Les ressorts démocratiques des médias alternatifs en Argentine et en Italie
Article inédit, mis en ligne le 29 Mars, 2018
Résumé
Qu’il soit étudié sous le prisme des mobilisations citoyennes (Cardon et Granjon, 2010; Blondeau et Allard, 2007) ou de l’évolution des pratiques journalistiques (Rebillard, 2012), le médiactivisme représente toujours une réaction à une déficience institutionnelle déterminant une situation de verrouillage de la parole civique. Notre réflexion autour de l’évolution des politiques de l’information-communication en Europe s’appuie donc sur un terrain transnational et sur des acteurs de la communication ayant une fonction « oppositionnelle » (Negt, 2007) face au champ médiatique officiel. La marginalité à laquelle sont souvent contraintes les expériences des médias alternatifs nous empêche en effet de déceler les défis que celles-ci imposent à la société de l’information.
Mots clés
Médiactivisme, participation citoyenne, espace public transnational, société de l’information.
In English
Title
The democratic resources of alternative media in Argentina and in Italy
Abstract
Often studied under the lens of citizen mobilisation (Cardon et Granjon, 2010; Blondeau et Allard, 2007) or of the evolution of journalistic practices (Rebillard, 2012), media-activism always represents a reaction to an institutional deficiency provoking a form of foreclosure of civic speech. Our reflexion on the evolution of information and communication politics in Europe is based on an international fieldwork and on alternative communication actors who have an « oppositional » function (Negt, 2007) towards official media field. Indeed, the marginality of radical media can prevent us from disclosing the challenges that they impose to the information society.
Keywords
Media activism, citizen participation, transnational public sphere, information society.
En Español
Título
Los recursos democráticos de los medios alternativos en Argentina y en Italia
Resumen
Ya sea estudiado bajo el prisma de las movilizaciones ciudadanas (Cardon y Granjon, 2010; Blondeau y Allard, 2007) o de la evolución de las prácticas periodísticas (Rebillard, 2012), el mediactivismo representa siempre una reacción a una deficiencia institucional determinante de una situación de bloqueo de la palabra cívica. Nuestra reflexión en torno a la evolución de políticas de la información y comunicación en Europa se apoya entonces sobre un terreno transnacional y sobre actores de la comunicación con una función «oposicional» (Negt, 2007) de cara al campo mediático oficial. La marginalidad a la cual son a menudo constreñidas las experiencias de medios alternativos nos impide en efecto detectar los desafíos que estas imponen a la sociedad de información.
Palabras clave
Mediactivismo, participación ciudadana, espacio público transnacional, sociedad de la información.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Sedda Paola, « Les ressorts démocratiques des médias alternatifs en Argentine et en Italie « , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°18/3A, 2017, p.59 à 71, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2017/supplement-b/05-les-ressorts-democratiques-des-medias-alternatifs-en-argentine-et-en-italie/
Introduction
Qu’il soit étudié sous le prisme des mobilisations citoyennes (Cardon et Granjon, 2010 ; Blondeau et Allard, 2007) ou de l’évolution des pratiques journalistiques (Rebillard, 2012), le médiactivisme représente toujours une réaction à une déficience institutionnelle déterminant une situation de verrouillage de la parole civique. Notre réflexion autour de l’évolution des politiques de l’information-communication en Europe s’appuie donc sur des acteurs de la communication ayant une fonction « oppositionnelle » (Negt, 2007) face au champ médiatique officiel.
Toutefois, la marginalité à laquelle sont souvent contraintes les expériences des médias alternatifs nous empêche de déceler les défis que celles-ci imposent à la société de l’information. En bricolant avec ses mythes et ses promesses, les médiactivistes actualisent en permanence l’écart existant entre « l’utopie de la communication » (Breton, 1997) et la réalité des rapports de force dans le contexte global des échanges informationnels. Ainsi, de l’Italie à l’Argentine, en arrière-plan des processus de marchandisation des sphères de la communication, des collectifs de citoyens ne cessent d’imaginer des formes possibles de démocratisation du monde de la technique (Feenberg, 2014). À défaut d’occuper une place marginale dans les sciences sociales, les médias alternatifs, définis également en tant que médias critiques (Fuchs, 2010), « radicaux » (Downing, 2001) ou, encore, communautaires, accompagnent en réalité l’histoire controversée des médias et de la démocratie. Puisqu’il embrasse une diversité d’expériences collectives et d’acteurs, le concept large de « médiactivisme » nous a semblé par contre plus adapté pour décrire la variété des formes que peuvent assumer les usages critiques des médias. En constituant le trait d’union entre l’évolution des pratiques médiatiques et les transformations des formes de l’engagement citoyen, ce néologisme désigne en effet l’ensemble des mobilisations « qui orientent leur action collective vers la critique des médias dominants et/ou la mise en œuvre de dispositifs alternatifs de production d’information » (Cardon et Granjon, 2010, p. 8). En rendant visibles les dynamiques conflictuelles de la communication et en alimentant des formes d’expression et de participation, supprimées ou entravées par les différents contextes institutionnels et économiques, les expériences de médiactivisme constituent un jalon important pour l’appréhension critique de la société dite d’information.
Dans un premier temps, nous allons présenter les clefs conceptuelles de notre travail portant sur le médiactivisme transnational en tant que source de progrès social et de démocratisation des sociétés. Les différents projets de médiactivisme semblent en effet être reliés par une même volonté de déconstruction du modèle économique et social néolibéral adopté par les politiques internationales de l’information-communication.
Dans un deuxième temps, nous nous attacherons à présenter notre travail d’enquête caractérisé par une approche comparative et internationale et portant sur deux expériences de médiactivisme : celle, assez célèbre et déjà clôturée, des télévisions de rue italiennes (les Telestreet), et celle de Barricada TV, une télévision alternative argentine. Le rapprochement entre les deux contextes, marqués par une forte concentration médiatique et hébergeant un débat public enflammé autour de la réglementation du secteur radio-télévisé, nous permettra d’identifier les ressorts démocratiques du médiactivisme à une échelle internationale. Ces acteurs oppositionnels contribuent à produire une critique radicale du rôle hégémonique du marché dans la production médiatique mais aussi des contradictions relevant des restructurations du secteur de l’audiovisuel public.
Médiactivisme et démocratie
La société de l’information ou l’illusion de la liberté
D’un point de vue théorique, notre travail se propose également de prolonger les débats autour de la société de l’information (SI) ayant occupé un rôle de premier plan dans les préoccupations de la communauté scientifique des Sciences de l’Information et de la Communication (SIC). Tandis que les études critiques du mythe de la SI ont été riches en nombre et en qualité, celles-ci n’ont été que très rarement mises en relation avec le développement du médiactivisme. Or, il nous semble que les deux domaines assument des rôles complémentaires : l’un, constitué par l’économie politique de la communication, pointe les inégalités et les formes de domination produites par la gestion capitaliste des médias, l’autre, celui du médiactivisme, réagit en élaborant de nouveaux modèles et usages des technologies de l’information et de la communication (TIC). Prêchée par l’intellectuel sarde Antonio Gramsci (1975), cette complémentarité entre le diagnostic pessimiste de l’intellectuel et l’optimisme de la praxis militante est en effet indispensable pour pouvoir envisager une transformation politique des sociétés.
Les différentes approches critiques de la société de l’information soulignent la manière dont les questions épineuses liées à la relation entre les TIC et la démocratie ont été à tort assimilées à un problème d’accès aux dispositifs ou, alors, stratégiquement associées à l’idéologie anglo-saxonne de la libre circulation des flux informationnels (Mattelart, 2009; Flichy, 2001B). Les deux sommets internationaux sur la SI qui se sont tenus respectivement à Genève et à Tunis en ce début de siècle ont démontré leur inefficacité argumentaire et programmatique précisément car ils ont soutenu la fausse équation entre la dotation technique et le développement démocratique des sociétés. En effet, tandis que les secteurs des télécommunications et de l’informatique se libéralisent et le pouvoir décisionnel des États-nations s’affaiblit et se transfère vers les organisations internationales, une association douteuse entre liberté du marché et droits et libertés des citoyens s’impose dans la conscience collective (Mattelart, 2009).
L’équivoque du droit à la diversité
Désormais considéré comme droit universel, l’accès à l’information continue d’être le leitmotiv des résolutions et des débats au sein des organisations internationales. Ainsi, réduite à une question de quantité ou de capacité de diffusion informationnelle (Smyrnaios, 2006), la participation citoyenne via les TIC demeure une promesse plus qu’une réalité. Les discours internationaux se sont ensuite progressivement déplacés du concept de « société de l’information » vers celui de « diversité culturelle »(1). Sur le site de l’Unesco, la convention de la diversité culturelle est présentée comme « un instrument juridique international contraignant qui assure aux professionnels de la culture la possibilité de produire un large éventail de biens et services culturels ». L’approche néolibérale est défendue d’une façon assez claire : ce qui est réellement garanti et recherché est la diversité de l’offre commerciale de laquelle devrait découler d’une façon prétendument automatique la diversité des émetteurs et des formes de production culturelle.
Mentionné pour la première par le rapport McBride, le problème lié à l’asymétrie des flux d’information et aux formes de domination hégémonique exercée par les gros groupes médiatiques transnationaux vers les zones défavorisées a été progressivement abandonné et éloigné de l’espace public (Cabedoche, 2011). Face à ce processus de refoulement, les approches de l’économie politique de la communication nous permettent de déceler la matérialité du « déséquilibre des flux d’information entre les pays situés de part et d’autre de la ligne de démarcation du « développement » (Mattelart, 2004, p. 62). Ces études démontrent clairement que le fonctionnement démocratique des médias dépend des relations de pouvoir régissant les rapports de force entre les pays et entre les différentes couches sociales d’un même territoire (Mosco, 2000).
Ainsi, alors que le marché continue à consolider son primat dans la « mise en mouvement de la communication » et à limiter fortement la capacité expressive et de représentation des individus (Sfez, 1992, p. 108), des groupes de médiactivistes revendiquent la reconnaissance politique et institutionnelle du droit à la diversité des médias, de leurs modèles communicationnel, économique et productif.
Repenser l’espace public
L’étude des médias critiques implique un regard transversal car ceux-ci touchent en même temps une pluralité d’acteurs (citoyens, médiatiques, politiques), de processus de la communication (impliquant à la fois les espaces professionnels et ceux de l’action militante) ainsi que des nouveaux défis quant à l’évolution des pratiques d’expression et de participation dans la sphère publique. Depuis plusieurs décennies, les collectifs militants adressent de plus en plus leur critique à l’encontre de l’ordre médiatique (Cardon et Granjon, 2010 ; Sedda, 2015) et semblent concevoir les actes de participation à l’espace public comme étant l’enjeu essentiel des nouveaux combats citoyens (Della Porta et Mosca, 2006 ; George, 2008).
En d’autres termes, la communication est conçue comme le levier essentiel de la démocratie, cette dernière pouvant être considérée comme une conquête toujours inachevée (Rosanvallon, 2006) et donc constamment sensible d’être menacée ou repensée. En donnant une dimension historique à ces changements, Peter Dahlgren affirme que la crise de l’État, la fragmentation des publics et l’émergence des nouveaux mouvements sociaux contribuent à replacer l’espace public dans une zone liminale située entre les médias dominants et les mouvements sociaux, entre le public fragmenté des grands médias et les espaces alternatifs émergents (Dahlgren, 2009). Les médias alternatifs contribuent en effet à générer et animer une contre sphère publique, critique vis-à-vis du rôle dominant et reproducteur revêtu par l’espace public bourgeois ainsi que, nous l’ajoutons, de l’arsenal médiatique et symbolique qui le nourrit. Les médias critiques semblent ainsi illustrer parfaitement l’idée d’ « espace public oppositionnel » développée par Oskar Negt (2007) en ce qu’ils donnent voix aux aspirations démocratiques de différentes couches de la population dont les intérêts et les discours sont effacés ou déformés par les médias officiels. Face aux dégâts provoqués par le néolibéralisme et les phénomènes de concentration des pouvoirs médiatiques et économiques, ces pratiques marginales circulent à grande vitesse entre les différents pays européens et du monde entier. Les analyser signifie saisir une occasion importante pour repenser les démocraties européennes précisément à partir de la construction d’une politique émancipatrice de la communication, élaborée au sein d’un espace transnational de coopération et d’enrichissement mutuel
Faire sa propre télé : les cas des Telestreet et de Barricada TV
Méthodologie de l’enquête
La méthodologie de l’étude a été élaborée en combinant l’entretien semi-directif et l’observation (adoptés dans l’enquête argentine) et l’analyse de contenu des traces numériques (employée dans l’enquête italienne). Pendant notre séjour dans la capitale argentine en avril 2016, nous avons mené cinq entretiens avec des activistes argentins engagés dans la production de la contre-information. Nous avons en outre eu l’occasion de passer une journée dans les locaux de Barricada TV où nous avons pu effectuer une observation du contexte et des pratiques de production médiatique de ce média alternatif. Au cours de cette journée, nous avons interrogé différents bénévoles gravitant autour de la télé et avons pu mener un long entretien avec sa fondatrice(2). La méthodologie d’analyse du terrain italien, essentiellement axée sur l’analyse de contenu d’un corpus multimédia(3), diverge sensiblement de l’enquête argentine. Ce choix méthodologique nous a permis de contourner les contraintes liées à l’impossibilité d’accéder à la diffusion analogique des programmes (ceux-ci avaient en effet été diffusés entre 2002 et 2006 sur des rayons très restreints du territoire national) et à la brièveté des périodes de transmission (des problèmes d’ordre technique, organisationnel ou légal ont provoqué le déclin prématuré du phénomène)(4). L’analyse de ce corpus nous a permis de recenser une centaine de petites télés disséminées dans la totalité du territoire italien, à la fois dans les zones urbaines et rurales, et de les catégoriser à partir du statut du producteur, de la démarche et du contenu diffusé (Sedda, 2013). Nous avons ensuite croisé les données ainsi récoltées avec les résultats d’autres enquêtes académiques réalisées en Italie(5).
La Telestreet : une télé à l’envers
À partir du début du XXI siècle, le mouvement des Telestreet, des télés de quartier qui collaboraient et mettaient en commun leurs ressources, fut lancé à Bologne par un groupe de médiactivistes. Les Telestreet, en tant que petits émetteurs « pirates », avaient comme première vocation celle d’interférer avec le flux des contenus homologués de la télévision généraliste. Ces télévisions communautaires exploitaient les fréquences électromagnétiques libres qui pouvaient être captées grâce à la présence d’obstacles naturels ou urbains empêchant à certains signaux de passer. Ces fréquences, appelées cônes d’ombre, devenaient libres en l’espace de quelques centaines de mètres ou même de kilomètres. Au niveau national, les Telestreet réagissaient à un cadre législatif considéré comme inadapté à garantir le pluralisme de l’information, aux conflits d’intérêt irrésolus et au système de contrôle des chaînes publiques de la part des forces politiques au pouvoir(6). Au niveau international, l’émergence du phénomène des Telestreet a été accompagnée par l’explosion généralisée du vidéo-activisme surtout en correspondance avec la montée des pratiques participatives promues au sein du mouvement altermondialiste à l’occasion du contre-sommet du G8 de Gène en 2001. La multiplication, la facilité d’accès et la miniaturisation des dispositifs permettant de réaliser facilement des vidéos ont contribué à stimuler des nouvelles formes de prise de parole par image que nous pouvons regrouper sous l’étiquette du « vidéo-activisme ». Bien que ces activités individuelles ne convergent pas toujours vers la création d’un média alternatif, elles ont contribué à encourager l’évolution des pratiques de communication et de production médiatique. Internet constitue le cadre de diffusion par excellence des contenus du vidéo-activisme et ses usages accompagnent les transformations des formes de mobilisation et d’organisation de l’action collective (Granjon, 2001).
C’est donc dans ce contexte effervescent que le mouvement des Telestreet est né et s’est développé dans différents milieux qui vont de celui étudiant, syndical, associatif, militant ou même religieux. Ainsi, en dehors des revendications spécifiques lancées par les Telestreet et concernant tant les mouvements ouvriers (comme dans le cas de Telefabbrica) que les mouvements pacifistes, écologistes ou altermondialistes (comme dans le cas de NoMadeTV, de Ola Channel ou de Hub TV), la création d’un espace communicationnel et informationnel autonome constitue la matrice contestataire de toutes les revendications. Certains activistes ont mis l’accent sur les pratiques journalistiques et la production de la contre-information (c’est le cas de Tilt TV, de TelePorto 50, de Delira TV ou de Videocommunity). D’autres se sont focalisés sur l’élaboration de nouveaux langages et de nouvelles formes culturelles (c’est le cas des Telestreet étudiantes). Dans l’idée des promoteurs, la Telestreet « ne peut pas et ne doit pas penser pouvoir rentrer en compétition avec les télévisions généralistes » mais doit, au contraire, « s’enraciner dans le territoire afin que les gens puissent la percevoir comme la leur »(7) et devenir des sujets actifs de la communication. La programmation des Telestreet était donc principalement le fruit de contributions volontaires venant des membres des rédactions ou des simples citoyens. En ce qui concerne la programmation, la nature bénévole de cette activité et la démarche non lucrative des producteurs impliquent une sorte de renversement des principes constitutifs du médium télévisé. En effet, à la place d’une programmation au flux continu, les Telestreet ne diffusaient souvent que quelques heures par jour ou par semaine. Puisque le statut et l’identité de l’émetteur sont équivalents à ceux du récepteur, les formats et les langages audiovisuels sont constamment réinventés dans le cadre d’un laboratoire médiatique et social. Sur les 109 Telestreet recensées, 34 ont réalisé des formats télévisés originaux. Un rôle de premier plan a été donné à l’information journalistique : 56 Telestreet ont réalisé des enquêtes, des reportages, des interviews ou des documentaires journalistiques amateurs. Parmi celles-ci, 20 ont proposé des formats de JT alternatifs conçus et animés par les gens du quartier. Puisque la typologie du contenu produit variait en fonction de la raison d’être des micro-télés, la programmation était extrêmement hétérogène. Nous avons repéré des télés focalisées sur les événements locaux et les manifestations paysannes (comme Albornoz TV et TeleEubea), les problématiques sociales et liées à l’immigration (comme pour Gli Anelli mancanti), la politique, les mafias, le sport ou encore l’environnement. Par le biais de l’analyse du corpus audiovisuel, nous avons constaté que 55,55 % du contenu était constitué par des formats journalistiques classiques (le reportage, l’interview ou le documentaire) ou par des formats hybrides ; 25,39 % était composé par des formats auto-produits (émission culturelle, spot publicitaire émancipateur, talk-shows politiques réalisés par les gens ordinaires) et 6,34 % portait sur la couverture d’événements ou de spectacles vivants. Une partie non négligeable, 15,87 % du contenu visionné, concernait des formats plus cinématographiques comme la docu-fiction, le documentaire historique ou le court-métrage.
Malgré l’extrême diversité des expériences, des revendications, des formats et des productions audiovisuelles, les Telestreet constituent un véritable mouvement dont la principale action était orientée vers la transformation du médium télévisé. L’analyse des documents qui ont circulé dans l’espace numérique nous a en effet permis de reconstituer trois événements importants dans la construction du mouvement et de son action. Les activistes des Telestreet se réunirent une première fois en 2003 (pendant le D-Day des Telestreet) afin de procéder à la diffusion simultanée d’un montage de vidéos sur la guerre en Irak réalisé par Orfeo TV (la Telestreet bolonaise qui instigua le mouvement). Elles se réunirent une deuxième fois en 2004 à Senigallia (lors de Eterea 2) pour discuter du projet d’une chaîne satellitaire unique et puis, une dernière fois, en 2008 afin d’envisager une forme de conversion technologique pour les petits émetteurs. Les principaux activistes rédigèrent également un projet de loi « pour la sauvegarde, le soutien, et la valorisation des télés de rue » qui aurait dû suivre le parcours de la loi populaire. Cette demande resta toutefois lettre morte car, en 2006, la « loi Gentiloni », proposée par la coalition de centre-gauche de Romano Prodi, s’étant pourtant montrée sensible au cas des télés de rue, ne mentionnait pas la possibilité d’assigner une licence à des émetteurs de quartier(8). L’accélération du changement technologique et le passage à la TV numérique firent apparaître les démarches des telestreetaires comme dépassées face aux espoirs d’une participation élargie via les plateformes du web social.
La lutte de Barricada TV
Le projet des Telestreet naît au sein d’un groupe d’intellectuels et de médiactivistes bolonais appartenant à la gauche extra-parlementaire et ayant déjà participé à la création de radio Alice, l’un des symboles du mouvement des radios libres des années 1970. En suivant une trajectoire similaire, Barricada TV a été fondée par un groupe d’activistes du mouvement de la gauche nationale révolutionnaire (Quebracho) qui sera après traversé par les événements de 2001. C’est à ce moment-là que Natalia Vinelli, l’une des fondatrices ainsi que la tête pensante de Barricada TV, rejoint, avec d’autres camarades, le mouvement des Piqueteros Teresa Rodriguez. Étudiante en communication, elle s’intéresse immédiatement aux formes de « militantisme informationnel » (Cardon et Granjon, 2010) en s’engageant dans des projets de cinéma militant et dans la production d’émissions télévisées semi-amateurs produites dans les quartiers populaires de la ville de Buenos Aires. À ce propos, Natalia raconte que « la revista était un dialogue permanent, une découverte des formats de la communication où l’on expérimentait les outils technologiques mais également les formes de collaboration possibles ». Du bilan de cette expérience, il émerge l’exigence de s’engager dans un projet plus consistant.
Il est intéressant de remarquer que les activistes argentins considèrent également l’année 2001 comme étant une année charnière dans les transformations des formes de l’engagement politique et de l’activisme médiatique. En effet, en coïncidence avec la crise économique argentine, on assiste à un soulèvement populaire animé principalement par le mouvement des Piqueteros(9), des chômeurs ayant été à l’origine des nombreux blocages et des manifestations qui se sont déroulés dans le pays pendant cette période. Le début du XXI siècle semble donc constituer un tournant dans l’expérimentation de nouvelles formes de mobilisation et de participation citoyennes mais également une nouvelle occasion pour prolonger la lutte sociale qui avait marqué les vagues de contestation des décennies précédentes.
Ainsi, en 2008, au moment où les petits émetteurs italiens étaient en voie de disparition, le groupe qui accompagnait Natalia décida de fonder une TV permanente avec la volonté « d’atteindre un public plus large que celui des convaincus et de réfléchir à une identité et à un projet éditorial ». En 2009, la TV fut accueillie dans les locaux de Fábrica, une usine métallurgique autogérée constituant également la première fábrica recuperada d’Argentine. C’est grâce à l’aide de la coopérative des travailleurs que les activistes réussirent à implanter une TV non itinérante et, dès mars 2010, à diffuser dans le quartier à l’aide d’un transmetteur analogique. À partir de ce moment-là, ils commencèrent à lutter pour l’obtention d’une licence afin de régulariser leur statut. Ils passèrent l’étape du concours pour la licence de télévision digitale ouverte (« licencia de televisión digital abierta ») et ils sont actuellement encore en lutte pour l’obtention de l’habilitation(10). Les contraintes sont toutefois nombreuses : l’entrée du président Mauricio Macri dans la scène politique (impliquant une modification des principes de la loi de l’audiovisuel proposée par le gouvernement précédent et jamais appliquée dans sa totalité) et le refus de la part du groupe éditorial Clarin de céder son espace constituent des grosses barrières au processus d’institutionnalisation de Barricada. Malgré ces difficultés, entre 20 et 30 personnes continuent à graviter autour de la TV alternative. Il s’agit pour la plupart d’étudiants, militants ou passionnés dont la participation peut être fluctuante. Parmi ces collaborateurs, douze personnes sont impliquées d’une manière constante dans le travail dont quatre sont salariés. En ce qui concerne la programmation, Barricada TV couvre l’actualité de la province de Buenos Aires en traitant avant tout les thèmes qui concernent les travailleurs de la classe ouvrière argentine et les mobilisations citoyennes. La rédaction nous explique toutefois que la structure économique impose une connexion entre des problématiques locales et des enjeux de portée internationale. L’objectif de la TV est celui de fournir un service professionnel, nécessitant un apprentissage des pratiques médiatiques et donc impliquant, dans une certaine mesure, une adhésion aux formats et aux codes des médias de masse. Ainsi, le collectif de Barricada TV est conscient de la nécessité d’institutionnaliser partiellement ses pratiques de production afin de pourvoir exister dans l’espace médiatique. Cette tension entre l’esprit critique du média et son parcours de professionnalisation émerge d’une façon claire des réflexions que nous livre la fondatrice : « ce qui est réellement important est d’être capable, dans l’ensemble, de transformer plus que de reproduire et de se doter des espaces de discussion collective qui peuvent nous permettre de corriger les déviations ». Les formats proposés sont donc pour la plupart proches de ceux de la télévision généraliste bien que les programmes soient réalisés avec des moyens bien plus limités et une participation variable et semi-bénévole de la part des collaborateurs. Pour certains, la TV est une façon d’apprendre les métiers liés au journalisme et aux médias, pour d’autres, c’est une façon de militer et d’amplifier les revendications portées par les mouvements sociaux ; pour un groupe moins nombreux, le média alternatif correspond à un véritable projet professionnel. Si les contraintes matérielles obligent les médiactivistes à renoncer à innover sur le plan de la forme, la différence par rapport à la TV main stream, réside plutôt au niveau du contenu et de la démarche : le refus des représentations dominantes, des enjeux commerciaux et des simplifications de la réalité opérées par la TV généraliste sont ici évités ou corrigés par une organisation à but non lucratif qui essaie de fonctionner par un processus de délibération collective.
Comme pour les telestreetaires, les obstacles institutionnels inquiètent les médiactivistes. Barricada TV a obtenu la licence deux jours avant l’élection du président Macri qui, depuis, a modifié certains articles de la loi sur l’audiovisuel. Natalia Vinelli affirme que « pour le macrisme, la télévision n’existe pas ». Afin de pouvoir exister, le projet reste celui d’organiser la mobilisation et de continuer à porter les revendications dans une logique stratégique de long terme.
Le médium alternatif comme usine de la démocratie
Dans leur différence, les deux terrains nous donnent à voir l’engagement de groupes de communicants-bénévoles dans la défense du pluralisme des émetteurs de l’information et dans la revendication d’une reconnaissance institutionnelle des médias alternatifs. Ces voix critiques viennent des milieux militants de l’extrême gauche argentine et italienne partageant une même volonté de s’engager dans la production médiatique pour contrer la pensée hégémonique et les logiques du marché capitaliste. Les deux expériences de médiactivisme sont donc également porteuses d’un projet de société pour lequel la communication constitue le front de lutte principal. Ces collectifs encouragent ainsi une réflexion autour de l’élaboration de formes d’autogestion, de délibération et de participation civique. Pour ce faire, les deux mouvements se sont engagés dans la création d’un espace de production médiatique propre, ne répondant pas à une logique de la rentabilité et reposant avant tout sur l’idéal de la construction du « commun ». En prenant inspiration du travail de Pierre Dardot et Christian Laval, le « commun » est ici envisagé comme un principe politique et organisationnel pouvant régir les formes de collaboration et d’entre-aide finalisées à la défense des intérêts collectifs face aux prérogatives de conservation des classes dominantes (Dardot et Laval, 2014).
Les deux médias mettent au centre de leur démarche l’autonomie des collectifs des enjeux de nature commerciale et leur volonté de stimuler la construction de publics critiques capables d’agir sur leur environnement. Dans la continuité du mouvement des radios libres, ces médias alternatifs ont en effet l’objectif d’amplifier la voix du citoyen et de le rendre protagoniste de son quotidien. Pour les acteurs du projet des Telestreet, « faire sa propre télé » signifiait avant tout arrêter d’être spectateur et s’impliquer dans la vie du quartier. Valerio Minnella, l’un des créateurs d’Orfeo TV, déclare que « le but n’était pas tant celui d’accéder au marché télévisé mais de proposer une nouvelle façon de concevoir et de faire la télé »(11). La diffusion de ces télés de rue sur la quasi totalité du territoire italien a abouti à la création d’un espace médiatique oppositionnel (Negt, 2007) où la production d’information journalistique s’est affirmée comme un moyen d’encourager le lien social et de réinvestir l’espace public. En ce sens, les Telestreet ont donné une contribution importante au développement de l’idée de démocratie participative et de son application non élitiste. Au-delà du nombre effectif de personnes touchées par le mouvement, la nouveauté des Telestreet réside en effet dans la stimulation de nouvelles pratiques expressives dans une logique territoriale, communautaire et inter-générationnelle.
En Amérique du Sud, le collectif de Barricada TV est actuellement engagé dans l’élaboration d’une identité (visuelle, artistique et liée aux contenus) qui puisse correspondre aux principes d’action de l’autogestion défendus par ses membres. La TV est donc traversée par les modalités de travail autogéré qui ont été expérimentées au sein des usines récupérées argentines. L’idée, exprimée d’une manière claire par Natalia Vinelli, est celle de démontrer « qu’il est possible de faire fonctionner une chaîne de télévision sans la présence de quelqu’un qui ordonne et de quelqu’un d’autre qui obéit, en essayant de construire un objectif commun à travers la discussion ». Contrairement au cas des Telestreet, ici on n’essaie pas de modifier l’approche du récepteur au médium mais plutôt de produire une structure médiatique alternative capable d’élaborer collectivement ses propres formes productives, organisationnelles et délibératives. L’insertion communautaire et territoriale, essentielle dans l’expérience des Telestreet, devient ici un biais pour éviter une modification radicale de la nature du médium. L’objectif est donc celui de garantir un espace de participation et d’expérimentation citoyenne qui est censé co-exister avec les processus de standardisation de la production médiatique.
Comme il a été démontré par les travaux d’Elinor Ostrom (1990), les activités d‘autogestion et de préservation du commun ne dépendent pas de la dimension technique mais ils relèvent plutôt des principes politiques et des normes qui régissent l’action. Ainsi, tandis que la logique coopérative des réseaux est de plus en plus instrumentalisée par le marketing, des minorités actives essaient de créer les conditions pour établir des modes de coopération et de collaboration mutuelle axés sur la défense et la préservation des intérêts collectifs.
Dans les deux cas étudiés, des acteurs médiatiques marginaux s’émancipent des formes de la production capitaliste et aboutissent à la création de deux modèles de collaboration et de création de l’information, le premier reposant sur un principe de participation citoyenne et le deuxième sur l’idéal marxiste de l’autogestion des moyens de production. En effet, la participation citoyenne, centrale dans le projet des Telestreet car condition indispensable pour la naissance et le fonctionnement d’une télé de quartier, est envisagée par Barricada TV en tant que possibilité et non pas comme donnée acquise en amont(12). L’enquête argentine a en effet mis en exergue la discontinuité de la participation des gens du quartier et des autres citoyens à la vie de la télé. En dehors d’un noyau d’activistes très engagés, les processus rapides de démobilisation des autres collaborateurs démontrent le primat des trajectoires individuelles et précaires sur les objectifs collectifs de long terme. Si, pour les telestreetaires, la diversité et la multiplication des visions de la réalité dépend de la sauvegarde et de la valorisation des spécificités territoriales, pour Barricada, la participation des quartiers est un point de départ, une manière d’acquérir une légitimité locale et de s’assurer un public avant de réussir à diffuser via câble dans la province de Buenos Aires.
Tandis que Barricada TV est impliquée dans un processus de professionnalisation des pratiques médiatiques (les programmes sont soignés et reflètent les codes des médias de masse), les Telestreet visaient à dé-professionnaliser les activités et les formats de la production télévisuelle (création de nouveaux formats, production amateur et discontinue).
Dans le cadre du mouvement italien, c’est précisément l’expérience de la production télévisée qui permet un dévoilement de la fiction des médias de masse et favorise un processus d’émancipation des spectateurs. Au contraire, dans le projet argentin, les producteurs souhaitent atteindre le même public de la TV généraliste et le mettre face à ses propres contradictions. Le public de la TV de masse est donc appelé à écouter un contre-discours censé favoriser la prise de conscience autour des tensions produites par la structure socio-économique(13). Si, dans le cadre des Telestreet, le médium citoyen a la fonction d’inverser le modèle de la communication de masse, en Argentine, la focale se situe sur le point d’arrivée de la communication alternative. Ainsi, en s’éloignant de la démarche idéaliste des telestreetaires, les activistes de Barricada TV pensent que les besoins informationnels se situent ailleurs. Le collectif argentin souligne, en effet, qu’« il y a beaucoup de médias communautaires et liés aux territoires qui sont très ancrés dans les dimensions quotidiennes, dans les problèmes locaux des quartiers mais il n’y a pas des médias alternatifs réellement forts, avec une capacité de diffusion large qui puisse arriver au grand public ».
Malgré l’apparente rupture entre ces deux formes d’activisme, nous faisons ici le pari de la continuité entre ces deux laboratoires démocratiques essentiellement fondés sur le refus de l’ordre capitaliste et de ses actions d’exclusion, de marchandisation et de prédation des ressources collectives.
Conclusion
Les deux modèles de médiactivisme, renvoyant inévitablement aux idéologies et aux imaginaires de leurs créateurs, nous aident à comprendre la complexité des processus qui façonnent les usages résistants de la technique ainsi que leurs enjeux pour la démocratie.
L’expérience des Telestreet nous rappelle en effet ce que Patrice Flichy définit comme étant une « utopie projet » (Flichy, 2001A) ayant eu un pouvoir de mobilisation qui dépasse les frontières nationales pour arriver jusqu’à l’Amérique du Sud. Toutefois, l’utopie des Telestreet, dans sa formulation radicale visant à une dissémination des petites télés sur le territoire européen, s’éteint progressivement à cause d’une absence d’interlocuteurs et de volontés politiques dénoncée par les promoteurs. En se nourrissant de l’utopie technologique des telestreetaires, Barricada TV aboutit à l’élaboration d’un « projet-frontière » (Flichy, 2001A) dans le cadre duquel on négocie et on s’adapte aux normes du système audiovisuel. Ce processus d’institutionnalisation implique par contre un verrouillage (partiel) de la dimension participative et communautaire. Cette démarche répond à un objectif précis : atteindre le même public de la TV généraliste et s’imposer comme acteur anti-hégémonique dans la métropole. Dans le cas où l’attribution de la licence deviendrait effective, le projet d’institutionnalisation des médias indépendants, entamé sans réussite par les activistes italiens, pourra donc se concrétiser en Argentine. Le principe de division en trois tiers, réservant un tiers de l’espace audiovisuel aux acteurs publics, privés et à ceux à but non lucratif a été récemment supprimé en Argentine par le gouvernement Macri. Cette forme de régulation constituait toutefois un cadre législatif favorable pour la naissance de projets audiovisuels alternatifs comme celui de Barricada TV. Dans les deux cas, les plus grosses barrières empêchant l’exercice du droit à communiquer sont donc de nature institutionnelle.
En faisant écho aux approches de l’économie politique de la communication, les revendications des activistes italiens et argentins confirment le besoin de multiplier les acteurs de la communication, non pas en ce qui concerne le nombre mais plutôt en termes de statut et de positionnement occupés dans les rapports de force nationaux et transnationaux. Le réseau des Telestreet, en revendiquant le droit de tout citoyen à communiquer, à fabriquer des contenus et à participer activement au débat public, suggère la nécessité de déstructurer le modèle des médias de masse. De la même façon, Barricada TV, en tant qu’acteur médiatique oppositionnel, revendique son droit à une création audiovisuelle dissonante qui puisse circuler dans l’espace médiatique officiel. Le champ médiatique contemporain représente donc un espace dialectique et d’expérimentation où les citoyens s’engagent dans de nouveaux projets de construction et de défense du bien commun.
Le problème central n’est donc pas uniquement celui de garantir la « diversité culturelle », très rapidement noyé dans la rhétorique de la diversité de l’offre, mais encore et toujours celui de la diversité des médias, celui du droit des communautés, territoriales, politiques, culturelles, à animer le débat public en dehors d’une logique purement instrumentale. Cela implique donc une réflexion autour des phénomènes de concentration des médias (Mosco, 2000) et de reconfiguration des services audiovisuels publics, notamment en ce qui concerne la place qu’ils devraient réserver au débat démocratique et à la nature plurielle des groupes sociaux qui devraient l’animer.
De l’Europe à l’Amérique du Sud, la communication est interprétée comme un front de lutte car elle constitue un espace stratégique pour la construction de contre-pouvoirs et pour la promotion d’une participation directe des citoyens aux processus politiques. Toutefois, dans les deux contextes, la formulation d’une même critique adressée à l’ordre médiatique dominant aboutit à des solutions différentes. Ces dernières sont révélatrices d’une tension entre une logique de production contre-hégémonique (Cardon et Granjon, 2010) qui, dans le cas argentin, fait le pari de la professionnalisation, et une logique « émancipatrice », prônée par les activistes italiens et axée autour des bénéfices intrinsèques dérivant des « pratiques communicationnelles résistantes » (Sedda, 2015). Ces petits émetteurs à but non lucratif peuvent ainsi être constitués par des communautés territoriales porteuses de spécificités historiques et culturelles (comme dans le cas des telestreetaires), ou alors, et c’est le cas de Barricada TV, par des minorités actives visant à produire un contre-discours médiatique dans un cadre semi-professionnel et en voie d’institutionnalisation. Dans les deux cas, l’enjeu est primordial : déstructurer et transformer les médias à partir des pratiques développées en marge afin d’établir une démocratie de la communication. Il est clair qu’un tel projet nécessite un cadre institutionnel et une politique publique de la communication capable d’en préfigurer les formes, les statuts et les modalités de production et de diffusion. En ce sens, le débat autour de la société de l’information est toujours d’actualité et il est voué à évoluer au fur et à mesure que des nouveaux défis démocratiques s’imposent sur la scène politique européenne et transnationale. Les institutions internationales comme l’Union Européenne sont alors appelées à répondre aux actes de résistance de la société civile face à la dérégulation des flux économiques et informationnels. En l’absence de politiques publiques de régulation démocratique des médias, l’avancée de l’individualisation sociale risque de fragiliser les tentatives de construction et de préservation du « commun » (Dardot et Laval, 2014) constituant pourtant l’un des principaux leviers des luttes citoyennes à une échelle globale.
Les gouvernements progressistes sud-américains (l’Argentine en 2009, le Venezuela en 2000 et en 2010, la Bolivie en 2011), ayant proposé de nouvelles formes de régulation des médias, semblaient aller dans cette direction (Badillo, Mastrini et Marenghi, 2014). Ces expériences pourraient certainement constituer une source de réflexion pour l’élaboration d’une politique de la communication au sein de l’espace européen où la diversité des communautés qui sont vouées à s’exprimer est une condition même pour la survie et la prégnance du projet d’Europe.
Notes
(1) Après une âpre bataille qui dura une dizaine d’années, l’Unesco adopte en 2005 la déclaration universelle sur la diversité culturelle par la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles et avec l’objectif d’humaniser la mondialisation en la rendant plus respectueuse des cultures. La convention est consultable à l’adresse http://fr.unesco.org/creativity/convention-0 (consulté le 13 septembre 2017)
(2) La plupart des extraits reportés dans cet article sont issus de l’entretien avec Natalia Vinelli.
(3) L’étude sur les Telestreet s’est appuyée essentiellement sur l’analyse d’un corpus multimédia composé par les sites web réalisés par les producteurs des TVs, les articles de la presse en ligne portant sur le phénomène et des contenus générés par les usagers sur des platesformes de partage de vidéos ou des forums. Celui-ci a été complété par un corpus de contenus audiovisuels composé par 68 vidéos produites par un panel de 34 Telestreet.
(4) L’enquête sur les Telestreet dirigée par Giacomo Andreucci (« Storia e geografia delle Tv di strada in Italia / a cura di Giacomo Andreucci, Bari, Dedalo, 2006, 144, Inchiesta, a. 36, n. 152, avril-juin 2006, p. 121) relève un pic dans l’explosion des Telestreet en 2003 et en 2004 et identifie une phase significative de déclin à partir de 2005. La période comprise entre 2000 et 2004 a été caractérisée par une euphorie générale qui a amené de nombreux groupes à essayer d’entreprendre cette initiative sans forcément la porter à terme.
(5) Nous nous sommes appuyés notamment sur l’enquête « Storia e geografia delle TV da strada in Italia » dirigée par Giacomo Andreucci (2006).
(6) L’Italie a été fortement marquée par le conflit d’intérêts concernant Silvio Berlusconi qui a contribué à aggraver la situation de concentration qui caractérise le secteur audiovisuel national. En effet, suite à une période connue sous le nom de « far west télévisé », pendant laquelle Berlusconi commença à construire son empire médiatique en diffusant, d’une manière abusive, sur le territoire national, la loi Mammì, approuvée en 1990 pour régulariser la situation, eut en réalité l’effet de légaliser le duopole RAI-Mediaset (composé par les chaînes du service public et le principal groupe privé). La situation a aujourd’hui évolué suite à la multiplication des plateformes et des supports et notamment avec l’entrée de Sky dans le marché du câble, constituant le troisième grand concurrent. L’intervention du législateur italien a donc été toujours très complaisante avec les acteurs dominants (et cela malgré les injonctions de la Cour européenne des droits de l’homme qui demandait la cession de la chaîne berlusconienne « Rete 4 »). Cette situation a encouragé un processus d’uniformisation des formats et des contenus due à un état de concurrence directe entre le groupe télévisé public (contraint par les réglementations de l’État) et le principal groupe privé (agissant pendant long temps en condition de quasi monopole).
(7) Discours tenu par Valerio Minella le 29 août 2005, à l’occasion de la présentation publique de Tele Carrassi de Bari (Andreucci, 2006).
(8) En ce qui concerne le système d’assignation des fréquences, la situation resta donc inchangée par rapport au cadre fixé par la loi Mammì en 1990 suivie par la reforme Gasparri (pendant le troisième mandat de Silvio Berlusconi) et par la loi Gentiloni de 2006 (approuvée pendant le gouvernement de Romano Prodi). Les Telestreet étaient considérées comme des émetteurs pirates en vertu de la violation de l’article 195 du « Codice Postale » et de la « loi Mammì » qui ne prévoit pas l’assignation d’une fréquence pour un émetteur diffusant dans un rayon si restreint. Il est également nécessaire de préciser qu’en Italie, le concept de « télévision communautaire » est bien différent de celui développé dans d’autres pays européens. En effet, par ce concept, la loi italienne désigne normalement un émetteur télévisé qui s’engage à limiter l’espace publicitaire à un maximum de 5 % de la programmation globale. Au contraire, dans d’autres pays, comme la Hollande ou l’Allemagne, une télé communautaire est un espace ouvert permettant aux citoyens d’accéder à la production de contenus. Ce type d’émetteur est donc absent dans ce pays où la logique commerciale a envahi tous les espaces de communication.
(9) Les Piqueteros, du mot espagnol « piquete » (blocage), est un mouvement argentin des années 1990 qui devient connu sur le plan international en 2001, au moment de l’effondrement de l’économie du pays. Certains mouvements des Piqueteros, dont les répertoires de lutte étaient principalement représentés par le blocage des axes principaux des villes à l’aide de barricades artisanales, ont encouragé l’expérimentation de nouvelles formes d’action et de délibération populaire (qui ont pris corps dans les assemblées et les comités des quartiers). C’est dans ce moment de forte mobilisation que les nouvelles expériences des usines autogérées (« fábricas recuperadas ») commencent à émerger en Argentine.
(10) Comme en Italie, dans le cas argentin nous retrouvons un même phénomène de concentration sur lequel par contre le législateur a essayé d’intervenir. Le principe de division en trois tiers de la loi argentine (article 89 de la loi 26522 des services de la communication audiovisuelle), entrée en vigueur pendant le mandat de Cristina Fernández de Kirchner et réservant un tiers de l’espace aux acteurs publics, privés et à ceux à but non lucratifs, a généré un débat enflammé dans le pays. Considérée comme étant la loi la plus discutée de l’histoire argentine, elle n’a en réalité jamais été totalement appliquée. Cette même loi a en outre subi des modifications radicales suite à la récente élection de Mauricio Macri. Il s’agit donc d’une loi qui dérange et qui divise mais sur laquelle les activistes argentins essaient désespérément de s’appuyer pour pouvoir exister dans l’espace médiatique.
(11) Extrait de l’entretien mené dans le cadre de l’enquête sur les Telestreet dirigée par Giacomo Andreucci (2006).
(12) Au cours de l’entretien, Natalia Vinelli a affirmé que la participation du quartier est « un élément important mais pas un porte-drapeau ».
(13) L’interviewée affirme que : « l’objectif est d’arriver à la dame issue de la classe moyenne, rentrer dans son quotidien, où tout ce qui relève des masses populaires la dérange, et la mettre face à ses propres contradictions ».
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Auteur
Paola Sedda
.: Paola Sedda est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Bourgogne Franche-Comté. Elle est associée au laboratoire CIMEOS et ses thématiques de recherche portent sur le rôle des TIC dans l’évolution des formes de l’engagement politique et des pratiques de participation dans l’espace public.