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La pratique des home movies en France de 1960 à aujourd’hui

13 Déc, 2016

Résumé

Dans cet article, nous présentons les résultats de notre travail de recherche autour du cinéma d’amateur et, plus particulièrement, autour de la pratique des home movies en France de 1960 à aujourd’hui. À travers une approche sémio-pragmatique, nous avons tenté de montrer que la réalisation et le visionnage en famille de films d’amateur permettent aux individus de réfléchir à leur rôle et à leur identité au sein du groupe. Les home movies fonctionneraient alors comme des révélateurs de la manière d’être d’une famille. Nous avons nommé méta-famille ce potentiel autoréflexif de la pratique des home movies et nous nous sommes appuyés sur des entretiens avec six familles françaises afin d’argumenter notre proposition théorique.

Mots clés

Cinéma d’amateur, home movies, films de famille, famille, Tic.

In English

Title

The practice of home movie making in France from the 1960s to the present

Abstract

This paper concerns the evolution in France of home movie filming from the 1960s (Super 8 films) to the present (digital films) and the changes that have affected the family unit during this period. It proposes a theoretical and semio-pragmatic model of the shooting and the screening of Super 8 and VHS home movies and digital home videos. Based on several in-depth interviews with the members of six French families, the research is meant to explore how family images and conversations help individuals to think about themselves and their roles within their groups. The paper argues that the making of home movies contributes to a family’s sense of self-awareness, that I named meta-family.

Keywords

Amateur filmmaking, home movies, home videos, family, ICT.

En Español

Título

La práctica de las home movies en Francia desde 1960 hasta hoy

Resumen

En este artículo presentamos los resultados de nuestro trabajo de investigación que gira en torno al cine aficionado y, en particular, a la práctica de les home movies en Francia desde 1960 hasta hoy. Mediante un método semi-pragmático abordamos la manera en la que la realización y la visualización en un marco familiar de películas aficionadas constituyen un momento de reflexión frente al rol y a la identidad del individuo al interior de un grupo. Las homes movies funcionarían entonces como reveladores de la manera de ser de una familia. Con el fin de argumentar nuestra propuesta teórica, nos hemos basado en entrevistas realizadas a familias francesas y hemos decidido nombrar meta-familia al potencial autoreflexivo de las home movies.

Palabras clave

Cine aficionado, home movies, películas de familia, familia, TIC.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Sapio Giuseppina, «La pratique des home movies en France de 1960 à aujourd’hui», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/1, , p.51 à 61, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/varia/04-pratique-home-movies-france-de-1960-a-aujourdhui/

Introduction

Dans le présent article, nous nous intéressons aux productions audiovisuelles d’amateurs, réalisées et visionnées en famille (home movies), et, plus particulièrement, aux enjeux symboliques qu’une telle pratique filmique, à l’apparence anodine, implique.

En effet, nous souhaitons montrer comment la pratique des home movies constitue l’occasion, pour les membres d’une famille, de réfléchir à leur identité et de renforcer (ou pas) leur sentiment d’appartenance au groupe. Nous avons nommé méta-famille cette autoréflexion qui serait sollicitée par la réalisation et le visionnage en famille de films d’amateur. En d’autres termes, les interactions qui accompagnent la production et la réception domestique des images familiales ainsi que les choix formels adoptés (montage, format, échelles de plans, mouvements de caméra, sons et musiques) favoriseraient la prise de conscience de la famille quant à son identité, son histoire, son unicité et, parfois, même ses contradictions.

Six familles en quête de chercheur : le choix de la méthode et la constitution du corpus

La pratique des home movies peut être considérée comme un observatoire privilégié à partir duquel examiner les transformations intervenues dans la société et la culture française des années soixante à aujourd’hui : des nouveaux types de parenté aux évolutions techniques et technologiques, en passant par les changements institutionnels et juridiques. Pour cela, nous avons décidé d’adopter une approche interdisciplinaire, se nourrissant des contributions provenant principalement du domaine de l’audiovisuel et de la communication, mais également de l’anthropologie, de la sociologie et de la psychologie.

Ceci dit, la pratique des home movies permet surtout d’analyser la manière dont la subjectivité individuelle et familiale s’exprime à travers la production et la réception d’images en famille. Nous avons donc étudié le processus à travers lequel les individus se conçoivent en tant que sujets, entretiennent des liens, construisent leur identité et nouent des relations avec les modèles sociaux et institutionnels de la famille. Pour cela, nous avons inscrit notre travail de recherche dans deux approches principales : d’une part, l’approche sémio-pragmatique de Roger Odin, ayant introduit la notion d’« espace de communication » (Odin, 2011, p. 39) dont nous nous sommes servis afin de schématiser les dynamiques de communication propres au filmage et au visionnage des home movies. D’autre part, nous nous sommes inspirés de l’approche dramaturgique d’Erving Goffman (1975), nous permettant d’intégrer la méthode de Roger Odin avec une réflexion plus poussée sur les interactions et sur la codification symbolique que celles-ci reçoivent lors du filmage et de la réception des images.

La coopération entre ces deux approches nous paraît efficace car si, d’un côté, nous sollicitons l’établissement d’un cadre théorique de type communicationnel tenant compte du contexte et expliquant les modalités d’interaction entre les actants (approche sémio-pragmatique), de l’autre, nous souhaitons en quelque sorte « remplir » cette grille heuristique en analysant les véritables interactions entre les acteurs ainsi que leur portée symbolique (approche dramaturgique et interactionniste) à travers la réalisation d’entretiens.

Nous avons rencontré plusieurs obstacles lors de la constitution de notre terrain car nous cherchions des familles n’ayant jamais rendu leurs films publics : ainsi, nous excluions tous ceux ayant déposés les home movies auprès d’institutions telles que des cinémathèques régionales, par exemple, et qui étaient, de ce fait, plus facilement identifiables.

La réticence des familles à livrer leurs images privées nous est apparue comme une preuve, certes intuitive, du matériau sensible que ces productions d’amateur constituent. Montrer ses propres home movies à un inconnu implique le dévoilement des interactions privées au sein du groupe, voire même de ses contradictions. En effet, lors des entretiens avec nos « informateurs », nous avons pu constater la variété des points de vue exprimée autour du même film par les différents membres de la famille. Les discours, les affects et les réflexions qu’appellent le home movie sont à la l’origine d’échanges qui ne touchent pas seulement à la mémoire familiale, mais également aux identités de chacun et à la reconnaissance mutuelle (ou non) des rôles que l’on s’attribue ou qu’on nous attribue dans les home movies.

Le choix d’une méthode de type qualitatif s’est en quelque sorte imposé en raison des caractéristiques de notre objet d’étude : nous souhaitions enrichir et approfondir nos réflexions autour de la pratique des home movies avec les témoignages d’informateurs réels pouvant nous renseigner quant aux modalités de réalisation et réception des films et partageant avec nous leur ressenti face aux images familiales. La fonction de l’entretien dans notre travail de recherche consiste à approfondir et à compléter les réflexions élaborées au fur et à mesure autour de la pratique des home movies à travers les témoignages des sujets interviewés : la méthode choisie est celle des « récits de vie » (life story), ayant l’objectif d’orienter l’entretien vers un thème spécifique et de faire en sorte que l’informateur procède à une sémantification de son expérience personnelle, en identifiant un réseau de significations dans sa pratique filmique. Dans cette perspective, nous interrogeons l’interprétation ou, du moins, le processus interprétatif mis en place par le sujet à propos de son vécu.

De manière générale, notre étude s’appuie sur deux corpus : l’un, principal, composé de l’ensemble de home movies de nos informateurs, et l’autre, secondaire, constitué, entre autres, de films d’amateurs déposés dans des archives (137 documents dans la collection Films amateurs du Forum des Images) et sur YouTube (Sapio, 2014a) ou visionnés lors d’événements tels que le Home Movie Day à Paris.

Le corpus principal est limité à des familles françaises résidentes sur le territoire national et ayant réalisé et/ou réalisant encore des home movies. La période qui nous intéresse s’étend de 1960 à nos jours (les usages du numérique constituant une partie fondamentale de nos réflexions). Nous avons voulu introduire une limite ultérieure concernant le contenu des films et, pour cela, nous nous sommes intéressés principalement à ceux qui ont été tournés lors de fêtes de famille en raison des puissants enjeux identitaires actifs lors de ces événements. Nous précisons que ces critères ont été progressivement ajustés en fonction de l’expérience des familles interviewées, au nombre de six dans notre thèse, dont nous avons visionné l’ensemble de leurs home movies.

Du Super 8 aux téléphones mobiles, des familles nucléaires aux recompositions familiales : la pratique des home movies dans une perspective diachronique

Dans une archéologie symbolique de la vie domestique, la vieille photographie de famille, encadrée jadis dans le salon, oubliée dans la cave ou rangée dans le grenier, nous raconte toujours une histoire : celle d’un anniversaire, des vacances à la plage, des cadeaux de Noël, d’un mariage ; enfin, elle nous raconte le bonheur qui a été là (Barthes, 1980, p. 176) ou, en tout cas, celui dont on a voulu conserver une trace. Mais, au-delà de l’instant que l’image fige à jamais, l’objet-image nous parle davantage : la texture du papier, les grains qui la mouchètent comme des grains de beauté, la date marquée à l’encre bleue, les plis que l’on parcourt comme des rides, tous ces éléments affichent un corps familial (ou plutôt une extension de celui-ci) ainsi que ses métamorphoses.

Les transformations des images familiales ont accompagné celles qui ont affecté l’espace domestique : nous nous référons en particulier à la transition de la verticalité à l’horizontalité de la maison, abordée par Gaston Bachelard dans son texte La poétique de l’espace. L’auteur écrit que l’on est passé d’un espace où la verticalité était assurée « par la polarité de la cave et du grenier » à un « chez soi [qui] n’est plus qu’une simple horizontalité » (Bachelard, 1998, p. 35-42). Si l’espace domestique a évolué, les images familiales aussi ont dû trouver un autre emplacement dans la maison, en fonction de leurs nouvelles caractéristiques physiques. En effet, l’objet home movie a progressivement écourté la distance avec les individus, en passant du grenier (ou de la cave) directement dans les poches de ces derniers, englobé dans la mémoire de leurs téléphones mobiles. Dans cette perspective, l’impact du numérique (Sapio, 2014b) sur une pratique très sensible aux changements techniques et technologiques comme celle des home movies a été important et dense de conséquences. Le numérique assure non seulement la conservation inaltérée des films présents, mais il permet également de convertir les anciens en un format plus « sûr » à travers leur numérisation. La coprésence de home movies anciens (numérisés après coup) et actuels amplifie les possibilités de réflexion des sujets autour des modèles représentatifs, passés et présents, et permet de mieux se situer en relation aux dynamiques familiales. De plus, avant l’introduction du numérique, les moments où l’on regardait les home movies étaient surinvestis par le groupe et cela en partie à cause de la précarité du matériel qui ne permettait pas de visionnages fréquents. Les films se mélangeaient souvent aux souvenirs des projections, ils étaient fantasmés plus que regardés, et le lieu même de la projection – le salon – constituait l’espace d’un rituel collectif impliquant généralement la participation de tous les membres de la famille. Avec la résistance du numérique, le visionnage de home movies peut se dérouler de manière plus détendue sans aucune inquiétude relative à la préservation du matériel. Les films peuvent également être stockés sur l’ordinateur, mais aussi copiés, compressés et envoyés par e-mail aux autres membres de la famille ou partagés sur les réseaux sociaux en favorisant ainsi une double lecture des films, celle collective et privée, en famille, lors des occasions de rencontre, et celle intime, produite individuellement par les membres du groupe (Odin, 2011, p. 89). À cela s’ajoute aussi la capacité augmentée des supports numériques : avec les anciens formats, les films ne peuvent pas durer longtemps ; on compte généralement trois minutes et vingt secondes de prises de vues pour une caméra Super 8. Ces limites matérielles impliquent des contraintes sur le plan de la représentation, dans la mesure où l’amateur est obligé de condenser une célébration familiale en très peu de plans. La conséquence la plus flagrante de ces limites temporelles est visible dans les home movies au niveau des interactions parmi les sujets : les attitudes, les poses et les discours sont rigides et peu détendus, puisque l’on doit condenser en peu de temps une image de la famille satisfaisante pour le visionnage futur. Cela est certainement lié aux modèles familiaux de l’époque mais aussi au fait que, au début de la pratique filmique, les amateurs empruntent leurs repères formels à la photographie familiale, en en adoptant les poses et les comportements. Dès l’introduction du format VHS, la famille ne doit plus se soucier des limites temporelles et elle peut se concentrer sur les interactions en cours ou sur celles que la caméra déclenche. Enfin, avec le numérique, on peut non seulement filmer pendant longtemps, mais on dispose également de différents moyens d’enregistrement grâce aux téléphones portables munis de caméra et aux appareils photographiques permettant de réaliser des vidéos. Le multi-équipement permet ainsi aux amateurs de multiplier les points de vue sur la célébration du même événement familial.

Dans le cadre domestique, l’usage du téléphone mobile matérialise en quelque sorte la tendance à l’individualisation de la famille contemporaine soulignée par François de Singly (2003), et ce à la fois pendant la réalisation et la réception de vidéos familiales. Sans vouloir créer de correspondances faciles, nous estimons que la manière dont les familles se sont autoreprésentées au fil du temps, à travers les films, reflète l’enchaînement des différents modèles familiaux. La pratique des home movies représente, en quelque sorte, un observatoire extrêmement intéressant pour monitorer les changements intervenus au sein des familles françaises. En effet, la pratique a progressivement enregistré les étapes de ce processus d’évolution, en se caractérisant, au début, comme un espace faussement affranchi des contraintes culturelles et idéologiques, mais qui englobait, en réalité, les valeurs du patriarcat et promouvait le modèle de la famille nucléaire et bourgeoise (Zimmermann, 1995), pour constituer, aujourd’hui, un espace dont la nature est fragmentée et fortement individualisée, à l’image de la tendance progressive de la famille vers la « personnalisation » signalée jadis par Émile Durkheim (1975, p. 49) et approfondie, ensuite, par François de Singly.

Comme les travaux ayant précédé notre étude le montrent (Chalfen, 1987 ; Zimmermann, 1995 ; Odin, 1995 ; Moran, 2002 ; Ishizuka, Zimmermann, 2008 ; Cati, 2009 ; Rascaroli, Young, 2014), au début de la pratique, le père de famille est chargé de la réalisation des home movies, alors que sa femme et ses enfants constituent plutôt les objets de ses représentations. Au fil du temps, la pratique a progressivement évolué vers des représentations produites par la coopération entre les sujets du groupe, et ce en correspondance aussi  avec de nouveaux assemblements familiaux qui commencent à se diffuser, comme les familles recomposées, dont la cause principale n’est plus le veuvage, mais le divorce (Théry, 1991, p. 137-138). Ainsi, la pratique des home movies a aussi contribué à l’intégration de ces modèles familiaux, puisque les photographies et les films, qui se caractérisent par une dimension conversationnelle, poussent les sujets à nommer et à désigner les membres de leur famille. En ce sens, la pratique induit une réflexion sur les dynamiques groupales, qui devient particulièrement dense d’enjeux symboliques lorsque celles-ci résultent d’une recomposition et impliquent, donc, une reconstruction identitaire.

Ces observations sur le rôle de la pratique des home movies au sein de familles recomposées peuvent être transposées aux cas de familles adoptives, où le travail de construction identitaire est également important : nous précisons à cet égard que l’une de nos informatrices est une jeune femme d’origine indienne ayant été adoptée. Elle nous a confié se servir des home movies tournés par son père pendant son enfance afin de montrer à sa fille le visage de sa mère adoptive, décédée il y a quelques années, ainsi que pour lui apprendre au fur et à mesure son histoire de vie. Elle colle également des photographies au frigo pour que l’enfant n’oublie pas les visages des membres de la famille malgré la distance (elle résidait à Tahiti à l’époque de l’entretien).

La fonction du regard familial est particulièrement significative, puisque la pratique des home movies se fonde sur un doublement de ce dernier, qui participe de l’affirmation de l’identité du sujet. Lors de la réalisation des home movies, l’activation de la caméra correspond à l’activation d’un œil ayant la fonction de garder la trace des interactions en cours. Le regard formateur et modélisateur des proches familiers s’emboîte dans celui de l’appareil qui invite chacun à se montrer à ceux qui, à leur tour, le regarderont. Ensuite, le visionnement des home movies se configure comme un processus où on se voit s’aimer et on s’aime à nouveau en se regardant. Le lien familial trouve donc une confirmation et une configuration dans ce jeu de regards.

Filmer et regarder les home movies en famille : une proposition théorique

Afin de saisir le fonctionnement de cet emboitement de regards à travers les home movies, nous avons construit deux espaces de communication : l’espace de la production (la réalisation des home movies) et celui de la réception (le visionnage en famille de ces films).

Tout d’abord, nous avons essayé de déterminer les modes principaux qui seraient à l’œuvre dans les deux étapes de la pratique, en répondant aux questions indiquées par Roger Odin (2011, p. 46) : quels discours, quelles relations affectives et énonciatives (quels énonciateurs) et quel espace construisent les deux espaces de communication ?

En ce qui concerne l’espace de la réalisation, nous avons opté pour un mode ludique. À travers ce mode, nous affirmons que le filmage se déroule comme un jeu, mais, afin de rendre compte de la dimension diachronique de la pratique (allant de 1960 à nos jours, dans le cas de notre étude), nous avons précisé que le mode ludique peut prendre la forme du game (jeu strictement réglé, ayant un but) ou celle du play (activité créative, où la dimension normée est abandonnée au profit d’une interaction plus libre avec les participants). Cette distinction permet d’englober dans notre construction théorique à la fois l’expérience de filmage telle qu’elle pouvait se dérouler à l’époque du Super 8 ou au sein de modèles familiaux à dominante patriarcale, et l’expérience fondée sur l’emploi de technologies numériques ou se déroulant au sein de modèles familiaux contemporains tendant à l’individualisme. Dans le cas d’expériences de filmage menées par le seul père de famille, les productions audiovisuelles se fondent sur la construction d’un énonciateur réel individuel (« Je ») qui, tout en étant imbriqué dans l’institution familiale, exprime son univers personnel et affecte, pour cela, la réception des films par les autres membres du groupe. Dans le cas d’expériences de tournage avec plusieurs filmeurs, l’énonciateur construit peut être soit collectif et soudé (« Nous ») soit collectif mais fragmenté (plusieurs énonciateurs réels « Je » qui enregistrent par le biais de leurs téléphones mobiles, par exemple). D’un point de vue discursif, nous avons mis l’accent sur la métacommunication qui caractérise les interactions des membres de la famille lors du filmage. En effet, pendant le jeu/filmage, l’objet du discours est constitué par la relation entre les locuteurs : autrement dit, les participants communiquent à propos de leur rôle ou de celui des autres (« Voici, maman ») ainsi que de l’action qu’ils sont en train d’accomplir (« Nous sommes tous réunis pour fêter le mariage de nos enfants »). Ce type d’interactions « méta » renforcent, à notre avis, le degré de conscience des sujets quant aux dynamiques familiales régissant leur groupe. Pour terminer, les relations affectives sont globalement guidées par l’euphorie et l’enthousiasme.

L’espace de communication que nous avons construit pour le visionnage des home movies dans le cadre familial est guidé par un mode taxonomique : en effet, nous avons voulu remplacer la prédominance des enjeux mémoriels dans l’étude de réception des home movies, en valorisant le fait que les home movies offrent tout d’abord aux membres d’une famille la possibilité de se voir autrement que dans un miroir, selon une observation de matrice barthesienne (Barthes, 1980, p. 27). Le type de vision que les films déclenchent est significative sur trois niveaux : d’un point de vue phénoménologique, le film permet à ceux qui le regardent de se voir en mouvement, de plusieurs points de vue (de dos, par exemple) ainsi que de s’entendre parler ; deuxièmement, le film permet de se voir s’aimer (ou pas, d’ailleurs), en d’autres termes il opère une intégration symbolique en objectivant en quelque sorte les liens familiaux à l’intérieur de la représentation, ce qui offre une vision extériorisée du corps mais aussi des relations avec les autres ; enfin, à travers cette distanciation, le film permet de repérer le réseau de caractéristiques (statiques et dynamiques, physiques et comportementales) qui font l’unicité du groupe, autrement dit, à travers les images et les sons, on peut saisir un « air de famille ». Le mode taxonomique s’adapte à la dimension diachronique que nous avons introduite et affiche deux dominantes distinctes en fonction du type de visionnage que nous prenons en compte. Ainsi, la réception familiale des home movies en Super  8 (consistant dans l’installation du projecteur dans le salon, par exemple) affiche une dominante hiérarchique, car les représentations familiales, caractérisées par une certaine rigidité des poses, orientent les individus vers une lecture plus hiérarchique des liens familiaux. Comme dans les photographies anciennes, la disposition pyramidale des sujets favorisait une lecture verticale des clichés, dans les home movies des premiers temps les plans fixes et les poses rigides induisent à une réception encore très proche de l’expérience de « lecture » photographique, y compris dans les modèles familiaux dominants pendant cette période (famille nucléaire et patriarcale). Aux productions plus récentes nous avons fait correspondre le mode taxonomique à dominante dynamique, en signalant ainsi comment, dans ces cas, la réception se déroule de manière plus décontractée, les home movies étant aussi moins schématiques, et en mettant l’accent sur le fait que l’on prête plus d’attention à la dimension relationnelle des représentations familiales. De plus, le modèle de la famille recomposée étant désormais assez diffus, la réception dans le cadre familial est aussi plus complexe, car les relations ne sont nécessairement pas linéaires ni fondées exclusivement sur des liens biologiques.

Au niveau énonciatif, nous avons voulu distinguer entre deux énonciateurs collectifs « On » et « Nous », en reconnaissant donc que, au fil du temps, la réception en famille des home movies a évolué d’un pôle énonciatif fédérant tous les membres de la famille, où les individualités sont englobées sous le signe d’une institution (« On »), à un pôle énonciatif qui, tout en étant collectif, affiche sa pluralité et tient compte des individualités en jeu (« Nous »). Nous avons complété cette partie avec l’introduction de plusieurs énonciateurs réels « Je », en correspondance des activités de réception individuelles que les membres de la famille peuvent mettre en place à travers des dispositifs personnels de lecture des images (ordinateur portable ou téléphone mobile).

Du point de vue discursif, le mode taxonomique se fonde sur la description des relations représentées dans les home movies, ce qui contribue à l’autoréflexion, valorisée à son tour par la construction d’un espace méta-familial où la famille échange sur elle-même. Cet espace, fortement ritualisé lors des projections réalisées avec des supports analogiques (le Super 8, par exemple), se fragmente progressivement et s’oriente vers des visionnages de plus en plus individualisés. Enfin, les relations affectives pivotent autour du plaisir de l’intégration symbolique que le visionnage engendre : le plaisir de la confirmation de son rôle au sein du groupe.

« Ça parle de moi » : la méta-famille ou la fonction révélatrice des home movies

Les espaces de communication que nous avons établis afin d’analyser le déroulement du filmage et du visionnage des home movies en famille ont l’objectif d’exemplifier les modalités à travers lesquelles les individus se définissent en tant que sujets au sein du groupe, selon un processus de construction identitaire composé des interactions et des liens qui s’activent dans la pratique. La méta-famille fonctionne comme un révélateur des dynamiques familiales à travers la pratique des home movies.

La réalisation et la réception de home movies en famille permettent aux individus de sentir et de croire que le groupe dans lequel ils sont englobés est vivant, sain et unique. Dans cette perspective, la méta-famille consiste dans la révélation d’une manière d’être de la famille, déclenchée par la mise en scène que le filmage implique et par la mise à distance que la réception des films comporte. Le groupe est « objectivé » par les images et, pour cela, il peut faire l’objet d’un processus d’abstraction et, donc, de réflexion de la part de ses membres. Le travail de symbolisation dans lequel s’engagent les amateurs confirme (ou non) les liens familiaux et, parfois, en crée de nouveaux.

Tout au long de nos entretiens avec les familles, nous avons essayé de comprendre comment elles parviennent à élaborer des réflexions au sujet de leur groupe à partir des home movies ou des souvenirs de filmage de ceux-ci.

À titre d’exemple, nous évoquerons l’échange méta-familial entre les parents de l’une des six familles. Les deux sujets (le père J., 58 ans ; la mère, G., 62 ans), actuellement retraités, habitent dans la proche banlieue parisienne (Mantes-la-Jolie) : employés chez EDF, ils se sont connus au travail et, ensuite, ils se sont mariés. Ils ont trois enfants respectivement âgés de 36 ans, 33 et 28 ans, dont deux sont devenus à leur tour parents : « Il n’y a rien vraiment d’intime dans les vidéos, mais ça fait ressortir la personnalité des gens. Quand ma fille cadette se marre, elle a un rire très communicatif, alors, j’essaie de le filmer. J’essaie de filmer ce que l’on vit en famille, ça reflète bien notre vie… On est un peu “foufou”, mais sérieux aussi ! Tous les films sont gais et j’enlève ce qui est triste, les paroles, des gaffes ou tout ce qui prête à confusion (parce que c’est sorti du contexte) » (J., le père de famille).

Tout d’abord, nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que les films n’expriment pas l’intimité de la famille, mais qu’ils contiennent plutôt des traces de la vie privée du groupe. Autrement dit, la pratique des home movies est censée offrir une représentation appropriée et acceptable de la famille, où les situations filmées permettent à chaque membre de s’identifier de manière paisible. Cela renvoie à l’énonciation d’une réflexion méta-familiale qui correspond à l’établissement d’une norme. Les amateurs activent un processus d’autorégulation, leur permettant d’épurer les représentations de tout type d’élément pouvant entrer en conflit avec l’image (positive) de la famille : les représentations des conflits sont évitées, bien que les conflits ne soient pas niés pour autant. La pratique des home movies est reconnue comme un outil indispensable permettant d’enregistrer certaines des qualités distinctives de ses membres : ainsi, le père souligne que le rire de sa fille cadette est figé par les films et, donc, repéré à travers le mode taxonomique. Dans une perspective méta-familiale, l’informateur produit une identification entre la manière d’être de sa famille et la pratique des home movies, en affirmant : « Ça reflète bien notre vie… On est un peu foufou, mais sérieux aussi ». La pratique des home movies, couplée à la situation d’entretien, est l’occasion pour les informateurs d’établir des correspondances entre les films et les caractéristiques distinctives de leur groupe, mais elle est surtout l’instrument leur permettant de réfléchir à ce qu’ils sont.

Dans le cas de la famille adoptante, évoquée auparavant, nous avons rencontré d’abord le père, D., âgé de 67 ans et ancien directeur d’un important groupe industriel, et, ensuite, la fille, J., âgée de 34 ans, actuellement pacsée et mère de deux enfants. La jeune femme, née en Inde, a été adoptée en 1981, à l’âge de 9 mois. Les observations méta-familiales produites par les informateurs de cette famille sont particulièrement développées, ce qui est certainement dû au fait que nous sommes confrontés à une famille adoptante, où la construction identitaire s’est opérée à travers un processus surinvesti émotionnellement et fondé aussi sur les images. Le « récit familial » débute justement avec une photo en noir et blanc, sur laquelle apparaît un commentaire (« Je suis arrivée par le vol 275 le 25 novembre 1981 »), et le visionnage des images familiales a eu une fonction de formation identitaire, en établissant une sécurité affective de base, grâce à laquelle le lien entre les parents et leur fille pouvait s’épanouir, comme cette dernière le précise lors de l’entretien : « Disons que ça a construit mon histoire, du coup, on les regardait et je devais certainement poser des questions et ils devaient certainement m’expliquer des choses, puisqu’il y a toute une partie de mon histoire que j’ai l’impression d’avoir toujours su et jamais appris. Oui, ils ont dû toujours me raconter à l’appui de photos et de films ». De son côté, le père reconnaît que la pratique des home movies dévoile quelque chose de lui-même, qui lui échappe, mais qu’il essaie tout de même de maîtriser : « Je crois qu’il n’y a pas tout dans les films parce que ce sont des films que j’ai faits pour qu’ils soient vus, donc, il n’y a pas tout. Ce qu’il y a est déjà pas mal. Les images sont montées avec de la musique, donc ça dit quelque chose de moi, ça parle de moi. Je crois que ce que l’on voit dans les films, c’est la vraie vie, il y a toujours une partie qu’on ne voit pas, comme je vous le disais, mais globalement ce qui ressort c’est ce que je ressentais à l’époque, c’était ma vie ». Il est intéressant de voir que le sujet indique certains choix (la musique, par exemple) comme étant plus sensibles, parce qu’ils risquent d’exposer sa subjectivité aux autres. La pratique des home movies se configure alors comme un espace dans lequel on est forgé par le regard des autres, par ce qu’on leur donne à voir, mais aussi par les non-dits que les autres peuvent saisir, malgré nous.

Un autre informateur, âgé de 73 ans, né à Paris et résidant dans la proche banlieue parisienne, nous apprend comment les home movies, tournés par son père lors de son enfance, lui permettent de redécouvrir certains membres de sa famille : « En regardant les films de mon père, je redécouvre les gens : mon frère a beaucoup changé de comportement. Quand il était petit, il était le clown de la famille, toujours en train de faire des bêtises, à rigoler : dans le film, la différence entre lui et moi est flagrante. Moi, je suis toujours un peu sérieux et, lui, il était toujours en train de faire des bêtises. Du coup, je redécouvre cet aspect de mon frère : auparavant, il était un bon vivant, il aimait bien manger ou faire des courses de voiture et, puis, tout d’un coup, tout s’est arrêté. Aujourd’hui il est triste, il est tout le temps malade. Ҫa m’amuse de le voir tel qu’il était vraiment quand il était petit. Quand je ferai le montage, je lui montrerai les films, mais je pense qu’il sait très bien comment il était. De manière générale, on ne se rappelle pas de tout : pendant dix ans, on ne regarde plus les films, ça arrive souvent. Donc, à un moment donné, on redécouvre certaines choses… ou on les voit différemment aussi ». Du témoignage de cet informateur, nous voyons que les home movies du père fonctionnent comme des révélateurs, puisqu’ils permettent de saisir des changements chez le frère (« Dans le film, la différence entre lui et moi est flagrante. Moi, je suis toujours un peu sérieux et lui il était toujours en train de faire des bêtises ») et à définir aussi sa propre personnalité. En outre, la période relative aux films du père semble être indiquée par l’informateur comme étant la plus authentique (« Ҫa m’amuse de le voir tel qu’il était vraiment quand il était petit »), quand la subjectivité de son frère s’exprimait librement. Les observations méta-familiales portent sur la nature des sujets et des liens dans la famille à partir du faire événement des home movies retrouvés et touchent aussi à la portée des changements intervenus : découvre-t-on réellement des choses en regardant les home movies ou est-ce le regard sur ces choses qui a véritablement changé ? Nous croyons qu’il est principalement question de regard et que les personnes et les événements filmés peuvent se révéler sous une autre forme aux membres de la famille, en fonction de la fréquence de visionnage, du cadre spatio-temporel, de la condition psychique du sujet qui regarde, etc.

Certes, la situation d’entretien accentue la capacité autoréflexive des informateurs, qui sont sollicités par le chercheur à mettre en relation le filmage et le visionnage avec des dynamiques familiales qu’ils ressentent comme distinctives de la manière d’être de leur groupe. Mais, nous avons également observé que cette capacité est déjà présente chez les sujets, qui n’hésitent pas, spontanément, à créer des associations entre les images et les membres de leur groupe et qui voient dans certaines caractéristiques des home movies la manifestation des liens familiaux.

L’ensemble des entretiens que nous avons menés avec ces familles s’est révélé essentiel à la vérification de notre hypothèse de départ et, parfois, les témoignages ont même dépassé la capacité autoréflexive que nous attribuions aux amateurs.

Conclusion

Si la pratique des home movies possède un potentiel méta-familial, les entretiens ont certainement un caractère révélateur pour la recherche, puisqu’ils nous ont permis de nous interroger sur un objet protéiforme sans nous arrêter aux caractéristiques quelque peu stéréotypées qu’on a tendance à lui attribuer. Dans notre travail de recherche, l’étude de la pratique des home movies a été principalement l’étude de la manière dont les regards des membres d’une famille s’emboîtent les uns dans les autres, selon un processus de reconnaissance mutuelle et de formation identitaire. En d’autres termes, le regard de l’autre est le lieu de l’apprentissage de soi et d’autrui.

Cette méta-discursivité, pour finir, est également présente à l’échelle de la démarche disciplinaire elle-même, car nous avons en effet tenté de montrer comme le cinéma d’amateur et, plus particulièrement, les productions filmiques familiales, constituent un observatoire privilégié pour les chercheurs qui souhaitent comprendre comment les individus s’approprient, normativisent et réinvestissent symboliquement un espace de création quotidien, mais jamais banal.

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Auteur

Giuseppina Sapio

.: Giuseppina Sapio est docteure en études cinématographiques et audiovisuelles à l’Université Sorbonne Nouvelle. Sa thèse, qui porte sur la pratique des home movies en France, a été récompensée avec le deuxième Prix Jeune Chercheur (2016) de la SFSIC. Elle est ATER en Information et Communication à l’Institut français de presse de l’Université Panthéon-Assas. Parmi ses publications : « La noce à l’écran » (Reset, n° 3, 2014) et « Homesick for Aged Home Movies : Why Do We Shoot Contemporary Family Videos in Old-Fashioned Ways ? » (in K. Niemeyer, Media and Nostalgia, Palgrave, 2014).