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Le prix Louise Weiss ou les pouvoirs imaginés du « journalisme européen » : analyse d’un dispositif de légitimation médiatique

Article inédit, mis en ligne le 29 Mars, 2018

Résumé

Depuis 2005, le « journalisme européen » se voit reconnu par l’attribution annuelle d’un prix dédié, créé par la section française de l’Association des Journalistes Européens et nommé prix Louise Weiss en hommage à la députée européenne et journaliste ayant fondé en 1918 la revue L’Europe Nouvelle. En plaçant au cœur de l’analyse ce dispositif de récompense dans ses différentes composantes et au long de sa douzaine d’années d’existence (2005-2016), cet article propose d’examiner comment le Prix construit sa propre légitimité pour étudier, ensuite, comment il déploie normes et critères légitimant un certain « journalisme européen » et, plus largement, le rôle politique du journalisme à l’échelle européenne.

Mots clés

Prix, journalisme, Europe, légitimation.

In English

Title

The Louise Weiss Price or the potential power of « european journalism »: analysis of a legitimization process.

Abstract

Since 2005 the « european journalism » is saluted by the allocation of an annual prize which was created by the french party of the Association of European Journalists. This prize is named « Louise Weiss Prize », after the european deputee and journalist who launched the journal L’Europe Nouvelle in 1918. This paper focuses on this particular reward-system along its 12 years of existence (2005-2016) : the aim is to understand how the Prize builts its own legitimity in order to analyse afterwards how it deploys norms that legitimate a certain type of « european journalism » and, moreover, the political power of journalism at a european level.

Keywords

Prize, journalism, Europe, legitimization

En Español

Título

El premio Louise Weiss o los poderes del « periodismo europeo »: análisis de un dispositivo de legitimacion mediatica.

Resumen

Desde 2005, el « periodismo europeo » es reconocido por medio de la atribución de un premio anual, creado por la asociación de periodistas europeos. Este premio lleva el nombre de Louise Weiss, en homenaje a la deputada europea y periodista que fundó en 1918 la revista l’Europe Nouvelle. Por medio del análisis de este dispositivo de premiación y de sus diferentes componentes, a lo largo de sus doce años de existencia (2005-2016), este artículo se propone examinar la manera en que el Premio construye su propia legitimidad, para luego estudiar cómo éste despliega normas y criterios que legitiman un cierto “periodismo europeo” y, de manera más amplia, el rol político del periodismo a escala europea.

Palabras clave

Premio, periodismo, Europa, legitimación.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Charbonneaux Juliette, « Le prix Louise Weiss ou les pouvoirs imaginés du « journalisme européen » : analyse d’un dispositif de légitimation médiatique », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°18/3A, 2017, p.23 à 32, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2017/supplement-b/02-le-prix-louise-weiss-ou-les-pouvoirs-imagines-du-journalisme-europeen- -analyse-dun-dispositif-de-legitimation-mediatique/

Introduction

Le titre de cet article place le syntagme « journalisme européen » entre guillemets. Il s’agit là d’un parti pris : le considérer comme formule, dans l’optique des travaux d’Alice Krieg-Planque. Le concept de « formule » désigne le fait qu’ « à un moment du débat public, une séquence verbale, formellement repérable et relativement stable du point de vue de la description linguistique qu’on peut en faire, se met à fonctionner dans les discours produits dans l’espace public comme une séquence conjointement partagée et problématique », (Krieg-Planque, 2003, p. 14).

« Journalisme européen » est en effet l’objet d’une intense circulation dans le social, réquisitionné par une pluralité d’acteurs qui assurent sa promotion via diverses initiatives et structures institutionnelles. Parmi elles figurent des associations de journalistes spécialisés dans le traitement des questions dites européennes telle l’AJE (Association des journalistes européens), des formations universitaires ad hoc ou encore la création du supplément Europa, associé à des quotidiens nationaux… Depuis 2005, le « journalisme européen » se voit de surcroît reconnu par l’attribution annuelle d’un prix dédié. Créée par la section française de l’AJE, cette récompense porte le nom de Louise Weiss en hommage à la députée européenne et journaliste ayant fondé en 1918 la revue L’Europe Nouvelle dont l’enjeu n’était pas moins que de « déterminer les vrais problèmes et en connaître les données humaines pour guider les esprits vers des solutions meilleures que des coups de feu » (Weiss, 1978, p. 252).

Ce concours est, selon la présentation qu’en offre le site Internet dédié, « ouvert à tous les journalistes francophones ressortissants de l’Union européenne » et subdivisé en trois catégories : « reportage », « décryptage » et « jeune journaliste » (http://www.prixlouiseweiss.com/), respectivement dotées de 1500 euros pour les deux premières et de 1000 euros pour la dernière.

Dans son ouvrage consacré au prix Albert Londres, Emmanuelle Gatien propose de « saisir le rôle des prix comme instances de légitimation (collective) et comme éléments de construction (à un niveau plus individuel) de l’identité stratégique des journalistes » (Gatien, 2013, p. 24). Nous adoptons ici cette perspective pour poser la question suivante : en quoi le prix participe-t-il de la légitimation du « journalisme européen » ?

Précisons d’emblée que cette interrogation ne vise pas tant à définir ce que recouvre cette catégorie qu’à saisir comment les acteurs qui s’en réclament l’occupent et, ce faisant, travaillent à la faire exister et reconnaître. Par-là, il s’agira de cerner en quoi le prix leur permet d’affirmer leur « identité stratégique », comme groupe de spécialité. La notion d’ « identité stratégique » est empruntée à Annie Collovald qui l’a développée initialement dans le champ de la communication politique pour définir « la « marque symbolique » par laquelle l’acteur se distingue de ses pairs » (Collovald, 1988, p. 29). « Dépendant des relations de concurrence de chacun au sein de ces lieux de fabrication d’identités publiques et entre ceux-ci, cette « marque » rassemble, paradoxalement, une multiplicité d’identités qui sont « ouvertes », toujours sujettes à modification », exposait-elle ainsi. Nous proposons ici de retenir le travail de différenciation qu’implique cette définition pour l’étendre au niveau d’un collectif professionnel, dans l’idée que le Prix constitue l’un des espaces dédiés, de manière privilégiée, à la réflexion identitaire. « Le Prix apparaît tel un moyen de créditer la profession d’un prestige dont son origine historique, son défaut de titres scolaires la dépossèdent », développait ainsi Emmanuelle Gatien au sujet du prix Albert Londres (Gatien, 2013, p. 84).

Au nécessaire travail de légitimation qui accompagne ainsi le journalisme de manière continue, s’ajoute ici celui d’une pratique de spécialité dont la spécificité pose d’emblée problème puisque son objectif connote le politique ou, a minima, l’engagement. Se revendiquer de cette spécialité revient ainsi à se placer dans une position périlleuse, compte tenu du mythe de l’objectivité toujours en vigueur dans les discours déontologiques. C’est à ce titre, notamment, que l’enjeu de légitimité incombant aux « journalistes européens » diffère de celui en vigueur dans le reste de la profession.

Comment, dans ce contexte, ce prix, dont la visée est, comme l’énonce Florian Tixier, de « créer les gages d’une légitimité et d’une excellence journalistique européenne » (Tixier, 2014, p. 297), contribue-t-il alors à la légitimation et, ce faisant, à la naturalisation d’un lien quasi-organique entre la promotion d’une « idée d’Europe » d’une part et d’une certaine « idée du journalisme » et de ses pratiques (méthodes, sujets et écritures) d’autre part ? Comment propose-t-il de penser à nouveaux frais le désir de Louise Weiss de voir aboutir « une méthode et un instrument de travail pour une science de la paix » ?

En plaçant au cœur de l’analyse ce dispositif dans ses différentes composantes et au long de sa douzaine d’années d’existence (2005-2016), notre article propose d’examiner ces questions à partir d’un corpus constitué de plusieurs volets complémentaires :

  • les Mémoires d’une Européenne de Louise Weiss afin d’interroger dans une perspective diachronique, comparative, les imaginaires du prix – et du journalisme – à l’aune du projet médiatique initialement élaboré par la figure dont il se réclame.
  • les objets communicationnels liés au prix : son site Internet et l’objet prix en lui-même. Tous deux ont été soumis à une analyse sémio-discursive dont le but était de saisir les procédés et les signes participant à la construction d’un ethos légitime.
  • des entretiens semi-directifs avec quatre membres récurrents du jury de cette manifestation ainsi qu’avec trois lauréates du prix « jeune journaliste ». Cette catégorie de lauréats a été privilégiée dans le travail de l’enquête avec l’hypothèse que les imaginaires et les prescriptions entourant la pratique s’énoncent de manière particulièrement vivace dans le temps et dans le cadre de la socialisation initiale au métier. Ces différents entretiens ont visé à dégager les imaginaires du rôle et des fondamentaux du « journalisme européen », la façon dont les acteurs de celui-ci s’estiment perçus dans le champ professionnel plus large du journalisme ainsi que la manière dont jurés et primés envisagent la portée du Prix et des sujets qu’il vient mettre en lumière.

Conduite au carrefour de ces trois volets, l’analyse socio-sémiotique permettra d’abord de saisir comment le prix met en œuvre, dans sa structuration comme dans sa communication, une entreprise d’auto-légitimation lui permettant d’asseoir, et ce sera là l’objet du second mouvement, sa légitimation d’un « journalisme européen ».

Construction d’une légitimité à évaluer

Comme le rappelle Emmanuelle Gatien, les prix se sont diversifiés en France, reflétant les effets de spécialisation de la profession (Gatien, 2013, p.17). C’est ainsi que l’on dénombre aujourd’hui une cinquantaine de prix journalistiques en France (http://www.journalisme.com/component/content/?task=view&id=223&Itemid=85). Le jeune prix Louise Weiss a donc d’abord dû affronter une situation de concurrence d’autant plus féroce qu’il venait se loger entre deux concurrents majeurs : le prix Albert Londres couronnant « l’excellence » (1) et le prix du journalisme franco-allemand, davantage médiatisé du fait de l’attention, politique et journalistique, portée aux dynamiques promouvant « l’amitié franco-allemande ».  

Les premières années témoignent ainsi d’une recherche de singularité et d’une difficulté à la trouver, lisible à travers l’instabilité des catégories. On passe d’une « différenciation basée sur l’ancienneté dans la profession (confirmé/espoir, senior/junior) » à des « critères qui se veulent représentatifs des pratiques de journalisme européen à encourager (« reportage », « décryptage ») tout en laissant une place particulière aux nouveaux entrants (« jeune journaliste ») » (Tixier, 2014, p. 298).

Socialisation

La stabilité de ce prix « jeune » témoigne en revanche d’une visée socialisatrice pérenne. L’imaginaire de sa participation à la formation du et au journalisme se retrouve notamment à travers le fait que des récompenses aient été décernées à des promotions d’étudiants d’école de journalisme reconnues par la profession et par le partenariat noué avec la fondation Hippocrène dont la visée est d’« œuvrer pour qu’une véritable citoyenneté européenne soit construite jour après jour par les jeunes d’Europe, acteurs de son futur… » (http://fondationhippocrene.eu/fondation/). En mettant en avant ce partenariat sur la page d’accueil de son site comme lors de la cérémonie annuelle, le prix Louise Weiss revendique ainsi son rôle dans la construction du futur européen.

Institutionnalisation

Les liens affichés avec des partenaires institutionnels constituent en effet un autre facteur légitimant. L’autre partenaire majeur est politique puisqu’il s’agit du ministère des Affaires étrangères avec lequel s’opère un échange de visibilité similaire : les annonces relatives aux cérémonies de remise du prix se trouvent ordonnées dans l’onglet « Europe-Politique étrangère de la France » du site du MAE tandis que le logo de l’institution politique figure sur la page d’accueil du site du prix Louise Weiss. Il y est par ailleurs rappelé, dans l’onglet « Le Prix », le patronage systématique du ministère : « Mmes Claudie Haigneré, Catherine Colonna, MM. Jean-Pierre Jouyet, Bruno Le Maire, Pierre Lellouche, Laurent Wauquiez, Bernard Cazeneuve, Thierry Repentin, Harlem Désir, ministres des Affaires européennes, ont remis le Prix les années précédentes » (http://www.prixlouiseweiss.com ).

Cette forme-liste – par son principe énumératif dont Umberto Éco écrivait qu’il suggère pouvoir « continuer à l’infini » (Eco, 2009, p. 47) – vient doter le prix d’une existence institutionnelle future, comme si ce partenariat politique pouvait, lui aussi, se voir reconduit sine die. En outre, cette liste, par l’accumulation des noms propres, participe à l’effet de prestige par ailleurs produit par la présentation du jury. Comme le rappelle Emmanuelle Gatien, « les prix ne concernent pas que des candidats et lauréats. Ils permettent aussi de constituer un cercle de jurés qui, parce qu’ils disposent de la légitimité de juger leurs pairs, peuvent occuper une position centrale au sein de l’univers journalistique. (…) Leur position leur confère un rôle de modèle influençant normativement les pratiques journalistiques à l’œuvre dans cet espace privilégié du champ » (Gatien, 2013, p. 318). C’est ainsi que la composition du jury, fixée année après année dans l’archive du site Internet, qui devient par là liste de listes, participe de la légitimation du prix.

Est en effet systématiquement indiquée l’appartenance institutionnelle des différents membres qui traduit l’attachement aux rédactions nationales bien installées (France 2 et 3, Le Monde, Les Échos, RTL, Europe 1…). Ce travail de la composition ne laisse pas les nouveaux recrutés indifférents. Ainsi la présidente actuelle de l’AJE, Nora Hamadi, rédactrice en chef Europe de la chaîne Public Sénat, raconte-t-elle ses premiers pas en tant que jurée : « J’étais très honorée, il y a quand même Véronique Augé, Béatrice Hadjaje, Marc Epstein, à l’époque il y avait Quatremer, quand tu te dis qu’à un moment donné ils ont pu considérer qu’ils étaient tes pairs, qu’on jouait dans la même cour… ».

Cet exercice de name-dropping admiratif n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui effectué par Louise Weiss quelques décennies plus tôt au sujet du jury dédié au prix du « meilleur ouvrage de l’année traitant d’histoire contemporaine »qu’elle-même a créé et adossé à sa revue, « pour encourager la réflexion politique ».Elle raconte ainsi :« Mon jury était éclectique. André Tardieu et Léon Blum y voisinaient avec Joseph Avenol, Philippe Berthelot, Angré Siegfried, Georges Bonnet et Maurice Reclus. Tous savaient à la perfection le latin. Aucun ne souffrait de brume dans l’esprit. Il me paraissait que, venus des différents points cardinaux de la culture, ils pouvaient ensemble, dégager le plus petit dénominateur commun des valeurs de civilisation susceptibles de sauver nos libertés » (Weiss, 1978).

La caution institutionnelle émane enfin du lien avec l’AJE qui porte le prix. D’un point de vue sémiotique, la proximité des deux structures s’incarne dans la co-présence organisée de leurs deux logos sur les différents supports de communication. Le Prix récupère ainsi la légitimité d’une structure à la longévité non négligeable puisqu’elle date de 1961, soit peu après la création de la Communauté européenne. Tandis que le partenariat avec le MAE promet au Prix une projection dans le futur de l’action politique, celui-ci lui offre une inscription dans l’histoire, plus longue, de l’Europe.

Historicisation

L’historicité constitue en effet le troisième levier de légitimation substantiel, manifeste au travers de la réquisition de la figure de Louise Weiss. Elle fait l’objet d’une dissémination sémiotique sur l’ensemble des objets communicationnels, à commencer par le site Internet : un encadré propose en Une de découvrir « qui était Louise Weiss », le deuxième onglet reprend in extenso la biographie présente sur le site de la fondation qui porte son nom et vers lequel conduit un lien hypertexte, son nom s’affiche en lettres capitales grasses sur le logo… La cérémonie, que l’on retrouve d’ailleurs en images sur le site, constitue également un moment d’intense mise en visibilité puisque les prix sont remis annuellement sous le regard attentif de son portrait photographique. La forme du prix apporte une couche d’historicité supplémentaire dans la mesure où il consiste en une réplique de la Une de la revue L’Europe Nouvelle, réalisée pour son dixième anniversaire, en 1929, et sur laquelle figurent ces mots : « 10 ans d’histoire et d’effort pour la paix ».

Le Prix s’institue ainsi comme lieu de mémoire, chargé de réparer les oublis de l’histoire européenne à commencer par celui de Louise Weiss, « figure effacée de l’Europe », que même les jurés peinent à situer : tandis que l’un d’entre eux reconnaît n’avoir jamais entendu parler d’elle avant d’être invité à rejoindre le jury, un autre en fait une figure marquante de l’après-seconde guerre mondiale.

Au long de ces trois leviers – socialisation, institutionnalisation, historicisation, le Prix crée en tout cas les conditions de sa propre légitimité et plus encore, d’une prétention à agir, c’est à dire à évaluer et à primer.

Affirmer la légitimité d’une spécialité

En entrant à présent dans la logique présidant précisément à l’attribution de récompenses, il s’agit d’analyser comment ce prix participe de la légitimation du « journalisme européen » et, plus largement, d’une spécialité professionnelle. En quoi apparaît-il alors, dans l’exercice de sa dimension évaluative et à ce titre normative (Rondot, 2015), comme « acteur de légitimation de l’Europe politique » (Aldrin, Hubé, Ollivier-Yaniv, Utard, 2014) ?

Ecrire pour ou écrire contre ?

La dimension politique des objectifs promus par Louise Weiss lors du lancement de sa revue, paraît aussi évidente  qu’assumée. C’est en tout cas l’idée qu’en donne la lecture du passage de ses Mémoires relatif à cet acte fondateur : « Le premier numéro de L’Europe Nouvelle parut le 12 janvier 1918. Il fit sensation par son idéologie et sa liberté d’allure, par la place qu’il accordait à la politique étrangère et aux problèmes économiques, par le contexte international toujours présent dans ses commentaires. Une flamme humanitaire éclairait ses propos. (…) Notre éditorial indiquait les idées-forces qui nous guideraient. L’Europe Nouvelle se présentait non seulement comme un collège d’hommes soucieux d’une paix fondée sur un Droit des peuples libres l’emportant sur un Droit de conquêtes, mais comme un rassemblement de techniciens au fait des difficultés à résoudre pour assurer aux masses une existence meilleure. »

Aujourd’hui, l’objectif affiché par le Prix consiste à « encourager les journalistes à un traitement plus systématique, plus pédagogique et plus original des sujets européens, contribuant en cela à réduire « la fracture européenne » ». « Les journalistes européens ne sont pas des militants de l’Europe, ils militent pour une présence accrue de l’information européenne dans les médias, pour une plus grande pédagogie et pour une généralisation du réflexe qui consiste à penser européen », peut-on lire encore sur le site Internet.

Ces intentions, quoiqu’atténuées dans leur formulation par rapport à la version promue par Louise Weiss, restent résolument politiques – il s’agit bien de contribuer à organiser un vivre-ensemble à l’échelle supra-étatique. Cependant, la dimension politique tend à s’effacer derrière la revendication de devoir écrire « pour » soutenir une spécialité ressentie et présentée comme difficile à pratiquer. Ce discours de la difficulté, porté par les membres du jury comme par les lauréats, constitue ainsi l’un des leviers de légitimation de la spécialité. « Il y a un vrai travail d’écriture, une capacité à rendre accessible un sujet ardu, qui l’ont démarqué des autres candidats », peut-on lire en présentation de Renaud Honoré, lauréat en 2013 dans la catégorie « Décryptage ». La difficulté, qui apparaît ici comme un critère d’attribution de la récompense, est également présente dans le récit de la pratique quotidienne. « On manque de spécialistes alors qu’on est en multi-crise, poly-crise depuis 2008, typiquement là on est en année électorale, tous les services politiques sont renforcés et nous, rien. C’est hyper-ingrat et du coup on fait du multi-tasking, les collègues t’appellent dès qu’ils ont une question et tu deviens un peu le Wikipédia du truc », explique ainsi Nora Hamadi.

Le discours de légitimation prend ainsi la forme du syllogisme : puisque cette spécialité est difficile, c’est qu’elle est nécessaire ; si elle est nécessaire, il faut la défendre. La nécessité de ce mouvement « pour » s’avère d’autant plus forte qu’est développé en parallèle un discours de l’alternative, soit un mouvement « contre ». Il s’agit d’une part d’ écrire « contre » des pratiques bruxelloises jugées trop institutionnelles, ce qu’observait déjà Olivier Baisnée à propos des années 1990-2000  (Baisnée, 2002, p.126) : « Depuis le début des années 1990 sont en effet arrivés à Bruxelles des journalistes qui refusent, d’autant plus facilement que l’évolution institutionnelle permet une diversité de traitements, cette spécialisation dans ce qu’elle implique de technicisation de l’information et de rapports personnalisés aux sources, écrivait-il alors. (…) Compte tenu de l’image du poste (technique, institutionnel) qui correspond mal aux canons professionnels de ce qu’est un bon journaliste : distancié de ses sources, critique, investigateur, ces journalistes vont initier une entreprise de légitimation du poste en proposant une couverture qui sorte leur travail de celui d’un spécialiste des questions européennes proposant une expertise à des publics extrêmement réduits. »

La variante réside cette fois dans le fait que le contre-discours et la promotion de « contre-pratiques » n’émanent plus de Bruxelles mais de Paris et des rédactions nationales au sein desquelles doit être mené le second type de combat. En effet, les journalistes interrogés s’accordent à dénoncer ce qu’ils reconnaissent comme une autre « dérive » du « journalisme européen », le fait d’ « écrire depuis Paris », tel que le regrette Philippe Ricard du Monde.

Ces deux refus se rejoignent en réalité autour d’un troisième : celui de participer à alimenter la réputation négative du « journalisme européen », jugé « aride », « sec » ou encore « ennuyeux » comme le rapportent les jurés rencontrés. Pour lutter contre cet imaginaire collectif va être déployée une panoplie de normes visant à assurer la réalisation d’un idéal que les différents journalistes résument de manière triviale par un même mantra : « ne pas faire chiant ».

Mise en œuvre d’une « démarche qualité »

Le Prix – dans son organisation comme dans le discours de ceux qui l’animent – met en avant plusieurs critères récurrents qui, rassemblés, constituent le socle de conditions susceptibles d’assurer l’exercice d’un « journalisme européen » permettant lui-même la réalisation des objectifs cités plus haut. Le caractère normatif du prix s’exprime pour commencer à travers la promotion des deux genres nobles du journalisme que sont l’enquête et le reportage. Tous deux se voient d’emblée consacrés par l’attribution de deux catégories ad hoc (décryptage et reportage) dans le système de récompenses en vigueur depuis 2012. La reconnaissance de leur valeur particulière est également lisible sur le site Internet, dans les descriptions relatives aux sujets primés. « Cette enquête de trois ans au Kosovo sur la piste des trafics d’organes, récompensée par le Prix Louise Weiss 2014, a été financée grâce à une bourse du Journalism Fund, une institution qui encourage le journalisme d’investigation en Europe », peut-on lire par exemple au sujet du prix « Décryptage », attribué à Prune Antoine.

De même, ces genres sont systématiquement cités par les membres du jury comme par les lauréats parmi les critères permettant d’améliorer le « journalisme européen ». Est alors invoqué le fait que tous deux permettraient de combattre le supposé ennui de la thématique européenne en y « remettant de l’humain et de la chair » et en allant explorer « les confins de l’Europe », comme le formule Elisa Perrigueur, lauréate du prix « jeune journaliste » en 2015.

À cet écrire « au loin » du reportage s’ajoute un « écrire au long » : le retour à un « bon journalisme » doit également passer, pour ces journalistes, par la reconquête d’un « droit au long », dans la durée accordée à la démarche comme dans le choix du format final. Interrogés sur leurs critères d’évaluation, les jurés citent ainsi spontanément en exemple des « 52 minutes » ou des enquêtes « au long cours ». De la même façon, les formats primés peuvent ainsi s’étendre sur plusieurs pages, dizaines de minutes etc.

Le goût du loin et du long trouve son prolongement dans une attention portée à l’actualisation numérique de ces genres « nobles ». Là réside un autre argument légitimant : en soulignant leur vigilance vis-à-vis des évolutions de la profession et de ses écritures, les acteurs du prix donnent des gages de leur modernité. Ce qui leur permet aussi, en creux, de prendre leurs distances par rapport au journalisme dit institutionnel, considéré comme trop poussiéreux. On retrouve par là, dans une version elle-même modernisée, les observations formulées par Emmanuelle Gatien au sujet du prix Albert Londres. « Comme en matière de presse écrite cinquante ans plus tôt, la création d’une catégorie de récompense dédiée à l’audiovisuel renvoie à un mécanisme d’affirmation identitaire », analysait-elle ainsi (Gatien, 2013, 58). Si l’on ne recense pas (pour l’heure) de prix dédié aux « nouveaux médias », des web-documentaires ou des « grands formats » ont bien été récemment primés, à l’instar de « Contre les migrants, un mur fend la campagne bulgare », paru dans Le Monde et qui a valu le prix « Reportage » à Elisa Perrigueur et Pierre Meursaut en 2015.

Ces choix révèlent un autre trait normatif : la prégnance de l’originalité comme critère discriminant. Aussi, tandis que le degré d’ « européanité » des sujets n’est que très rarement discuté, celui du style s’attire le consensus chez les différents jurés interrogés. L’attention portée à la singularité du point de vue comme de l’expression culmine dans la prégnance de l’objet livre, valorisé au long des différentes modalités du prix. Les paragraphes biographiques accompagnant la présentation des lauréats sur le site Internet rappellent ainsi, le cas échéant, qu’ils sont également auteurs d’ouvrages. Plus encore, plusieurs membres du jury ont eux-mêmes à leur actif la rédaction de livres, qui peuvent être consacrés à des thématiques européennes ou non. Le site du Prix indique de surcroît dans son onglet biographique que Louise Weiss fut elle-même l’auteure de nombreux ouvrages avant de renvoyer vers le site de la fondation dédiée sur lequel figure un onglet « écrivain » spécifique. Rappelons enfin que Louise Weiss créa elle aussi un prix, adossé à sa revue, pour promouvoir les écrits politiques. Le récit effectué dans ses Mémoires à ce propos témoigne d’une foi particulière dans les pouvoirs du livre : « Je croyais aussi, et pendant quelques années ce fut vrai, que le mérite d’une œuvre réduirait au silence leurs inimitiés particulières pour les inciter à un jugement objectif. Nous reçûmes quantité d’ouvrages remarquables ».

On peut lire, derrière cette continuité de l’attachement au livre, ce que Christian Le Bart, Pierre Leroux et Roselyne Ringoot soulignaient à propos des livres de journalistes politiques, à savoir que « l’écriture de livres semble chargée d’une noblesse symbolique bien supérieure à celle du travail d’écriture pour le journal » (Le Bart, Leroux, Ringoot, 2014, p.7). Le livre, notaient-ils encore, « flatte le désir de faire œuvre écrite, dans un pays qui n’a jamais renversé la hiérarchie symbolique qui place la littérature au-dessus du journalisme ».

Conclusion

« La question des prix peut être comprise comme une réponse à l’absence d’autonomie et au manque de critères patents de reconnaissance permettant de valider la compétence des journalistes », avance Emmanuelle Gatien, soulignant également que le « besoin cyclique – presque rituel – de se « ressourcer sur les valeurs » professionnelles indique qu’elles sont peu mobilisées dans la pratique ordinaire » (Gatien, 2013, p. 84 ; p. 150). Dans ce cas précis, il s’agit, pour les journalistes liés au prix Louise Weiss, de pallier au manque non pas de critères mais de reconnaissance pure et simple de leur spécialité. Cependant, le processus déployé pour y parvenir révèle le dilemme expliquant cette difficulté identitaire, persistante : revendiquer l’héritage de Louise Weiss tout en éclipsant le caractère résolument politique de son projet journalistique. L’Europe semble en effet trop politique pour être défendable face aux idéaux de neutralité en vigueur dans la profession. Aussi les journalistes se replient-ils sur la défense et la revendication d’une particularité professionnelle qu’ils semblent pourtant peiner, voire refuser, à définir.

Les critères de récompense avancés, rassemblés sous le paradigme de « démarche qualité », ne masquent en effet que partiellement l’absence de vision, d’objectifs et de critères précis, relatifs à l’européanité qu’ils participent, bon gré mal gré, à construire. La portée de l’adjectif « européen » se trouve réduite, par défaut, du fait son élargissement à tout ce qui se rapporte de près ou de loin au tracé géographique du continent. Ce qui concourt à maintenir dans le flou la catégorie journalistique défendue et a finalement pour effet d’entraver la reconnaissance visée.

On aboutit alors à une situation paradoxale dans laquelle ce prix, aux idéaux supranationaux, semble donner lieu à un double repli identitaire. On peut y trouver d’une part le refuge d’intérêts collectifs fortement déterminés par un état, national, de la profession – le discours de la difficulté renvoie à des structurations et à des logiques de marché avant tout françaises – ; de l’autre, celui d’intérêts encore plus restreints car strictement individuels, dans une perspective où la carrière singulière domine. On est alors bien loin du projet porté en étendard par la figure dont le prix porte le nom.

Notes

(1) Jean Quatremer, fondateur du prix LouiseWeiss, entendait bien en faire un concurrent direct de ce « prix des prix ». « Ce prix Louise Weiss récompense les meilleurs journalistes confirmés et les jeunes talents. J’ai l’ambition d’en faire un prix aussi incontournable que le prix Albert Londres », peut-on lire sur le site Internet du prix.

Références bibliographiques

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Collovald, Annie (1988), « Identité(s) stratégique(s) », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 13, numéro 1, p. 29-40.

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Le Bart, Christian ; Leroux, Pierre ; Ringoot, Roselyne, (2014), « Les livres de journalistes politiques. Sociologie d’un passage à l’acte », Mots. Les langages du politique [En ligne], 104 | 2014, consulté le 15 octobre 2016, https://mots.revues.org/21566

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Tixier, Florian (2014), « En quête de professionnalisme – L’Association des Journalistes Européens, des spécialistes de l’Europe aux journalistes spécialisés », in Aldrin, Philippe ; Hubé, Nicolas ; Ollivier-Yaniv, Caroline ; Utard, Jean-Michel, (dir.) (2014), Les Médiations de l’Europe politique, Strasbourg : PUS.

Auteurs

Juliette Charbonneaux

.: Juliette Charbonneaux est docteure en Sciences de l’Information et de la Communication, maître de conférences au Celsa Paris-Sorbonne et membre du laboratoire GRIPIC. Elle a notamment publié La vie quotidienne du franco-allemand ou l’exercice du pouvoir périodique aux éditions Varenne (2015) et Les deux corps du Président ou comment les médias se laissent séduire par le people aux Petits Matins (2015).