Numérisation de la radio : effets sur les pratiques des professionnels de l’information et la participation des publics
Article inédit, mis en ligne le 20 Mars, 2018
Résumé
À travers une approche compréhensive des pratiques des journalistes de Radio France international (RFI) et une observation fine du dispositif online de la web-émission L’atelier des médias, cet article propose d’aborder la manière dont ces professionnels de l’information radiophonique ont su s’adapter et intégrer de nouveaux modes de production et de diffusion de l’information, affectés par la place qu’occupent les publics contributeurs dans le contexte de transition numérique et d’usage des réseaux sociaux. Les pratiques professionnelles et l’ensemble des dispositifs numériques étudiés permettent de distinguer et de caractériser les figures professionnelles de la chaîne de l’information qui s’y dessinent et de révéler les enjeux qui sous-tendent la mutation de la profession, notamment marquée par une dimension participative des auditeurs-internautes et par l’émergence de figures intermédiaires.
Mots clés
Journalistes, radio, web-émission, numérisation, traitement de l’information, participation, figures intermédiaires, réseaux sociaux
In English
Title
Digitalization of the radio: effects on the practic es of the professionals of the information and the participation of the public
Abstract
Through a comprehensive approach of the practices of journalists of Radio France international (RFI) and a precise observation of the on-line device of the web-broadcast L’atelier des medias, this paper suggest approaching the way these professionals of the radio information know how to adapt themselves and integrate new modes of production and broadcasting of the information, affected by the place which occupy the public contributors in the context of digital transition and use of the social networks. The professional practices and every studied digital devices allow to distinguish and to characterize the professional figures of the chain of the information And to reveal the stakes which underlie the transfer(transformation) of the profession, in particular marked by a participative dimension of the listeners – Internet users and by an emergence of new intermediate faces.
Keywords
Journalists, radio, Web-emission, digitalization, information processing, participation, intermediate figures, social networks
En Español
Título
Digitalización de la radio: efectos sobre las práct icas de los profesionales de la información y la participación de los públicos
Resumen
A través de un enfoque comprensivo de las prácticas de los periodistas de Radio France internacional (RFI) y una observación fina del dispositivo online de web-emisión L’atelier des médias, este artículo propone abordar la manera en la que estos profesionales de la información radiofónica supieron adaptarse e integrar nuevos modos de producción y de difusión de la información, destinados por el sitio que ocupan los públicos contribuidores en el contexto de transición numérica y de uso de las redes sociales. Las prácticas profesionales y el conjunto de los dispositivos numéricos estudiados permiten distinguir y caracterizar las figuras profesionales de la cadena de la información que se dibujan allí y de revelar las puestas que subtienden la evolución de la profesión, particularmente marcada por una dimensión participativa de los auditores-internautas y por una emergencia de figuras intermediarias.
Palabras clave
Periodistas, radio, web-emisión, digitalización, tratamiento de la información, participación, figuras intermediarias, redes sociales
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Ricaud Pascal, Smati Nozha, « Numérisation de la radio : effets sur les pratiques des professionnels de l’information et la participation des publics « , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°18/2, 2017, p.33 à 46, consulté , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2017/dossier/03-numerisation-de-la-radio-effets-sur-les-pratiques-des-professionnels-de-linformation-et-la-participation-des-publics/
Introduction
Cette contribution s’inscrit dans la lignée de la recherche sur les pratiques journalistiques qui, comme le soulignent Arnaud Mercier et Nathalie Pignard-Cheynel (2014), est « à l’image de son objet : riche, foisonnante, protéiforme, tiraillée entre l’immédiateté de l’analyse du présent et la mise en perspective sur le long terme, en prise avec des formes d’engouement et de résistances critiques ». Dans cette perspective, nous proposons d’aborder les pratiques professionnelles des journalistes de Radio France international (RFI) dans le contexte digital, pour mieux comprendre les transformations en cours concernant la production et la diffusion de l’information radiophonique et saisir les enjeux qui sous-tendent les mutations de la profession. Ainsi nous nous appuyons sur des travaux traitant du « journalisme 2.0 » (Le Champion, 2012) notamment ceux relatifs à l’acquisition de nouvelles compétences, mais aussi de travaux parfois plus anciens (Rieffel, 2001 ; Pélissier, 2003 ; Estienne, 2007) traitant de l’impact de la transition numérique (multiplication des tâches, diversification et transfert de compétences, développement du journalisme mobile…), encore sans doute loin d’être achevée, sur le métier de journaliste. Nous nous intéressons aussi aux conséquences de la transition numérique sur la place des publics contributeurs dans la (co)production et diffusion d’informations. Nous chercherons à savoir comment et dans quelle mesure les journalistes intègrent ou s’adaptent à cette nouvelle dimension participative online.
Afin d’y répondre, nous optons pour deux méthodes. La première s’inscrit dans une démarche compréhensive et consiste en cinq entretiens (Kaufmann, 2007) conduits en décembre et janvier 2014 avec des journalistes de RFI. Nous avons interviewé deux femmes et trois hommes ayant une expérience de 6 à 25 ans : deux grands reporters du service Afrique (Olivier et Christine) ; le producteur et animateur de l’émission L’atelier des médias (Ziad) ; une journaliste responsable Multimédia du service Afrique (Paulina) et un jeune journaliste reporter du service France (Guilhem). Le choix de nos interlocuteurs offre un panel diversifié tant au niveau des statuts que des places occupées au sein de la radio. Les discours recueillis sont fortement réflexifs, les acteurs construisant un sens propre à ce qu’ils sont en train de décrire et exprimant une pensée fondée sur leur expérience en même temps que sur un questionnement en cours d’élaboration. Les journalistes interviewés nous livrent des explications et des justifications de leurs pratiques professionnelles nous permettant de dénouer la complexité de la perception et de l’évolution de leur profession.
La seconde méthode porte sur l’observation (profils, espaces d’expression) du site de la web-émission L’atelier des médias (Voir : http://atelier.rfi.fr). Celle-ci est en même temps une émission radiophonique (à diffusion hebdomadaire en hertzien) et un espace multimédia et communautaire en ligne, conçue à la fois comme un magazine de radio de 47 minutes et comme un réseau social, traitant des évolutions et révolutions dans le monde du multimédia. Ce dispositif webradiophonique constitue un cadre d’observation pertinent des dynamiques de participation des auditeurs et internautes ainsi que des nouvelles interactions, des nouveaux dialogues qui s’établissent entre les divers acteurs de la chaîne de l’information.
Le web est cependant un dispositif multi et hypermédiatique, complexe et hétérogène (Monnoyer-Smith, 2013). Dans le cadre de l’analyse des contenus et des dispositifs interactifs en ligne, le chercheur doit réinventer des outils méthodologiques d’observation et d’interprétation pour saisir la complexité de ces objets numériques et les (nouvelles) pratiques qui y sont rattachées.
L’analyse structurelle et des contenus de la plateforme numérique L’atelier des médias que nous envisageons ici permet en complémentarité avec les discours des journalistes de RFI d’interroger l’objet « radio on-line » et l’expérience journalistique. Cet objet reste difficile à saisir « tant les cadres de production, les projets éditoriaux, l’intégration ainsi que les apports du multimédia et des dispositifs techniques interactifs (web 1.0, web 2.0) sont diversifiés et imbriqués » (Ricaud, Smati, 2016).
Grâce aux informations recueillies par entretiens et par l’analyse des espaces numériques de L’atelier des médias, nous avons pu évaluer l’évolution de l’espace-temps de l’information dans un contexte de numérisation dont le journalisme de desk est une des manifestations. Ce nouvel espace-temps informationnel redessine le contour des compétences mobilisées par les journalistes et de leurs rapports aux publics. C’est ce que nous verrons dans un premier temps avant de nous interroger plus largement sur l’impact vécu et réel de la numérisation sur les pratiques des professionnels de l’information. Enfin, à travers l’exemple emblématique pour RFI de L’atelier des médias, nous vérifierons que, si les pratiques et les figures informationnelles évoluent et se diversifient, les identités et valeurs journalistiques demeurent stables et sont largement mobilisées par les professionnels, semble-t-il pour mieux discriminer notamment ceux qui au sein de la communauté online ont le statut de « contributeurs » ou « auxiliaires d’information ».
L’émergence du journalisme de desk : vers un nouvel espace-temps de l’information
En cherchant à mieux saisir et appréhender les mutations et adaptations de la profession au nouvel environnement digital, nous avons pu constater, à travers le discours des journalistes interviewés, que la définition et la gestion du temps de travail, la définition et la hiérarchisation des priorités, la distinction entre sphères privée et professionnelle sont de plus en plus problématiques et difficiles à maîtriser. Le temps consacré à la communication avec leurs publics (followers, likers ou fans sur Facebook, commentateurs, auditeurs contributeurs) et leurs relations professionnelles (correspondants, experts contributeurs ou auxiliaires d’information) expliquent en partie ces phénomènes de confusion voire de distorsion du temps.
Ces constats, exprimés à travers les témoignages de journalistes, sont apparus plus forts pour ceux dont les pratiques se rapprochent le plus de ce qu’on nomme le journalisme de desk. Ces nouvelles pratiques journalistiques, comme en témoignent les professionnels interrogés, se caractérisent aussi par une démultiplication des tâches et d’outils, impactant le temps à consacrer à la collecte de l’information et à la recherche d’informations. Néanmoins, la plupart des personnes interrogées font référence et appel aux valeurs constitutives de l’idéologie professionnelle des journalistes à savoir : éthique, objectivité et crédibilité. Elles insistent sur leur rôle de gatekeeper, c’est-à-dire de « (l’) individu qui filtre et élimine les informations indésirables, inintéressantes ou insignifiantes et s’occupe d’informations de plus ample importance » (Franklin & all, 2005, p. 92).
« Pour moi l’important c’est la vérification de l’info et d’y consacrer du temps. Que le multimédia modifie nos façons de travailler tant mieux, si c’est au bénéfice de la collecte et du tri de l’information. Mais, si c’est pour mettre un peu plus de flou, d’ambigüité sur l’information, je crois qu’il faudra dans ce cas qu’on adapte notre réflexion et que l’outil redevienne un outil s’il prenait beaucoup de place et s’il devenait la justification »(Christine, 31/01/2014)
Le journalisme de desk ne désigne pas seulement une nouvelle catégorie de journalistes – à moins que cela ne devienne la norme -qui serait vissée devant un écran et hyper-connectées. Il suppose aussi un élargissement des compétences au-delà même de ce qu’on pouvait imaginer il y’a encore cinq ou six ans quand on écrivait sur le sujet. Des formations au « journalisme de desk web » se multiplient d’ailleurs, offrant cette multi-compétence.
Quand on écoute Ziad, journaliste et animateur de l’atelier des Médias sur RFI, on comprend à quel point les pratiques ont évolué :
« On devient son propre espace, on devient média soi-même par rapport à nos programmes, on commence à centraliser toutes sortes d’interactions, on devient relation auditeur, on devient communication… Du coup, on rentre en concurrence avec toute la structure de l’entreprise de manière très naturelle. » (Paris, 10/02/2014)
Le propos général laisse à penser également qu’il y aurait une forme de normalisation, une logique à être tout ça en même temps. Par ailleurs toute la polyvalence, la transversalité même du métier de journaliste aujourd’hui est résumée par cette formule : « on devient média soi-même ». Et la notion de média dans cette affirmation reprend tout son sens, renvoyant à une polysémie qu’on tend à oublier en réduisant trop souvent le média à un support ou un canal de diffusion (dimension technique) et à sa dimension purement journalistique (support élaboré par des professionnels spécialement employés et formés à la production de contenus médiatisés).
Or si on revient à l’étymologie du mot, le media renvoie au double sens d’intermédiaire et de moyen (chaque dimension étant également chargée de sens). Le media est évidemment l’intermédiaire entre les individus et le monde sensible qu’il rend accessible et plus intelligible, mais aussi celui qui reflète et produit des interactions ou des influences réciproques entre divers acteurs et leur environnement (lecteurs-auditeurs-téléspectateurs, opinion publique, décideurs politiques, mouvements sociaux…). Le media dans son second sens désigne l’outil donc les usages (modes d’utilisation et de réception) mais il est aussi une finalité, un projet, renvoyant au principe de l’entreprise. La suite du propos de l’animateur de L’atelier des médias fait ressortir cette richesse sémantique que la numérisation de la radio permettrait de réhabiliter d’une certaine façon, à la différence des mass-médias profondément unidirectionnels et purement informationnels, comme en témoigne finalement la diversification des pratiques des journalistes :
« On devient animateur de communauté, on devient gestionnaire ou créateur de communauté, on devient chef de projet, on devient relation auditeur (…) On a une puissance de communication qui est décuplée, parce qu’on peut jouer facilement sur le vieux média [traduire : la radio] et le nouveau média [traduire : Internet] pour promouvoir toutes sortes d’initiatives dans le nouveau média … Donc ça change totalement la nature du travail. Ça change totalement votre métier. Ça fait que moi maintenant je suis devenu chef de projet, journaliste, j’ai des relations même directes sur certains de mes projets avec les bailleurs de fonds » (Paris, 10/02/2014)
Le journaliste, si on devait résumer, deviendrait donc média de communication. Ce qui va au-delà de la polyvalence que pressentait déjà Rémy Rieffel en 2001 sans pouvoir alors en mesurer l’ampleur :
« On peut demander au journaliste, comme c’est le cas actuellement dans certaines équipes de journalistes de groupes multimédias, de préparer un papier pour une édition locale d’un journal, d’assurer des interventions dans plusieurs émissions de télévision et plusieurs services sur Internet. Un reporter peut donc écrire un article pour l’édition du soir, présenter cette information à l’antenne et approfondir le sujet pour sa mise en ligne. » (Rieffel, 2001, p. 161)
Le sociologue soulignait alors combien cette adaptabilité professionnelle témoignait de nouvelles contraintes et conditions de travail liées à une « compression du temps et de l’espace ». Évidemment les impératifs de rentabilité, d’efficience ou d’audience expliquent en partie cette évolution.
Un des sujets traité par la communauté scientifique depuis plus de 15 ans (Quaderni n°45, 2001) est justement celui de l’émergence d’un journalisme de communication, en même temps que le constat d’une polyvalence toujours plus importante du métier de journaliste. Depuis, nombreuses sont les revues qui ont consacré des dossiers à ces mutations du métier de journaliste à l’ère du numérique (Réseaux, 2010 ; Les Cahiers du journalisme, 2011 ; TIC et société, 2012 ; Réseaux, 2012…)
Dans le cas de la radio, les compétences pluri médiatiques des journalistes ou animateurs radiophoniques se manifestent à travers les reportages, la réalisation de documents sonores, mais aussi à travers une multitude d’écrans interactifs (articles sur le site web de la radio, une biographie, un blog, un compte twitter, une vidéo en ligne) s’inscrivant dans le tournant post radiophonique. Ce tournant pèse sur les formats, les contenus et la grammaire radiophonique à travers des contenus « post » (rappels, commentaires, annonces) et « péri » (ajouts textuels et iconographiques, liens hypertextuels) radiophoniques (Poulain, 2013) qui constituent un nouvel espace-temps en résonance ou en référence au récit radiophonique – de plus en plus encapsulé dans des podcasts – pour finalement l’englober et le dépasser.
Ces écrans interactifs dans lesquels les journalistes inscrivent leurs pratiques sont par ailleurs autant d’espaces d’exposition (y compris de soi) et d’expression, d’espaces de contestation, de confirmation ou validation des propos journalistiques par les internautes, donc marqués par une certaine performativité, car décidant de la reconnaissance et de la réputation des journalistes. D’une certaine manière, les journalistes remettent en jeu en permanence leur crédibilité soumise à la critique des internautes. Cette question de la compétence et de la légitimité face au public est apparue à plusieurs reprises dans les discours et interrogations de nos interlocuteurs.
Avec la numérisation de la radio, le journaliste se présente et se vit parfois comme un « couteau suisse », multitâches, multifonction, au risque de ne pas avoir le temps de mener à bien chacune d’entre elles ou en choisissant de hiérarchiser celles-ci en fonction de la manière dont il définit et vit son identité professionnelle. Certaines affirmations de nos interviewés évoquent une forme de résistance au changement (« je reste journaliste radio avant tout », « j’y vais d’abord pour l’antenne »). D’autres au contraire montrent que ce changement a été intégré au point qu’il est « normal » (on est au-delà de l’acceptabilité d’une situation donnée).
L’impact de la numérisation sur les pratiques des professionnels de l’information
Conséquences de la nécessaire polyvalence journalistique sur les temporalités et les modes de production professionnelle
Avec le cross-media – c’est-à-dire une synchronisation des contenus, d’un même univers ou de mêmes contenus éditoriaux diffusés simultanément sur plusieurs médias – caractérisant aujourd’hui de plus en plus de médias en ligne, l’information gagne en circularité. Polymorphe, elle emprunte des supports et formats de plus en plus diversifiés où l’information est déclinée, retravaillée, complétée. La simultanéité de ces divers espaces de diffusion va de pair avec l’instantanéité des commentaires, réactions, corrections des internautes.
Cela pose forcément des questions pour les journalistes à propos de l’évolution et de la multiplicité de leurs tâches, donc de leurs compétences, quand ils doivent décliner un « son » en article ou en vidéo en ligne, et trouver le temps aussi pour faire participer les auditeurs-internautes, entretenir une communauté en ligne en interagissant notamment sur les réseaux sociaux.
Dans quelle mesure la nécessaire polyvalence du « nouveau » journaliste radio, à l’ère du numérique, impacte-t-il ses pratiques ?
On peut d’abord constater une diminution du temps du direct, donc de la rencontre, de l’échange, du débat pour les radios hertziennes ou online, même celles issues du mouvement des radios libres. Prendre le temps de la rencontre, de la découverte de l’autre, du débat d’idées n’est plus la priorité pour la majorité d’entre elles. Plusieurs des journalistes que nous avons rencontrés soulignent et déplorent cette privation du temps accordé au direct, à la proximité avec les auditeurs, à des témoignages divers pris sur le vif, sur les lieux de vie.
Cependant malgré la diminution de cette dimension présentielle, des rendez-vous sont maintenus, qui sont néanmoins plus assimilables au « courrier des lecteurs » de la presse, en plus interactifs :
« (…) On peut être amené parfois à répondre plus directement aux auditeurs, on a une émission qui s’appelle « Appel sur l’actualité » où les auditeurs sont censés pouvoir rappeler pour poser des questions et donc, dans ce cas-là, le journaliste qui a traité le sujet vient approfondir et expliquer en 4 à 5 mn. Avant, tout passait par cette émission, maintenant, ils peuvent nous contacter directement et nous demandent de répondre à certaines questions donc ça peut être un peu consommateur de temps et une charge de travail en plus effectivement. Pour l’instant c’est encore gérable, ça m’est arrivé 2 ou 3 fois en trois mois de reportage. » (Guilhem, RFI, 31/01/14)
Ce qui ressort des témoignages recueillis, c’est l’idée d’une contraction du temps pour soi ; mais aussi d’une démultiplication des tâches réduisant le temps du journalisme de terrain, du témoignage direct, à la faveur d’un traitement de plus en plus pluri-médiatisé de l’information. Il s’agit d’une multiplication d’intermédiaires, de sources en ligne qui transforment le journaliste en veilleur en alerte permanente, au point qu’espace privé (ou personnel) et public ne sont plus tout à fait séparés.
« Disons que ce qui est évident pour tout le monde aujourd’hui c’est que comme on est connecté en permanence, on n’échappe plus au flot d’informations. C’est-à-dire que l’un des premiers réflexes quand on se réveille le matin c’est de regarder le smartphone, l’ordinateur et de checker les mails, les réseaux sociaux et les applications RFI pour savoir s’il s’est passé des choses dans la nuit, ce qui a changé (…) C’est aussi par certains aspects un véritable cauchemar parce qu’il faut savoir s’en extraire notamment le soir quand on rentre à la maison et qu’on a une vie de famille, une vie sociale. » (Olivier, 31/01/14)
Olivier, bien qu’utilisant de plus en plus les réseaux sociaux à des fins professionnelles, résume assez bien ce sentiment d’une perte du temps passé à communiquer directement avec les autres et diminuant d’autant plus le temps consacré pour soi, pour réfléchir, et finalement prendre du recul par rapport à ses propres pratiques.
« (…) Twitter, ça prend trop de temps en fait et ça empêche si on a tout le temps l’esprit occupé par ce machin, ça empêche d’avoir le temps de réfléchir ou même de prendre le temps de téléphoner aux gens parce que c’est pas du tout la même chose d’ avoir quelqu’un au téléphone, parler avec lui 10 mn ou lui envoyer 15 sms. » (Olivier, 31/01/14)
L’usage de Twitter d’ailleurs traduit particulièrement les différences de points de vue voire les tensions qu’expriment les journalistes interviewés. Il s’agit ici d’identifier des éléments qui constituent des facilitateurs ou des contraintes, […] des accélérateurs ou des freins, qui pèsent positivement ou négativement sur les processus d’adoption d’une innovation technologique (Mayers (de), 2010)
Les responsables multimédia (Paulina en l’occurrence) et les jeunes journalistes (Guilhem) mettent en exergue son utilité notamment pour suivre et diffuser en temps réel des informations urgentes (appel à témoins), « sur des crises », mais aussi et surtout pour rentrer en contact avec les protagonistes d’une actualité, des informateurs, permettant de faire remonter l’information, au point de pouvoir générer « une revue de presse automatique ». Mais pour d’autres, plus anciens, il n’est pas forcément approprié à leurs besoins, prend beaucoup de temps et le journaliste est passif. La question de la compétence face à l’outil explique peut-être en partie cet écart à travers les usages et les points de vue entre les plus jeunes et les plus anciens des journalistes.
Plusieurs journalistes se posent la question du réel gain qualitatif de ce réseau si on met en balance le fait que Twitter fournit un nouveau flux (ininterrompu) d’informations en temps réel et représente un moyen d’alerte permanent. Mais tout ce travail de veille, de tri prend beaucoup de temps et se fait au détriment d’autres activités, d’autres aspects du métier journalistique.
Journalisme participatif : un mythe en marche ?
Des études récentes relativisent l’ampleur du journalisme participatif. C’est une pratique expérimentée par quelques milliers d’individus présentant un profil particulier : « En plus de la possession d’un fort capital culturel, c’est une habitude plus générale de l’expression d’idées, ainsi qu’un intérêt marqué pour la vie publique et les médias, qui semblent sociologiquement discriminants en matière de création de contenus d’actualité sur le web. » (Rebillard, 2011, p. 31). La production et la diffusion d’informations d’actualité concerne une frange sociale extrêmement restreinte des internautes, y compris sur des médias on-line ouvertement participatifs comme AgoraVox (Rebillard, 2011, Aubert, 2009). Sur Rue 89, comme l’avait montré par ailleurs Aurélie Aubert, les rares amateurs dont les articles étaient publiés (Aubert, 2008) avaient une appétence et une connaissance particulièrement élevée de l’actualité, de grandes qualités rédactionnelles, apparaissant comme des citoyens particulièrement intégrés et essentiellement urbains. Nous verrons que ces caractéristiques (statuts professionnels et capital culturel élevés, forte consommation d’informations, qualité de l’écriture) se retrouvent chez les contributeurs (rédacteurs d’articles) de L’atelier des médias.
Nous voyons apparaître une nouvelle injonction faite aux journalistes, consistant à multiplier les relations avec le public et à l’écouter. « (…) Les journalistes sont désormais obligés de prendre davantage en compte son avis, de dialoguer, voire de collaborer avec lui » (Rieffel, 2014, p. 208).
Certains modes de participation des auditeurs s’inscrivent dans une tradition renouvelée, réorganisée notamment à travers l’usage de réseaux sociaux, comme on peut l’observer par exemple à propos des correspondants locaux des (web)radios communautaires (Ricaud, 2015). Les réseaux sociaux permettent alors une prise directe et « permanente » avec le local. Et l’exemple des diasporas, à propos des webradios tunisiennes (Smati, 2013), permet de mieux saisir toute l’importance de ce rapprochement avec le territoire d’origine.
Des correspondants locaux connectés, des auxiliaires d’information régulièrement sollicités, des informateurs occasionnels répondant à des appels à témoignage de la part des médias eux-mêmes ou livrant spontanément des photos, des vidéos moyennant rétribution ; tout cela n’est finalement pas si nouveau, si on excepte le fait qu’ils disposent de nos jours de moyens technologiques autrement plus efficaces en termes de captation, de communication et de diffusion.
Parmi eux il y’a les habitués, les correspondants, les experts reconnus, …, mais aussi tant d’autres qui ne maîtrisent pas (encore) les codes journalistiques comme en témoigne Olivier :
« Vous ne pouvez pas imaginer le nombre d’information mal comprises qu’on reçoit parce que ça va trop vite, parce qu’ils pensent à autre chose, parce qu’ils sont tellement dans l’événement. Fort de cette expérience, on sait qu’on ne peut pas faire confiance. On peut dire tiens c’est intéressant il y a quelque chose à creuser mais on ne peut pas faire confiance à priori. » (Olivier, RFI, 31/01/2014)
Les différents contributeurs réguliers à l’information, ou « intermédiateurs », se distinguent de tous ceux qui, plus ou moins anonymes, apportent une participation non rétribuée et non sollicitée assimilable à un digital labor (Cardon et Casili, 2015) (dont elle remplit toutes les conditions de production, d’encadrement/ imposition de contraintes de production et d’évaluation/ valorisation), en apportant de manière consciente une information, une définition, une correction… La dimension participative de ces nouveaux modes de contribution reste à analyser au-delà des poncifs d’une « agora virtuelle » ou d’un nouvel « espace public médiatique ». Chaque participant est le chaînon plus ou moins anonyme d’une chaîne de l’information dont il ne maîtrise rien ou si peu finalement. Certains seront fascinés par l’audience que leur offre les réseaux sociaux et la perspective d’être repris, cités dans les médias réputés les plus sérieux. Une célébrité acquise le temps d’une traînée de poudre informationnelle n’excédant pas un ou deux jours le plus souvent.
Nous verrons à travers L’atelier des médias, en quoi et comment ce dispositif informationnel et interactif manifeste et traduit la diversité des productions des auditeurs-internautes (commentaires, tweets, échanges sur les forums) et nous invite à analyser et à relativiser cette dimension participative en ligne tout en identifiant ses modalités.
L’atelier des médias : des figures professionnelles de l’information à la « Une » et une communauté d’internautes à la « marge »
Avec L’atelier des médias, RFI a créé une véritable communauté en ligne très visible et active, à côté de (et parfois en lien avec …) l’émission du même nom animée par Ziad Maalouf et Simon Decreuze. RFI parle même d’émission et réseau social à propos de L’atelier des médias. Cherchant à chroniquer les évolutions de la production et de la diffusion de l’information, L’atelier des médias a fait évoluer sa ligne éditoriale en se concentrant d’abord sur la société numérique et les mutations liées à la numérisation dans le monde des médias et de la communication.
La mise en place d’un journalisme d’animation est assurée par des journalistes déjà en fonction. Ses animateurs, adeptes de l’open access, du creativecommons (1) (à la condition de la citation de la source non par obligation légale évidemment, mais plus pour des raisons éthiques) ont par ailleurs en grande partie évacués la question de la modération obligatoirement souple (quasi-injonction affichée par les administrateurs), se dégageant ainsi d’une contrainte de moyens et de temps. Ce sont des membres actifs et anciens de la communauté qui assurent la modération des contributions en ligne, dans un esprit le plus libre possible et dans « les limites du respect de la loi ».
En 2008, dans le cadre d’une communication publiée en 2010, Nathalie Pignard-Cheynel et Arnaud Noblet qualifiaient déjà L’atelier des médias d’initiative parmi les plus abouties en termes de participation dans le domaine des médias audiovisuels(2). Concernant les médias d’information que nous qualifierons de traditionnels (radio, presse, télévision), à l’exclusion des pure players, L’atelier des médias demeure un espace médiatique (émissions, podcasts, articles) et participatif en ligne (forum, réseaux sociaux) parmi les plus originaux, avec une communauté particulièrement importante totalisant 16956 membres(3) du monde entier, avec une forte proportion d’Africains francophones (Afrique du Nord et subsaharienne), surtout ces dernières années. L’attachement à RFI dans ces pays – pour les populations les plus lettrées et en particulier pour les élites intellectuelles et politiques – peut en partie expliquer ce constat. Le contraste est important avec les profils des premiers membres de cette communauté, en 2007, composée essentiellement par des Français, notamment journalistes liés ou pas à l’émission (et plus largement à RFI).
Configuration de deux espaces d’expression distincts avec des motivations et enjeux différents
L’atelier des médias apparaît rapidement pour l’observateur comme une juxtaposition de deux espaces (l’un professionnel, l’autre communautaire), deux mondes qui ont leur existence propre, même s’ils se rencontrent régulièrement par l’intermédiaire des (rares) commentaires sur les podcasts de l’émission et des articles publiés par les journalistes.
Figure 1 – Capture d’écran de la page d’accueil (partie haute dédiée à l’information)
Le mode d’organisation et d’affichage de la page d’accueil du site fait apparaître d’abord les contenus produits par les professionnels de l’information (figure 1). Les articles en pleines pages sont accompagnés des podcasts (des reportages, des portraits…) avec une timeline, possibilités de téléchargement et de partage sur les différents réseaux sociaux et d’écoute sur soundcloud. Tout est fait à priori pour inciter à l’écoute, à la découverte des productions sonores et plus largement des émissions proposées par RFI. À droite de la page on retrouve le fil des podcasts de reportages aux formats très différents (2 à 45 minutes ou plus) et aux contenus très riches, facilement écoutables, qui dans leur mise en forme rappellent pourtant l’ancien principe du fil des dépêches AFP (flux RSS).
La seconde partie, non visible quand on arrive sur le site, concerne en partie l’espace communautaire que nous qualifierons d’espace d’expression et accessoirement discursif (ci-dessous).
Figure 2 – Capture d’écran de la page d’accueil (partie médiane dédiée à la communauté en ligne)
On voit la mise en avant de membres en vedettes, notamment les plus actifs dans la rédaction d’articles (mais privés de sons). Un vedettariat qui en fait au moins symboliquement les égaux des professionnels. Ensuite, plus bas, le Mondoblog, à l’origine duquel est L’atelier des médias, est promu comme un autre symbole de la culture participative de RFI.
Chaque membre est un contributeur potentiel qui peut à tout moment publier un billet. Techniquement, c’est simple et pratique. Mais beaucoup de ces billets ne s’inscrivent pas dans la ligne éditoriale (ou directrice) qui s’égrène au fur et à mesure du fil d’actualité (« sélection ») des billets affichés en page d’accueil. D’ailleurs, Simon Decreuze, réalisateur de l’émission, s’en émeut dans un article publié le 8 octobre 2014 sur le site de L’atelier des médias. Il constate que la communauté formée autour d’eux s’est très tôt orientée vers la prise de parole environnementale, sociale, culturelle, loin finalement de la ligne éditoriale de l’émission, consacrée aux médias et à l’information. Cela n’a guère changé. La communauté des internautes de L’atelier semble s’être approprié cet espace en ligne qu’elle a façonné à son image, selon ses préoccupations, ses centres d’intérêt. En même temps, il alerte les internautes : « produire de l’information nécessite une rigueur, des règles, un encadrement pour ne pas transformer l’information en communication et éviter de colporter des rumeurs. » Il s’agit d’être sérieux et de ne pas se discréditer en prenant le risque d’une information erronée, orientée ou imprécise.
Pour ceux des contributeurs qui proposent des articles autour de l’information et des médias, le manque de maîtrise des codes journalistiques n’apparaît pas à priori comme une hypothèse suffisante pour expliquer le manque d’accès (donc de visibilité publique accentuée par le système d’indexation utilisé) à l’espace journalistique dédié à L’atelier des médias. L’absence dans ces productions de ce qui reste l’ADN de RFI, c’est-à-dire les « sons » (podcasts), constitue une autre explication de la difficulté d’accès à un espace professionnel mettant d’abord en valeur les productions sonores diffusées à l’antenne.
Primauté aux « contributeurs professionnels » dans un espace ouvert aussi aux « apprenants »
Pour toutes ces raisons, la probabilité de la mise à la « Une » d’une contribution d’un amateur est faible. Plus de 90% des articles qui s’inscrivent dans le « programme Atelier des Médias » (émission radio, podcasts, articles en ligne) sont réalisés par des professionnels en poste ou en formation, sachant qu’au 27 mars 2017, à raison de 20 articles par page et de 116 pages (depuis 2007), le volume était de 2320 papiers.
Alors qui sont ceux qui n’étant ni journalistes pigistes ou permanents (de RFI ou pas), ni réalisateurs de l’émission, ni apprentis ou stagiaires en journalisme (se présentant parfois comme « aspirants journalistes »), parviennent à se retrouver à la « Une », autrement dit dans le fil des articles sélectionnés en page d’accueil du site? Ce sont essentiellement, à la base, des professionnels de la communication et plus largement des cadres intermédiaires, des étudiants (notamment en journalisme), pour certains des blogueurs ayant une certaine audience. Presque pas de figure d’expert clairement identifiée, en dehors des journalistes spécialisés (dans les médias, l’économie, la politique…). L’observation des profils professionnels de ces contributeurs de L’atelier des médias corrobore les résultats obtenus en 2008 par Aurélie Aubert dans son étude de 100 profils de la rubrique « rédacteurs » du site AgoraVox : les cadres, les professions intellectuelles, représentent la grande majorité des contributeurs (Aubert, 2009). Évidemment ces observations s’appuient sur les informations fournies par les contributeurs eux-mêmes dans leurs profils en ligne, ce qui signifie que nous ne sommes pas à l’abri de quelques statuts déclarés plus ou moins farfelus ou « embellis ». Sur le web, « si le matériau ne manque pas, disponible en permanence » le chercheur doit « effectuer un travail de (re)contextualisation des données récoltées, recouper les sources et/ou les données face à des informations invérifiables, des identités incertaines (pseudo) » (Gago, Ricaud, 2016, p. 157)
On cherche donc ces figures intermédiaires du journalisme. Où se trouvent ces amateurs contributeurs ou « semi-professionnels » à mi-chemin entre l’ignorant et le professionnel (Nicey, 2016 ; Flichy, 2010) qui viendraient à se substituer petit à petit aux professionnels de l’information, y compris dans des espaces médiatiques structurés, organisés par ces derniers ? Les auxiliaires de l’information – celle véhiculée par le média sur ses ondes et ses sites – ne seraient-ils que les contributeurs invisibles au grand public qui constitueraient les réseaux d’informateurs du journaliste professionnel (via Twitter, Facebook) ?
Vu le nombre important de contributions (articles et podcasts) d’apprentis et stagiaires en journalisme à RFI, L’atelier des médias – à travers ses productions sonores et écrites – apparaît comme un espace d’apprentissage privilégié pour ces « apprenants » qui sont déjà dans une approche multimédia et 2.0 (reportages sonores diffusés sur la radio, automatiquement disponibles en podcasts avant de faire l’objet d’un article publié sur le site de L’atelier, suscitant des commentaires, partages ou prolongations sur les réseaux sociaux). Ils sont sans doute plus familiarisés avec ces nouveaux formats qui combinent techniques d’écriture journalistique et narrative, obligent à penser chaque histoire ou portrait de manière globale et cross-médiatique et non selon le principe d’une simple multidiffusion. Dans un contexte de convergence médiatique, ils acquièrent des compétences journalistiques adaptées aux nouveaux besoins des médias (Deuze, 2005, p. 451).
On peut évoquer une autre forme d’apprentissage, moins visible : celle des contributeurs non professionnels, même minoritaires, dont le travail est reconnu et valorisé par une mise en avant de leurs articles en page d’accueil. Blogueurs, consultants en communication… pour y parvenir ils ont réussi à intégrer et reproduire les codes journalistiques qui leur valent une reconnaissance de la part des professionnels de l’information. « L’activité et la créativité des contributeurs correspondent souvent à l’imitation des routines des professionnels : les standards professionnels sont adoptés par les nouveaux acteurs. », écrit Jérémie Nicey (2016, p. 225).
Conclusion : des médias modérément participatifs et ouverture
À propos de la remise en question éventuelle de l’identité professionnelle des journalistes radio face à l’émergence de nouveaux producteurs de contenus (ici en ligne) – au-delà des difficultés des plus anciens généralement à s’adapter à la nécessité d’une production multimédia et multi-supports -on constatera que pour RFI la participation des auditeurs-internautes ne vient pas – ou très peu – remettre en question leurs habitudes, leur statut et même leur prestige auprès du public. Même si on peut considérer que cette identité journalistique, se caractérisant par une rigueur souvent revendiquée (objectivité, vérification des informations) et des valeurs idéal-typiques réaffirmées parfois à travers les entretiens (éthique, règles déontologiques, recherche de la vérité, service public, immédiateté…) est plus ou moins fantasmée, idéalisée. Mais tout cela serait constitutif de l’identité et de l’idéologie d’une corporation défendant habilement son pré carré (Deuze, 2005).
Il est intéressant à ce propos de relever les commentaires des membres de la communauté de L’aelier des Médias, à la suite d’émissions ou billets de figures reconnues de la radio notamment, pour constater une réelle proximité et un réel attachement à la radio, mais aussi un grand respect (si ce n’est de l’admiration) à l’égard de ses journalistes. Par ailleurs, les contributeurs aux informations diffusées sur RFI (hertzien ou en ligne) sont (sauf exception) totalement invisibles pour les auditeurs et internautes. La dimension contributive ne peut pas alors être appréhendée comme une sphère potentiellement concurrente de celle des professionnels de l’information. Les « auxiliaires d’information » ne sont pas des professionnels ; ils n’ont donc pas de statuts ni même d’existence officielle. Les professionnels font par ailleurs un travail discriminatoire à l’égard des non-professionnels en rappelant qu’eux ont reçu une formation qualifiante.
Un autre aspect, pas ou peu abordé, à l’occasion de nos entretiens, mériterait d’être approfondi à l’avenir : celui du « MoJo » (journalisme mobile). L’accélération de la diffusion de l’information dans le cadre de la technologie mobile repose aussi sur la possibilité pour le journaliste non seulement de publier un contenu multimédia en temps réel à l’attention d’un public mobile, mais aussi de privilégier un crowdsourcing mobile auprès d’utilisateurs (réseau d’informateurs, témoins directs) produisant du contenu (photos, vidéo) sur des informations dont ils ont la primauté. Arnaud Mercier et Nathalie Pignard-Cheynel (2014) dans un article ambitieux visant à proposer un état des lieux des travaux de recherche sur les mutations du journalisme à l’ère numérique, tout en soulignant l’importance du thème de la mobilité – par rapport à l’évolution du métier de journaliste – dans le cadre des recherches à venir, nous appellent très justement à une certaine « prudence scientifique » : « comme la rhétorique du journalisme citoyen, il est difficile de voir jusqu’où s’étend le journalisme mobile, et quelle signification il aura » (Goggin, 2011, p. 109). Pour les professionnels de l’information, le « MoJo » a au moins en commun avec le « journalisme de desk » de s’appuyer de plus en plus sur les contributions d’amateurs, même s’il faudra certainement relativiser la portée de cette dimension participative, d’autant plus que dans le cas du journalisme mobile le caractère exclusif d’un certain nombre d’informations génère une économie plus ou moins souterraine plaçant les journalistes dans une position de dépendance et de concurrence.
Enfin aller plus loin dans la compréhension d’un dispositif informationnel et interactif comme L’Atelier des Médias nécessiterait alors d’envisager un dispositif d’analyse pouvant combiner une approche ethnographique (ethnographie virtuelle pour l’observation des réseaux sociaux et forums), une approche cartographique et des entretiens directs avec des auditeurs volontaires. Cela permettrait d’évaluer aussi plus précisément leurs éventuelles contributions à la révélation, circulation ou enrichissement d’informations, au-delà de leurs propres productions.
Notes
(1) Les licences Creative Commons, association à but non lucratif, proposent une solution alternative légale aux personnes souhaitant libérer leurs œuvres des droits de propriété intellectuelle de leur pays. Cette pratique s’inscrit dans l’esprit d’un web collaboratif et ouvert.
(2) Bien qu’il faille reconnaître que la concurrence restait relativement limitée alors – plus qu’aujourd’hui – notons que L’Atelier des Médias reçut en 2013 le « Grand prix du meilleur programme de radio 2.0 » (Dassonville Aude, « L’atelier des médias (RFI) élu meilleur programme de radio 2.0 », Télérama, 17/10/2013. http://www.telerama.fr/radio/l-atelier-des-medias-rfi-elu-meilleur-programme-de-radio-2-0,103912.php)
(3) Comptage des membres de la communauté au 5 avril 2017. La page Facebook, à cette même date, comptait par ailleurs plus de 34000 abonnés, le compte Twitter 43 255 abonnés (un chiffre finalement « astronomique » pour ce réseau social) et Mondoblog réunissait 600 blogueurs du monde entier.
Références bibliographiques
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Auteurs
Pascal Ricaud
.: Pascal Ricaud est Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Tours, chercheur de l’unité de recherche PRIM – EA7503. Professeur associé à l’École des Médias de l’UQAM, il est également directeur éditorial de la revue RadioMorphoses et membre du Bureau du GRER.
Nozha Smati
.: Nozha Smati est docteure en sciences de l’information et de la communication, enseignante au département Culture de l’université de Lille et chercheuse associée au laboratoire GERiiCO (EA 4073). Elle est également vice-présidente du Groupe de recherches et d’études sur la radio (GRER).