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La circulation internationale des savoirs communicationnels entre cadrages disciplinaires et pratiques situées

Article inédit, mis en ligne le 29 Mars, 2018

Résumé

L’internationalisation académique et la circulation internationale des savoirs sont toujours présentées comme désirables, sans que leurs conditions de félicité soient explicitées. Il en découle des injonctions contradictoires souvent pénalisantes pour les (aspirants) chercheurs. Les sciences consacrées à la communication fournissent des outils pour élucider les formes spécifiques de l’échange international et ses entraves, ainsi qu’un terrain d’observation remarquable. L’enquête socio-discursive proposée dans l’article montre d’abord comment elles sont régies par un discours constituant paradoxal, fondé sur l’inachèvement, et ensuite comment l’expérience internationale de chercheurs et d’étudiants des sciences consacrées à la communication est contrainte par ce cadre tout en contribuant à l’amender.

Mots clés

Discours constituant ; sciences consacrées à la communication ; discipline ; circulation internationale des savoirs.

In English

Title

The international Circulation of Knowledges about Communication, between disciplinary framings and situated practices.

Abstract

Academic internationalization and the international circulation of knowledge are always presented as desirable, without their conditions felicity being explicit. This results in contradictory injunctions that are often disadvantageous for (aspiring) researchers. Science dedicated to communication give tools to elucidate the specific forms of international exchange and its obstacles, as well as they constitute a remarkable field of observation. The socio-discursive inquiry proposed in the article first shows how they are ruled by a paradoxical discourse based on incompleteness, and then how the international experience of researchers and students of sciences dedicated to communication is constrained by this framework while contributing to its modification.

Keywords

Constituant discourse; Sciences dedicated to communication; discipline; international circulation of knowledge.

En Español

Título

La circulación internacional de conocimientos comunicacionales, entre encuadramiento disciplinar y practicas situadas

Resumen

La internacionalización académica y la circulación internacional de conocimiento siempre se presentan como deseable, pero no se explican sus condiciones de felicidad. Esto produce prescripciones contradictorias y a menudo penalizadas para los investigadores. Las ciencias dedicadas a la comunicación proponen herramientas para dilucidar las formas específicas del intercambio internacional y de sus obstáculos, así como un campo de observación destacado. La investigación socio-discursiva propuesta en el artículo muestra primero cómo son reguladas por un discurso paradójico, basado sobre la inconclusión, y luego cómo la experiencia internacional de investigadores y estudiosos de la ciencia dedicada a la comunicación se ve limitada por este ámbito al tiempo que contribuye a su cambio.

Palabras clave

Discursos constituidos; ciencias dedicadas a la comunicación; disciplina; circulación internacional de conocimiento.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Cordonnier Sarah, « La circulation internationale des savoirs communicationnels entre cadrages disciplinaires et pratiques situées », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°18/3A, 2017, p.87 à 96, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2017/supplement-b/07-la-circulation-internationale-des-savoirs-communicationnels-entre-cadrages-disciplinaires-et-pratiques-situees/

Introduction

L’“internationalisation” académique est contradictoire(1). D’un côté, elle est une injonction forte faite aux personnes et aux institutions universitaires. Perçue comme désirable, elle suscite des dispositifs d’échange et des discours promotionnels indexés sous le registre de l’“excellence” (Gaspard 2013, p. 190). Mais d’un autre côté, malgré l’augmentation des déplacements internationaux de personnes dans le contexte universitaire, il n’existe pas de cadres institutionnels et intellectuels clairement établis et explicitement orientés vers le partage des savoirs. Dans les pratiques académiques ordinaires et à rebours de ce que nous apprennent les théories de la communication sur le caractère inopérant de la transmission par « contagion » ou par des modèles finalisés de type émetteur-message-récepteur, tout se passe comme si la seule mise en présence physique des étudiants et chercheurs de différentes nationalités suffisait à provoquer le “partage des idées”.

À l’heure où avoir une « expérience internationale » semble de plus en plus requise pour prétendre à une carrière académique, les impensés et les contradictions qui font de cette expérience une contrainte, voire une entrave pour les personnes, ne constituent pas seulement un problème d’ordre spéculatif mais bien un enjeu pour les étudiants, pour les aspirants à une carrière universitaire et pour ceux qui en produisent ou en administrent les enseignements et la recherche.

Les sciences consacrées à la communication fournissent alors des outils qui permettent d’éclairer ces enjeux de manière originale et spécifique, par l’attention aux registres sociaux et discursifs et à leurs articulations. C’est le sens de l’approche que je propose, qui croise des « discours constituants » (Maingueneau & Cossuta 1995), des rhétoriques et politiques universitaires, et l’expérience des personnes. L’enquête ainsi conçue permet de montrer comment l’“international” contrarie et réactive les modèles, les pratiques et les cadrages institutionnels nationaux de la recherche et de l’enseignement – et comment l’échange scientifique et pédagogique orienté vers des partages disciplinaires entre en tension avec des finalités des politiques nationales (concurrence universitaire…) et les stratégies d’établissement (marketing académique…).

Les sciences consacrées à la communication sont également un objet pertinent. Dans la lignée des recherches portant sur leur histoire croisée et sur leur comparaison transnationale (Averbeck-Lietz 2008, Löblich & Averbeck-Lietz 2016, Averbeck-Lietz 2017…), je présenterai les principes d’une enquête communicationnelle articulant l’observation des cadrages institutionnels et celle des pratiques quotidiennes : les sciences consacrées à la communication sont-elles portées par un « discours constituant » au-delà des différences nationales ? Quelle est l’opérativité de ce dernier au regard de l’expérience singulière des personnes aux prises avec les rhétoriques de l’internationalisation académique ?

Le discours constituant paradoxal des sciences consacrées à la communication

Une approche pragmatique de la discipline comme localisation des savoirs

Les travaux portant sur « la discipline » en réaffirment sans cesse la résilience (Heilbron & Gingras 2015) : le cadre disciplinaire reste structurant en dépit (ou en parallèle) des appels à l’interdisciplinarité qui, comme le montre Abbott (2016), sont aussi anciens que la disciplinarisation de l’activité académique elle-même. En effet, la discipline est à la fois cadre pédagogique (stable et stabilisant) et lieu de production de savoirs nouveaux (Fabiani 2006 : 15). D’un point de vue communicationnel attentif à l’hétérogénéité des facteurs à prendre en considération, la discipline est un dispositif indissociablement organisationnel et discursif, cognitif et culturel.

Ainsi entendue, l’institution disciplinaire participe puissamment de la production d’un territoire scientifique permettant l’identification et la légitimation (la localisation) du savoir et de ses producteurs. Dans le même temps, à mesure que l’on tente de la circonscrire, elle échappe à l’explicitation, révélant ainsi une opérativité fondée sur l’implicite des pratiques et des discours qui la constituent.

Parmi d’autres entrées possibles (cursus, type d’établissement, domaines de savoir – Bourdieu 1984), les sciences consacrées à la communication en Europe constituent dès lors un terrain de choix pour interroger l’opérativité de la discipline, ainsi que son rôle dans la circulation internationale des savoirs.

Quelques caractéristiques remarquables des sciences consacrées à la communication en Europe

L’appellation générique de « sciences consacrées à la communication » (ScC) permet de qualifier des disciplines ou des champs de recherche qui ne portent pas les mêmes appellations selon les pays, dont les histoires nationales sont différentes (Simonson & Park 2016), dont les circonscriptions thématiques ne se recoupent pas d’un pays à l’autre, et dont pourtant le développement est partout considérable(2). Ainsi, la situation de ces « interdisciplines » (Ollivier 2001) peut paraître peu commode, sur le plan des pratiques, pour favoriser les échanges transnationaux ; mais je considérerai au contraire que cette situation permet d’examiner plus précisément les modalités de tels échanges, en ce qu’elle empêche de concevoir les espaces de production, de diffusion, de réception, comme évidents ou naturels – un travers dans lequel il est plus aisé de tomber lorsque les disciplines semblent avoir d’emblée une appellation, des méthodes et un objet en partage.

Il ne saurait être question de proposer ici une historiographie des ScC. Je souhaite plutôt en faire ressortir quelques similitudes étonnantes, qui pourraient désigner une forme particulière, à la fois disciplinaire et transnationale, de discours constituant. Ces derniers « prétendent délimiter en effet le lieu commun de la collectivité, l’espace qui englobe l’infinité des “lieux communs” qui y circulent » (Maingueneau & Cossuta 1995, p. 113). Il n’existe pas de texte canonique reconnu comme fondateur au sein des ScC en Europe, mais il est possible d’identifier, par les processus de citations croisées, un corpus dont certaines topiques récurrentes délimitent ce lieu commun de la collectivité (Cordonnier 2017b). Parmi celles-ci, on trouve, sans cesse réaffirmées, des interrogations sur « l’identité disciplinaire » à l’intérieur et à l’extérieur de la discipline. L’extrait ci-dessous est emblématique de ces interrogations :

« The field [of communication studies] has problems relating to its historical identity: its short tradition as an academic discipline, the external influences coming from the media industry and the state, its legitimacy deficit, its diffuse research topic “communication”, the heterogeneous academic backgrounds of its scholars, and the fact of being “scattered” all over places at universities. In Germany, as well as in America, these characteristics lead within the field to a “lack of consensus” on its subject matters and to difficulties in shaping a self-conception » (Löblich & Scheu 2011, p. 2).

Cette série de “problèmes” n’est pas inconnue en France où, par exemple, le lien aux champs professionnels est de longue date thématisé sous cette perspective (Neveu & Rieffel 1991)(3). Mais les autres sciences humaines et sociales (SHS) ont aussi en partage avec les ScC leurs modalités d’inscription dans le système universitaire tel qu’il se développe, se professionnalise et se massifie depuis la fin de la seconde guerre mondiale et les années 1960, ainsi que la plupart des “problèmes” soulevés par Löblich & Scheu – mais qui sont rarement évoqués sous cet angle dans et à propos d’autres disciplines.

Le moment de la fondation (Schlanger 1992) pourrait alors être déterminant pour identifier les caractéristiques du discours constituant des ScC et le distinguer de ceux des autres SHS dont la fondation en tant que discipline intervient au tournant des XIXe et XXe siècles. En effet, la « tradition courte » (Löblich & Scheu 2011), la “jeunesse” (Alsina & Jiménez García 2010, Huber 2010…) des ScC, sont souvent mises en avant, alors qu’elles ont déjà accueilli plusieurs générations de chercheurs. Ce qui est notable, ce n’est pas tant le nombre d’années d’existence que le fait que la fondation des ScC advient en un autre moment de l’état des savoirs et en particulier des savoirs sur les sciences, qui seront mis en crise sous leur forme canonique à partir des années 1960 et 1970 lorsque « nous avons appris que la “science” n’est pas une chose, un objet ou une entité suffisamment autonome, différenciée, et stable dans le temps, pour être cernée en elle-même, mais qu’elle est un ensemble de faire matériels, sociaux et rhétoriques insérés dans des mondes sans frontières données » (Pestre 2012, p. 3).

L’“inachèvement institutionnel” des sciences consacrées à la communication rejoint ainsi celui des SHS, « disciplines toujours à venir » (Fabiani 2006, p. 18). Mais il y est plus souvent mentionné, aussi bien à l’échelle européenne (Heinderyckx 2007) et internationale (Jiménez García & Martínez Guillem 2009…) qu’à l’échelle nationale alors même que les histoires disciplinaires diffèrent fortement selon les pays (cf. en part. Simonson & Park 2016, Averbeck-Lietz 2017). On peut alors soulever l’hypothèse selon laquelle les assertions sur la jeunesse et/ou l’institutionnalisation partielle et/ou le manque de reconnaissance de la discipline forment un « discours constituant » paradoxal, fondé sur l’inachèvement mais en prise (notamment) avec la sociologie des sciences qui est contemporaine de leur naissance.

Penser la dynamique croisée des circulations internationales et de l’internationalisation universitaire

On trouvera peut-être l’hypothèse qui précède bien spéculative ; elle s’appuie de fait sur une importante abstraction théorique. Pour autant, elle est heuristique en ce qu’elle permet de soulever à nouveaux frais la question de la circulation internationale des savoirs sur la communication, en sortant des impensés communicationnels généralement à l’œuvre dès lors que l’on s’intéresse à la production et à la diffusion internationales des connaissances. En effet, la littérature sur ce thème dissocie les enquêtes sur les trajectoires migratoires de chercheurs (approche biographique) ; sur les institutions transnationales (approche historique et politique) ; sur les politiques et les rhétoriques de l’internationalisation académique (approche institutionnelle) ; sur l’interculturalité académique, dont les étudiants sont les principaux, voire les seuls, « objets » (approches pédagogiques parfois, mais surtout approches centrées sur la vie quotidienne).

Ainsi, on ne trouve pas d’approches analysant en tant que tel l’échange scientifique spécialisé… Difficile à penser, il est donc également difficile à mettre en œuvre : en segmentant artificiellement les objets d’étude, comment rendre compte du caractère structurant, voire impérieux, de l’inscription locale de la pratique scientifique, en lien avec le caractère déterminant mais ambivalent de l’appartenance disciplinaire et avec le prestige attribué à l’“international” ?

En accordant, comme je le propose, une place décisive à l’institution disciplinaire, on peut dès lors penser de manière conjointe épistémologie et organisation collective, rhétoriques et méthodologie, culture commune et parcours individuels. L’observation de ces derniers répond à celle des « discours constituants » : les trajectoires d’étudiants et de chercheurs européens, telles que restituées dans des entretiens et dans des récits autobiographiques, éclairent les cadres académiques et territoriaux, discursifs et pratiques, dans lesquels elles adviennent, qu’elles renforcent ou qu’elles font évoluer (Cordonnier 2017a).

Circulations internationales de chercheurs en ScC. Expériences situées et cadrages pluriels

Si l’on fait le tour de la planète, force est de constater que cette discipline s’organise, propose des formations nouvelles, sans véritable orchestration ou concertation commune, collective ou clandestine. Encore une fois, les contacts interindividuels priment (Miège 2006, p.406)

“L’international” est en général valorisé ou mis en avant dans les rhétoriques académiques mais n’est pas nécessairement fructueux scientifiquement ou synonyme d’ouverture interculturelle, d’autant plus s’il rentre en conflit avec d’autres logiques académiques. Certes, des échanges internationaux ont fréquemment lieu à l’occasion de rencontres internationales, en particulier au sein de différentes associations réunissant les chercheurs des ScC(4), mais ils restent ponctuels et extra-ordinaires, donnant rarement lieu à des coopérations scientifiques entre chercheurs de différentes nationalités. Ils peuvent même renforcer les incompréhensions ou les préjugés.

De ce fait, le constat effectué par Bernard Miège ne peut être saisi par les travaux prenant d’emblée l’internationalisation académique pour objet : ceux-ci s’empêchent de penser les interstices, les contingences, mais aussi les régularités et l’opérativité de ces contacts interindividuels qui, souvent, témoignent des dispositions spécifiques de ceux qui les mettent en œuvre. C’est donc par l’analyse de cas toujours singuliers, mais toujours pris dans des dynamiques collectives, que l’on peut mieux comprendre les paradoxes de l’“international” tels qu’ils sont vécus au sein du monde académique. On verra que les sciences consacrées à la communication constituent un terrain pertinent pour ce type d’analyse : pleinement ancrées dans les sociétés contemporaines dans lesquelles elles se développent, avec tous les paradoxes qui en découlent pour les sciences dans leurs rapports à l’académie, aux mondes professionnels et à leurs différents publics, elles permettent de saisir dans leur complexité et dans leur labilité les configurations socio-discursives des pratiques en contexte international.

Je montrerai à présent l’intérêt de cette perspective d’enquête en présentant trois cas remarquables, issus des observations que j’effectue depuis 2013. Dans ces trois cas, l’attention portée à l’expérience des personnes permet de mieux comprendre les contextes dans lesquelles elle s’inscrit, d’en déplier et d’en articuler la pluralité des dimensions.

Des coopérations peu fructueuses

Au cours d’une enquête auprès de chercheurs en ScC (Cordonnier & Wagner 2013), B. raconte comment des chercheurs de deux pays mènent pendant plusieurs années une coopération (colloques, publications) autour d’un objet concret (Davallon 2004) en apparence partagé ; mais loin de valoriser cette expérience, il fait part de sa frustration devant le caractère superficiel des échanges et de sa déception quant aux conceptions scientifiques (ou « objets scientifiques » dans la terminologie de Davallon) de ses collègues étrangers, qui l’irritent. Devant l’obligation de collaborer, B. ne peut que constater les différences, sans les élaborer plus avant. Il en conclut que « les travaux avec les collègues étrangers, c’est quand même compliqué. […] parce que c’est beaucoup d’investissement en temps, on bute sur des problèmes de financement, sur des thématiques communes où il faut parler le même langage. C’est pas évident ». Au regard du parcours de B., cet “échec” n’est cependant pas lié aux seules interactions avec les collègues étrangers. En effet, d’une part, B. a un rapport distant à sa discipline (« J’ai toujours été un petit peu en marge », « j’ai basculé vers l’InfoCom, sans avoir une appétence particulière, en tout cas à l’époque, ça me paraissait un domaine relativement flou et fourre-tout ») ; mais d’autre part, cette discipline a une position très marginale dans l’établissement, par ailleurs prestigieux, où s’est déroulée toute sa carrière : « à [Université], l’information communication, pour aller vite et un peu caricaturer, c’est la cinquième roue du carrosse » ; « Chaque fois qu’il y a un nouveau président de l’université, il faut revenir à la charge parce qu’il ne nous connaît pas ». Aussi B., qui par ailleurs développe ses recherches seul ou lors de coopérations ad hoc autour de méthodologies partagées (ou « objets de recherche » dans la terminologie de Davallon), est préoccupé par la reconnaissance sociale de la discipline dans son contexte de travail local, plus que par son développement cognitif.

Des trajectoires internationales pénalisantes

La mise en œuvre d’un échange international “authentique” peut même être pénalisante dans la trajectoire professionnelle des personnes. C’est le cas pour A., que nous rencontrons à l’occasion de cette même enquête. A. a vécu plusieurs années en France, où il a découvert certaines théories de la communication ; il a également rencontré leurs auteurs, et a entrepris de traduire et d’introduire certains de leurs ouvrages en allemand. Pourtant, il a minoré fortement ces influences au moment de rédiger son habilitation dans la Medienwissenschaft allemande : « Avec l’habilitation, je devais m’inscrire dans un système de recherche national et prouver que j’étais capable d’œuvrer aussi dans un contexte national »(5). Contrairement à B. qui s’accommode d’un rapport lointain aux contenus disciplinaires, A., qui a soutenu sa thèse à un moment où « la matière Medienwissenschaft n’existait pas sous cette forme » et alors qu’il avait « toute une série d’expériences professionnelles extra-universitaires »(6), se sent tenu d’apporter les marques de son appartenance disciplinaire. Or dans le même temps, il met l’accent sur l’impossibilité de définir cette discipline : « La science des médias allemande ne s’est développée que depuis les vingt ou vingt-cinq dernières années. Mais qu’est-ce que cette science des médias allemande ? Il y avait déjà une fragmentation dans les années 1990 »(7). C’est finalement du point de vue de sa position actuelle de professeur en Medienwissenschaft que A. affirme : « comme il existe plusieurs types de formation en Medienwissenschaft, une personne extérieure a des difficultés à comprendre en quoi consiste cette matière »(8). Ce faisant, A. performe une cohérence disciplinaire nationale, dont l’attestation était une condition pour que A. puisse accéder à un poste… qui lui permet seulement ensuite de valoriser ses connaissances des approches françaises qui nourrissent sa réflexion.

Des attributions nationales hasardeuses de styles de pensées.

Au terme d’un cursus intégré au cours duquel elle passe trois semestres d’étude en France, L. rédige un mémoire qui défend une « analyse de discours allemande »… similaire en tous points à l’AD “française”, du moins telles qu’elles sont pratiquées dans les deux universités qu’elle fréquente (Angermüller 2007, pp. 17-18). Malgré mes remarques sur la compatibilité des approches sur ce point spécifique, L. n’en démord pas : son expérience réitérée des différences entre les études en France et en Allemagne et, paradoxalement, son désir de vivre une expérience réellement interculturelle, l’empêchent de saisir les fondements épistémologiques communs des théories qu’elle sollicite.

Les chercheurs restituent leur expérience en la rattachant à d’autres aspects de leur vie professionnelle et scientifique (ancrée nationalement). Les étudiants vont également s’appuyer sur des cadres interprétatifs pour donner sens à leur séjour à l’étranger, mais ceux-ci ne sont pas structurés professionnellement, et scientifiquement peu étayés encore. Cela ne confère pas pour autant aux étudiants une “liberté” plus grande, ni ne leur donne accès spontanément à cette “ouverture” sans cesse évoquée par les promoteurs de la mobilité internationale étudiante (Cordonnier 2015). Cela permet en revanche au chercheur d’examiner sous d’autres prismes le rôle à la fois souple et structurant de la discipline en lien avec la circulation des savoirs mais aussi avec les institutions académiques et, plus largement, les systèmes scolaires etc. (Bourdieu 2002), tels qu’ils sont interprétés par les personnes en fonction de leurs expériences.

Cette enquête par cas peut être opérationnalisée en direction de la mise en place d’échanges internationaux plus fertiles, en ce qu’elle permet de soulever des questions ancrées dans les situations vécues et de s’y confronter à l’aide des outils développés au sein des ScC : comment et pourquoi identifier les différences, s’y confronter, les apprécier, les valoriser – et comment identifier les raisonnements que l’on a en partage ? Comment et pourquoi sortir de l’alternative entre irritation (malaise ou rejet face à des conceptions “étrangères”) et indifférence (à des façons de faire sans conséquences car non “importables” ou “évaluables” dans l’espace (académique) national) ?

Conclusion

Le constat d’une « insuffisance des relations intra-européennes au niveau de la recherche » en information-communication(9) ne constitue pas une singularité propre à la discipline : les échanges scientifiques internationaux et le développement de communautés académiques internationales restent ténus. Ainsi, dans un article intitulé « Towards a European academic labour market? », Christine Musselin (2004) précise d’emblée que, malgré les incitations nationales et européennes pour développer un tel marché, ce dernier est encore loin d’être advenu. Les résultats de cette enquête socio-économique prenant pour objet les procédures de recrutement rejoignent d’autres travaux, sociologiques ou historiques (Sapiro (dir.) 2009…), qui s’attachent à comprendre la manière dont la « circulation internationale des idées » (Bourdieu 2002) est entravée, en particulier par le fait que la recherche et l’enseignement supérieur sont administrés nationalement.

Ces travaux témoignent de la constitution progressive d’un savoir sur la circulation internationale des connaissances et sur les opérations permettant d’en rendre compte. Pour identifier des « traditions nationales » (Heilbron 2008), les contraster ou encore en étudier les incidences réciproques, les chercheurs adoptent le plus souvent une entrée disciplinaire : dans la problématisation et les outils de l’enquête bien sûr, mais également pour circonscrire les objets étudiés. Or dans les deux cas (objet et problématisation), les sciences consacrées à la communication sont d’ordinaire négligées. Du fait de leur histoire remarquable, ces disciplines constituent pourtant un terrain pertinent et elles développent des formes d’enquêtes originales pour penser dans une perspective communicationnelle la manière dont les savoirs savants, d’une part, sont structurés par le développement (national) des disciplines et, d’autre part, sont nourris par des formes paradoxales de circulation internationale des savoirs.

Ainsi, les sciences consacrées à la communication peuvent contribuer à faire évoluer les cadres conceptuels et pratiques donnant de l’intelligibilité à la circulation internationale des connaissances, au service du développement et du partage d’épistémologies situées.

Notes

(1) En contexte académique, le terme “international” lui-même est lesté d’enjeux que l’usage des guillemets vise à mettre à distance (Cordonnier 2015).

(2) Koivisto et Thomas parlent même d’une énigme internationale pour le caractériser :The growth of communications and media research in the post-war period may constitute an ‘international enigma’. Countries and traditions quite distant from and sometimes resistant to the dominant Anglophone models, such as France, or those with strong traditional academic structures and traditions that are often resistant to change, such as Germany, display similar features of unstoppable growth of communications research and study, at all levels of academic activity” (Koivisto & Thomas 2010, pp. 21-22, je souligne).

(3) Cf. aussi Heinderyckx 2014. Pour les autres questions, cf. en part. les travaux initiés par Robert Boure.

(4) European Communication Research and Education Association (ECREA), mais aussi International Association for Media and Communication Research (IAMCR) ou encore International Communication Association (ICA).

(5)Ich musste mich ja mit der Habilitation auf ein nationales Forschungssystem auch einlassen und da unter Beweis stellen, dass ich in der Lage bin, auch in einem nationalen Kontext zu agieren“.

(6) „Das Fach Medienwissenschaft gab es in dieser Form noch gar nicht“; „eine ganze Reihe von außeruniversitären Berufserfahrungen“.

(7) „Die deutsche Medienwissenschaft hat sich zwar erst in den letzten zwanzig, fünfundzwanzig Jahren richtig entwickelt… Aber was ist die deutsche Medienwissenschaft eigentlich? Schon in den neunziger Jahren gab es eine gewisse Zersplitterung“.

(8) „Da es verschiedene Ausbildungen von Medienwissenschaft gibt, macht es zunächst einem Außenstehenden schwer überhaupt dieses Fach zu greifen“.

(9) Argument du colloque international « L’information-communication en Europe : perspectives nationales, transnationales ou comparatives » (Grenoble : Gresec, 2016).

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Auteur

Sarah Cordonnier

.: Sarah Cordonnier est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la communication à l’Université Lumière Lyon 2, membre de l’Équipe lyonnaise de recherche en SIC (Elico, EA 4147). Ses travaux portent sur la circulation des savoirs savants et les manières d’en rendre compte à l’appui d’une perspective socio-discursive.