La « fabrique du document » à l’assaut des métiers
Article inédit, mis en ligne le 20 Mars, 2018
Résumé
Une des façons d’appréhender les évolutions des pratiques professionnelles est de partir des mutations du matériau même qu’elles sont censées travailler, le document, dans ses nouvelles configurations opérées par le numérique. En suivant ce chemin, l’article propose d’analyser les changements observés dans trois domaines : la documentation journalistique, la documentation en organisation et la gestion de l’archive.
Mots clés
Document, document numérique, documentation, records management, archive
In English
Title
The influence of « document manufacturing » on prof essional habits
Abstract
One way to apprehend the evolution of professional skills is to start from the changes in the material they are working on: document, and its digital transformations. Following this path, the article proposes to analyze the changes in three domains: newspaper documentation, records management and archive.
Keywords
Document, digital document, documentation, records management, archive
En Español
Título
La « fabrica del documento» y los cambios profesionales
Resumen
Una manera de entender las evoluciones de las prácticas profesionales es de tomar en cuento los cambios en el proprio material que se trabaja: el documento y sus transformaciones digitales. Siguiendo esta pista, el articulo propone una análisis en tres campos : la documentación de prensa, el records management y la gestión del archivo.
Palabras clave
Documento, documento digital, documentación, records management, archivo
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Cotte Dominique, « La « fabrique du document » à l’assaut des métiers », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°18/2, 2017, p.9 à 17, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2017/dossier/01-la-fabrique-du-document-a-lassaut-des-metiers/
Introduction
Il est inévitable que le passage à « l’âge de l’accès » (Rifkin, 2000), la dialectique de la démédiation/remédiation (Bolter et Grusin, 1999) ou la montée en puissance des algorithmes (Cardon, 2016) provoquent des modifications dans les pratiques professionnelles et les statuts des individus dont la tâche consiste, de manière large, à produire, traiter, transmettre, conserver l’information et ses supports. Journalistes, documentalistes, bibliothécaires, archivistes, professionnels de la communication, tous sont interpellés, à un titre ou à un autre par des mutations qui peuvent aller jusqu’à une remise en cause radicale de l’existence même des métiers(1). Les interrogations qui pointent peuvent être perçues à travers les retours des activités pédagogiques (évolution sur la durée des thèmes et déroulés de stages étudiants en master professionnel), l’évolution des thèmes des colloques et journées d’études professionnelles, les interrogations des professionnels en poste, perçues lors de l’animation de séminaires ou d’entretiens dans le cadre d’études de terrain. Cependant, une véritable prise de position scientifique sur les mutations en cours supposerait la mise en place d’une méthodologie d’enquête et d’observation des phénomènes de fond, en termes de sociologie des professions, afin d’obtenir des résultats concrets pour donner matière à discussion et réflexion. Ce n’est pas sur ce type de démarche que nous prétendons nous baser ici, faute de disposer des matériaux nécessaires pour avancer des conclusions fiables. Nous adopterons une autre méthode, qui consiste à faire le point sur les évolutions du matériau même que ces métiers ont pour habitude et pour mission de manipuler, les documents, eux-mêmes porteurs d’information. Notre observation sur plus de 10 ans, de l’évolution du document numérique et de ses formats constitue, à notre sens, un instrument d’analyse efficace pour observer les changements, les recoupements et recouvrements qui peuvent s’effectuer entre les différents métiers. En effet, si l’observation in situ des pratiques professionnelles constitue une des approches pour analyser l’évolution des métiers, il est par ailleurs légitime de s’interroger sur ce que les transformations de l’objet de ces pratiques – ici le document dans son état numérique – induit nécessairement comme changements, aussi bien en ce qui concerne la disparition de tel ou tel traitement que l’émergence de nouvelles pratiques ou les déplacements des méthodes et usages en vigueur.
Une approche par la « fabrique du document »
Comme n’importe quel autre produit du travail humain, le document est un objet technique, élaboré par des systèmes de production dont la nature, l’organisation, la forme font l’objet de sauts et de ruptures (Cotte, 1999). En reprenant à Gille (1978) le concept de filière technique, nous souhaitons identifier un fil permettant d’aborder les mutations des pratiques par le biais de l’analyse des changements matériels qui affectent l’objet document. En effet, traditionnellement la filière de production documentaire était relativement fermée et les pratiques de type bibliothéconomique par exemple, commençaient au-delà de la livraison de ce produit fini qu’était le document édité. Aujourd’hui, ce que nous appelons la « fabrique du document » est au confluent de plusieurs filières techniques qui se rencontrent au sein d’un espace très ouvert : l’art typographique traditionnel, l’informatique, la construction communicationnelle des supports, mais aussi l’analyse du lectorat, le monitoring informatisé des pratiques de communication, tout ceci se croise et se détermine réciproquement. C’est donc au cœur de cette fabrique du document que prennent naissance les modifications qui induisent à leur tour des changements dans l’activité. Dans une optique matérialiste, tout produit d’un travail humain doit être analysé en fonction de trois éléments qui en permettent la réalisation : un matériau à travailler, des outils ou instruments pour le transformer, un agent pour manier les deux premiers (Marx, 2011). Des interactions se nouent et se jouent entre ces trois facteurs qui constituent – quelle que soit l’évolution des rapports sociaux de la production – les éléments invariants de toute production. C’est donc à partir des évolutions du matériau (ici le document) et des instruments et outils, que nous travaillerons à identifier et analyser les effets produits sur l’élément subjectif : l’agent auteur/producteur. Deux éléments dans l’évolution du matériau document de son état traditionnel à l’état numérique nous paraissent essentiels dans cette analyse : son ouverture et sa plasticité (Cotte, 2004). Même si l’édition d’un document (quelle qu’en soit la nature) répond, dans une logique éditoriale, sociale, juridique ou professionnelle, à un cycle qui doit proposer une forme aboutie (une sorte de « bon à publier » ou d’imprimatur numérique), il n’en reste pas moins que le matériau d’origine, sous la forme d’un fichier, est ré-ouvrable (sauf, nous le verrons, dans le cas de l’archive), transformable, modifiable quasiment à l’infini. C’est ce que nous appelons sa plasticité : il peut s’incrémenter d’éléments annexes comme le sont les commentaires d’articles de presse en ligne, les éléments de rating ou d’évaluation sur les annonces des sites commerciaux ; il peut aussi s’inscrire, en tout ou partie dans des reprises par fragments – logique de la citation – dans les réseaux sociaux. Dès lors, cette plasticité et cette ouverture font bouger les lignes, car la question essentielle est celle de savoir qui a la main sur ces modifications. Cette ouverture et cette plasticité, opposées à la compacité du document traditionnel édité, sont ainsi autant de failles ou d’espaces dans lesquelles peuvent s’engouffrer à la fois de nouvelles pratiques éditoriales et de nouveaux acteurs (ou des acteurs déjà existants, mais qui n’étaient pas positionnés ainsi dans le dispositif de production). Ce que définit aussi la théorie des « architextes » (Jeanneret, Souchier 2000), c’est une forme de dépersonnalisation de cette activité, puisque ce sont les programmes informatiques voués à « l’écriture de l’écriture » qui prennent le pas sur la démarche de création individuelle. Non pas que celle-ci échappait, auparavant, aux contraintes éditoriales, mais il se produit ainsi une sorte de mise en abîme qui contribue à éloigner le producteur d’informations en en faisant à son tour un simple rouage d’un système technique complexe dans lequel chacun se voit assigner un rôle, sans forcément que celui-ci corresponde à un « métier » bien défini. Les professionnels de la documentation évoquent, avec la notion de « chaîne documentaire », une situation qui nous semble ne pas tenir suffisamment compte de ces bouleversements opérés par le changement de statut du document dans sa configuration numérique. En effet, la définition qui en est donnée par l’association professionnelle (ADBS, association des professionnels de l’information, http://www.adbs.fr/chaine-documentaire-16489.htm?RH=OUTILS_VOC) sur son site : « ensemble des opérations successives de sélection/collecte, de traitement, de mise en mémoire et de stockage, et de diffusion de documents et d’informations », laisse de côté ces dimensions d’ouverture et de plasticité que nous venons d’évoquer et évoque donc une situation « pré-numérique ». Ce qui reste implicite dans cette définition, c’est que la production du document se fait ailleurs qu’entre les mains du professionnel de l’information. Débuter par la « sélection et collecte » suppose qu’il existe des productions ex ante, au sein desquelles le professionnel aura à choisir sans avoir forcément à connaître la fabrication des dites productions. La reprise de cette définition sur le site de l’Enssib (http://www.enssib.fr/content/quest-que-la-chaine-documentaire) renvoie nettement à la bibliothéconomie et à la gestion des médiathèques. Elle ne reflète donc qu’imparfaitement les profondes mutations qui affectent la « chaîne de production documentaire » dans son ensemble. C’est pourquoi nous nous proposons d’élargir la réflexion en remontant vers les dispositifs de production même du document numérique et en prenant en compte ce que ces changements d’instrumentation ont provoqué, dans un certain nombre de secteurs. Sans se situer nécessairement dans l’histoire longue, c’est néanmoins une perspective diachronique sur une certaine durée qui nous animera dans le choix des différents cas que nous allons examiner maintenant : la documentation journalistique, le document de travail et l’archive.
Documentation journalistique
Dans la chaîne d’impression traditionnelle du journal, les phases d’écriture (par le journaliste), de composition (par le typographe) et de mise en page (par les secrétaires de rédaction) aboutissaient à un produit fini, le journal, dont les modes de consommation pouvaient s’avérer multiples. L’un de ceux-ci était le recyclage du contenu du journal dans les logiques de l’organisation documentaire, soit en interne (dans les services de documentation des journaux) soit en externe (dans des services comme celui de la Documentation Française ou de Sciences Po par exemple). Une fois édité, l’article – retenu comme unité signifiante – faisait l’objet d’opérations de reformatage manuel (découpe, assemblage et encollage sur des feuilles volantes(2)) représentant autant de métamorphoses scripturaires, qui changeaient fatalement, et l’apparence et le statut du document, celui-ci perdant sa position dans cet ensemble que constitue un journal, pensé comme tel avec ses rubriques, sa hiérarchie de l’information, son organisation en pages. Ce changement de matérialité documentaire s’inscrivait dans une organisation spatiale (Cotte, 2007) (armoires, étagères, dossiers…) incarnant une logique classificatoire : dossiers thématiques, dossiers nominatifs pour les personnes physiques, les personnes morales… Cette masse de documents ré-organisés – parfois faussement appelés « archives » – fournissait à son tour le réservoir d’informations mobilisables pour aider, en amont de leur travail, les journalistes à préparer leurs articles, reportages ou interviews. Cette circularité de l’information documentaire de presse a été brisée dès lors que l’informatisation des rédactions permettait, par un circuit court qui était aussi un court-circuit (Selon une expression de Roger Cotel, directeur technique du Centre de formation des journalistes dans les années 1980), de passer par-dessus certaines médiations documentaires, tandis qu’elle en suscitait de nouvelles. L’arrivée des systèmes de photocomposition informatisée, puis des systèmes rédactionnels intégrés permettait de récupérer le matériau d’origine de l’article (le texte composé), pour le réinjecter dans d’autres systèmes de diffusion que l’imprimé traditionnel : banques de données, services télématiques… Comme nous l’avons dit, nous travaillons ici à partir du document lui-même et de sa fabrication, considéré comme l’élément de prise pour l’analyse des conséquences sur les activités des différents acteurs. Bien qu’à la veille de les déstabiliser, les systèmes rédactionnels mettaient encore en relation des corps de métiers traditionnels qui intervenaient chacun, en séquence, à une étape-clé du processus : le journaliste écrit (de plus en plus dans des gabarits/modèles prédéfinis), le secrétaire de rédaction metteur en page ajuste l’article dans un ensemble, le/la documentaliste catégorise et indexe les articles pour leur versement dans les bases de données. L’arrivée des outils de gestion de contenu, permettant la publication multicanal ou cross-médias change la donne ; à partir du moment où l’article est créé en amont, aussi bien pour l’édition papier que pour les éditions en ligne, site web et applications mobiles, il doit être d’emblée doté des métadonnées qui permettront son affectation dans les différentes rubriques et dans l’organisation des pages d’écran. Selon notre thèse, c’est là où s’élabore la confection du document que se modifient les pratiques professionnelles qui, du coup, ne se rattachent plus particulièrement à un métier ou à une fonction, mais à un moment de la chaîne de fabrication. Aux différentes étapes sont exigées des opérations qui demandent parfois des savoir-faire particuliers et ces opérations sont confiées soit aux détenteurs des anciens métiers, soit à de nouveaux agents, soit à des agents qui ont été déplacés par le bousculement des places dans la chaîne de fabrication. Ainsi Charon estime-t-il qu’ « à l’origine, les sites de presse en ligne emploient peu de journalistes, dont on ne reconnaît pas toujours le statut professionnel. Dans leur majorité, il s’agit de profils de secrétaires de rédaction dont le rôle est de transférer les contenus de l’imprimé sur le nouveau support. Progressivement vont s’agréger des rédacteurs produisant des articles originaux ou chargés de sélectionner et adapter des dépêches d’agences. » (Charon, 2012). Par la suite, sans vraiment sortir d’une hiérarchie implicite (et parfois revendiquée) entre le papier et le web, la rédaction web se professionnalise et passe (notamment dans le cas des pure players) du simple « batônnage de dépêches » à une écriture à part entière, écriture qui répond à d’autres canons que ceux de l’écriture journalistique traditionnelle. Il s’agit, notamment, pour le journaliste en ligne, de jouer sur les critères de visibilité, sachant que l’arrivée sur les « pages » web internes d’un site de presse se fait le plus souvent par l’intermédiaire d’une recherche en ligne. L’arrivée de ce nouvel acteur « non humain » qu’est le moteur de recherche amène le rédacteur web à s’intéresser aux logiques de référencement, à la SEO (search engine optimization) et à orienter sa rédaction dans un double sens : celui de la captation de l’attention du lecteur, ce qui reste somme toute une compétence classique du journalisme, et celui du repérage par les robots indexeurs des systèmes de recherche. Ceci influe sur le choix des vocabulaires mais aussi introduit un nouveau besoin et une nouvelle compétence. Il s’agit d’observer (ce qui est rendu possible par l’automatisation de la lecture sur l’écran là où il fallait auparavant étudier a posteriori, grâce à des enquêtes de lectorat les comportements de lecture) la façon dont les lecteurs appréhendent la « page » web et circulent dans les différents pavés. Le niveau de lecture est automatiquement signalé dans des rubriques dédiées qui mettent en valeur les articles « les plus lus », « les plus commentés ». Une nouvelle fonction éditoriale fait son apparition, celle de Home page editor, dont le rôle est de mettre en valeur les articles en fonction de leur succès d’audience, évaluée en temps réel ; le rédacteur peut ainsi être appelé à modifier la titraille de l’article pour faire un meilleur score. Le site web de presse n’est plus seulement le média d’une actualité renouvelée, il sert aussi de corpus documentaire et « d’archive », les deux fonctions fusionnant grâce à l’ingénierie des moteurs de recherche ou à des outils d’agrégation de contenus externes comme Google Actualités.
Documents au travail
Dans notre logique du suivi de la fabrique du document comme indicateur de l’évolution des pratiques, l’environnement de travail constitue un terrain de choix pour l’analyse. En effet, l’explosion de la bureautique et des réseaux de communication depuis une vingtaine d’années ont démultiplié les outils à disposition du salarié. Dans le cadre d’un congé en délégation en entreprise, nous avons réalisé entre 2011 et 2016 un certain nombre d’expertises et d’études conseils sur les environnements de travail informatisés (Ministère de l’environnement, Conseil départemental de Seine Saint-Denis, sociétés privées…), dont la similarité et la rémanence permettent d’abstraire quelques grandes lignes générales d’évolution de la gestion documentaire dans les organisations. Le premier constat réfère à la démultiplication des outils mis à disposition des individus (nous évoquons ici les travailleurs du secteur tertiaire ou administratif) : suites bureautiques, messageries, messageries instantanées, systèmes de recherche – dédiés ou transverses – , intranets, espaces de travail collaboratifs, outils de gestion électronique de documents, réseaux sociaux… Un individu peut ainsi être amené à mobiliser une quantité d’outils qui ont des fonctionnalités différentes, mais qui parfois aussi se recouvrent, et qui sont d’autant moins distinguables que leurs interfaces se ressemblent (environnement Windows, interfaces composées des mêmes cadres sémiotiques et signes passeurs…). Tout se passe comme si, pour accomplir son travail (de rédacteur en assurance, de chef de projet, de chargé d’étude, d’ingénieur, de chercheur…) il fallait aussi maîtriser les arcanes de l’informatique documentaire, identifier les différences entre familles d’outils, comprendre la logique d’agencement des différents outils entre eux. Or, les études de terrain montrent plusieurs phénomènes par rapport à cette démultiplication des outils. Tout d’abord, ce qui se présente comme des outils de travail sont aussi à la fois des outils de production documentaire et des lieux de stockage de documents. Pour être « virtuels » ou soi-disant « dématérialisés », ces lieux n’en sont pas moins des espaces représentés à l’écran, mais leur tangibilité fait défaut. Ils restent, pour l’usager, des entités abstraites dont il a du mal à se représenter l’agencement et la conformation. La familiarité désormais acquise avec les icones bureautiques censées identifier les objets du classement (dossiers, fichiers, corbeilles…) ne s’accompagne pas d’une connaissance documentaire (au sens de la discipline de la documentation) qui permette d’en optimiser l’usage. De nombreux organismes se dotent ainsi de règles de nommage et de chartes (Voir par exemple l’Inserm : extranet.inserm.fr/mediatheque/extranet/…/reglenommagefichierelct_ 20141217_v1) pour engager les individus à mieux gérer la masse proliférante des documents. Ces exigences répondent à des constats le plus souvent catastrophiques en matière de gestion documentaire des espaces partagés, que ceux-ci soient hébergés sur des serveurs de fichiers, des systèmes de gestion électronique de documents ou des espaces collaboratifs. En général, dans les deux derniers cas, la mise en place de ces outils dédiés impliquant une gestion et une structure de projet, le volet consacré à la définition de ces règles de nommage fait partie de la réflexion. Celle-ci cherche donc à enrayer les pratiques « sauvages » – mais redoutablement efficaces dans des espaces restreints – qui consiste par exemple à nommer un dossier du nom de son propriétaire. Cette pratique est compréhensible dans le cercle de travail immédiat, par exemple à l’échelle d’un bureau ou d’un service où tout le monde sait qui est « Jeanine » et que « Jeanine » s’occupe des contentieux. En revanche, dès que l’on franchit les limites de ce premier cercle, le contenu de ce dossier devient particulièrement opaque pour qui ne sait pas qui est « Jeanine ». D’où la mise en place de plans de classement partagés, que l’on cherche à imposer à l’ensemble de la structure. Le plan de classement, activité documentaire s’il en est, s’exprime alors comme un élément structurant (de) l’activité au sein de l’organisation. Cette documentarisation des pratiques professionnelles s’incarne dans la figure du records manager dont c’est le rôle, figure qui renouvelle celle de l’archiviste dont nous parlerons ci-après. Il est clair que les documentalistes, formés à l’indexation, au classement, à la hiérarchisation des connaissances sont bien placés pour muter vers ces activités, à condition aussi d’accepter d’abandonner des activités traditionnelles, parfois emblématiques, mais que les pratiques ont rendu obsolètes. Au conseil départemental de Seine-Saint-Denis par exemple, à l’issue d’un travail de réflexion en atelier, déroulé sur dix-huit mois, le service de documentation classique qui voyait une partie de ses activités s’étioler (fréquentation de la bibliothèque par exemple), se réoriente vers une activité de knowledge management et accompagne la mutation des activités des documentalistes(3) vers celle de knowledge managers « embarqués » dans les projets. La logique de cette refonte, qui accompagnait une modification plus générale de tout l’organisme vers une activité par projets a impliqué les documentalistes dans des équipes de projet pour assurer l’organisation de la documentation du projet, mais, au-delà de ça, réaliser une observation des bonnes pratiques, repérer les documents innovants, les méthodologies duplicables, et nourrir ainsi un espace documentaire de référence qui facilite le partage croisé des connaissances. Là où, dans une logique très compatible avec la définition de la chaîne documentaire donnée plus haut, les documentalistes traitaient essentiellement une matière éditée externe (livres, revues, articles de presse, documents officiels) pour en faire des produits documentaires classiques (revue de presse, revue de sommaires…), ils se trouvent désormais au plus près de la production documentaire de leur organisme, en captant et valorisant le meilleur de ce qui est produit dans les services pour en favoriser la connaissance et la circulation en interne. Cet exemple est emblématique d’une des évolutions du métier de documentaliste, qui jouent ainsi un rôle important dans la communication interne de l’information.
Fonction de l’archive
Nous avons évoqué la figure du records manager et les logiques classificatoires qui se répandent dans les organisations, privées ou publiques. Cette figure met au premier plan un métier issu des disciplines de l’archive, particulièrement méconnu du grand public et en même temps victime d’une image qui ne lui correspond plus en rien. Plus que toute autre profession, sans doute, celle de l’archiviste était située tout au bout de la chaîne de la fabrique du document. De fait, c’est même une fois que celui-ci avait accompli son cycle utile (et donc épuisé sa durée de vie administrative – DUA), selon la théorie qualifiée des trois âges de l’archive, qu’il était pris en charge par les services d’archive historiques, au niveau local ou étatique. Il va de soi alors, qu’il l’était dans sa forme définitive, qui était aussi sa forme d’usage. Ceci suppose ensuite des moyens de conservation qui ont pour particularité de spatialiser l’archive en organisant une série de contenants : cartons normalisés, boites de rangement, armoires, travées, épis… L’emboîtement des contenants et des contenus est signifiant puisque les contenants sont eux-mêmes porteurs d’une information qui permet d’identifier ce qu’ils contiennent, tandis que les instruments de recherche sont réalisés pour recenser et décrire scientifiquement ce contenu. Si nous insistons à nouveau sur cet aspect d’organisation physique, c’est que la soi-disant dématérialisation du document qui s’opère avec le numérique, ouvre un abîme de complexités dont l’archive est sans doute un des exemples les plus parlants. En effet, contrairement à la logique de la documentation de presse vue plus haut, ou même celle du document de travail, la logique d’ensemble ici prévaut, et elle doit être incarnée dans des formats informatiques spécifiques à la gestion de l’archive. La norme OAIS (CSSD, 2012) fait état de « paquets » d’information que l’on gère à travers toute la chaîne de production et de conservation de l’archive. L’enjeu est ici double : d’une part, il s’agit de pérenniser et de protéger l’information, que ce soit dans le cadre des archives dites « intermédiaires » dont on doit préserver la valeur légale ou dans le cadre des archives « historiques » qui, témoins d’une époque, ne peuvent en aucun cas être altérés dans leur contenu. Or, il est une caractéristique du document numérique, liée à son ouverture, c’est que celui-ci doit être amené régulièrement à muter, à changer de support, de format, pour être préservé au plan technique, informatique, matériel. Il est indispensable que ces altérations, pour les raisons que l’on a dites, n’entrainent pas d’autre part, d’altérations de contenus. D’où la nécessité (c’est le deuxième enjeu) de tracer toutes ces interventions techniques et de « journaliser » les différentes opérations qui jalonnent la vie de l’archive numérique. Par ailleurs, un fichier est par définition un élément unitaire – qui comprend lui-même des métadonnées -, alors que l’archive, nous l’avons dit, est constituée de séries, de dossiers… Il est donc nécessaire de retrouver, dans l’environnement numérique, des éléments qui jouent le rôle d’un empaquetage (Roussel 2012), une sorte d’enveloppe numérique qui comprendra et les documents « originaux », et leurs éléments légaux d’authentification (signature électronique, horodatage…), et les traces de la journalisation autrement dit tout ce qui s’est passé dans la vie de l’archive depuis la première émission du document. Toutes ces exigences qui se sont révélées au fur et à mesure de la transition de la documentation papier vers le numérique (nous n’évoquons pas ici l’archive audiovisuelle, qui soulève d’autres questions, on pourra se référer sur ce point à (Bachimont, 2016)) ont contraint les archivistes à devenir des experts des formats informatiques et à évoluer dans un monde de normes dont la mise au point concerne des communautés qui dépassent largement la leur. En effet, la question de la préservation des ressources numériques devient cruciale, dès lors que toute la production intellectuelle, culturelle, économique… se fait sous la forme de documents numériques. Les référentiels de préservation, les outils garantissant l’intégrité des documents, les formats d’empaquetage comme METS, mis au point par la Bibliothèque nationale de France, sont des pièces maîtresses de la transformation digitale et leur connaissance et maîtrise fait partie des nouveaux savoir-faire exigés des professionnels de l’information qui, pour le coup, s’investissent totalement dans le cœur de la fabrication documentaire.
Conclusion
Nous avons ouvert la « fabrique » du document pour montrer que désormais, avec le numérique, celui-ci n’arrive pas à un stade définitif, achevé, entre les mains des professionnels qui ont à le traiter, le travailler, le conserver. En tant que matériau ouvert et plastique, il impose des changements de pratiques et d’attitudes qui viennent modifier les positions et les rôles que ces professionnels de l’information exerçaient traditionnellement. Le journaliste doit se préoccuper du taggage de ses articles et de la façon dont ceux-ci seront « vus » et donc hiérarchisés par les systèmes d’indexation des moteurs de recherche ; le documentaliste en organisation doit transcrire en plans de classement et systèmes d’information l’activité organisationnelle qui structure la vie des acteurs ; l’archiviste travaille à préserver le patrimoine numérique en intégrant les standards les plus avancés de l’informatique et des formats numériques. Tous ont vu leur rôle et leurs compétences, a minima se déplacer le long de la chaîne de traitement du document, et plus encore se renforcer, muter, et finalement s’inventer, au fur et à mesure des interrogations produites par la mutation du matériau qu’ils ont à traiter.
Notes
(1) L’auteur de ces lignes a exercé, dans les années 1980, le métier de documentaliste dans la presse écrite. La plupart des services de documentation des grands titres de la presse nationale (quotidienne et magazine) ont vu leurs effectifs fondre de manière drastique avec l’arrivée du web et des moteurs de recherche, à partir des années 2000, quand ils n’ont pas purement et simplement disparus.
(2) Nous avons pu constater à l’époque, de manière empirique, les différences de méthodes qui existaient entre les différents journaux, notamment dans les titres anglo-saxons qui ne pliaient pas les feuilles de journal retenus pour les dossiers documentaires de la même manière que ce qui se faisait, de manière générale, en France. Un exemple en est donné dans le film de Tom Mc Carthy « Spotlight » (2015) dans lequel une visibilité importante est donnée à l’archive de presse dans ses différentes matérialisations (papier et microfilms).
(3) http://www.iai-awards.org/jannick-labatut-departement-seine-saint-denis-laureate-iai-awards-2015/
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Auteurs
Dominique Cotte
.: Dominique Cotte était professeur des universités au CELSA (Paris-Sorbonne), en charge de la chaire pour l’innovation dans la communication et les médias, chercheur au GRIPIC. Il travaillait sur l’impact du digital sur les économies scripturaires et documentaires, en analysant plus particulièrement les médias, les systèmes d’information dans les organisations, et plus récemment l’univers de la « data ». Il a publié « Émergences et transformations des formes médiatiques » en 2011 aux Éditions Hermès-Lavoisier.