réactivation d’une période glorieuse pour le territoire). Mis en visibilité, les acteurs culturels peuvent ici trouver des opportunités de diversification de leurs partenariats. Les spécificités de leur secteur d’activité sont en revanche ignorées, notamment de la part des aménageurs dont les objectifs prioritaires résident dans la valorisation foncière par l’attractivité du territoire. A Nantes, trois infrastructures devaient constituer le site de La Fabrique, trois piliers d’une économie locale des musiques actuelles. Des bâtiments aux architectures audacieuses ont été construits pour le lieu de diffusion (Stéréolux) et l’espace de ressources (Trempolino). En revanche, l’aménagement de la halle, destiné aux pratiques émergentes et expérimentales « n’est pas sorti, pour des raisons de restrictions budgétaires, alors que pour nous c’était très cohérent. C’étaient les associations, les pratiques amateur, les pépinières… Et le fait que ça n’ait pas existé, ça a porté un coup à tout le réseau local »(9).

Deux dynamiques d’évolution des clusters sur leur territoire

Les trois idéaux-types présentés ci-dessus permettent de caractériser, autour d’un dispositif de cluster culturel, les fonctions et représentations des acteurs mis en situation d’interdépendance sur un territoire local. Nous avons proposé quelques exemples de ces caractérisations. Par ailleurs, ces modèles, abstraits, permettent également d’identifier des moments dans l’histoire de tels dispositifs, donc d’offrir une lecture dynamique des relations entre ces partenaires. Nous proposons ici de lire deux types, deux scenarii, de ces phénomènes singuliers observés sur le terrain. Le premier concerne des clusters culturels français qui sont parvenus, non sans efforts, à articuler leurs spécificités socio-économiques locales avec des projets et modes de faire institutionnels relevant d’un paradigme créatif, notamment grâce à l’animation d’espaces de concertation entre les acteurs concernés. Le second se caractérise par des moments, parfois violents, de ruptures, notamment communicationnelles, entre ces acteurs, qui ont dans quelques cas induit des crises profondes voire fatales. Nous montrerons à travers ces deux exemples qu’un cluster culturel apparaît comme le résultat de rapports de forces, mais aussi de capacités des partenaires à énoncer, en permanence, leurs objectifs et projets.

Le cluster culturel comme espace de concertation

Nous avons souligné en introduction l’hétérogénéité des fonctions attendues d’un cluster culturel. Celles-ci sont liées à la diversité des types d’acteurs mis en situation d’interdépendance à travers un tel projet : des entrepreneurs et acteurs culturels locaux, des élus et techniciens représentant des collectivités locales, des organisations et acteurs locaux qui contribuent à construire le territoire (associations locales, bailleurs sociaux, aménageurs, etc.). À la faveur de diverses opportunités (un besoin de lieu de diffusion, un dispositif national ou européen de soutien financier, un programme de requalification urbaine), l’initiative elle-même du cluster apparaît parfois dominée par les acteurs culturels, parfois par une institution locale. L’enjeu central de la création et du développement d’un cluster résiderait donc dans la capacité des acteurs locaux à en faire, dans la durée, un objet frontière : il est alors le lieu, ou le sujet, d’un compromis entre une multitude d’intérêts, d’objectifs, de modes d’organisation et de représentations où se rencontrent les industries des biens symboliques, l’économie de la culture, le développement social, économique et territorial local. C’est bien un tel compromis qui a permis, en 2002, la création du Mila, dans le 18e arrondissement de la capitale. La Ville souhaitait redynamiser un quartier populaire « en déshérence », et des entrepreneurs des musiques actuelles manquaient d’espaces professionnels intra-muros. Rapidement, le cluster a ainsi fédéré une vingtaine de PME, principalement des labels du secteur des musiques actuelles, en leur offrant, sur l’espace de quelques rues, un accès à des rez-de-chaussée d’immeubles résidentiels, alors désertés. Warner France venait de s’implanter à proximité. Paris Habitat, un bailleur social, est impliqué dans ce projet dominé par la collectivité locale et mené dans un objectif de valorisation foncière. La dynamique se réfère ici au modèle institutionnel. Au fil du temps se développent entre les entrepreneurs adhérents, de manière relativement informelle, un ensemble de pratiques, d’outils, de services mutualistes, induits par la proximité spatiale et la concentration d’acteurs d’un même secteur d’activité. Avec de nombreuses limites liées au poids des pratiques de chacun et à une certaine défiance vis à vis du collectif, le cluster emprunte ici à l’idéal-type fédératif. Au-delà de sa première fonction foncière, le cluster devient progressivement l’espace de potentielles co-opérations, entre entrepreneurs (formations, conférences, veille juridique, groupement d’employeurs, etc.), mais également avec le quartier. Des acteurs locaux, dont la Mairie de quartier, attendent en effet de cette concentration une implication des entrepreneurs dans la vie locale. On parle désormais de « La rue de la Musique ». Dans les années 2010, se cristallisent alors dans le cluster des dimensions nouvelles. Progressivement, le Mila se déporte vers l’idéal-type patrimonial : le cluster devient un lieu emblématique d’un renouveau du quartier (Harvey, 2001), globalement en cours de gentrification. Au-delà de sa spécificité de concentration de labels des musiques actuelles, le Mila incarne la « créativité et l’innovation », la « diversité », le « vivre ensemble », voire l’excellence culturelle parisienne. Concomitamment, par un phénomène de saturation des locaux disponibles, la dynamique de redynamisation foncière originelle est d’ailleurs freinée. Bien que schématique, la lecture de l’histoire du Mila et de ses partenaires au regard de ces trois idéaux-types permet d’identifier plusieurs temps, auxquels correspondent d’ailleurs des évolutions des partenaires référents (Services Développement économique, Culture, Politique de la Ville), des attentes des entreprises adhérentes, et des services mis en œuvre par l’équipe d’animation. Elle montre également que, dans ce contexte dominé par les institutions, et au-delà d’avantages opportunistes liés à la concentration spatiale, peu de démarches économiquement « innovantes » (constitutives de l’idéal-type fédératif) ont jusqu’alors émergé du fait du processus de clusterisation de ces entrepreneurs.

À Poitiers, le Pôle Régional des Musiques Actuelles – PRMA – est né de la fédération d’acteurs des musiques actuelles de Poitou-Charentes. Depuis 2006, ce réseau s’est structuré en lien fort avec les acteurs publics. Dans un premier temps, qui relève de l’idéal-type fédératif, ces derniers n’intervenaient qu’en aval des réflexions et montages de projets opérationnels et structurants pour la filière, notamment via leur financement. Progressivement, tant à la demande des institutions que du fait d’opportunités (dont l’appel à projets national pour la constitution de Pôles territoriaux de coopération économique(10)), le cluster évolue pour devenir un outil du développement territorial, autour de valeurs proches de l’Economie sociale et solidaire. Un long travail de fond avec les partenaires locaux et régionaux, notamment dans le cadre d’ateliers de concertation, a ainsi modifié les fonctions et représentations du cluster sur son territoire, selon une dynamique relevant du modèle institutionnel. En 2015, la fusion du Poitou-Charentes au sein de la Nouvelle Aquitaine a constitué un événement déstabilisant pour cette dynamique de coopération territoriale. Le 19 janvier 2017, le cluster s’est ainsi restructuré autour de nouveaux acteurs économiques en un Réseau des Indépendants de la Musique – RIM. Visant « la création d’un écosystème favorable à un développement équitable, coopératif et solidaire des musiques actuelles en région(11) », ces quelque cent-vingt professionnels adhérents semblent ici revenir à un projet majoritairement fédératif.

Les modalités d’organisation au sein des clusters et avec leurs partenaires apparaissent à la fois fragiles (une grande diversité d’événements les remettent  en cause en permanence) mais constituent des conditions sur la base desquelles évolue ce dispositif. La référence aux idéaux-types permet de caractériser ces différents moments et les cadres dans lesquels se construisent l’activité du cluster, ses fonctions, et les représentations que s’en font les entrepreneurs et acteurs locaux. Ces processus communicationnels et relationnels constituent l’identité territoriale, économique et sociale de ces dispositifs. Sous ce prisme, les clusters apparaissent comme des espaces de concertation socio-économiques où se négocie en permanence la rencontre entre des singularités d’acteurs des industries culturelles (des modes d’organisation et d’action propres aux entrepreneurs musicaux), des spécificités locales et institutionnelles (des modalités d’organisation d’acteurs culturels, sociaux et économiques, des projets politiques et urbanistiques), et des logiques sociales (Miège, 1984) plus globales.

Le cluster culturel comme espace de ruptures

Le statut hybride, complexe, des clusters culturels constitue leur pertinence tout en l’exposant à une grande diversité d’enjeux économiques, territoriaux, sociaux, politiques. Toujours dépendants de l’action publique, par ses financements comme par son insertion dans des stratégies territoriales, ces dispositifs voient souvent évoluer leur fonction attendue, que ce soit au gré des mandatures d’élus ou dans le cadre de nouvelles représentations du développement territorial. Au regard de politiques explicitement culturelles, l’appropriation locale des modèles de « villes créatives » (Yencken, 1988, Landry, 1995) et de la notion d’économie créative constituent par exemple des cadres de l’action publique qui induisent des représentations spécifiques des clusters culturels sur leurs territoires. Le territoire lui-même, et ses acteurs organisés ou non, participe de l’insertion du dispositif dans un espace socio-économique. Là encore, l’observation des rapports de force entre partenaires du cluster, sur la base desquels ont été construits nos trois idéaux-types, permet de caractériser des moments ou espaces de ruptures.

À Paris, en 2006, le Directeur d’un label et éditeur des Musiques du Monde rencontre un élu municipal. L’un, face à de fortes mutations de son marché, souhaite fédérer ses partenaires économiques et impliquer des acteurs locaux relevant d’une économie informelle dans des dynamiques qu’il estimait alors qualifiantes, notamment liées au développement des plateformes numériques. L’autre envisageait ce projet de cluster comme une expérience originale de décloisonnement institutionnel : la production et l’édition musicale pouvaient être envisagées pour leurs dimensions économiques, sociales et de promotion du territoire. Ce territoire, c’était précisément celui de la Goutte d’Or, sur lequel s’est historiquement développée une économie informelle des musiques du monde, avec boutiques et productions locales d’artistes d’Afrique. Sous l’idéal-type fédératif, ce cluster promettait de donner un sens nouveau à l’action culturelle locale et de valoriser une identité forte du nord-est parisien. ParisMix a ouvert ses portes en 2008, mais pas sur la Goutte d’Or où l’institutionnalisation qu’induisait ce projet a été rejetée par les acteurs locaux. « Tout ce qui venait du pouvoir public était suspicieux. Et finalement, le fait que leur boutique disparaisse à terme n’était pas un souci pour eux, parce qu’ils vendaient de la musique aujourd’hui mais pourraient vendre des sacs de farine demain(12) », résume a posteriori le porteur du projet. A plusieurs reprises, le rapprochement avec d’autres structures culturelles ou économiques est envisagé mais, précise-t-il, « les Musiques du Monde, ça n’intéressait personne. Economiquement pas porteur et artistiquement mineur… » La Ville a finalement proposé à ParisMix un bâtiment « dont on se savait que faire », « un peu en terre de mission », avoue un chargé de mission de la Ville de Paris, hors de la Goutte d’Or et dans un quartier aujourd’hui en cours de gentrification (Pinçon-Charlot, 2004, p. 37). De ressource pour le cluster, le territoire local est ici devenu une contrainte. Conçu comme fédératif, le cluster a été dès sa mise en œuvre dominé par une conduite institutionnelle, elle-même peu explicite et réfléchie. « La Culture ne soutenait pas », complète ce représentant municipal. « Trop économique. Et l’Action économique non plus. La Politique de la Ville, de manière marginale, mais sur le terrain, les équipes n’ont pas suivi (13)» Ce contexte a induit une nécessaire recomposition permanente du projet et des actions du cluster de 2008 à 2015, soit jusqu’à la liquidation judiciaire de l’association porteuse. L’institutionnalisation de la dynamique économique de fédération d’entrepreneurs, du fait d’une localisation du cluster, a ici constitué une rupture profonde. Pour le territoire et ses acteurs, ce cluster n’a eu d’autre sens que d’annoncer un processus de gentrification. D’ailleurs, de très nombreux cambriolages et actes de vandalisme ont marqué les dernières années d’activité du cluster, que ne fréquentaient pas les habitants et acteurs culturels locaux.

Dans un tout autre contexte, le cluster nantais Trempolino a lui aussi connu une crise profonde, interne entre la Direction et les salariés, déclenchée concomitamment à l’implantation du cluster sur l’Ile de la Création. Initialement fédératif, dans le prolongement d’une dynamique de structuration d’acteurs culturels à l’échelle de l’agglomération, le positionnement de Trempolino au regard des acteurs de l’économie culturelle et des politiques publiques locales a été perturbé du fait même de son implication dans le projet d’aménagement de l’Ile de Nantes. Dans les années 2000, cette orientation majeure des politiques municipales pour la promotion du territoire par la culture et la création s’est en effet, de manière paradoxale, traduite par une dilution des mesures de soutien à la qualification des acteurs culturels. Sous ce paradigme créatif, la domination institutionnelle et l’attachement du dirigeant et fondateur de Trempolino à s’intégrer dans les politiques publiques ont généré une scission interne au cluster. Les salariés et de nombreux adhérents en attendaient des actions économiques singulières. En délégant à la SAMOA, un syndicat mixte d’aménageurs, la coordination des dispositifs implantés sur l’Ile de la Création, la Ville a privilégié les dimensions territoriales de ce réseau d’acteurs. Une architecture remarquable au coeur d’un site devenu la principale attraction touristique nantaise (Les Machines de l’Ile jouxtent Trempolino), une césure entre des acteurs présents physiquement dans ce bâtiment et d’autres, relevant de pratiques émergentes, désormais délaissés sur le territoire local, des contraintes de gestion logistique constituent un faisceau de mutations opérées en quelques années et qui ont profondément remis en cause l’identité du cluster.  Le cluster culturel est devenu prioritairement un constituant, parmi d’autres, d’un pôle à partir duquel le territoire est rendu visible et lisible. Il est intégré à un processus communicationnel, matériel et symbolique, de légitimation de l’histoire du territoire, mais aussi de l’action publique contemporaine.

À Saint-Etienne, c’est l’inscription du cluster sur un site patrimonial (l’ancienne Manufacture d’armes) qui a, sinon provoqué, du moins rendu visibles des tensions internes au réseau d’acteurs culturels. Ce cadre d’action à la fois ne répondait que partiellement aux attentes des entrepreneurs et a posé Culture & Coopération en opérateur culturel local, pour l’animation d’un quartier en reconstruction sur la base de son glorieux passé industriel. En 2014, raconte le Directeur du cluster, « on s’est rendu compte que deux groupes distincts ont grandi dans Culture & Coopération. Un groupe qui voyait le cluster comme outil de développement économique de leur activité́, et un groupe qui voyait l’outil d’expression de leur projet territorial, plus large, avec plein d’autres gens ». Cette situation a provoqué de vives tensions internes et avec les partenaires, ainsi que des souffrances pour des salariés du Groupement d’employeurs. La liquidation judiciaire de l’association a été prononcée en novembre 2016, après six années d’activité. Alors que la gestion des prestations sociales pour les structures adhérentes et les activités de recherche et innovation sont de fait interrompues, l’animation événementielle du site et la conduite d’actions de communication pour le quartier de La Manufacture sont à ce jour les seules qui perdurent. Dans une lettre ouverte(14), le Directeur de ce cluster estime que la puissance publique « a érigé la culture comme partie-prenante d’une économie plus largement créative, sur laquelle pèsent les attentes d’une croissance, d’une compétitivité et d’une attractivité sans limites. (..) La vérité, c’est que cette cartographie tronquée, laissant croire à une bipolarisation formée d’une part de l’institution publique et d’autre part de la figure de l’entrepreneur, a appauvri la densité des pratiques culturelles. Nous nous asphyxions et nous perdons tout repère pour penser la culture. » Le paradigme de la création, et le processus de transformation de l’acteur culturel en entrepreneur qu’il induit (Garnham, 2005), est ici directement rendu responsable d’une précarisation et d’un appauvrissement accrus de l’action culturelle.

Ces quelques exemples illustrent la complexité des enjeux que cristallise un dispositif de cluster culturel, notamment du fait de l’hétérogénéité des pratiques et objectifs des acteurs qui y sont mis en situation d’interdépendance. En visant la mise en concordance des spécificités économiques des acteurs culturels (elles-mêmes hétérogènes) et des stratégies ou dynamiques territoriales, le cluster se pose en objet frontière, dont il convient d’animer en permanence les fonctions, les actions et les dimensions signifiantes. Par défaut s’instaure une rupture communicationnelle (Odin, 2011) entre ces acteurs, dont les cadres de référence ne parviennent plus à être mis en concordance et ne permettent plus la définition d’objets frontières. Ce phénomène est renforcé par la nature symbolique des biens produits par les entrepreneurs culturels. Les processus d’innovation promis par les modèles et théories relatifs aux clusters s’observent peu dans ces structures, sauf à considérer que ces moments de ruptures, de glissement d’un référent idéal-typique dominant à un autre, constituent eux-mêmes les symptômes ou stigmates d’une recherche de nouveaux modes d’organisation et d’action des acteurs culturels sur les territoires.

Conclusion

Les trois modèles idéaux-typiques des conditions de développement de clusters culturels nous permettent, par l’observation de leur caractère dominant ou de leurs combinaisons, d’identifier des dynamiques de continuités et de ruptures au fil du temps. Les études de terrain montrent une grande variété des modes d’organisation interne et inter-partenariale, mais aussi d’actions menées et de rapports au territoire et à l’action publique locale. Cependant, et peut-être cela constitue-t-il un enjeu central pour l’action culturelle locale, un phénomène commun peut être relevé et caractérisé. Les clusters culturels, justement du fait de leur localité, apparaissent tous sous une emprise institutionnelle forte. Si l’ancienneté, la structuration et la vigueur des réseaux économiques locaux d’entrepreneurs culturels configurent les modalités d’émergence de ces clusters, leur ambition de qualification et d’innovation économique marchande ne semble pas prioritaire pour les acteurs publics et de l’aménagement territorial. Surtout lorsqu’ils sont situés, dans un bâtiment, dans un quartier en voie de gentrification, sur un site patrimonial, ces dispositifs constituent prioritairement des arguments d’un processus de construction identitaire du territoire. Ils deviennent prioritairement des signes, quasi-iconiques, de la modernité et du développement créatif, produits et mobilisés pour la distinction des métropoles. Si une part des acteurs culturels adhérents de ces clusters assument sans difficulté ce cadre pour leur action, d’autres n’envisagent pas ou ne parviennent pas à modifier leurs pratiques professionnelles et modes de faire. L’évolution, depuis les années 2000, de l’action publique vers une construction, matérielle et symbolique, nouvelle des territoires reconfigure leurs rapports aux acteurs culturels. Le concept de « villes créatives » et la notion « d’économie créative » (Throsby, 2001) posent ainsi les réseaux économiques culturels locaux dans une posture paradoxale. Leur reconnaissance affirmée au regard d’enjeux de valorisation et de distinction des territoires locaux porte principalement sur leurs externalités positives (Meade, 1952) : sont moins visées les performances économiques et qualifications des acteurs culturels qu’une diversité de contributions, indirectes et non explicitement rétribuées, à une « atmosphère créative » (Florida, 2002) et à un processus d’énonciation du territoire. L’économie des territoires se pose alors, non plus dans une complémentarité, mais dans une concurrence avec l’économie marchande des biens symboliques. La valorisation de clusters culturels, notamment au sein de quartiers créatifs, induit dans de nombreux cas une rupture des dynamiques de collaboration et de qualification de ces entrepreneurs. Plus spécifiquement, les acteurs de marges et les pratiques émergentes, pourtant reconnus comme constituant un vivier économique et esthétique, sont généralement exclus de ces processus institutionnels ou patrimoniaux. Ce phénomène a été observé à Nantes, Toulouse ou Clermont-Ferrand, notamment du fait qu’aucun espace dédié à ces acteurs et pratiques ne soit formellement intégré dans les clusters culturels.

L’observation dynamique et complexe des clusters culturels permet enfin de relever deux types d’enjeux d’ordre organisationnel et relationnel. D’une part, nous avons relevé la nécessité de passeurs, de gatekeepers, des individus qui assurent la mise en concordance de cadres symboliques et d’action distincts, voire a priori incohérents. Fondateurs ou dirigeants des réseaux, porteurs du projet de cluster, représentants institutionnels, ils ont « la capacité́ d’appréhender les organisations sociales propres à ces milieux, savent identifier les rôles, les statuts, les hiérarchies de leurs représentants » (Raffin, 2007, p. 130). L’expérience du cluster nantais nous montre cependant les risques de rupture communicationnelle entre ces passeurs et leurs équipes. En Poitou-Charentes, dans le cadre de la fusion des régions françaises et du fait de la réorganisation des interlocuteurs qu’elle induit, un écueil similaire s’est posé.

D’autre part, la constitution et l’animation permanente d’instances de concertation liées au cluster culturel apparaissent fondamentales pour la permanence de son identité économique et territoriale. Les équipes opérationnelles au sein des clusters semblent peu armées pour cela. Que ce soit via un conseil d’administration ou via des instances plus larges, ce processus de définition d’un objet frontière constitue l’identité-même du cluster dans cet environnement complexe et hétérogène. Parfois instaurés lors de la création du cluster, mais souvent délaissés faute de mobilisation collective pour revenir en temps de crise, ces espaces et moments permettent l’énonciation par chaque type d’acteur de sa représentation du cluster, mais aussi la négociation, concertée et nécessairement provisoire, d’un cadre d’action cohérent avec ses référents sociaux, économiques, culturels ou territoriaux.

Davantage que les modalités de gestion locale de l’économie de la culture ou du territoire, l’observation des clusters culturels, appuyée par des modèles idéaux-typiques, pose les conditions de la localisation de théories et concepts déployés de manière dominante à l’échelle internationale, a-territorialement. Ces dispositifs apparaissent en tension entre des modèles génériques du développement territorial (dont les pôles de compétitivité, les clusters, les territoires créatifs), une organisation propre à des secteurs industriels mondialisés (l’industrie de la production de musique enregistrée, par exemple) et des  idiosyncrasies locales, arguments matériels et symboliques d’une quête de distinction institutionnelle.

Notes

(1) Source : Aude Merlet, coordinatrice du Mila. Entretien réalisé le 14 mars 2014.

(2) Source : Nathalie Miel, Directrice du Damier depuis 2014. Entretien réalisé le 26 mars 2015.

(3) Source : Nicolas Pozmanoff, Co-Président de MASphère depuis 2015. Entretien réalisé le 17 mai 2016.

(4) SMAC : Salle de Musiques Actuelles. Label du ministère de la Culture attribué depuis 1998 aux salles vouées à la diffusion des musiques actuelles et amplifiées, dans le prolongement du programme « Cafés Musique » initié en 1991.

(5) Source : Ville de Nantes. https://www.nantes.fr, consulté le 12 février 2017.

(6) SAMOA: la Société d’Aménagement de la Métropole Ouest-Atlantique, est une société publique locale qui regroupe une dizaine d’institutions et collectivités dont Nantes Métropole, majoritaire avec 58 % des parts.

(7) Source Insee 2016.

(8) Source : Colin Lemaître, Directeur de Culture & Coopération. Entretien réalisé le 13 mai 2016.

(9) Source : Georges Fischer, Président de Trempolino. Entretien réalisé le 29 août 2016.

(10) Les Pôles Territoriaux de Coopération Economique – PTCE – ont fait l’objet de deux appels à projets nationaux pour labellisation par l’État, dans le cadre d’une loi sur l’ESS, votée le 31 juillet 2014. Ce dispositif a été piloté par le Labo de l’Economie Sociale et Solidaire, une association nationale loi 1901 créée en 2010 dans l’objectif de valoriser les initiatives citoyennes et de peser sur des modalités de l’action publique.

(11) Source : http://www.pole-musiques.com/adieu-le-prma-bonjour-le-rim/. Consulté le 02 mars 2017.

(12) Source : Marc Benaiche, Président de ParisMix de 2008 à 2014. Entretien réalisé le 7 avril 2014.

(13) Source : Chargé de mission à la Direction Politique de la Ville, Mairie de Paris. Entretien réalisé le 12 mai 2015.

(14) Lettre de Colin Lemaitre, Directeur de Culture & Coopération, à Martine Pinville, Secrétaire d’État à l’Économie Sociale et Solidaire, le 12 juillet 2016. Source : http://www.culture-cooperation.org/tag/colin-lemaitre/. Consulté le 28 avril 2017.

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Auteur

Bruno Lefèvre

.: Bruno Lefèvre est docteur qualifié en Sciences de l’Information et de la Communication, membre associé au LabSic (Université Paris 13). Il étudie les phénomènes socio-économiques liés à la rencontre sur les territoires locaux de dynamiques d’aménagement et de valorisation de l’espace (notamment dans le cadre de politiques de requalification urbaine, de villes créatives, de smart cities) et de modes d’organisation et d’action d’acteurs sociaux (notamment les entrepreneurs culturels et citoyens). Ses recherches actuelles portent, dans ce cadre général, sur les pratiques et usages de technologies (applications mobiles et systèmes embarqués) dans les processus de construction identitaire des « territoires intelligents » et en lien avec les stratégies des acteurs industriels.